Jugements de la Cour suprême

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R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588

 

 

Carl R. Rahey              Appelant

 

c.

 

Sa Majesté La Reine  Intimée

 

répertorié: r. c. rahey

 

No du greffe: 18906.

 

1986: 17 juin; 1987: 14 mai.

 


Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard* Lamer, Wilson, Le Dain et La Forest.

 

*Le juge Chouinard n'a pas pris part au jugement.

 

en appel de la cour suprême de la nouvelle‑écosse, division d'appel

 

                   Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Tribunal compétent ‑‑ L'accusé allègue la violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable que lui garantit la Charte ‑‑ La cour supérieure d'une province est‑elle un tribunal compétent aux fins d'une requête introductive d'instance fondée sur l'art. 24(1) de la Charte? ‑‑ Charte canadienne des droits et libertés, art. 11b) , 24(1) .

 

                   Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Procès dans un délai raisonnable ‑‑ Le juge du procès a pris onze mois pour statuer sur une requête en obtention d'un verdict imposé ‑‑ Y a‑t‑il eu atteinte au droit de l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable? ‑‑ Réparation convenable pour une violation de l'art. 11b) ‑‑ Charte canadienne des droits et libertés, art. 11b) , 24(1) .

 

                   Suite à une enquête du ministre du Revenu national, on a porté contre l'appelant, en septembre 1981, conformément au par. 239(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu, six chefs d'accusation d'avoir fait des fausses déclarations d'impôt et un chef d'accusation d'avoir volontairement éludé le paiement d'impôts, et tous ses biens et l'ensemble de son actif ainsi que ceux de ses sociétés affiliées ont été mis sous séquestre. Son procès devant un juge de la Cour provinciale a commencé six mois plus tard. La poursuite a terminé la présentation de sa preuve en novembre 1982 et, après un ajournement, la défense a demandé un verdict imposé, le 13 décembre 1982. Il y a eu, au cours d'une période de onze mois, dix‑neuf ajournements demandés par le juge du procès. Pendant neuf de ces mois, l'appelant ne s'est pas objecté au délai. Mais le 13 septembre 1983, il a adressé à l'avocat de la poursuite une lettre le priant de demander au juge de rendre une décision. Lorsque le juge a ordonné d'autres ajournements, il a adressé de nouveau à l'avocat de la poursuite plusieurs lettres dans lesquelles il alléguait qu'il y avait violation de ses droits constitutionnels et demandait le retrait des accusations. Ces demandes ont été refusées. La poursuite a plutôt déposé une demande de mandamus. Le 14 novembre 1983, la veille de la décision du juge du procès rejetant la requête en obtention d'un verdict imposé, l'appelant a présenté à la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse une demande fondée sur le par. 24(1)  de la Charte , en vue d'obtenir le rejet des accusations. La demande était fondée sur une allégation de violation de l'al. 11 b )  de la Charte . La cour a fait droit à la demande. Le juge de la cour supérieure a conclu que le délai causé par le juge du procès avait nui gravement à l'appelant tant du point de vue de sa capacité de présenter une défense que de celui de sa capacité d'exploiter son entreprise pendant la durée du séquestre, et a conclu que la seule réparation convenable était le rejet des accusations. En appel, la Cour d'appel a annulé le rejet et a ordonné que le procès suive son cours. La cour a conclu que la preuve de l'existence d'un préjudice n'était pas substantielle et qu'elle était purement spéculative. Le présent pourvoi a pour objet de déterminer (1) si la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse est un tribunal compétent aux fins d'une demande fondée sur le par. 24(1)  de la Charte , (2) s'il y a eu atteinte au droit de l'appelant d'être jugé dans un délai raisonnable, et, dans l'affirmative, (3) si le juge de la cour supérieure a exercé à bon droit sa compétence en rejetant les accusations en raison du délai déraisonnable causé par le juge du procès.

 

                   Arrêt: Le pourvoi est accueilli et une suspension d'instance est ordonnée.

 

(1) Lorsqu'on allègue que le juge du procès est à l'origine de la violation des droits que garantit à l'accusé l'al. 11b), la cour supérieure est un tribunal compétent aux fins d'une demande fondée sur le par. 24(1)  de la Charte .

 

(2)‑‑L'alinéa 11 b )  de la Charte  vise les délais dont le juge est responsable au cours du procès.

 

                   ‑‑En évaluant le caractère raisonnable d'un délai au sens de l'al. 11b), un tribunal peut tenir compte du préjudice causé à l'accusé et notamment (les juges Beetz, Estey, McIntyre, Wilson, Le Dain et La Forest) du préjudice causé sur le plan de sa capacité de se constituer une défense pleine et entière et (les juges Estey, McIntyre, Wilson et La Forest) des répercussions civiles des procédures criminelles.

 

                   ‑‑Le consentement de l'accusé à l'ajournement demandé par le juge du procès ne constitue pas une renonciation à son droit d'invoquer un délai.

 

                   ‑‑Le délai de onze mois constitue, dans les circonstances de l'espèce, une violation du droit de l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable.

 

(3)‑‑La suspension d'instance est la réparation qu'il convient d'accorder en l'espèce.

 

                   ‑‑(Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, Lamer, Wilson et Le Dain) La suspension d'instance est la réparation minimum qu'il convient d'accorder pour une violation de l'al. 11b) parce que (le juge en chef Dickson et les juges Estey, Lamer et Wilson) le tribunal n'a plus compétence pour procéder.

 

‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑

 

                   Le juge en chef Dickson et le juge Lamer: En général, le tribunal compétent dans une affaire pendante pour entendre une demande fondée sur le par. 24(1)  de la Charte  est la juridiction de jugement. Malgré sa compétence concurrente de première instance pour entendre une telle demande, la cour supérieure devrait normalement refuser d'exercer cette compétence à moins qu'il ne convienne pas de demander réparation à la juridiction de jugement pour le motif, par exemple, qu'elle violerait elle‑même les garanties de la Charte . C'est au réclamant qu'il incombe d'établir qu'il y a lieu de soumettre sa demande à l'examen de la cour supérieure. En l'espèce, étant donné que l'on allègue que c'est le juge du procès qui est à l'origine d'une violation des droits conférés à l'appelant par l'al. 11b), la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a eu raison d'exercer sa compétence pour entendre la demande fondée sur l'art. 24.

 

                   L'alinéa 11 b )  de la Charte  confère à l'accusé le droit d'être jugé dans un délai raisonnable. L'objet fondamental de cette disposition est d'assurer la protection des droits énoncés à l'art. 7. La détention préventive ou les conditions d'une mise en liberté sous caution peuvent porter atteinte à la liberté d'un accusé. La notion de sécurité de la personne que contient l'art. 7 ne se limite pas à l'intégrité physique dans le contexte de l'al. 11b); elle englobe aussi celle de protection contre un assujettissement trop long aux vexations et aux vicissitudes d'une accusation criminelle pendante. L'alinéa 11b) a pour objet de limiter l'effet des différentes formes de préjudice envers l'accusé, en délimitant la période où elles peuvent se produire. L'atteinte à la défense de l'accusé n'est pas un facteur à considérer en vertu de l'al. 11b). Le droit qu'a l'accusé de se constituer une défense pleine, entière et équitable se rapporte, à plus juste titre, au droit à un procès équitable que garantit l'al. 11 d )  de la Charte .

 

                   Pour déterminer s'il y a eu violation du droit que garantit à un accusé l'al. 11b), le tribunal doit adopter un critère du caractère raisonnable qui implique une équilibration de l'atteinte au droit de l'accusé à partir du moment de son inculpation, atteinte qui procède du fait même des poursuites engagées contre lui et qui augmente radicalement avec le passage du temps, et de trois autres facteurs: (1) la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul; (2) les délais inhérents à la nature de l'affaire et (3) les limitations des ressources institutionnelles. Pour que l'al. 11b) s'applique, il n'est pas nécessaire de prouver qu'il y a réellement atteinte à l'intérêt de l'accusé en matière de sécurité. Une démarche subjective imposerait à l'accusé un fardeau de preuve quasi impossible et pourrait susciter des inégalités de traitement inacceptables. En évaluant le caractère raisonnable d'un délai, un tribunal peut présumer que l'accusé aura été victime d'une atteinte à son intérêt en matière de sécurité.

 

                   Le laps de temps dont il faut tenir compte pour déterminer si le procès a eu lieu dans un délai raisonnable court à partir du moment de l'inculpation mais ne se termine pas au moment où le procès commence. Il doit courir jusqu'à la fin de l'affaire. En fait, les stigmates résultant d'une inculpation disparaissent non pas lorsque l'inculpé est traduit devant les tribunaux pour subir son procès, mais lorsque le procès prend fin et qu'une décision est rendue.

 

                   En l'espèce, bien que les accusations portées contre l'accusé aient été complexes, la période de onze mois pendant laquelle le juge du procès n'a pas rendu une décision sur une requête en obtention d'un verdict imposé, est déraisonnable et injustifiée lorsqu'on l'ajoute à la période globale.

 

                   Le consentement de l'appelant aux nombreux ajournements demandés par le juge du procès ne peut être invoqué contre lui. En général, le délai auquel a consenti un accusé ne devrait pas être pris en considération en évaluant le caractère raisonnable, si cette renonciation est claire, sans équivoque et éclairée. Toutefois, l'acquiescement à un délai demandé par le juge saisi d'une requête en obtention d'un verdict imposé doit être évalué différemment de l'acquiescement à des ajournements de procédures demandés par la poursuite. L'accusé consentira normalement à un bref ajournement lorsque le juge est en train de délibérer sur une requête en obtention d'un verdict imposé. Ce juge se trouve en situation d'autorité et l'accusé serait bien conseillé par son avocat de faire montre de la plus grande obligeance envers le juge. Une telle conduite ne constitue pas une renonciation visant le délai de onze mois.

 

                   Lorsque, tenant compte des divers facteurs, le tribunal décide que le droit de l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable a été enfreint, la réparation convenable est la suspension d'instance. Cette réparation représente un minimum auquel d'autres formes de réparation peuvent être ajoutées.

 

                   Les juges Estey et Wilson: Le juge de la cour supérieure était compétent pour entendre la demande fondée sur le par. 24(1) et elle a à bon droit exercé son pouvoir discrétionnaire en décidant de le faire dans les circonstances de l'espèce.

 

                   Lorsque, dans une affaire comme l'espèce, il y a eu violation du droit d'un accusé d'être jugé dans un délai raisonnable, la seule réparation qui puisse être accordée aux termes du par. 24(1)  de la Charte  est la suspension d'instance. Une conclusion qu'il y a eu violation de l'al. 11b) porte atteinte à la compétence du tribunal de faire subir un procès à l'accusé ou de maintenir les accusations portées contre lui. Ainsi, un tribunal ne peut conclure qu'il y a eu violation de l'al. 11b) et persister à faire subir son procès à l'accusé. Le paragraphe 24(1) est une disposition d'application générale qui peut être invoquée par toute personne dont les droits garantis par l'une ou l'autre des dispositions de la Charte  ont été violés et qui est nécessairement formulée de manière à conférer à un tribunal compétent un large pouvoir discrétionnaire en matière de réparation. Toutefois, cela ne veut pas dire que toutes les formes de réparation sont disponibles pour la violation de n'importe quel droit. La réparation ou les réparations doivent être adaptées au droit particulier qui a été violé.

 

                   Pour évaluer si le temps pris pour statuer sur les accusations portées contre une personne constitue un délai raisonnable, le préjudice subi par l'accusé à cause du délai est très pertinent. Si le délai a porté préjudice à l'accusé pour ce qui est de sa capacité de se constituer une défense pleine et entière aux accusations portées contre lui, ce facteur devrait être examiné pour déterminer le caractère raisonnable du délai nonobstant le fait que le droit d'un accusé à un procès équitable est garanti par l'al. 11d). Le préjudice qui nous occupe aux termes de l'al. 11b) est le préjudice qui découle du temps pris pour traiter ou régler les accusations portées contre un accusé et non le préjudice qui découle du fait qu'il a été inculpé.

 

                   Le juge de la cour supérieure disposait d'éléments de preuve qui lui permettaient de conclure à bon droit qu'il y avait eu violation des intérêts de l'appelant en matière de liberté et de sécurité qui résultait précisément du temps pris pour statuer sur les accusations portées contre lui. Les dépositions orales ont joué un rôle assez crucial en l'espèce et le juge pouvait déduire que le temps écoulé estomperait les souvenirs des témoins, particulièrement en l'espèce où les événements sont des opérations courantes de tenue de livres qui se sont déroulées dix ans plus tôt. La mise sous séquestre a aussi porté atteinte aux intérêts de l'accusé en matière de liberté et de sécurité. L'appelant a réussi à établir un lien de causalité direct entre le délai dans les procédures criminelles et la mise sous séquestre qui se poursuivait. Il a été complètement empêché d'exploiter son entreprise au cours de cette période. Il n'y a aucune raison pour laquelle les répercussions civiles des procédures criminelles ne peuvent constituer un préjudice pour l'accusé imputable au délai au sens de l'al. 11b).

 

                   Enfin, il est évident qu'en l'espèce la défense a été empêchée de demander un mandamus et qu'en général elle était dans une position très délicate pour ce qui était de se plaindre du déroulement du procès. Par conséquent, on ne devrait pas présumer qu'il y a eu renonciation lorsque l'avocat a consenti à un ajournement demandé par le juge, ce qui est le cas en l'espèce.

 

                   Les juges Beetz et Le Dain: La Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse était en l'espèce un tribunal compétent au sens du par. 24(1)  de la Charte  et l'appelant n'a pas renoncé au droit d'être jugé dans un délai raisonnable, que lui garantit l'al. 11 b )  de la Charte .

 

                   Les facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer s'il y a eu violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable sont les suivants: a) la question de savoir si le délai dont on se plaint est déraisonnable à première vue, compte tenu des délais inhérents au cas particulier; b) les motifs du délai ou la responsabilité à cet égard, compte tenu de la conduite de la poursuite et de l'accusé, y compris la question de la non‑opposition ou de la renonciation, ainsi que de la conduite de la cour et de toute responsabilité qui peut raisonnablement être attribuée à l'insuffisance inacceptable de ressources institutionnelles; et c) le préjudice causé à l'accusé par un délai particulier.

 

                   Pour ce qui est du préjudice, le préjudice qu'un délai cause au droit d'un accusé à un procès équitable et, en particulier, au droit qu'il a de se constituer une défense pleine et entière, est un facteur pertinent pour déterminer s'il y a eu violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable. Bien qu'il ne soit pas essentiel à cette détermination, il s'agit d'un facteur qui, s'il est établi, prend une importance particulière. Lorsque les points litigieux d'une affaire peuvent reposer dans une mesure suffisamment importante sur des témoignages, ce préjudice peut être déduit de l'écoulement d'un laps de temps déraisonnable. En l'espèce, on a établi de manière suffisante que ce préjudice constituait un facteur pertinent pour déterminer s'il y avait eu violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable.

 

                   Cependant, l'effet du délai en l'espèce sur l'entreprise de l'appelant, à cause de la relation possible entre les procédures criminelles et la mise sous séquestre, ne constitue pas un facteur ou un élément dont il faut tenir compte et auquel on doit accorder une importance particulière en évaluant le préjudice causé par le délai. L'évaluation du préjudice causé aux intérêts en matière de sécurité d'un accusé ne devrait pas tenir compte de la situation particulière de cet accusé. Cela ouvrirait la porte à une application variable, fondée sur la situation personnelle, du droit garanti par l'al. 11 b )  de la Charte . Il faut accorder une importance générale au préjudice causé aux intérêts en matière de sécurité d'un accusé par un délai particulier, qu'il soit présumé ou déduit.

 

                   Enfin, la suspension d'instance est la réparation convenable et juste pour une violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable. Il n'est pas nécessaire, pour appuyer cette conclusion, de qualifier une telle violation d'atteinte à la compétence de juger un accusé, quoiqu'une telle qualification puisse bien être justifiée à d'autres fins. Il suffit qu'une réparation enjoignant d'accélérer les procédures, qui forcerait un accusé à subir son procès au‑delà d'un délai raisonnable, ne puisse pas être considérée comme convenable et juste.

 

                   Les juges McIntyre et La Forest: Il doit toujours y avoir un tribunal compétent auquel on peut s'adresser pour déterminer s'il y a eu violation du droit constitutionnel d'un accusé d'être jugé dans un délai raisonnable. Bien que le tribunal de première instance soit ordinairement le tribunal approprié pour traiter de cette question, lorsqu'un tel tribunal n'a pas encore été saisi de l'affaire ou lorsqu'il n'est pas en mesure d'accorder une réparation efficace, la cour supérieure de la province peut exercer sa compétence. Le juge d'une cour supérieure devrait habituellement limiter sa compétence à la réparation des délais existants et ne pas tenter de remédier à des délais antérieurs. Toutefois, dans des cas exceptionnels, le délai est de nature à commander l'interruption des procédures. En l'espèce, le juge de première instance était entièrement responsable de la violation alléguée du droit constitutionnel de l'accusé. Sa capacité d'évaluer la réparation juste et convenable dans les circonstances était de toute évidence diminuée. Nonobstant le fait que le délai n'existait plus, le juge de la cour supérieure a à bon droit exercé son pouvoir discrétionnaire d'accorder une réparation aux termes du par. 24(1). Le défaut de l'accusé de chercher à obtenir un mandamus ou une réparation prévue par la Charte  à une étape antérieure n'a pas fait en sorte qu'il était déplacé pour le juge de la cour supérieure d'exercer son pouvoir discrétionnaire d'offrir une réparation aux termes de ce paragraphe.

 

                   La protection qu'offre l'al. 11 b )  de la Charte  ne se limite pas au droit d'être cité à son procès dans un délai raisonnable, mais vise le procès lui‑même et a pour effet d'assurer qu'une décision soit rendue rapidement. La question du délai peut donc être évaluée à tous les stades d'une instance criminelle, depuis le dépôt de l'accusation jusqu'au prononcé du jugement au procès. Toutefois, l'atteinte aux intérêts de l'accusé qui nous occupe aux fins de l'al. 11b) est celle qui découle du temps pris pour instruire l'accusation et non celle qui peut découler de l'accusation elle‑même. Le tribunal, qui analyse une demande fondée sur l'al. 11b), doit faire abstraction du délai inhérent à l'affaire, ainsi que de tout inconvénient qui en découle pour l'accusé.

 

                   Le droit d'être jugé dans un délai raisonnable est un droit ancien, dont la nouveauté dans le contexte de la Charte  est surtout fonction du redressement souple qui est prévu pour l'appliquer. En pratique, la forme actuelle de ce droit dépendra dans une large mesure des paramètres de la réparation que prévoit la Charte . Ceci étant le cas, il ne peut plus y avoir une seule notion de violation pas plus qu'il ne peut y avoir une seule réparation pour y remédier. La question de la violation doit par conséquent être évaluée en fonction des intérêts protégés par la disposition et de la réparation que le tribunal peut accorder pour les protéger.

 

                   Les principaux intérêts de l'accusé qui se rapportent au droit d'être jugé dans un délai raisonnable sont d'abord, l'intérêt en matière de liberté auquel on peut porter atteinte soit par l'emprisonnement soit par les conditions d'une mise en liberté sous caution, ensuite, l'intérêt en matière de sécurité qui, en général, est diminué par l'angoisse, le stress et la stigmatisation qui découlent du délai, ce qui est rendu d'autant plus grave en l'espèce par la mise sous séquestre des biens de l'appelant; et enfin, l'intérêt en matière de procès équitable, auquel on peut porter atteinte dans ce contexte, dans la mesure où le délai réduit d'une manière prévisible la capacité de présenter une défense efficace. En évaluant le caractère raisonnable de tout délai, un tribunal peut supposer que l'accusé a subi une atteinte à son intérêt en matière de sécurité. L'atteinte à ces intérêts doit, lorsqu'on rend une décision sur le caractère raisonnable, être évaluée en fonction de tout motif adéquat avancé par la poursuite pour justifier le délai.

 

                   Un tribunal compétent est libre d'utiliser le pouvoir discrétionnaire complet que lui confère le par. 24(1)  de la Charte  pour choisir une réparation relativement à la violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable. Le mandat donné aux tribunaux aux termes de ce paragraphe est d'accorder, pour le délai causé, une réparation qui soit convenable et juste eu égard aux circonstances. Ce mandat est incompatible avec la notion portant qu'en matière criminelle il ne peut y avoir qu'une seule réparation pour une violation de l'al. 11b). Certes, il y aura des affaires où le juge du procès pourra fort bien conclure que la suspension d'instance constitue la réparation convenable, mais les circonstances varieront de façon infinie d'un cas à l'autre et la réparation accordée variera en conséquence.

 

                   En l'espèce, le délai causé par le juge de la Cour provinciale a diminué sensiblement les intérêts de l'accusé en matière de sécurité et a également causé un grave préjudice à sa capacité de se défendre. La période de onze mois pendant laquelle le juge du procès n'a pas statué sur la requête en obtention d'un verdict imposé était clairement déraisonnable et contraire à l'al. 11b). Le délai n'a pas été expliqué adéquatement. Le consentement de l'accusé aux demandes d'ajournement du juge ne justifie pas le délai. Le consentement de l'appelant était pro forma en ce sens qu'il n'avait pas vraiment le choix. Le juge de la cour supérieure a tenu compte des facteurs pertinents et a, à bon droit, exercé son pouvoir discrétionnaire en rejetant les accusations. Toutefois, même s'il s'agissait là formellement de l'ordonnance demandée, il ressort nettement des circonstances de l'espèce que ce que l'appelant cherchait à obtenir en réalité n'était pas un acquittement mais l'interruption des procédures. Dans ces circonstances, la suspension d'instance était une réparation juste et convenable.

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge Lamer

 

                   Arrêt appliqué: Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; distinction faite d'avec l'arrêt: Barker v. Wingo, 407 U.S. 514 (1972); arrêts mentionnés: Dickey v. Florida, 398 U.S. 30 (1970); United States v. Ewell, 383 U.S. 116 (1966); Duncan v. Louisiana, 391 U.S. 145 (1968); Klopfer v. North Carolina, 386 U.S. 213 (1967); Strunk v. United States, 412 U.S. 434 (1973); Re Regina and Beason (1983), 7 C.C.C. (3d) 20.

 

Citée par le juge Wilson

 

                   Arrêt mentionné: Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863.

 

Citée par le juge Le Dain

 

                   Arrêts mentionnés: R. v. Antoine (1983), 5 C.C.C. (3d) 97; Re Regina and Beason (1983), 7 C.C.C. (3d) 20; R. v. Heaslip (1983), 9 C.C.C. (3d) 480.

 

Citée par le juge La Forest

 

                   Arrêt appliqué: Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; arrêts examinés: Barker v. Wingo, 407 U.S. 514 (1972); Dickey v. Florida, 398 U.S. 30 (1970); Klopfer v. North Carolina, 386 U.S. 213 (1967); arrêts mentionnés: Strunk v. United States, 412 U.S. 434 (1973); United States v. Loud Hawk, 106 S. Ct. 648 (1986); United States v. Ewell, 383 U.S. 116 (1966); United States v. MacDonald, 456 U.S. 1 (1982); Smith v. Hooey, 393 U.S. 374 (1969); Moore v. Arizona, 414 U.S. 25 (1973); Cour Eur. D.H., arrêt Wemhoff, jugement du 27 juin 1968, Série A, no 7; R. v. Cameron, [1982] 6 W.W.R. 270; R. v. Robins (1844), 1 Cox C.C. 114; R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128.

 

Lois et règlements cités

 

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 7 , 11 b ) , d), 24(1) , (2) .

 

Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 605(1)a), 738(1) [mod. 1974‑75‑76, chap. 43, art. 87(1)].

 

Constitution des états‑Unis, Sixième amendement.

 

Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 223, art. 5(3).

 

Habeas Corpus Act, 1679 (Angl.), 31 Cha. II, chap. 2.

 

Liberty of the Subject Act, R.S.N.S. 1967, chap. 164.

 

Loi de l'impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, chap. 148 [mod. 1970‑71‑72, chap. 63, art. 1], art. 239(1)a), d), (4).

 

Doctrine citée

 

Amsterdam, Anthony G. "Speedy Criminal Trial: Rights and Remedies" (1975), 27 Stan. L. Rev. 525.

 

Coke, Sir Edward. The Second Part of the Institutes of the Laws of England. London: W. Clarke & Sons, 1817.

 

Garton, Graham. "Re Canadian Charter of Rights and Freedoms, S. 11(b): The Relevance of Pre‑Charge Delay in Assessing the Right to Trial Within a Rea‑ sonable Time" (1984), 46 Nfld. & P.E.I.R. 177.L <E Hogg, Peter. Constitutional Law of Canada, 2nd ed. Toronto: Carswells, 1985.

 

Note. "Dismissal of the Indictment as a Remedy for Denial of the Right to Speedy Trial" (1955), 64 Yale L.J. 1208.

 

Schneider, Alan A. "The Right to a Speedy Trial" (1968), 20 Stan. L. Rev. 476.

 

Uviller, Richard. "Barker v. Wingo: Speedy Trial Gets a Fast Shuffle" (1972), 72 Colum. L. Rev. 1376.

 

                   POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, Division d'appel (1984), 13 C.C.C. (3d) 297, 63 N.S.R. (2d) 275, 141 A.P.R. 275, 11 C.R.R. 272, qui a infirmé un jugement de la Division de première instance (1983), 9 C.C.C. (3d) 385, 61 N.S.R. (2d) 385, 133 A.P.R. 385, qui avait accueilli une demande de réparation de l'accusé en application de l'art. 24  de la Charte . Pourvoi accueilli.

 

                   Joel E. Fichaud, pour l'appelant.

 

                   Eric Bowie, c.r., et Douglas Richard, pour l'intimée.

 

                   Version française des motifs du juge en chef Dickson et du juge Lamer rendus par

 

1.                Le juge Lamer‑‑Ce pourvoi soulève deux questions: celle de savoir si la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse est un tribunal compétent aux fins d'une demande fondée sur le par. 24(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés , et celle de savoir s'il y a eu atteinte au droit d'être jugé dans un délai raisonnable que garantit à l'appelant l'al. 11 b )  de la Charte . Suivant l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse est un tribunal compétent pour accorder une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte  et, compte tenu des circonstances de l'espèce, c'est tout à fait à bon droit qu'elle a décidé d'exercer cette compétence. De plus, étant donné les critères que j'ai énoncés dans l'arrêt Mills, je suis d'avis que le délai dans la présente affaire est déraisonnable et contraire aux droits conférés à l'appelant par l'al. 11 b )  de la Charte . Je suis donc d'avis d'accorder la suspension des procédures.

 

Les faits

 

2.                En mai 1978, le ministre du Revenu national a ouvert une enquête sur l'appelant relativement aux infractions qu'il aurait commises à la Loi de l'impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, chap. 148 (mod. S.C. 1970‑71‑72, chap. 63, art. 1). Par suite de cette enquête, on a porté contre l'appelant, au mois de septembre 1981, en vertu des al. 239(1)a) et d) de la Loi, six chefs d'accusation d'avoir fait des déclarations fausses ou trompeuses relativement aux années d'imposition 1972 à 1977 et un chef d'accusation d'avoir volontairement éludé le paiement d'impôts s'élevant à 129 665,22 $. Le 28 mars 1980, on a procédé, en vertu de la Loi, à une nouvelle cotisation de l'appelant pour les années 1972 à 1977. Monsieur Rahey a déposé des avis d'opposition à la nouvelle cotisation le 20 juin 1980. L'appel a été suspendu par le ministre du Revenu national, conformément au par. 239(4) de la Loi, en attendant que les procédures criminelles soient terminées. Le 9 janvier 1981, à la demande du ministre du Revenu national, la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a accordé une ordonnance qui plaçait tous les biens et l'ensemble de l'actif de M. Rahey et de ses sociétés affiliées entre les mains d'un séquestre qui, si je comprends bien, en est toujours le dépositaire.

 

3.                La dénonciation a été déposée contre M. Rahey le 10 août 1981. En octobre 1981, il a plaidé non coupable relativement à chacun des chefs d'accusation. Le procès a commencé devant le juge McIntyre, un magistrat provincial, en mars 1982. Il y a eu cinq ajournements au cours des procédures et la poursuite a terminé la présentation de sa preuve en novembre 1982. Il y a eu alors un ajournement au 13 décembre 1982, date à laquelle la défense a demandé un verdict imposé. Les procédures ont été ajournées au 21 janvier 1983 afin de permettre au juge McIntyre de rendre une décision. Ce sont les ajournements énumérés ci‑après, que le juge McIntyre a demandés pour trancher la requête en obtention d'un verdict imposé présentée par la défense, qui ont engendré le délai visé par la demande de M. Rahey, étant donné qu'il a fait valoir que cela représentait un délai déraisonnable dans le déroulement de son procès.

 

21 janvier 1983‑‑ajournement au 4 février;

 

4 février 1983‑‑ajournement au 18 février;

 

18 février 1983‑‑ajournement au 4 mars;

 

4 mars 1983‑‑ajournement au 18 mars;

 

18 mars 1983‑‑ajournement au 8 avril;

 

8 avril 1983‑‑ajournement au 22 avril;

 

22 avril 1983‑‑ajournement au 13 mai;

 

13 mai 1983‑‑ajournement au 27 mai;

 

27 mai 1983‑‑ajournement au 6 juin;

 

6 juin 1983-‑ajournement au 17 juin;

 

17 juin 1983‑‑ajournement au 8 juillet;

 

8 juillet 1983‑‑ajournement au 22 juillet;

 

22 juillet 1983‑‑ajournement au 5 août;

 

5 août 1983‑‑ajournement au 19 août;

 

2 septembre 1983‑‑ajournement au 16 septembre.

 

4.                Le 15 septembre 1983, l'avocat de la poursuite a comparu devant le juge McIntyre au sujet du délai. L'affaire a été ajournée au 30 septembre, pour faire ensuite l'objet de quatre autres ajournements:

 

30 septembre 1983‑‑ajournement au 14 octobre;

 

14 octobre 1983‑‑ajournement au 28 octobre;

 

28 octobre 1983‑‑ajournement au 18 novembre;

 

18 novembre 1983‑‑décision sur la requête, ajournement au 9 décembre.

 

5.                L'appelant a comparu devant le tribunal à chacune des dates susmentionnées. À l'automne de 1983, l'avocat de la défense a adressé à l'avocat de la poursuite une lettre le priant de communiquer avec le juge afin de lui demander de rendre une décision. Le 15 septembre 1983, l'avocat de la poursuite a comparu devant le tribunal et le juge McIntyre a alors déclaré qu'une décision écrite serait rendue au plus tard le 30 septembre. Le 29 septembre, le prononcé de la décision, prévu pour le 30, a été annulé et l'avocat de la défense a de nouveau adressé à l'avocat de la poursuite une lettre dans laquelle il alléguait qu'il y avait violation des droits constitutionnels de l'appelant et demandait que la poursuite retire les accusations portées contre M. Rahey. Le 19 octobre, la demande a été réitérée.

 

6.                La poursuite a refusé d'accéder à cette demande et, le 1er novembre 1983, elle a déposé un avis introductif de requête visant à obtenir une ordonnance de la nature d'un mandamus qui obligerait le juge McIntyre à rendre sa décision sur la requête en obtention d'un verdict imposé. Le 14 novembre 1983, M. Rahey a présenté une demande fondée sur le par. 24(1)  de la Charte , en vue d'obtenir le rejet des accusations portées contre lui. Cette demande fondée sur une allégation de violation de l'al. 11 b )  de la Charte  a été présentée à la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse.

 

7.                Le 15 novembre 1983, le juge McIntyre a finalement rendu une décision. Dans cette décision, déposée le 18 novembre 1983, la requête en obtention d'un verdict imposé était rejetée. Après un bref examen de la preuve, le juge McIntyre a conclu:

 

[TRADUCTION]  La cour estime qu'on a présenté une preuve suffisante pour que l'accusé soit tenu de répondre aux accusations portées contre lui.

 

8.                L'appelant se plaint uniquement du temps que le juge McIntyre a pris, entre décembre 1982 et novembre 1983, pour arriver à une décision.

 

Les textes législatifs

 

9.                Bien que le pourvoi tire son origine des dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu, les seules dispositions législatives pertinentes, aux fins de notre décision en l'espèce, sont l'al. 11 b )  et le par. 24(1)  de la Charte :

 

                   11. Tout inculpé a le droit:

 

                                                                    ...

 

b) d'être jugé dans un délai raisonnable;

 

                   24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

 

Les jugements

 

Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse

 

10.              Le juge en chef Glube de la Division de première instance a fait droit à la demande de rejet des accusations portées contre M. Rahey: (1983), 9 C.C.C. (3d) 385, 61 N.S.R. (2d) 385, 133 A.P.R. 385.

 

11.              Elle a d'abord examiné la question de savoir si la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse était un tribunal compétent aux fins d'une demande fondée sur le par. 24(1)  de la Charte . Elle a reconnu que, d'une manière générale, la juridiction de jugement, en l'occurrence la Cour provinciale, aurait compétence pour entendre une demande fondée sur ce paragraphe. Toutefois, compte tenu des circonstances particulières de l'espèce, elle a conclu qu'il aurait été inadéquat que M. Rahey soumette sa demande au juge de la Cour provinciale:

 

[TRADUCTION]  ... j'estime qu'il ne convient pas que la demande soit entendue par la Cour provinciale, quoique celle‑ci ait manifestement compétence. Je suis d'accord pour dire que, en règle générale, il est préférable que de telles demandes soient adressées au tribunal saisi de l'affaire, mais, étant donné les faits et les circonstances de la présente affaire, je conclus qu'il s'agit d'un cas inhabituel ou spécial en raison du temps pris pour prononcer la décision sur le verdict imposé, et c'est donc à juste titre que la demande a été présentée à la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse. J'estime que celle‑ci a compétence.

 

12.              Le juge en chef Glube a examiné la question du délai déraisonnable en fonction des quatre facteurs énoncés par le juge Powell de la Cour suprême des états‑Unis dans l'arrêt Barker v. Wingo, 407 U.S. 514 (1972), savoir la durée du délai, la raison du délai, la revendication par l'accusé de son droit et le préjudice qui lui est causé.

 

13.              Le juge en chef Glube a conclu que, compte tenu de la nature de la décision qu'on avait demandé au juge du procès de rendre, le délai était [TRADUCTION]  "honteux, démesuré et déraisonnable". En général, une décision sur une requête en obtention d'un verdict imposé est rendue rapidement et il n'y a rien dans les motifs de jugement du juge McIntyre qui justifie un délai de onze mois. Le juge en chef Glube a estimé en outre que l'accusé avait suffisamment fait valoir son droit. Finalement, elle a conclu que le délai causé par le juge avait nui gravement à l'accusé, tant du point de vue de sa capacité de présenter une défense que de celui de sa capacité d'exploiter son commerce pendant la durée du séquestre. De l'avis du juge en chef Glube, il ne s'agissait pas d'un cas où il convenait d'ordonner l'accélération du procès [TRADUCTION]  "vu que le long délai du juge du procès est la raison pour laquelle on a conclu qu'il y avait violation de l'al. 11 b )  de la Charte ." Le juge en chef Glube a donc estimé que la seule réparation convenable et juste eu égard aux circonstances était le rejet des sept chefs d'accusation portés contre l'accusé.

 

Cour d'appel de la Nouvelle‑Écosse

 

14.              Le juge en chef MacKeigan de la Nouvelle‑Écosse, à l'avis duquel ont souscrit les juges Jones, Morrison, Macdonald et Pace, a accueilli l'appel interjeté par le ministère public, a annulé le rejet et a ordonné que le procès suive son cours: (1984), 13 C.C.C. (3d) 297, 63 N.S.R. (2d) 275, 141 A.P.R. 275, 11 C.R.R. 272.

 

15.              Se penchant d'abord sur la question de la compétence de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse pour entendre une demande de réparation fondée sur le par. 24(1)  de la Charte , le juge en chef MacKeigan a conclu sans hésitation que la Cour suprême était un tribunal compétent à cette fin. Il a présumé, sans le décider, que l'al. 11b) peut s'appliquer à des délais judiciaires et que le droit d'être jugé dans un délai raisonnable [TRADUCTION]  "vaut pour l'ensemble des procédures judiciaires et, en conséquence, pour le temps pris par le juge". Puis, appliquant les critères énoncés dans l'arrêt Barker v. Wingo, précité, pour déterminer le caractère raisonnable d'un délai, il a conclu que, malgré la [TRADUCTION]  "lenteur scandaleuse" du juge du procès pour en arriver à une conclusion et pour rendre sa décision, la preuve de l'existence d'un préjudice n'était pas substantielle:

 

                   [TRADUCTION]  Ni le dossier ni les observations faites par l'intimé au procès et en appel ne révèlent quels témoins pourraient maintenant être cités ou quelle sorte de témoignages ils auraient pu donner qui risqueraient maintenant d'être compromis par des trous de mémoire. Je ne puis voir aucune preuve que M. Rahey a subi ou subira vraisemblablement un préjudice réel ou concret par suite du délai causé par le juge du procès. On n'a pas démontré que le délai causé par le juge ou tout autre délai en l'espèce a nui à la capacité du défendeur de présenter une défense pleine et entière.

 

                   À mon avis, le préjudice qui aurait été subi n'est pas substantiel; il revêt un caractère purement spéculatif et on ne saurait en présumer l'existence.

 

Par conséquent, le juge en chef MacKeigan a accueilli l'appel et a ordonné que le procès suive son cours.

 

La compétence pour entendre une demande fondée sur le par. 24(1)

 

16.              Comme on l'a décidé dans l'arrêt Mills c. La Reine, précité, aux fins du par. 24(1), le tribunal compétent dans une affaire pendante est, en règle générale, la juridiction de jugement. C'est le juge qui préside le procès qui a compétence ratione personae et ratione materiae et c'est lui qui aurait compétence pour accorder la réparation nécessaire. Dans l'arrêt Mills, on a aussi décidé que la cour supérieure devrait avoir une "compétence concurrente, permanente et complète" à l'égard des demandes fondées sur le par. 24(1). Mais on a souligné dans cet arrêt que la cour supérieure devrait refuser d'exercer cette compétence discrétionnaire, à moins que, compte tenu de la nature de la violation ou de toute autre circonstance, elle ne s'estime plus apte que la juridiction de jugement pour déterminer et accorder la réparation juste et convenable. Les exemples les plus clairs, mais non nécessairement les seuls, de cas où il faut exercer cette compétence se présentent lorsque l'affaire n'est pas encore parvenue devant la juridiction de jugement et qu'on a démontré l'opportunité de la réparation ou la nécessité d'empêcher que se poursuive une violation de droits, ou encore lorsqu'on allègue que ce sont les procédures elles‑mêmes devant le tribunal d'instance inférieure qui portent atteinte aux garanties de la Charte . C'est au réclamant, en l'occurrence M. Rahey, qu'il incombe d'établir qu'il y a lieu de soumettre sa demande à l'examen de la cour supérieure.

 

17.              Le présent pourvoi est un exemple parfait d'un cas où, bien que la juridiction de jugement soit compétente pour entendre une demande fondée sur le par. 24(1), il serait manifestement préférable que la cour supérieure en soit saisie. Le temps pris pour juger l'appelant, que l'on conteste comme étant déraisonnable, résulte de l'inaction du juge du procès pendant onze mois alors qu'il délibérait sur une requête en obtention d'un verdict imposé. On allègue que c'est ce juge qui est à l'origine d'une violation des droits conférés à l'appelant par l'al. 11b).

 

18.              Par conséquent, le juge en chef Glube avait compétence pour entendre la demande fondée sur le par. 24(1) qu'on lui avait présentée, et elle a eu manifestement raison de choisir d'exercer sa compétence plutôt que de laisser l'affaire entre les mains du juge du procès. Qu'il me soit permis de souligner en passant que sa décision d'exercer sa compétence ne doit pas faire l'objet d'un examen en appel, à moins qu'elle ne soit arrivée à cette décision d'une manière et pour des raisons qui ont traditionnellement suscité l'intervention des tribunaux d'appel.

 

Le délai déraisonnable

 

19.              Notre étude porte sur une période de onze mois au cours desquels le juge du procès a délibéré sur une requête en obtention d'un verdict imposé. Au cours de cette période, il a demandé dix‑neuf ajournements et l'appelant a comparu à chaque séance du tribunal. De l'avis du juge en chef Glube, ce délai était "honteux, démesuré et déraisonnable", et préjudiciable à l'accusé. La Cour d'appel a qualifié le juge du procès de [TRADUCTION]  "scandaleusement lent". Quelle que soit la formulation, les tribunaux d'instance inférieure se sont accordés pour dire que ce délai est déraisonnable. La Cour d'appel a cependant tranché l'affaire d'une manière différente parce qu'elle a conclu à l'absence d'éléments de preuve établissant que ce délai déraisonnable a causé un préjudice à l'accusé.

 

20.              Dans les motifs de jugement que j'ai rédigés dans l'affaire Mills, j'ai expliqué en détail ce que, à mon sens, doit être le critère à appliquer pour déterminer s'il y a eu un délai déraisonnable au sens de l'al. 11b). J'ai indiqué que, selon moi, l'objet fondamental de l'al. 11b) est d'assurer, dans un contexte précis, le droit plus étendu à la liberté et à la sécurité de la personne dont nul ne peut être privé si ce n'est en conformité avec les principes de justice fondamentale. À mon avis, l'al. 11b) est conçu pour protéger, d'une manière et dans un cadre précis, les droits énoncés à l'art. 7, quoique la portée de cet article soit plus large que ces manifestations des droits à la liberté et à la sécurité de la personne que l'on trouve à l'al. 11b).

 

21.              Les limitations apportées à la liberté de l'inculpé, telle la détention avant procès, sont facilement et objectivement évaluables. Toutefois, on peut aussi porter atteinte à l'intérêt qu'a l'inculpé à jouir de la liberté en restreignant sa liberté de mouvement lorsqu'il est libéré sous caution.

 

22.              Quant à la sécurité de la personne, j'estime que, dans le contexte de l'al. 11b), la notion de sécurité de la personne ne doit pas se limiter à l'intégrité physique. Elle doit plutôt englober celle de protection contre [TRADUCTION]  "un assujettissement trop long aux vexations et aux vicissitudes d'une accusation criminelle pendante" (Anthony G. Amsterdam, "Speedy Criminal Trial: Rights and Remedies" (1975), 27 Stan. L. Rev. 525, à la p. 533). Ces vexations et vicissitudes comprennent la stigmatisation de l'accusé, l'atteinte à la vie privée, la tension et l'angoisse résultant d'une multitude de facteurs, y compris éventuellement les perturbations de la vie familiale, sociale et professionnelle, les frais de justice et l'incertitude face à l'issue et face à la peine.

 

23.              À mon avis, les formes de préjudice susceptibles de porter atteinte à la sécurité de la personne pourraient, en elles‑mêmes et d'elles‑mêmes, constituer une violation de l'al. 11b), si on devait laisser la situation dégénérer.

 

24.              À ces aspects des intérêts à jouir de la liberté et de la sécurité, les tribunaux américains en ont ajouté un troisième, le droit à une défense pleine, entière et équitable au cours du procès criminel, droit reconnu depuis longtemps par la jurisprudence anglo‑américaine. Dans l'arrêt Barker v. Wingo, précité, à la p. 532, le juge Powell, au nom de la Cour suprême des états‑Unis, a reconnu l'existence des trois intérêts que le droit d'être jugé rapidement était destiné à protéger:

 

[TRADUCTION]  (i) empêcher une incarcération oppressive avant le procès; (ii) atténuer l'angoisse et les inquiétudes du prévenu; (iii) limiter la possibilité d'atteinte à la défense. De ceux‑ci, le plus sérieux est le dernier, car l'incapacité pour un défendeur de préparer adéquatement sa cause fausse l'équité de tout le système.

 

25.              Le défendeur subira un préjudice, fait‑on valoir, en raison des délais qui aboutissent à la disparition d'éléments de preuve de la défense, au décès ou à la disparition de témoins à décharge importants ou qui entraînent d'autres formes d'atteintes à la défense: Dickey v. Florida, 398 U.S. 30 (1970), à la p. 42; United States v. Ewell, 383 U.S. 116 (1966), à la p. 120.

 

26.              De nombreux tribunaux canadiens, y compris les tribunaux d'instance inférieure dans la présente affaire, ont proposé que ce troisième facteur, savoir le préjudice causé à l'accusé, soit pris en considération avec les autres pour déterminer s'il y a eu violation de l'al. 11b). Cependant, je suis d'avis qu'un tel préjudice, qui porte atteinte à la capacité du prévenu de se constituer une défense pleine, entière et équitable, touche à l'équité du procès et se rapporte au droit à un procès équitable plutôt qu'au droit d'être jugé dans un délai raisonnable. Aux termes de notre Charte , les deux droits sont conceptuellement distincts et protégés par des alinéas différents. L'alinéa 11b) a été conçu de manière à assurer un procès dans un délai minimum alors que l'art. 7 et l'al. 11d), notamment, garantissent l'équité du procès lui‑même. Les commentaires suivants, s'ils portent sur un point distinct, illustrent néanmoins cette distinction:

 

[TRADUCTION]  ... l'alinéa 11b) assure seulement qu'une décision judiciaire rapide sera prononcée en cas d'inculpation formelle, alors que l'art. 7 et l'al. 11d) fournissent une garantie fondamentale assurant que l'intégrité de tout le système sera toujours d'un intérêt primordial pour le tribunal.

 

("Re Canadian Charter of Rights and Freedoms, S. 11(b): The Relevance of Pre‑Charge Delay in Assessing the Right to Trial Within a Reasonable Time," par Graham Garton du ministère fédéral de la Justice (1984), 46 Nfld. & P.E.I.R. 177, à la p. 180.)

 

27.              La distinction entre les deux droits est fondamentale. Les mentions de "procès équitable" et de "justice fondamentale" à l'al. 11d) et à l'art. 7 obligent à examiner des facteurs dont la portée est plus large et, dans une certaine mesure, différente dans l'analyse du délai: le comportement de la poursuite peut à bon droit être examiné, on pourra demander que le prévenu revendique son droit au moment opportun et divulgue la nature de son préjudice, la nature de la réparation sera plus variée et le laps de temps écoulé constituera généralement un facteur moins critique que sous l'al. 11b) et devra être considéré sous un angle différent vu la différence de l'objet poursuivi. D'ailleurs, on pourra considérer un procès inéquitable parce qu'il a été tenu trop rapidement.

 

28.              La démarche américaine perçoit l'intérêt à se constituer une défense pleine, entière et équitable comme l'une des raisons d'être du droit d'être jugé avec célérité. Cette démarche semble être fonction du texte et de l'économie de la Constitution américaine, laquelle diffère considérablement de la Charte . Le juge White a écrit dans l'affaire Duncan v. Louisiana, 391 U.S. 145 (1968), aux pp. 148 et 149:

 

                   [TRADUCTION]  Le critère auquel on a recours pour déterminer si un droit qu'accordent le Cinquième et le Sixième amendements concernant des poursuites criminelles fédérales est aussi protégé contre une action étatique par le Quatorzième amendement, a été énoncé de diverses façons par la jurisprudence de la Cour. On s'est demandé si ce droit fait partie des "principes fondamentaux de liberté et de justice qui forment la base de toutes nos institutions civiles et politiques": Powell v. Alabama, 287 U.S. 45, 67 (1932), citant Hebert v. Louisiana, 272 U.S. 312, 316 (1926); s'il constitue l'un des "fondements de notre philosophie du droit": In Re Oliver, 333 U.S. 257, 273 (1948); et s'il s'agit "d'un droit fondamental, essentiel à un procès impartial": Gideon v. Wainwright, 372 U.S. 335, 343‑344 (1963); Malloy v. Hogan, 378 U.S. 1, 6 (1964); Pointer v. Texas, 380 U.S. 400, 403 (1965). [C'est moi qui souligne.]

 

29.              Dans l'arrêt Klopfer v. North Carolina, 386 U.S. 213 (1967), la Cour suprême a jugé que le droit garanti par le Sixième amendement d'être jugé avec célérité s'appliquait aux états en raison de la clause d'application régulière de la loi stipulée au Quatorzième amendement. Ce faisant, toutefois, la Cour a brouillé encore plus des concepts qui, dans la Charte  canadienne , sont fort distincts. Il en résulte aux états‑Unis que les intérêts du justiciable à la liberté, à la sécurité et à une défense sont des ramifications de la garantie d'être jugé avec célérité. C'est cette combinaison même qui a suscité les nombreuses difficultés auxquelles les tribunaux américains ont dû faire face en disant le droit, et qui est à l'origine de plusieurs des critiques visant l'arrêt de principe Barker v. Wingo, précité. (Voir, par exemple, Richard Uviller, "Barker v. Wingo: Speedy Trial Gets a Fast Shuffle" (1972), 72 Colum. L. Rev. 1376; A. Am­sterdam, loc. cit.)

 

30.              Par suite de cette analyse, quoique je convienne, pour l'essentiel, que le critère à adopter est un critère d'équilibration, je ne partage pas l'opinion du tribunal américain quant aux éléments qu'il faut évaluer et aux facteurs qu'il faut équilibrer en appliquant ce critère. Le motif de mon désaccord et sa portée découlent de la distinction entre la façon compartimentée et plus approfondie dont la Charte  canadienne  traite le "droit à un procès équitable", et la situation américaine.

 

31.              À mon avis, notre critère du caractère raisonnable implique une équilibration de l'atteinte aux droits de l'accusé à partir du moment de son inculpation, atteinte qui procède du fait même des poursuites engagées contre lui et qui augmente radicalement avec le passage du temps, et de trois autres facteurs: (1) la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul; (2) les délais inhérents à la nature de l'affaire et (3) les limitations des ressources institutionnelles.

 

32.              Les intérêts de l'inculpé qui sont protégés par l'al. 11b) ont déjà été identifiés comme étant la liberté et la sécurité de la personne. Au sujet de la sécurité de la personne, je ne crois pas que ce soit à l'inculpé qu'il incombe de prouver qu'il y a effectivement eu atteinte pour que l'article soit applicable. Une norme objective est le seul moyen réaliste de protéger, en vertu de cet article, l'intérêt du prévenu en matière de sécurité. Autrement, chaque prévenu aurait la charge de démontrer qu'il ou elle a subjectivement souffert d'angoisse, de tension ou de stigmates par suite d'une accusation criminelle. Nous avons largement affaire à un préjudice moral, ce qui ne peut être établi qu'au prix de difficultés et de frais considérables.

 

33.              Comme l'a noté le juge Brennan dans l'arrêt Dickey v. Florida, précité, à la p. 54:

 

[TRADUCTION]  ... habituellement, il y a peu de chance qu'on puisse démontrer d'une manière concluante le dommage subi par le prévenu par suite d'une accusation publique. Un commentateur a déjà dit "qu'il n'existe aucun moyen de prouver le préjudice que l'accusé subit hors du prétoire ... la suspicion publique, la rupture des liens familiaux et sociaux et l'angoisse personnelle". Note, The Right to a Speedy Criminal Trial, 57 Col. L. Rev. 846, à la p. 864.

 

34.              Les degrés divers d'émotivité des différents accusés ne devraient pas non plus être le point de mire de l'analyse des tribunaux. Une démarche subjective non seulement imposerait un fardeau de preuve quasi impossible à la plupart des accusés, mais pourrait aussi susciter des inégalités de traitement fort inacceptables.

 

35.              La démarche appropriée, à mon avis, consiste à reconnaître qu'un préjudice est sous‑jacent à ce droit, tout en admettant aussi qu'un dommage réel n'a pas à être pertinent, ni d'ailleurs ne l'est, pour établir qu'il y a violation de l'al. 11b).

 

36.              Cette démarche se fonde sur deux propositions. En premier lieu, le préjudice constitue l'une des raisons d'être du droit et il découle de la présence même de l'al. 11b) dans la Charte . En conséquence, il existe une présomption irréfragable que, dès l'inculpation, l'inculpé subit un préjudice que la garantie cherche à limiter, et ce préjudice s'accroît avec le temps.

 

37.              En second lieu, l'existence d'un préjudice subjectif est sans importance lorsqu'il s'agit de déterminer si le délai est déraisonnable. L'existence de ce type de préjudice devient toutefois pertinente lorsqu'il s'agit de déterminer la réparation convenable.

 

38.              Donc, avec égards, je ne partage pas l'avis des tribunaux d'instance inférieure et j'estime que la question de savoir s'il y a eu ou non atteinte à la capacité de Rahey de se constituer une défense pleine, entière et équitable n'a rien à voir avec celle de savoir s'il s'est écoulé un délai déraisonnable. C'est un élément qu'il faut prendre en considération relativement à une violation de l'al. 11d), mais non pas dans le cas d'une infraction à l'al. 11b). Toutefois, comme je l'ai fait remarquer dans l'arrêt Mills, le préjudice est un facteur qui doit être pris en considération pour déterminer s'il y a lieu d'accorder une réparation en plus de la suspension d'instance.

 

39.              Il reste encore une question à examiner en l'espèce. Soulevée par la Cour d'appel qui ne l'a cependant pas tranchée parce qu'elle a conclu qu'il n'y avait aucun préjudice pouvant justifier une conclusion à une violation, cette question concerne le laps de temps à prendre en considération. En fait, le délai dont se plaint l'appelant concerne non pas le temps écoulé entre le moment de l'inculpation et le début de son procès, mais plutôt le temps qu'a pris le magistrat, au cours du procès et suite à une requête en obtention d'un verdict imposé, pour rendre une décision sur cette requête. La question soulevée par la Cour d'appel est de savoir si le droit en cause est protégé et l'objectif de l'al. 11b) atteint, lorsque le procès commence dans un délai raisonnable après l'inculpation, même s'il fait subséquemment l'objet de maints ajournements et se prolonge d'une manière anormale et inhabituelle.

 

40.              Comme je l'ai déjà affirmé dans les présents motifs et dans l'arrêt Mills, l'al. 11b) protège contre un assujettissement trop long à une accusation criminelle pendante et vise à soulager de la tension et de l'angoisse qui persistent jusqu'à ce que l'affaire soit finalement tranchée. En l'espèce, le délai est survenu avant la détermination de la culpabilité ou de l'innocence et ainsi, tant que l'instance est demeurée pendante, l'appelant a continué d'éprouver de la tension et de l'angoisse. L'appelant a comparu en cour chaque fois que le juge McIntyre a ajourné les procédures et il a dû subir la tension de dix‑neuf comparutions, chacune desquelles se terminant de manière non satisfaisante. Mettre fin à la protection offerte par l'al. 11b) dès l'ouverture du procès, sans en outre considérer comme pertinent tout délai qui peut survenir par la suite, reviendrait à faire abstraction de l'objet de cette disposition et à diminuer indûment la protection souhaitée. Les stigmates résultant d'une inculpation disparaissent non pas lorsque l'inculpé est traduit devant les tribunaux pour subir son procès, mais lorsque le procès prend fin et que la décision est rendue. Le calcul du délai ne cesse pas au moment de l'ouverture du procès, mais se poursuit plutôt jusqu'à la toute fin de l'histoire, et le tout doit se dérouler dans un délai raisonnable.

 

41.              J'aimerais ajouter en passant l'observation suivante. Bien qu'on puisse faire valoir que le délai d'appel et le temps pris pour trancher définitivement un appel peuvent aussi être pertinents dans le calcul du délai dont parle l'al. 11b), cette question ne se pose pas en l'espèce ni n'a été soulevée par les tribunaux d'instance inférieure; elle n'a donc pas à être abordée ici et ne doit pas l'être non plus.

 

42.              Ayant ainsi établi qu'un délai survenu après le début du procès fait partie du délai à calculer en vertu de l'al. 11b), nous devons maintenant déterminer si le délai qui s'est écoulé entre le moment de l'inculpation de Rahey et la décision du juge McIntyre a été déraisonnable. L'enquête sur les affaires de l'appelant a été ouverte en mai 1978. En septembre 1981, les accusations ont été portées contre lui. Un mois plus tard, en octobre 1981, il a plaidé non coupable relativement aux accusations. Le procès a commencé cinq mois plus tard, soit en mars 1982. La poursuite a terminé la présentation de sa preuve en novembre 1982 et la requête en obtention d'un verdict imposé a été débattue le 13 décembre 1982. Ce n'est qu'à la suite d'une requête présentée par Rahey en vue d'obtenir le rejet des accusations portées contre lui, pour cause de délai déraisonnable dans les procédures, que le juge McIntyre a rendu, le 15 novembre 1983, sa décision déboutant l'appelant de sa requête en obtention d'un verdict imposé et ordonnant que le procès se poursuive. Ainsi, les procédures judiciaires ont été retardées de onze mois supplémentaires.

 

43.              Les accusations portées contre l'appelant étaient complexes et l'inculpaient notamment d'avoir fait des déclarations d'impôt fausses ou trompeuses au cours d'une période de six ans. Il était donc prévisible que la durée des procédures préalables au procès et du procès lui‑même serait très longue. Toutefois, le délai de onze mois est dû à l'inaction du juge du procès devant une décision qui se prend généralement en quelques jours. Selon le juge en chef Glube, le délai était "honteux, démesuré et déraisonnable". La Cour d'appel pour sa part a parlé de sa "lenteur scandaleuse". Il s'agit d'un délai qui est déraisonnable au sens de l'al. 11b) et qui, en cas d'une contestation fondée sur la Charte , doit être expliqué. Même en supposant que ces onze mois s'insèrent dans d'autres délais justifiés ou justifiables, si le délai global écoulé depuis l'inculpation par suite de ce retard est déraisonnable à première vue, la nécessité d'une explication subsiste et aucune n'a été offerte.

 

44.              La poursuite a fait valoir que le délai en l'espèce [TRADUCTION]  "aurait pu être évité ou réduit si [Rahey] avait refusé de consentir aux nombreux ajournements, ou s'il n'avait pas attendu aussi longtemps pour faire part de ses préoccupations à la poursuite ou au magistrat, ou encore s'il avait lui‑même demandé un mandamus beaucoup plus tôt". La poursuite a ajouté que [TRADUCTION]  "Cela joue contre lui maintenant".

 

45.              Comme je l'ai fait remarquer dans l'arrêt Mills, la renonciation par l'accusé à invoquer certaines périodes dans le calcul peut être un facteur à prendre en considération en déterminant si un délai est déraisonnable. Le délai demandé, causé ou accepté par un accusé doit normalement être exclu de l'évaluation du caractère raisonnable, mais cette renonciation doit être claire, sans équivoque et éclairée. En outre, cette renonciation exclut simplement la période en question du calcul de la durée du délai raisonnable et ne porte pas atteinte au droit lui‑même. Même si Rahey a consenti aux dix‑neuf ajournements demandés par le juge McIntyre, sa conduite, selon moi, ne constitue pas une renonciation non équivoque. Le paragraphe 738(1)  du Code criminel  exige le consentement des deux parties pour un ajournement du procès à plus de huit jours francs. Rahey, voulant se montrer coopératif et certainement conscient du fait que c'était le juge qui délibérait sur la requête en obtention d'un verdict imposé qui avait demandé le délai, a acquiescé chaque fois aux ajournements. Ses nombreux consentements à proroger le délai dans lequel le juge devait rendre sa décision ont engendré un délai de onze mois. Il est probable que, si on le lui avait demandé dès le départ, il n'aurait pas consenti à attendre pendant onze mois une décision sur sa requête étant donné que de telles décisions se prennent normalement en quelques jours.

 

46.              L'acquiescement à un délai demandé par le juge saisi d'une requête en obtention d'un verdict imposé doit être évalué différemment de l'acquiescement à des ajournements de procédures demandés par la poursuite. Il est probable que l'accusé consentira à un bref ajournement lorsque le juge est en train de délibérer sur la requête en obtention d'un verdict imposé. Ce juge se trouve en situation d'autorité et l'accusé serait bien conseillé par son avocat de faire montre de la plus grande obligeance envers le juge. Une telle conduite ne peut toutefois pas s'interpréter comme une renonciation visant la totalité du délai de onze mois. Pendant toute la durée du procès, Rahey a agi d'une manière qui manifestait sa volonté d'accélérer les procédures. Il a signé quarante‑six pages d'aveux écrits sur des questions de fait et son avocat, à maintes reprises, a accepté qu'on pose des questions suggestives, a reconnu l'authenticité de documents et a renoncé à soulever des objections. Si Rahey avait su au départ que son consentement occasionnerait un retard de presque un an dans la présentation de sa preuve, il ne l'aurait probablement pas donné aussi volontiers.

 

47.              Le délai écoulé depuis le moment de l'inculpation jusqu'à la fin de la présentation de la preuve de la poursuite, quoique long, ne constituait pas une atteinte aux droits reconnus à l'accusé par l'al. 11b), compte tenu des "délais inhérents à la nature de l'affaire". Cependant, lorsqu'on ajoute à la période globale le laps de temps supplémentaire injustifié attribuable à l'inaction du juge du procès par la suite, j'estime, avec égards, qu'il y a violation manifeste des droits que confère à l'accusé l'al. 11b).

 

La réparation

 

48.              Passons maintenant à la question de la réparation. Dans l'arrêt Mills, j'ai déjà expliqué pourquoi la suspension d'instance constitue une réparation minimale. Si un accusé bénéficie en vertu de la Constitution du droit d'être jugé dans un délai raisonnable, il a aussi le droit de ne pas être jugé une fois ce délai écoulé et aucun tribunal n'a compétence pour le juger ou pour ordonner qu'il soit jugé contrairement à ce droit. Une fois écoulé un laps de temps déraisonnable, aucun procès, si équitable soit‑il, n'est autorisé. Laisser un procès suivre son cours après une telle conclusion reviendrait à participer à une autre violation de la Charte . Dans l'arrêt Barker v. Wingo, précité, le juge Powell écrit, à la p. 522:

 

                   [TRADUCTION]  Le caractère indéfini du droit suscite aussi une sanction radicale insatisfaisante, soit le rejet de l'accusation en cas de négation du droit. C'est là en vérité une conséquence grave car cela signifie qu'on remettra peut‑être en liberté un défendeur coupable d'un crime grave sans l'avoir jugé. Cette sanction a un effet beaucoup plus grave qu'une règle d'exclusion ou qu'un renvoi à un nouveau procès, mais c'est la seule possible.

 

49.              Le juge en chef Burger a écrit ultérieurement dans l'arrêt Strunk v. United States, 412 U.S. 434 (1973), à la p. 440: [TRADUCTION]  "Compte tenu des principes qui sous‑tendent le droit d'être jugé avec célérité, le rejet demeure, comme le notait [le juge Powell dans] l'arrêt Barker, "la seule sanction possible"". Il en est de même, à mon avis, dans le cas de l'al. 11b); on ne peut en effet laisser le procès suivre son cours après avoir constaté la violation.

 

50.              Cependant, je souscris aussi pour l'essentiel au passage suivant du juge Martin, dans l'arrêt Re Regina and Beason (1983), 7 C.C.C. (3d) 20 (C.A. Ont.), à la p. 43:

 

                   [TRADUCTION]  À mon avis, il peut fort bien y avoir des cas où, compte tenu des divers facteurs, [ . . . ] il sera apparent qu'on en arrive à un point, sans l'avoir encore atteint, où la continuation notoire du délai dans le procès du prévenu portera atteinte à son droit constitutionnel d'être jugé dans un délai raisonnable. Dans ce cas, le tribunal, qui est maître de sa procédure, pourra ordonner de tenir le procès à une date rapprochée et prononcer un rejet si la poursuite n'agit pas à ce moment‑là.

 

51.              Autrement dit, les tribunaux peuvent prendre des mesures préventives, parce qu'ils sont maîtres de leur propre procédure, avant qu'il y ait vraiment violation de l'al. 11b). Lorsque cependant, tenant compte des divers facteurs, le tribunal décide que le droit de l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable a déjà été enfreint, la réparation appropriée sera la suspension d'instance. Ce n'est pas nécessairement la seule réparation; d'autres formes de réparation peuvent être tout aussi justes et convenables eu égard aux circonstances. La suspension est un minimum auquel d'autres formes de réparation, tels par exemple les dommages‑ intérêts, peuvent être ajoutées, si l'on prouve l'intention malveillante de la poursuite et un préjudice en découlant.

 

52.              étant donné que le juge en chef Glube a rejeté les accusations en l'espèce, je crois que l'on devrait ajouter quelque chose au sujet de l'acquittement d'un accusé. Il y aura des cas où un accusé aura droit à davantage qu'une suspension des procédures et où l'acquittement sera la réparation convenable. Cette question n'a été soulevée ni en cette Cour ni devant les cours d'instance inférieure et j'estime qu'on devrait s'y attarder le moins possible en l'espèce. Cependant, on pourrait peut‑être dire simplement ceci: si un accusé choisit, comme c'est le cas en l'espèce, de contester les procédures avant la fin du procès en se fondant sur l'al. 11 b )  de la Charte , il choisit alors d'interrompre définitivement mais prématurément les procédures au lieu de chercher à obtenir une décision finale quant à la question de sa culpabilité ou de son innocence. Avec égards, j'estime que dans un tel cas, la suspension des procédures est la réparation convenable.

 

53.              En conséquence, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'ordonner la suspension des procédures engagées contre Rahey.

 

Version française des motifs des juges Beetz et Le Dain rendus par

 

54.              Le juge Le Dain‑‑Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'infirmer l'arrêt de la Cour d'appel et d'ordonner la suspension des procédures. Pour les raisons données par mes collègues les juges Lamer, Wilson et La Forest, je suis d'accord avec eux pour dire que la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse était en l'espèce un tribunal compétent au sens du par. 24(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés  et que l'appelant n'a pas renoncé au droit d'être jugé dans un délai raisonnable, que lui garantit l'al. 11 b )  de la Charte . Comme l'indiquent les motifs de jugement de mes collègues, les principales questions sur lesquelles il y a des divergences d'opinions sont les facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer s'il y a eu violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable, en particulier, la mesure dans laquelle le préjudice est un facteur pertinent et la manière dont il faut l'appliquer, ainsi que la question de savoir si une suspension d'instance doit être considérée comme une réparation convenable et juste pour la violation de ce droit.

 

55.              À mon avis, les facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer s'il y a eu violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable peuvent être résumés ainsi: a) la question de savoir si le délai dont on se plaint est déraisonnable à première vue, compte tenu des délais inhérents au cas particulier; b) les motifs du délai ou la responsabilité à cet égard, compte tenu de la conduite de la poursuite et de l'accusé, y compris la question de la non‑opposition ou de la renonciation, ainsi que de la conduite de la cour et de toute responsabilité qui peut raisonnablement être attribuée à l'insuffisance inacceptable de ressources institutionnelles, et c) le préjudice causé à l'accusé par un délai particulier. J'ai trouvé particulièrement instructive et utile la façon générale dont le juge Martin a abordé l'application de ces facteurs dans les arrêts R. v. Antoine (1983), 5 C.C.C. (3d) 97; Re Regina and Beason (1983), 7 C.C.C. (3d) 20, et R. v. Heaslip (1983), 9 C.C.C. (3d) 480, qu'il a rendus au nom de la Cour d'appel de l'Ontario.

 

56.              Pour ce qui est du préjudice, je suis d'accord avec les juges Wilson et La Forest, pour les motifs qu'ils donnent, que le préjudice qu'un délai cause au droit d'un accusé à un procès équitable et, en particulier, au droit qu'il a de se constituer une défense pleine et entière, est un facteur pertinent pour déterminer s'il y a eu violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable. Bien qu'il ne soit pas essentiel à cette détermination, il s'agit d'un facteur qui, s'il est établi, prend une importance particulière. Le juge en chef Glube de la Division de première instance a conclu à l'existence d'un tel préjudice. La Cour d'appel a rejeté cette conclusion pour le motif qu'elle n'était pas étayée par la preuve. Je suis d'accord avec les juges Wilson et La Forest pour dire que, lorsque les points litigieux d'une affaire peuvent reposer dans une mesure suffisamment importante sur des témoignages, ce préjudice peut être déduit de l'écoulement d'un laps de temps déraisonnable. En définitive, je partage leur opinion qu'on a établi de manière suffisante en l'espèce que ce préjudice constituait un facteur pertinent pour déterminer s'il y avait eu violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable.

 

57.              Avec beaucoup d'égards cependant, je ne partage pas l'opinion que l'effet du délai en l'espèce sur l'entreprise de l'accusé, à cause de la relation possible entre les procédures criminelles et la mise sous séquestre, constitue un facteur ou un élément dont il faut tenir compte et auquel on doit accorder une importance particulière en évaluant le préjudice causé par le délai. L'évaluation du préjudice causé à ce qu'on a appelé les intérêts en matière de sécurité d'un accusé ne devrait pas tenir compte de la situation particulière de cet accusé. Cela ouvrirait la porte à une application variable, fondée sur la situation personnelle, du droit garanti par l'al. 11 b )  de la Charte . Il faut accorder une importance générale au préjudice causé aux intérêts en matière de sécurité d'un accusé par un délai particulier, qu'il soit présumé, comme le propose le juge Lamer, ou déduit, comme le proposent les juges Wilson et La Forest.

 

58.              Enfin, je suis d'avis que la suspension des procédures est la réparation convenable et juste pour une violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire, pour appuyer cette conclusion, de qualifier une telle violation d'atteinte à la compétence de juger un accusé, quoiqu'une telle qualification puisse bien être justifiée à d'autres fins. À mon avis, il suffit qu'une réparation, comme une ordonnance enjoignant d'accélérer les procédures, qui forcerait un accusé à subir son procès au‑delà d'un délai raisonnable, ne puisse pas être considérée comme convenable et juste. Il ne fait pas de doute, comme le disent le juge La Forest et les critiques de la jurisprudence américaine, qu'un résultat aussi draconien a inévitablement une influence quand il s'agit de déterminer s'il y a eu violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable. Cela peut bien assurer qu'il faudra des raisons impérieuses pour faire cette détermination, ce qui à mon sens est une bonne chose, mais cela ne peut, comme l'indique l'issue du présent pourvoi, ni ne doit dissuader un tribunal d'appliquer la garantie de l'al. 11b) dans un cas qui s'y prête nettement.

 

Version française des motifs des juges Estey et Wilson rendus par

 

59.              Le juge Wilson‑‑Les faits de l'espèce sont exposés d'une manière complète dans les motifs de mon collègue, le juge Lamer, et je m'abstiens de les reprendre ici.

 

60.              Pour les mêmes raisons qu'ils ont données respectivement, je suis d'accord avec mon collègue et le juge en chef Glube de la Division de première instance pour dire que cette dernière était compétente pour entendre la demande fondée sur le par. 24(1) et qu'elle a exercé à bon droit son pouvoir discrétionnaire en décidant de le faire dans les circonstances de l'espèce.

 

61.              Je conviens également avec mon collègue et avec le juge en chef Glube qu'il y a eu atteinte en l'espèce au droit d'être jugé dans un délai raisonnable que l'al. 11 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  garantit à l'appelant. Le juge en chef Glube a rejeté les accusations portées contre l'appelant pour le motif que c'était là la réparation convenable en l'espèce, mais ce faisant, elle a présumé qu'il lui était possible d'accorder plutôt une ordonnance enjoignant d'accélérer le procès. Je crois qu'elle a commis une erreur à cet égard. Je suis d'accord avec le juge Lamer pour dire qu'une conclusion qu'il y a eu violation de l'al. 11b) porte atteinte à la compétence de tout tribunal de faire subir un procès à l'accusé ou de maintenir les accusations contre lui. Pour clarifier ma position sur ce point, je tiens à souligner ce qui suit. Une demande de réparation aux termes du par. 24(1) ne peut être présentée que par la personne dont le droit garanti par l'al. 11b) a été violé. Cela ressort clairement du début du par. 24(1). Le requérant doit avoir convaincu le tribunal que le délai raisonnable mentionné dans l'article est déjà expiré. S'il n'est pas déjà expiré, l'accusé peut évidemment avoir le droit de demander une autre réparation, mais pas aux termes du par. 24(1) pour une violation de l'al. 11b). Il peut être en mesure de réclamer une autre réparation qui ne relève pas du par. 24(1), comme par exemple une ordonnance enjoignant d'accélérer son procès, si jamais le tribunal conclut, à l'égard de sa demande fondée sur le par. 24(1), que le délai raisonnable n'est pas encore expiré, mais qu'il est sur le point d'expirer. À mon avis, toutefois, ce que le tribunal ne peut faire, c'est conclure qu'il y a eu violation du droit de l'accusé, c.‑à‑d. que le délai raisonnable est déjà expiré, et persister à lui faire subir son procès. Cela aurait pour effet de le priver du droit que lui garantit l'al. 11b) sous prétexte de lui accorder une réparation pour sa violation. Il s'ensuit donc que je ne puis souscrire à l'opinion de mon collègue, le juge La Forest, qu'il peut y avoir, en vertu du par. 24(1), toute une gamme de réparations pour la violation de l'al. 11b).

 

62.              La conclusion du juge La Forest à cet égard semble fondée en partie sur le texte du par. 24(1) selon lequel le requérant peut s'adresser au tribunal "pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances". Toutefois, mon collègue oublie que le par. 24(1) est une disposition d'application générale qui peut être invoquée par toute personne dont les droits garantis par l'un ou l'autre des articles de la Charte  ont été violés. Ce qui constitue une réparation convenable pour la violation d'un droit peut ne pas convenir pour la violation d'un autre droit. Par conséquent, le par. 24(1) est nécessairement formulé de manière à conférer à un tribunal compétent un large pouvoir discrétionnaire en matière de réparation. La réparation ou les réparations, selon le cas, doivent être adaptées au droit particulier qui a été violé. Toutefois, cela ne veut pas dire que toute la gamme des réparations est utilisable pour la violation de n'importe quel droit. Pour la violation de certains droits, il se peut qu'une seule forme de réparation puisse être accordée. Pour la violation d'autres droits, il se peut qu'on ait le choix entre diverses formes de réparation. Je crois qu'une seule forme de réparation, savoir la suspension des procédures, peut être accordée aux termes du par. 24(1) dans le cas d'une perte de compétence due au fait qu'un laps de temps déraisonnable s'est écoulé avant qu'on statue sur les accusations criminelles portées contre une personne.

 

63.              L'autre facteur sur lequel s'appuie mon collègue pour affirmer qu'il peut y avoir, en vertu du par. 24(1), toute une gamme de réparations pour la violation de l'al. 11b) est son point de vue selon lequel les paramètres du droit garanti par l'al. 11b) sont fonction des formes de réparation qui peuvent être obtenues en vertu du par. 24(1). Il m'est difficile de voir comment les termes généraux du par. 24(1) peuvent être d'une quelconque utilité pour ce qui est de définir le contenu des droits énumérés dans la Charte . Mais même si le point de vue de mon collègue est correct, et je ne puis croire que c'est le cas, il doit alors être applicable également à tous les autres droits pour la violation desquels le par. 24(1) offre toute une gamme de réparations. La mention de diverses formes possibles de réparation pour déterminer s'il y a eu violation d'un droit a pour effet de rendre incertain le contenu de nos droits fondamentaux et fait en sorte qu'il devient quasi impossible, sauf après coup lorsqu'un tribunal est saisi de l'affaire, de déterminer si une violation a été commise. On devrait ajouter que plus incertain est le contenu des droits fondamentaux, plus il est difficile pour la poursuite d'assurer que ses actions sont conformes à ces droits. Je ne doute pas qu'il puisse y avoir plus d'une forme de réparation pour la violation de certains droits, mais le pouvoir discrétionnaire de la cour se limite à la réparation. J'estime qu'il ne peut, en aucun cas, s'appliquer à la question de savoir si une violation a été commise. Ce n'est pas une question de pouvoir discrétionnaire; c'est une question de droit à laquelle on ne peut répondre que par "oui" ou par "non". À mon sens, la réponse ne peut pas être "peut‑être", selon la réparation convenable.

 

64.              Je prends ici le temps de souligner que ce sont des droits, et non pas des formes de réparation, qui sont garantis par la Charte . Le contenu de ces droits ne peut pas, selon moi, dépendre du contexte de la procédure. Ce serait mettre la charrue devant les boeufs. Les réparations viennent après la violation des droits. On doit d'abord établir qu'une violation a été commise pour pouvoir passer à l'examen de la réparation à accorder. C'est la réparation qui doit être adaptée au droit, et non pas le contraire.

 

65.              Il sera sans doute difficile dans certains cas de déterminer si un laps de temps déraisonnable s'est écoulé avant qu'on fasse subir son procès à un accusé. C'est une question de degré et je suis d'accord avec mon collègue pour dire qu'en faisant cette détermination, le tribunal doit tenir compte de toutes les circonstances de l'affaire. Toutefois, les tribunaux sont bien habitués à fixer les paramètres de ce qui est raisonnable. Par exemple, ils décident si des opérations immobilières ont été menées à terme dans un délai raisonnable, si des médecins ont fait preuve de diligence raisonnable en traitant leurs patients, si des victimes de dommages ont pris des mesures raisonnables pour limiter leur préjudice. À mon avis, ils sont également capables de décider quelque chose qui se rapproche beaucoup plus de notre cas, savoir si un accusé a subi son procès dans un délai raisonnable. Dans l'affirmative, alors il n'y a pas eu de violation de l'al. 11b) et le par. 24(1) ne s'applique pas. Dans la négative, alors les conditions nécessaires à une réparation en vertu du par. 24(1) sont remplies. Mais, à mon avis, cette réparation ne peut consister à proroger le délai pour faire subir le procès. En effet, ce serait là aggraver la violation.

 

66.              évidemment, comme mon collègue le souligne, nous devons nous inquiéter si quelqu'un qui (semble‑t‑il) pourrait bien être déclaré coupable de l'infraction reprochée ne reçoit pas ce qu'il mérite, en raison d'une violation de l'al. 11b). Mais la réponse à cela consiste‑t‑elle à ne tenir aucun compte des droits de l'accusé? Ou consiste‑t‑elle plutôt à assurer le bon fonctionnement du système? Poser la question est, selon moi, y répondre.

 

67.              J'ai déjà indiqué que je suis d'accord avec le juge Lamer pour dire que l'appelant en l'espèce n'a pas été jugé dans un délai raisonnable. Toutefois, je suis en désaccord avec mon collègue sur un point qui ressort de nos motifs respectifs dans l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863. Je crois que pour évaluer si le temps pris pour statuer sur les accusations portées contre une personne constitue un délai raisonnable, le préjudice subi par l'accusé à cause du délai est très pertinent. Je ne puis accepter qu'on aborde les droits que garantit la Charte  comme s'ils étaient séparés par des cloisons étanches. Je crois que les mêmes facteurs qui sont pertinents et qui méritent d'être examinés relativement à une violation alléguée d'un certain droit peuvent également être pertinents et mériter d'être examinés relativement à la violation alléguée d'un autre droit. Affirmer le contraire pourrait bien revenir à nier à un accusé la protection complète que le droit qu'il fait valoir était destiné à assurer.

 

68.              Si le laps de temps écoulé a porté préjudice à l'appelant pour ce qui est de sa capacité de présenter une défense pleine et entière aux accusations portées contre lui, et le juge en chef Glube a conclu que c'était le cas en l'espèce, je ne vois aucune raison valable de ne pas en tenir compte pour décider si le délai était raisonnable. Toutefois, je conviens avec mon collègue qu'il peut également être pertinent à l'égard d'une violation alléguée de l'al. 11d). Mais à mon avis l'un n'empêche pas l'autre. Le fait est simplement que l'une des conséquences directes du délai peut être de préjudicier au droit à un procès équitable. Le préjudice causé au droit à un procès équitable peut évidemment avoir d'autres causes. Ce serait revenir aux "formes d'action" que d'affirmer que vous devez choisir entre l'al. 11b) et l'al. 11d) dans un cas comme la présente affaire puisque les facteurs qui se rapportent à chacun d'eux s'excluent mutuellement. C'est une conception trop restrictive pour un document constitutionnel formulé en des termes généraux.

 

69.              Je crois que le juge en chef Glube disposait d'éléments de preuve qui lui permettaient de conclure à bon droit qu'il y avait eu violation des intérêts de l'appelant en matière de liberté et de sécurité qui résultait précisément du temps pris pour statuer sur les accusations portées contre lui. Je crois que le juge en chef MacKeigan de la Nouvelle‑Écosse a commis une erreur en caractérisant la décision du juge en chef Glube de "présomption" de préjudice qui n'est appuyée par aucun élément de preuve. À mon avis, elle n'a pas "présumé" qu'il y avait préjudice ou atteinte de la manière suggérée par le juge Lamer dans l'arrêt Mills, précité. Elle a plutôt examiné la transcription des témoignages, y a trouvé des dépositions orales détaillées, a remarqué que certains événements remontaient à 1971 et que dans plusieurs cas les témoins ne pouvaient se rappeler les détails des opérations et a ensuite déduit que la capacité de l'appelant de présenter une défense pleine et entière avait été diminuée par le délai supplémentaire de onze mois. Il est vrai que si l'appelant avait été en mesure de préciser la manière exacte dont la stratégie de sa défense avait été entravée par la perte de mémoire, il lui aurait été d'autant plus facile de faire valoir le préjudice. Toutefois, il me semble que dans la mesure où les dépositions orales ont joué un rôle assez crucial dans l'affaire, un juge peut déduire que le temps écoulé a pour effet d'estomper les souvenirs, particulièrement si, comme en l'espèce, les événements sont des opérations courantes de tenue de livres qui se sont déroulées dix ans plus tôt. Je ne crois pas que l'on pouvait s'attendre à ce que l'appelant produise des éléments de preuve subjectifs d'une perte de mémoire de la part des témoins. Je crois qu'il devrait être suffisant que le juge, à l'instar du juge en chef Glube en l'espèce, évalue objectivement la perte de mémoire ou la déduise du temps écoulé et que le fardeau qui incombe à l'appelant soit limité à la démonstration que les dépositions orales constituaient un élément important de l'affaire. Je crois que l'appelant avait également la possibilité d'étayer cette demande en présentant des éléments de preuve relatifs à la nature ordinaire et banale des événements dont les témoins devaient se rappeler et à la période totale qu'ils visaient. Cela semblerait pertinent quant au poids à accorder au préjudice qu'il fait valoir.

 

70.              Je conviens avec le juge en chef Glube que la mise sous séquestre a également porté atteinte aux intérêts de l'accusé en matière de liberté et de sécurité. L'appelant a fait l'objet d'une nouvelle cotisation du Ministre le 28 mars 1980. Il a déposé un avis d'opposition à cette nouvelle cotisation peu après. Toutefois, l'examen de la nouvelle cotisation et de son opposition a été suspendu aux termes du par. 239(4) de la Loi de l'impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, chap. 148 (mod. S.C. 1970‑71‑72, chap. 63, art. 1) qui permet au Ministre de le faire lorsqu'une même question fait l'objet de poursuites criminelles. Une ordonnance du tribunal plaçant les biens de l'appelant sous séquestre a alors été obtenue en attendant la décision sur la nouvelle cotisation. Ainsi, le délai dans les procédures criminelles a causé un délai correspondant dans l'appel de la nouvelle cotisation qui à son tour a engendré un délai dans la levée de la mise sous séquestre. Dans de telles circonstances, il me semble que l'appelant a réussi à établir un lien de causalité direct entre le délai dans les procédures criminelles et la mise sous séquestre qui se poursuivait. Il a été complètement empêché d'exploiter son entreprise au cours de cette période. Je ne vois pas pourquoi les répercussions civiles des procédures criminelles ne peuvent constituer un préjudice pour l'accusé, qui résulte du délai au sens de l'al. 11b).

 

71.              Toutefois, je tiens à insister sur le point que j'ai soulevé dans mes motifs dans l'arrêt Mills, précité, savoir que l'atteinte ou le préjudice qui nous occupe aux termes de l'al. 11b) est l'atteinte ou le préjudice qui découle du temps pris pour traiter ou régler les accusations portées contre un accusé et non l'atteinte ou le préjudice qui découle du fait qu'il a été inculpé. Le préjudice qui découle du fait d'être accusé d'une infraction criminelle est subi même lorsque l'accusé est jugé dans un délai raisonnable. Cela est, pour ainsi dire, inhérent au système lui‑même. Toutefois, je suis d'accord avec le juge Lamer pour dire que ce préjudice doit être réduit au minimum en statuant promptement sur les accusations portées contre l'accusé. Si cela n'est pas fait, alors le degré de préjudice subi excédera celui qui est nécessairement accessoire au système et sera directement attribuable au délai au sens de l'al. 11b).

 

72.              Voici une brève observation sur la renonciation à invoquer le délai. Je serais d'avis que, dans le contexte d'un délai causé par un juge, il n'est pas juste de présumer la renonciation en fonction d'un consentement à l'ajournement de l'affaire par le juge qui la préside par opposition au consentement à une demande d'ajournement faite par le ministère public. Il est évident qu'en l'espèce la défense a été empêchée de demander un mandamus et je crois que, en général, la défense est dans une position très délicate lorsqu'il s'agit de se plaindre du déroulement d'un procès. Par conséquent, on ne devrait pas, à mon avis, présumer qu'il y a eu renonciation lorsqu'un avocat a consenti à un ajournement demandé par le juge, ce qui est le cas en l'espèce.

 

73.              Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler l'ordonnance de la Cour d'appel de la Nouvelle‑Écosse et d'ordonner la suspension des procédures engagées contre l'appelant.

 

Version française des motifs des juges McIntyre et La Forest rendus par

 

74.              Le juge La Forest‑‑La question soulevée en l'espèce est de savoir si le juge d'une cour supérieure a exercé à bon droit sa compétence en rejetant les accusations portées contre l'accusé en raison du délai déraisonnable causé par le juge du procès. L'espèce soulève d'abord la question de la portée et de la nature du droit constitutionnel d'être jugé dans un délai raisonnable que garantit à une personne inculpée d'une infraction l'al. 11 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés , et ensuite celle de la nature de la réparation à accorder pour la violation de ce droit. L'espèce soulève également la question préliminaire de savoir si le juge de la cour supérieure a exercé à bon droit son pouvoir discrétionnaire d'accorder à l'appelant une réparation en vertu du par. 24(1)  de la Charte .

 

75.              Les dispositions pertinentes de la Charte  sont les suivantes:

 

                   11. Tout inculpé a le droit:

 

                                                                    ...

 

b) d'être jugé dans un délai raisonnable;

 

                   24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

 

76.              Pour les motifs qui suivent, je suis d'avis que le temps pris pour juger l'appelant en l'espèce est nettement déraisonnable, que le juge de la cour supérieure a exercé à bon droit sa compétence en accordant une réparation en vertu du par. 24(1) et que, dans les circonstances, elle a également exercé à bon droit son pouvoir discrétionnaire en rejetant les accusations.

 

Les faits

 

77.              À la suite d'une enquête ouverte en mai 1978, on a porté contre l'appelant, en septembre 1981, en vertu des al. 239(1)a) et d) de la Loi de l'impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, chap. 148 (mod. S.C. 1970‑71‑72, chap. 63, art. 1), un chef d'accusation d'avoir volontairement éludé le paiement d'impôts s'élevant à 129 665,22 $ et six chefs d'accusation d'avoir fait des déclarations d'impôt fausses ou trompeuses. Quelques mois avant d'être inculpé, le 9 janvier 1981, tous ses biens et l'ensemble de son actif et ceux de ses sociétés affiliées ont été mis sous séquestre, une situation qui, si je comprends bien, prévaut toujours. Le procès a commencé devant le juge McIntyre de la Cour provinciale de la Nouvelle‑Écosse en mars 1982 et le dernier témoin de la poursuite a été entendu en décembre 1982. À cette époque, la défense a demandé un verdict imposé rejetant l'action.

 

78.              Les arguments concernant la requête en rejet ont été entendus le 13 décembre 1982 et les procédures ont alors été ajournées au 21 janvier 1983 afin de permettre au juge de rendre une décision. Toutefois, le juge McIntyre n'était pas prêt à rendre une décision à cette date et l'affaire a de nouveau été ajournée. En fait, avant que l'avocat de la défense ne commence à protester, il y a eu quatorze autres ajournements, tous à la demande du juge et auxquels on a demandé à l'appelant de comparaître afin de maintenir la compétence du juge. Il s'était écoulé environ neuf mois depuis le dépôt de la requête.

 

79.              Le 13 septembre 1983, l'avocat de la défense a adressé à l'avocat de la poursuite une lettre dans laquelle il insistait pour qu'il demande au juge de rendre une décision, puisqu'il n'était pas approprié pour lui de le faire. En conséquence, le 15 septembre, l'avocat de la poursuite a déposé devant le juge McIntyre une requête concernant le délai et s'est vu promettre une décision pour le 30 septembre. Le 28 septembre toutefois, le juge a ordonné un nouvel ajournement au 14 octobre. En réponse à cela, l'avocat de la défense a de nouveau écrit à l'avocat de la poursuite le 29 septembre, pour lui demander de retirer les accusations portées contre l'appelant. Il se disait choqué d'apprendre que cette affaire avait été ajournée encore une fois, obligeant ainsi M. Rahey à comparaître pour la dix‑neuvième fois. Il a donc soutenu que les procédures avaient duré trop longtemps, qu'elles avaient été totalement injustes pour l'accusé et qu'elles violaient ses droits constitutionnels. Il demandait donc à la poursuite de retirer les accusations. Cette demande a été réitérée le 19 octobre, après que le juge eut encore une fois ajourné les procédures, cette fois au 28 octobre. Le 24 octobre, la poursuite a répondu. Elle a refusé de retirer les accusations, mais a promis de demander un mandamus si une décision n'était pas rendue le 28 octobre. Lorsque les procédures ont de nouveau été ajournées au 18 novembre, l'avocat de la défense a écrit à la poursuite le 28 octobre et le 31 octobre pour lui demander encore une fois de retirer les accusations. La poursuite a plutôt déposé, le 1er novembre, une requête en obtention d'un mandamus à présenter le 18 novembre. En réponse à cela, l'avocat de la défense a présenté le 14 novembre devant la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse une demande fondée sur l'al. 11 b )  et le par. 24(1)  de la Charte  en vue d'obtenir le rejet des accusations.

 

80.              Le jour suivant, le 15 novembre 1983, le juge McIntyre a finalement rendu une décision dans laquelle la requête en obtention d'un verdict imposé était rejetée. Après un bref examen de la preuve, il a conclu:

 

[TRADUCTION]  La cour estime qu'on a présenté une preuve suffisante pour que l'accusé soit tenu de répondre aux accusations portées contre lui.

 

81.              Alors en résumé, la décision du juge McIntyre sur la requête en verdict imposé a été reportée dix‑neuf fois en onze mois. Pendant neuf de ces mois, l'avocat de la défense n'a soulevé aucune objection au retard. Le 13 septembre, toutefois, il a enfin demandé qu'une décision soit rendue. Comme la décision se faisait attendre, il a insisté pour que la poursuite retire les accusations, d'abord le 29 septembre, puis les 19, 28 et 31 octobre. Le 14 novembre, alors que le tribunal était saisi de la demande de mandamus de la poursuite, l'avocat de la défense a demandé le retrait des accusations en se fondant sur le par. 24(1)  de la Charte . Ce qui était contesté était le temps que le juge McIntyre a pris, entre décembre 1982 et novembre 1983, pour arriver à une décision.

 

Les tribunaux d'instance inférieure

 

82.              À la suite d'une demande d'examen fondée sur la Charte  (1983), 9 C.C.C. (3d) 385, 61 N.S.R. (2d) 385, 133 A.P.R. 385, le juge en chef Glube de la Division de première instance a conclu qu'elle était un tribunal compétent au sens du par. 24(1) puisque, compte tenu des circonstances, il n'aurait pas été approprié de présenter la demande au juge de la Cour provinciale. Comme elle l'affirme:

 

[TRADUCTION]  ... en règle générale, il est préférable que de telles demandes soient adressées au tribunal saisi de l'affaire, mais, étant donné les faits et les circonstances de la présente affaire, je conclus qu'il s'agit d'un cas inhabituel ou spécial en raison du temps pris pour prononcer la décision sur le verdict imposé, et c'est donc à juste titre que la demande a été présentée à la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse.

 

83.              Elle a ensuite examiné la question du délai déraisonnable en fonction des quatre facteurs énoncés dans l'arrêt Barker v. Wingo, 407 U.S. 514 (1972), savoir la durée du délai, la raison du délai, la revendication par l'accusé de son droit et le préjudice qui lui est causé. En ce qui concerne la durée du délai et les raisons de celui‑ci, elle a conclu que, compte tenu de la nature de la décision qu'on avait demandé au juge du procès de rendre, le délai était [TRADUCTION]  "honteux, démesuré et déraisonnable". Elle a fait remarquer que l'avocat de la défense avait tout au long du procès agi de manière à accélérer les procédures et que son omission de s'opposer à toutes les étapes au cours du délai de onze mois ne devrait pas jouer au détriment de l'accusé. Par conséquent, elle a admis que l'accusé avait suffisamment fait valoir son droit. Finalement, elle a conclu que le délai causé par le juge avait nui gravement à l'accusé, tant sur le plan de sa capacité de présenter une défense que sur celui de sa capacité d'exploiter son commerce pendant la durée du séquestre. À son avis, il ne s'agissait pas d'un cas où il convenait simplement d'accélérer le procès. Selon le juge en chef Glube, la seule réparation convenable eu égard aux circonstances consistait à rejeter les accusations, ce qu'elle a fait.

 

84.              Un appel a alors été interjeté devant la Cour d'appel de la Nouvelle‑Écosse (1984), 13 C.C.C. (3d) 297, 63 N.S.R. (2d) 275, 141 A.P.R. 275, 11 C.R.R. 272. Je devrais peut‑être souligner qu'il n'y aurait pas de droit d'appel en vertu de la Charte  pour les motifs donnés par cette Cour à la majorité dans l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863. Toutefois, en vertu de l'al. 605(1) a) du Code criminel , le ministère public peut interjeter appel contre tout "jugement ou verdict d'acquittement", ce qui s'appliquerait à la présente situation: voir R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128.

 

85.              Après avoir conclu que le juge en chef Glube constituait un tribunal compétent, le juge en chef MacKeigan de la Nouvelle‑Écosse (à l'avis duquel ont souscrit les juges Jones, Morrison, Macdonald et Pace) a évalué lui‑même le caractère raisonnable du délai causé par le juge McIntyre en fonction des quatre facteurs énoncés dans l'arrêt Barker v. Wingo, précité. Il a convenu que le juge avait été scandaleusement lent à arriver à une conclusion. Toutefois, il a conclu que la preuve de l'existence d'un préjudice n'était pas substantielle et revêtait un caractère purement spéculatif:

 

                   [TRADUCTION]  Ni le dossier ni les observations faites par l'intimé au procès et en appel ne révèlent quels témoins pourraient maintenant être cités ou quelle sorte de témoignages ils auraient pu donner qui risqueraient maintenant d'être compromis par des trous de mémoire. Je ne puis voir aucune preuve [qu'on] a subi ou subira vraisemblablement un préjudice réel ou concret...

 

Par conséquent, le juge en chef MacKeigan a accueilli l'appel et a ordonné que le procès suive son cours sans examiner la question de la renonciation.

 

Compétence

 

86.              Il convient en premier lieu d'examiner la question préliminaire de la compétence du juge en chef Glube. Comme je l'ai indiqué dans l'arrêt Mills, précité, je fais mienne l'opinion de mes collègues que, dans la mesure du possible, les questions de délais déraisonnables devraient être traitées par le juge du procès. Après tout, celui‑ci est mieux en mesure d'examiner toutes les circonstances du délai et dispose de la gamme la plus étendue de réparations en matière criminelle, y compris, par exemple, la réduction de la peine.

 

87.              Toutefois, comme je l'ai également indiqué dans l'arrêt Mills, il doit toujours y avoir un tribunal compétent auquel on peut s'adresser pour déterminer s'il y a eu violation du droit constitutionnel d'un accusé d'être jugé dans un délai raisonnable. Tout comme il ne peut y avoir de droit sans réparation, il ne peut y avoir de réparation sans tribunal pour l'appliquer de manière efficace. Par conséquent, lorsqu'aucun autre tribunal n'est saisi de l'affaire ou lorsque le tribunal ainsi saisi n'est pas en mesure d'accorder une réparation efficace, la cour supérieure de la province peut exercer sa compétence. De toute évidence, tel est le cas en l'espèce. La plainte vise ici le délai causé par le juge du procès lui‑même, de sorte que sa capacité d'évaluer la réparation juste et convenable dans les circonstances est de toute évidence diminuée.

 

88.              Dans l'arrêt Mills, j'ai également souligné que, puisque le juge du procès est, en règle générale, mieux placé pour traiter des questions de délais déraisonnables, le juge d'une cour supérieure devrait habituellement limiter sa compétence à la réparation des délais existants et ne pas tenter de remédier à des délais antérieurs. Toutefois, dans des cas exceptionnels, le délai est de nature à commander l'interruption des procédures. Encore une fois, le rôle du juge du procès en ce qui a trait au délai peut faire en sorte qu'il ne soit pas convenable pour lui d'en traiter. Dans de tels cas, il est non seulement convenable mais essentiel que le juge de la cour supérieure accorde une réparation si l'on veut que les droits garantis par la Charte  soient entièrement protégés.

 

89.              En l'espèce, on pourrait peut‑être soutenir, bien que la poursuite n'ait pas choisi de le faire, que le juge en chef Glube n'aurait pas dû exercer son pouvoir discrétionnaire d'accorder une réparation en vertu de la Charte  après que le juge McIntyre eut finalement rendu sa décision. Il me semble y avoir deux réponses à cela. D'abord, après dix‑neuf ajournements, il se peut bien que les droits de l'accusé aient été violés au point qu'il ne soit possible de remédier à cette situation que par le retrait des accusations, comme l'a conclu en fait le juge en chef Glube. Ensuite, et qui plus est, alors que le juge du procès était lui‑même non seulement mêlé à la violation alléguée du droit constitutionnel de l'accusé mais entièrement responsable de celle‑ci, il aurait été tout à fait mal à propos pour lui de siéger à titre de juge dans ce qui en fait était sa propre cause. Par conséquent, je suis d'avis que c'est tout à fait à bon droit que le juge en chef Glube a exercé son pouvoir discrétionnaire d'accorder une réparation aux termes du par. 24(1), malgré le fait que le délai reproché n'existait plus.

 

90.              Je ne crois pas non plus que la capacité de l'appelant de chercher à obtenir de la cour supérieure une réparation aux termes de la Charte  aurait dû être limitée par le fait qu'il aurait été possible de remédier au préjudice dont il se plaignait au moyen d'une ordonnance de mandamus contre le juge du procès. En général, il n'y a aucune raison pour laquelle l'existence d'un bref de prérogative devrait empêcher un accusé d'obtenir une réparation constitutionnelle convenable. Le mandamus est par définition une mesure de redressement limitée et constitue donc un recours trop restreint pour une personne qui croit qu'il y a eu atteinte aux droits que lui garantit la Charte  et qui, en conséquence, a droit à toute la gamme de réparations que prévoit le par. 24(1). En outre, si, comme je l'ai indiqué, les droits de l'accusé avaient été violés au point qu'il ne soit possible d'y remédier que par le retrait des accusations, le mandamus constituerait un redressement non seulement trop restreint mais tout à fait mal choisi.

 

91.              Par conséquent, bien que le défaut de l'accusé de chercher à obtenir un mandamus ou une réparation prévue par la Charte  à une étape antérieure puisse en fin de compte avoir une importance à l'égard de la question de son consentement ou de son acquiescement au retard, il n'était pas déplacé pour le juge de la cour supérieure d'exercer son pouvoir discrétionnaire d'offrir une réparation aux termes du par. 24(1)  de la Charte .

 

La portée de l'al. 11b)

 

92.              L'alinéa 11 b )  de la Charte  garantit à tout inculpé le droit "d'être jugé dans un délai raisonnable". Une question préliminaire, soulevée devant la Cour d'appel, mais qui n'a pas été abordée par l'intimée en l'espèce, est de savoir si ce droit est simplement le droit d'être cité à procès dans un délai raisonnable ou si le droit vise le procès lui‑même et a ainsi pour effet d'assurer qu'une décision soit rendue rapidement. Selon la première interprétation, l'al. 11b) est associé aux intérêts antérieurs au procès et la protection de la position de l'accusé au procès relèverait d'autres dispositions de la Charte , comme l'al. 11d) qui exige la tenue d'un procès équitable. Par contre, la dernière interprétation est fondée sur une analyse moins compartimentée de la Charte , qui admet un chevauchement possible entre les questions de délai et de procès équitable, de même que sur une reconnaissance pratique du fait que toute atteinte aux intérêts d'un accusé engendrée par un délai se termine non pas avec le procès mais avec la décision. Comme le juge Brennan l'affirme dans Dickey v. Florida, 398 U.S. 30 (1970), à la p. 45, note 7:

 

                   [TRADUCTION]  Quel que soit le moment où le retard [ . . . ] se produit, l'accusé peut subir les peines et les désavantages d'une poursuite prolongée. Il continue de puiser dans ses réserves de ressources émotionnelles et financières. Sa capacité de se défendre lui‑même peut être diminuée.

 

93.              Il me semble que toute ambigu"<ité dans le texte anglais de la Charte  à cet égard est écartée par la version française dont voici le texte:

 

                   11. Tout inculpé a le droit:

 

                                                                    ...

 

bd'être jugé dans un délai raisonnable; [C'est moi qui souligne.]

 

Bien que le terme "jugé" puisse signifier en anglais "tried" de même que "judged", il ne signifie pas "tried" dans le sens de "brought to trial", qui correspondrait plus justement à l'expression "subir son procès". Il signifie plutôt en anglais "tried" dans le sens de "adjudicated" et vise donc clairement la conduite adoptée par un juge en rendant sa décision.

 

94.              Cette conclusion est appuyée jusqu'à un certain point par la décision de la Cour européenne des Droits de l'Homme dans l'affaire "Wemhoff", arrêt du 27 juin 1968, série A, no 7. Le paragraphe 5(3) de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 223, prévoit que "Toute personne arrêtée ou détenue [ . . . ] a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure." Comme la Charte , la version française de la Convention exprime ce droit au moyen du terme "jugée", que la Cour européenne a interprété dans l'arrêt Wemhoff comme désignant l'issue du procès. Elle a donc conclu que la protection offerte par cette disposition visait "le procès et non pas le début du procès" (p. 23).

 

95.              Outre ce qui peut se dégager d'une analyse grammaticale du texte de l'al. 11b) et des dispositions analogues, il me semble toutefois évident que les tribunaux, à titre de gardiens des principes enchâssés dans la Charte , doivent eux‑mêmes être assujettis à l'examen que prévoit la Charte  dans l'exécution de leurs fonctions. À mon avis, le fait que le délai en l'espèce a été causé par le juge lui‑même le rend encore plus inacceptable à la fois pour l'accusé et pour la société en général. Le fait d'être cité rapidement à son procès constituerait une maigre consolation pour un accusé si le procès lui‑même pouvait être prolongé indéfiniment par le juge. La question du délai doit pouvoir être évaluée à tous les stades d'une instance criminelle, depuis le dépôt de l'accusation jusqu'au prononcé du jugement au procès. Il était donc tout à fait convenable que le juge en chef Glube examine la question de savoir si la décision du juge McIntyre avait été rendue dans un délai raisonnable. Il n'est pas nécessaire d'ajouter quoi que ce soit au sujet du délai antérieur à l'accusation ou du délai en appel.

 

96.              Je devrais peut‑être ajouter que je fais mienne l'opinion du juge Wilson dans l'arrêt Mills selon laquelle il est essentiel d'établir une distinction entre l'atteinte aux intérêts de l'accusé qui découle de l'accusation elle‑même et l'atteinte qui peut découler du temps pris pour instruire cette accusation. Dans la mesure où le délai entre l'inculpation et le prononcé du jugement ne peut pas vraiment être évité, on peut dire qu'il découle simplement du fait de l'accusation. Dans un tel cas, il ne peut par définition être question de délai déraisonnable puisqu'il n'aurait pu être réduit sans abandonner la poursuite. Tout préjudice subi par l'accusé au cours de cette période, quelque grave qu'il puisse être, est fonction de l'accusation. Il ne dépend pas du délai et par conséquent on ne peut y remédier aux termes de l'al. 11b). Dans l'analyse de toute demande fondée sur l'al. 11b), il faut donc faire abstraction du délai inhérent à l'affaire, ainsi que de tout inconvénient qui en découle pour l'accusé. Il va de soi évidemment que les tribunaux, qui sont tenus de maintenir le droit de l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable doivent examiner soigneusement tout délai qui, allègue‑t‑on, est ou était inévitable.

 

Corrélation entre le droit et la réparation

 

97.              Le concept de la tenue d'un procès dans un délai raisonnable est loin d'être nouveau. En fait, il s'agit de l'un de nos plus anciens droits garantis par la loi, quoique traditionnellement il s'agisse de l'un de ceux qui sont protégés le moins adéquatement. Ses origines remontent au moins à la Magna Carta de 1215, dans laquelle, à l'article 40, le roi Jean a pris l'engagement suivant:

 

[TRADUCTION]  À aucun nous ne vendrons, à aucun nous ne refuserons ni différerons droit ou justice. [C'est moi qui souligne.]

 

Cette promesse a été réitérée dix ans plus tard par le fils du roi Jean, Henri III, dans les termes qui se trouvent maintenant dans les premiers recueils de lois anglaises:

 

[TRADUCTION]  La justice ou le droit ne sera ni vendu, ni interdit, ni différé à l'égard de personne. (9 Hen. III, chap. 29, art. 2) [C'est moi qui souligne.]

 

98.              Toutefois le grand défaut de la Magna Carta réside dans le fait qu'elle ne prévoit pas de mécanismes adéquats pour appliquer les droits qu'elle est censée garantir. Le seul redressement qu'elle établissait pour la violation de ses conditions était le droit de saisir les possessions du Roi, un recours qui, il va sans dire, est de peu d'utilité pour assurer la tenue d'un procès dans un délai raisonnable. En pratique, le moyen le plus efficace pour appliquer le droit à un procès sans délai garanti par la Magna Carta était le bref d'habeas corpus de common law, mais ce recours, même amélioré par l'Habeas Corpus Act de 1679, 31 Cha. II, chap. 2 (Angl.), comportait également de graves restrictions en tant que recours visant à garantir la tenue d'un procès dans un délai raisonnable. Il ne s'applique qu'à ce qui constitue aujourd'hui des actes criminels et seulement à un accusé qui a été incarcéré. En vertu de ce bref, il incombe à l'accusé de faire valoir son droit et il ne fait rien de plus que lui garantir la mise en liberté sous caution ou, en fin de compte, la libération sous toutes réserves du droit de la poursuite de déposer une autre dénonciation. Somme toute, il garantit vraiment la liberté plutôt que la tenue d'un procès sans délai, comme l'indique clairement le titre de la loi de la Nouvelle‑Écosse qui maintient le bref; voir Liberty of the Subject Act, R.S.N.S. 1967, chap. 164. Le bref ne fait rien pour empêcher qu'un procès soit retardé indéfiniment dans la mesure où l'accusé est en liberté.

 

99.              La garantie générale de la Magna Carta se retrouve également dans le Code criminel  qui crée certains mécanismes visant à assurer que les procès se déroulent dans un délai raisonnable. Ainsi, le par. 738(1) du Code, la disposition pertinente en l'espèce, prévoit qu'une fois le procès commencé, il ne peut y avoir d'ajournement de plus de huit jours sans le consentement des deux parties. Théoriquement alors, en refusant de consentir, un accusé peut au moins assurer que son procès ne sera jamais retardé pour plus de huit jours à la fois.

 

100.            Mais en pratique, le consentement de l'accusé au délai peut simplement être pro forma. Lorsque, comme en l'espèce, l'ajournement est demandé par un juge qui a devant lui une requête de l'accusé en obtention d'un verdict imposé, l'accusé n'a en fait d'autre choix que d'accepter. Ainsi, outre le problème des ajournements multiples, la disposition du Code criminel  ne garantit pas qu'un ajournement donné n'engendrera pas un délai déraisonnable. Comme l'habeas corpus, elle ne vaut pas la promesse faite dans la Magna Carta.

 

101.            Aussi général que puisse être l'énoncé de la common law en ce qui a trait au droit d'être jugé dans un délai raisonnable, les formes de réparation qui peuvent être obtenues pour la violation de ce droit sont souvent insatisfaisantes dans la mesure où le droit a, en pratique, été largement laissé sans protection. En fait, certains tribunaux sont même allés jusqu'à laisser entendre que la common law ne prévoit aucun droit de subir son procès dans un délai raisonnable; voir R. v. Cameron, [1982] 6 W.W.R. 270 (B.R. Alb.), à la p. 272.

 

102.            Ce qui distingue la Charte de cette tradition, c'est non seulement l'expression constitutionnelle du droit, un droit qui, après tout, est connu en common law depuis plus de 750 ans, mais également la nature générale et souple de la réparation qu'elle prévoit pour sa violation. En d'autres termes, c'est non seulement le fait que le droit est enchâssé dans la Constitution qui nous oblige à l'examiner à nouveau, mais c'est qu'il a été réaffirmé dans le contexte d'un mécanisme de procédure entièrement nouveau, qui était évidemment destiné à être utilisé avec souplesse et imagination. Par conséquent, les tribunaux ne peuvent plus considérer que les formes de réparation existantes définissent la portée du droit. En effet, la Charte  situe la garantie de la tenue d'un procès dans un délai raisonnable dans un contexte de procédure qui permet aux tribunaux de lui donner tout son sens pour la première fois.

 

103.            En tentant de relever ce défi particulier, les tribunaux ne peuvent, à mon avis, tirer que peu d'appui de la jurisprudence américaine dont l'utilité dans ce domaine précis est limitée par son opinion restreinte du redressement disponible dans le cas d'un procès retardé. Le Sixième amendement de la Constitution des états‑Unis qui s'inspire des traditions anglaises (voir Klopfer v. North Carolina, 386 U.S. 213 (1967), aux pp. 223 à 225), prévoit que [TRADUCTION]  "Dans toutes les poursuites criminelles, l'accusé aura droit à un jugement prompt et public". Ce droit a été énoncé de manière claire et persuasive par la Cour suprême des états‑Unis, d'abord par le juge Brennan, dans les motifs concordants qu'il a rédigés dans l'arrêt Dickey v. Florida, précité, et par la suite d'une manière quelque peu différente par le juge Powell qui a rédigé l'opinion de toute la Cour dans l'arrêt Barker v. Wingo, précité. Dans ce dernier arrêt, la cour a identifié quatre facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer s'il y a eu violation du droit d'être jugé avec célérité: la durée du délai, la raison du délai, la revendication par l'accusé de son droit et le préjudice qui lui est causé (p. 530).

 

104.            Le point de vue adopté dans l'arrêt Barker v. Wingo a été largement appuyé par un grand nombre de tribunaux canadiens qui étaient appelés à appliquer l'al. 11b), y compris la Cour d'appel de la Nouvelle‑Écosse en l'espèce. Je reconnais que le travail accompli par les tribunaux américains pour dégager les facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer si un délai est déraisonnable peut être utile. Toutefois, je tiens à souligner qu'il ne faut pas considérer que ces facteurs sont exhaustifs. La cour dans l'arrêt Barker v. Wingo a simplement énoncé ces facteurs comme étant parmi les plus importants pour évaluer le caractère raisonnable du délai. Je suis d'accord avec cette façon de procéder. La question de savoir si une chose est raisonnable ou déraisonnable doit toujours dépendre de toutes les circonstances.

 

105.            Toutefois, il y a un autre point sur lequel on devrait insister en évaluant l'expérience américaine dont, à mon avis, certains de nos tribunaux n'ont pas suffisamment tenu compte, savoir, le contexte de réparation dans lequel la Cour suprême des états‑Unis a défini le droit à la tenue d'un procès sans délai. Dans l'arrêt Barker lui‑même, la cour a souligné que le rejet de l'accusation constituait [TRADUCTION]  "la seule réparation possible" dans le cas d'un procès qui avait été retardé de manière déraisonnable (p. 522), ce qu'elle a affirmé de nouveau un an plus tard dans l'arrêt Strunk v. United States, 412 U.S. 434 (1973), à la p. 440. Ce faisant, elle a nécessairement permis que sa perception de la réparation convenable façonne son opinion quant à la nature du droit et a plus ou moins assuré que les tribunaux d'instance inférieure adoptent une position hostile à son égard. L'idée que de dangereux criminels soient remis en liberté sourit à peu de juges. Comme l'a souligné le professeur Amsterdam:

 

[TRADUCTION]  ... l'idée que des personnes déclarées coupables d'actes criminels graves puissent se voir accorder l'immunité ou être remises en liberté répugne tout à fait aux juges et ceux‑ci ont, en conséquence, jugé que des délais scandaleusement longs ne portaient pas "atteinte" au Sixième amendement. L'amendement a donc été complètement déformé et dénaturé en le faisant passer d'une garantie que tous les accusés seront jugés avec célérité, à une aubaine en matière d'immunité criminelle pour quelques rares accusés à l'égard desquels le défaut universel de nos tribunaux d'assurer la tenue de procès sans délai a atteint des proportions particulièrement alarmantes.

 

(Voir Anthony G. Amsterdam, "Speedy Criminal Trial: Rights and Remedies" (1975), 27 Stan. L. Rev. 525, à la p. 539.)

 

Le point de vue du professeur Amsterdam a été adopté au Canada par le professeur Hogg; voir Peter Hogg, Constitutional Law of Canada (2nd ed. 1985), à la p. 764.

 

106.            Les résultats obtenus en Cour suprême des états‑Unis ne diminuent en rien ces préoccupations. Dans l'arrêt Barker, la cour a approuvé un délai de cinq ans et, dans United States v. Loud Hawk, 106 S. Ct. 648 (1986), elle en a approuvé un de sept ans et demi. En pratique, de tels résultats font que le droit perd tout son sens pour la plupart des accusés.

 

107.            La préoccupation des juges à cet égard a été reprise par les juristes, qui ont proposé leurs propres moyens pour limiter le droit. Voici ce qu'un auteur dit à ce sujet:

 

[TRADUCTION]  Le danger que des coupables soient libérés inconditionnellement dans la société est une possibilité qui ne peut être écartée à la légère. La société est justifiée de chercher à obtenir une certaine assurance que son intérêt légitime à ce que les coupables comparaissent en justice ne soit pas indûment contourné. Par conséquent, les tribunaux sont justifiés d'établir certaines restrictions au droit du particulier d'être protégé contre des délais qui peuvent être évités dans les procédures criminelles.

 

(Voir Alan A. Schneider, "The Right to a Speedy Trial" (1968), 20 Stan. L. Rev. 476, à la p. 498.)

 

Il propose également qu'aucun délai ne soit jugé inconstitutionnel à moins d'avoir engendré une possibilité raisonnable de préjudice envers l'accusé; voir également Note, "Dismissal of the Indictment as a Remedy for Denial of the Right to Speedy Trial" (1955), 64 Yale L.J. 1208, à la p. 1211.

 

108.            Je ne comprends pas pourquoi nous devrions suivre les précédents américains alors que ceux‑ci ont amené les juges à éviter de corriger des délais déraisonnables et les juristes à se précipiter pour trouver des moyens de restreindre l'application de la seule réparation qui existe, particulièrement lorsque la Charte  prévoit expressément une réparation souple pour éviter ces conséquences. Bien qu'il soit naturel et même souhaitable que les tribunaux canadiens renvoient à la jurisprudence constitutionnelle américaine pour chercher à dégager le sens des garanties prévues par la Charte  qui ont leurs équivalents dans la Constitution des états‑Unis, ils devraient prendre soin de ne pas établir trop rapidement un parallèle entre des constitutions établies dans des pays différents à des époques différentes et dans des circonstances très différentes, compte tenu particulièrement des répercussions importantes de l'article premier et du par. 24(1)  de la Charte . La pensée juridique canadienne s'est fondée à maintes reprises dans le passé sur celle des Britanniques; la Charte  ne constituera pas un signe de notre maturité nationale si elle devient simplement une excuse pour adopter un autre modèle de pensée. La jurisprudence américaine, tout comme la jurisprudence britannique, doit être considérée comme un outil et non comme un maître à penser.

 

109.            Comme je l'ai indiqué dans l'arrêt Mills (pp. 973 à 976), je ne partage pas l'opinion selon laquelle il ne peut y avoir qu'une seule réparation pour l'accusé dont le procès n'a pas été tenu dans un délai raisonnable. Le caractère raisonnable est un concept souple et un délai peut être plus ou moins déraisonnable compte tenu de toutes les circonstances. Alors la réparation doit être adaptée en conséquence. Je ne puis admettre que des délais puissent être jugés entièrement raisonnables un jour de manière à priver un accusé de toute réparation en vertu de la Charte , et tout à fait déraisonnables le jour suivant au point que le procès doive être interrompu. Le mandat donné aux tribunaux aux termes du par. 24(1)  de la Charte  est d'accorder, pour le délai causé, une réparation qui soit convenable et juste eu égard aux circonstances. Ce mandat est incompatible avec la notion portant qu'en matière criminelle il ne peut y avoir qu'une seule réparation pour une violation de l'al. 11b). Il s'agit là de l'opinion de la Cour à la majorité dans l'arrêt Mills. Voici ce que le juge McIntyre, s'exprimant également au nom des juges Beetz et Chouinard, affirme aux pp. 965 et 966:

 

...le par. 24(1) [ . . .  prévoit] que l'appelant peut obtenir la réparation que le tribunal estime "convenable et juste eu égard aux circonstances". Il est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu. Ce large pouvoir discrétionnaire n'est tout simplement pas réductible à une espèce de formule obligatoire d'application générale à tous les cas, et les tribunaux d'appel ne sont nullement autorisés à s'approprier ce large pouvoir discrétionnaire ni à en restreindre la portée. Aucun tribunal ne peut dire par exemple que la suspension d'instance conviendra toujours dans un certain type de cas. Certes, il y aura des affaires où le juge du procès pourra fort bien conclure que la suspension d'instance constitue la réparation appropriée, mais les circonstances varieront de façon infinie d'un cas à l'autre et la réparation accordée variera en conséquence.

 

La notion selon laquelle la suspension d'instance constitue la seule réparation paraît découler de l'idée que le délai déraisonnable soulève une question de compétence. Cette conception a également été examinée à fond et rejetée par la Cour à la majorité dans l'arrêt Mills, précité. Voici ce qu'affirme le juge McIntyre aux pp. 964 et 965:

 

                   Il a été prétendu dans certaines revues juridiques que toute violation d'un droit garanti par la Charte  soulève une question de compétence: [ . . . ] D'autres auteurs ont exprimé le point de vue contraire: [ . . . ] Si je comprends bien l'argument, lorsqu'on conclut qu'il y a eu un délai déraisonnable dans la poursuite de quelqu'un pour une infraction, le tribunal saisi de l'affaire se verra de ce fait privé de compétence pour aller de l'avant dans l'instruction, ce qui mettra fin aux poursuites. Je rejette cette thèse. Le paragraphe 24(1)  de la Charte  porte clairement que la victime d'une violation ou d'une négation d'un droit conféré par la Charte  peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances. Cette disposition ne précise pas la nature de la réparation ni n'exclut toute autre participation du tribunal dans l'affaire. Le tribunal est autorisé à donner une réparation appropriée. Ce ne sont pas des termes dont on peut déduire que chaque atteinte à un droit dans le cadre de poursuites judiciaires entraîne inévitablement la perte de compétence de la juridiction de première instance. Tant s'en faut, car les termes employés investissent le tribunal du pouvoir de rectifier la situation. Si l'on retenait cet argument relatif à la compétence, on se trouverait à autoriser un résultat particulier dans chaque cas et à empêcher l'exercice du pouvoir discrétionnaire que confère le par. 24(1) d'accorder la réparation appropriée. À mon sens, une atteinte à un droit garanti par la Charte  ne suffit pas en soi pour entraîner une erreur de compétence, et je ne vois rien qui permet de conclure que certaines violations de la Charte  touchent à la compétence alors que d'autres ne le font pas.

 

Quant à moi, j'affirme à la p. 973:

 

                   Quel que soit le juge qui exerce sa compétence en vertu du par. 24(1)  de la Charte , que ce soit le juge du procès ou une juridiction de degré supérieur, je ne crois pas que ses pouvoirs de redressement en cas de délai se limitent à la suspension des procédures. Je n'estime pas non plus qu'un délai déraisonnable soulève une question de compétence. Le paragraphe 24(1) établit expressément le caractère discrétionnaire du pouvoir d'accorder une réparation pour la violation d'un droit conféré par la Charte . En effet, un tribunal compétent peut accorder la réparation qu'il estime convenable et juste eu égard aux circonstances. Pour qualifier un délai déraisonnable de question de compétence et faire de la suspension des procédures l'unique solution ouverte aux tribunaux, on doit non seulement récrire le par. 24(1) mais aussi donner au droit conféré par l'al. 11b) prééminence sur les autres droits conférés par la Charte , ce qui, selon moi, n'est justifié ni par les termes de la Charte  ni par les valeurs reçues de notre société.

 

110.            Je pourrais conclure en faisant remarquer qu'un grand nombre des facteurs pris en considération pour déterminer si le délai était déraisonnable peuvent également aider à déterminer la réparation convenable. Ainsi, il convient d'examiner la durée du délai en l'espèce. Cela aura pour effet d'éviter les conséquences graves qui sont inhérentes à la décision portant qu'un délai est déraisonnable par opposition à un délai qui est simplement sur le point de l'être. Le motif du délai est également pertinent. Il demande de faire une évaluation et de donner une réponse fondées sur le bon sens à l'égard des délais qui sont attribuables en partie à la poursuite et en partie à l'accusé. La réparation peut être adaptée également pour correspondre à la gravité du préjudice subi par l'accusé et pour répondre aux intérêts de la société.

 

111.            Bref, le droit d'être jugé dans un délai raisonnable est un droit ancien, dont la nouveauté dans le contexte de la Charte  est surtout fonction du redressement souple qui est prévu pour l'appliquer. En pratique, la forme actuelle de ce droit dépendra dans une large mesure des paramètres de la réparation que prévoit la Charte , tout comme sa forme par le passé était fonction des redressements plus limités qu'offrait la common law. Ceci étant le cas, il ne peut plus y avoir une seule notion de violation, pas plus qu'il ne peut y avoir une seule réparation pour y remédier, que ce soit sous la forme d'une suspension des procédures ou autrement. La question de la violation doit par conséquent être évaluée en fonction des intérêts protégés par la disposition et de la réparation que le tribunal peut accorder pour les protéger.

 

Les intérêts protégés

 

112.            La protection de la liberté physique de l'accusé est, comme l'illustre le bref d'habeas corpus, l'aspect le plus fondamental et le plus généralement reconnu du droit d'être jugé dans un délai raisonnable. Toutefois, la violation de cet intérêt ne cesse pas avec la mise en liberté sous caution de l'accusé comme l'habeas corpus pourrait le laisser croire. Les conditions de la mise en liberté sous caution comportent souvent des restrictions à la liberté de mouvement et, comme l'a souligné la Cour suprême des états‑Unis, la garantie d'être jugé avec célérité doit viser [TRADUCTION]  "à réduire l'atteinte, moindre mais néanmoins importante, à la liberté de l'inculpé libéré sous caution": United States v. MacDonald, 456 U.S. 1 (1982), à la p. 8. Toute évaluation des répercussions d'un délai sur la liberté de l'accusé doit, par conséquent, tenir compte non seulement de l'emprisonnement mais de toutes les conditions rattachées à la libération.

 

113.            La protection de la sécurité de l'accusé, un autre intérêt garanti par le droit d'être jugé avec célérité, met l'accent sur le fardeau psychologique plutôt que physique que constitue un procès en instance. Toutefois, comme les pressions psychologiques sont difficiles en soi à établir objectivement, les paramètres de l'intérêt qu'a un accusé en matière de sécurité sont artificieux en soi, qu'ils soient considérés dans l'absolu ou dans le contexte de la situation personnelle de l'accusé. Toutefois, on peut raisonnablement déduire que le fait qu'un procès en matière criminelle soit en cours est une source d'angoisse et de préoccupations pour tout accusé peu importe qu'il ait ou non déjà été accusé ou déclaré coupable auparavant. De plus, comme le juge en chef Warren le souligne dans l'arrêt Klopfer v. North Carolina, précité, à la p. 222, un procès en cours [TRADUCTION]  "peut soumettre [un accusé] au mépris public [ . . . ] et entraînera presque certainement une restriction de son droit de parole, d'association et de participation dans des causes impopulaires". Il limite souvent les possibilités d'emploi et d'études de même que, comme l'a dit Amsterdam, il limite finalement [TRADUCTION]  "la liberté de suivre son propre chemin en ne devant rien à personne" (précité, à la p. 533).

 

114.            À mon avis, on peut au moins déduire qu'un tel effet peut être ressenti par quiconque est accusé d'un acte criminel. Une telle déduction sera généralement non seulement exacte sur le plan des faits, mais libérera l'accusé du fardeau presque insurmontable d'avoir à démontrer son anxiété. Par conséquent, en évaluant le caractère raisonnable de tout délai, un tribunal peut supposer que l'accusé a subi une atteinte à son intérêt en matière de sécurité. Il n'est pas nécessaire d'examiner si cette supposition doit équivaloir non seulement à une déduction, mais à une présomption comme l'a proposé le juge Lamer. De toute manière, en effet, bien que tout accusé puisse subir un certain préjudice en matière de sécurité personnelle par suite d'accusations criminelles, certains souffriront nécessairement plus que d'autres. La supposition que le retard porte atteinte à la sécurité de la personne d'un accusé devrait pouvoir être renforcée et complétée par la preuve de l'existence d'un préjudice réel dans un cas particulier. Cela serait, en tout cas, pertinent pour déterminer la nature de la réparation à accorder.

 

115.            J'en viens maintenant à l'intérêt à subir un procès équitable. Je dois tout d'abord dire que je ne suis pas d'accord avec l'opinion selon laquelle le droit que garantit l'al. 11b) est destiné seulement à remédier aux atteintes à la liberté ou à la sécurité de l'accusé. J'estime au contraire qu'il faut tenir compte de l'effet du délai sur la capacité de l'accusé de se défendre lui‑même. L'intérêt qu'a l'accusé à subir un procès équitable constitue un objectif du droit d'être jugé dans un délai raisonnable aussi légitime que son intérêt en matière de liberté et de sécurité. évidemment, il est vrai que les intérêts que l'on a à subir un procès équitable sont garantis par d'autres dispositions de la Charte , comme l'al. 11d), mais pas de la même manière toutefois que par l'al. 11b). Il est plus facile de remédier à une injustice qui découle d'un délai en vertu de l'al. 11b) qu'en vertu de l'al. 11d); en effet, tout redressement qu'on y apporte est souvent d'une nature différente.

 

116.            Il semble seulement naturel et juste de traiter des questions d'équité, dans la mesure du possible, en fonction du contexte dans lequel elles se présentent. Je souscris donc à la conclusion du juge Wilson dans l'arrêt Mills, selon laquelle les droits garantis par la Charte  ne doivent pas être examinés séparément l'un de l'autre de sorte que la conclusion portant qu'un certain intérêt (comme le droit à un procès équitable) est protégé par l'un des articles de la Charte  exclue la possibilité qu'il soit également protégé, indirectement tout au moins, par une autre disposition. Le fait que l'al. 11d) puisse offrir une protection ne devrait pas empêcher un accusé d'avoir recours à l'al. 11b) dans les cas où on peut démontrer que l'inéquité alléguée résulte du délai.

 

117.            évidemment, aux états‑Unis, l'intérêt qu'on a à subir un procès équitable a été constamment jugé comme une composante vitale, voire même la plus vitale, du droit d'être jugé avec célérité. À la page 41 de l'arrêt Dickey v. Florida, précité, le juge Brennan décrit ainsi l'objectif d'un procès sans délai:

 

[TRADUCTION]  Il est destiné à éviter à l'accusé les peines et les incapacités, incompatibles avec la présomption d'innocence, qui peuvent découler d'un délai dans les procédures criminelles.

 

Puis, dans United States v. Ewell, 383 U.S. 116 (1966), à la p. 120, la cour siégeant au complet a jugé que la garantie d'un procès sans délai vise notamment [TRADUCTION]  "à limiter la possibilité que de longs délais nuisent à la capacité d'un accusé de se défendre lui‑même". Cette déclaration a été réaffirmée par la Cour suprême des états‑Unis dans plusieurs arrêts subséquents: voir Smith v. Hooey, 393 U.S. 374 (1969), aux pp. 377 et 378; Barker v. Wingo précité, à la p. 532; United States v. Loud Hawk, précité, à la p. 655.

 

118.            Ce qui est révélateur, bien qu'il y ait peu de précédents, est l'intérêt que l'on a à subir un procès équitable paraît avoir été exprimé dans des décisions anglaises très différentes relativement à un procès tenu en temps utile. Cela est révélateur parce que les droits canadien et américain tirent évidemment leurs origines du droit anglais. En fait, il ressort clairement des termes de la Magna Carta qu'un retard à rendre justice équivaut à un déni de justice. Comme Coke l'a expliqué dans son commentaire sur cette loi:

 

[TRADUCTION]  ... la common law du royaume ne devrait nullement être retardée, car la loi est l'asile le plus sûr où un homme peut se réfugier et la forteresse la plus solide pour protéger les plus faibles d'entre tous; . . .

 

(Coke, II Institutes of the Laws of England (W. Clarke & Sons, 1817), à la p. 55.)

 

De même dans R. v. Robins (1844), 1 Cox C.C. 114, le baron Alderson, bien que parlant dans le contexte d'une accusation retardée, a conclu que le délai était inacceptable en raison de ses répercussions sur la défense de l'accusé:

 

[TRADUCTION]  Il est inhumain que quelqu'un subisse son procès après une tel laps de temps. Comment peut‑il se rappeler de la conduite qu'il a adoptée il y a si longtemps? Si vous accusez un homme d'un crime le lendemain, il peut être habilité à faire témoigner ses serviteurs et sa famille pour dire où il se trouvait et ce qu'il faisait à ce moment‑là; mais si l'accusation n'est pas présentée avant un an ou plus, comment peut‑il se disculper?

 

Alors il me semble que, historiquement de même que analytiquement, l'intérêt que l'on a à subir un procès équitable doit être un élément important dans toute analyse de la protection accordée par le droit d'être jugé dans un délai raisonnable.

 

119.            Finalement, le préjudice causé à un accusé en ce qui concerne l'intérêt qu'il a à subir un procès équitable peut découler de la nature inhérente de sa défense. Dans un bon nombre de cas, le retard portera nécessairement (plutôt que par co"<incidence) atteinte à la capacité de présenter une défense. Un témoin peut quitter le pays, ou décéder des suites d'une maladie, ou simplement oublier les circonstances pertinentes. On a soutenu qu'un tel préjudice ne devrait pas être pris en considération aux termes de l'al. 11b), pour le motif qu'il convient mieux d'en tenir compte aux termes de l'art. 7 ou de l'al. 11d).

 

120.            Toutefois, il me semble que si l'on adoptait cette position, on ferait alors abstraction d'une distinction légitime entre le préjudice prévisible et le préjudice réel et, en même temps, on établirait ce qui d'après moi est une distinction inutile entre l'al. 11b) et l'art. 7 et l'al. 11d). Il est vrai qu'un délai déraisonnable ne peut pas être considéré comme raisonnable simplement parce qu'il n'a causé aucun préjudice réel à la défense de l'accusé. S'il en était autrement, seuls les délais qui portent atteinte à cette défense seraient interdits et l'al. 11b) serait ainsi transformé comme garantissant non plus un droit à la protection contre les délais, mais un droit à un procès équitable. étant donné que, de toute évidence, ce n'est pas là son objectif, il n'y a aucun motif d'exiger que l'accusé prouve qu'un préjudice réel a été causé à sa défense pour démontrer que le délai auquel il a dû faire face était déraisonnable, comme la Cour d'appel l'a fait en l'espèce. Le préjudice causé au droit de l'accusé à un procès équitable peut aider à justifier une demande fondée sur l'al. 11b), mais il ne peut être considéré comme essentiel à cet égard. Je remarque que la Cour suprême des états‑Unis est arrivée à une conclusion semblable: voir Moore v. Arizona, 414 U.S. 25 (1973), à la p. 26. Inversement, le délai raisonnable ne deviendra pas déraisonnable simplement parce qu'un témoin clé de la défense est disparu pendant ce délai, même si on pouvait faire valoir que le préjudice qui a résulté pour la défense ne se serait pas produit s'il n'y avait pas eu de délai.

 

121.            Toutefois, il me semble que, dans certains cas, lorsqu'un délai aurait une incidence prévisible sur la capacité de présenter une défense efficace, on pourrait tenir compte de la preuve que ce préjudice a réellement été causé, comme partie du tort que ce délai a causé aux intérêts de l'accusé. Un tel préjudice se produirait, par exemple, si on savait ou si on avait finalement découvert que la preuve du défendeur dépendait d'un témoin oculaire. Il pourrait également se produire à ces étapes où, dans le déroulement d'une affaire, on pouvait prévoir que le témoin aurait oublié certains détails. De plus, un préjudice peut clairement être causé à la défense d'un accusé en raison de la nature de l'affaire; les circonstances entourant certaines infractions peuvent plus facilement être oubliées que d'autres. Donc, à mon avis, dans la mesure où le préjudice causé au droit à un procès équitable est inhérent au délai, il devrait être considéré comme simplement un autre intérêt de l'accusé qui peut être menacé par ce délai.

 

122.            Alors, en résumé, je suis d'avis de conclure que les principaux intérêts de l'accusé qui se rapportent au droit d'être jugé dans un délai raisonnable sont en premier lieu, l'intérêt en matière de liberté auquel on peut porter atteinte soit par l'emprisonnement soit par les conditions d'une mise en liberté sous caution; en deuxième lieu, l'intérêt en matière de sécurité qui, en règle générale, est diminué par l'angoisse, le stress et la stigmatisation qui découlent du délai, ce qui est rendu d'autant plus grave en l'espèce par la mise sous séquestre des biens de l'accusé; et en troisième lieu, l'intérêt en matière de procès équitable, auquel on peut porter atteinte dans ce contexte dans la mesure où le délai réduit d'une manière prévisible la capacité de présenter une défense efficace. En l'espèce, il suffit de dire que les intérêts en matière de sécurité de l'accusé ont été diminués sensiblement et que le juge chargé de la révision a conclu que le délai du juge du procès avait aussi préjudicié gravement à sa capacité de se défendre.

 

123.            Je suis d'avis d'ajouter que les droits garantis par la Charte  ne visent pas exclusivement et uniquement les personnes accusées. Ils nous appartiennent à tous et les motifs du délai peuvent jouer un rôle légitime dans la détermination de la réparation, du moins dans la mesure où ce délai a tendance à déconsidérer l'administration de la justice. Cette valeur est reconnue au par. 24(2) à des fins de preuve, mais elle est également pertinente en l'espèce et le fait que c'est un juge qui a causé le délai a des répercussions graves en ce qui la concerne.

 

124.            Il va peut‑être sans dire que l'atteinte aux intérêts mentionnés précédemment doit, lorsqu'on rend une décision sur le caractère raisonnable, être évaluée en fonction de tout motif adéquat avancé par la poursuite pour justifier le délai. Il ne m'est pas nécessaire de traiter cette question en l'espèce, mais à titre d'exemple, il convient simplement de souligner qu'il faut prendre en considération le genre d'infraction en question, la complexité des faits en l'espèce, le nombre d'accusations, le nombre d'accusés, la nature et la quantité des éléments de preuve et le nombre de témoins. Il ne faut pas non plus ignorer le délai causé par l'accusé lorsqu'on évalue la situation. En l'espèce toutefois, il n'y en a pas eu et la seule justification qui pourrait être avancée à l'appui du délai est le consentement de l'accusé, une question que je vais maintenant examiner.

 

Réparation

 

125.            Comme je l'ai indiqué à maintes reprises, un tribunal compétent est libre d'utiliser le pouvoir discrétionnaire complet que lui confère le par. 24(1)  de la Charte  pour choisir une réparation relativement à la violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable. Ce choix, comme le juge McIntyre l'explique dans le passage cité précédemment, dépend de toutes les circonstances. La Charte précise clairement que la réparation qui doit être accordée est celle "que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances". Souvent la réparation la plus évidente consiste à accélérer les procédures. Si, par exemple, un poursuivant décède et que son successeur cherche à obtenir un délai pour prendre connaissance à fond de l'affaire, l'accusé devrait faire valoir la possibilité d'atteinte à ses intérêts et chercher à faire limiter un tel délai, au lieu d'attendre que tout le délai se soit écoulé et ensuite demander une suspension d'instance. On pourrait alors dire au ministère public qu'il dispose d'un délai limité pour s'exécuter, sinon il se heurtera à une suspension d'instance. Par ailleurs, en choisissant une réparation, le juge chargé de la révision devrait tenir compte de facteurs comme, par exemple, la durée et la nature du délai, la gravité de l'infraction dont l'accusé est inculpé, la nature du préjudice subi par l'accusé et de tout préjudice inhérent au délai causé à l'accusé sur le plan de sa défense. En l'espèce, il vaut la peine de souligner que l'infraction, bien que grave, ne met pas en danger la sécurité du public. De même, le fait que le commerce de l'accusé a été mis sous séquestre pendant les procédures lui a imposé un fardeau plus lourd qu'à la plupart des accusés.

 

Dispositif

 

126.            Comme je l'ai dit au début, je suis d'avis que le juge en chef Glube constituait un tribunal compétent en ce sens qu'on ne pouvait s'attendre à ce que l'accusé cherche à obtenir une réparation auprès du juge McIntyre qui était lui‑même à l'origine du délai. Ayant conclu qu'il y avait eu violation de l'al. 11b), le juge en chef Glube a adopté la position selon laquelle toutes les formes de réparation étaient disponibles, mais elle a néanmoins décidé que le rejet des accusations était la seule réparation qui était convenable et juste eu égard aux circonstances. Par contre, la Cour d'appel a conclu qu'il n'y avait eu aucune violation de l'al. 11b) parce qu'on n'avait pas prouvé l'existence d'un préjudice réel ou concret résultant du délai, et ainsi elle n'a jamais abordé la question de la réparation. Pour les motifs que j'ai déjà donnés, je ne crois pas que la Cour d'appel a adopté la bonne solution.

 

127.            À mon avis, il est clair que la conduite du juge McIntyre est contraire à l'al. 11b). Le délai lui‑même a été qualifié de honteux par les deux tribunaux d'instance inférieure; il ne peut s'expliquer de manière satisfaisante. La seule justification possible du délai était le consentement de l'accusé qui doit, comme je l'ai fait remarquer, être pris en considération pour évaluer le caractère raisonnable de ce délai. Toutefois, tout consentement doit être clair, non équivoque et bien éclairé. Le silence de l'accusé face au délai ne peut pas automatiquement être considéré comme un consentement à celui‑ci. Il incombe à l'état et non à l'accusé de démontrer qu'un procès a été tenu promptement et ce fardeau serait effectivement renversé si l'accusé était requis de faire valoir son droit à un traitement sans délai.

 

128.            De toute façon, il me semble que, étant donné que le délai en question a été causé par le juge lui‑même, le consentement de l'accusé aux demandes d'ajournement du juge était dans une grande mesure pro forma, en ce sens qu'il n'avait pas vraiment le choix. Dans chaque cas, le juge lui a demandé de consentir à un autre délai la veille du jour où il n'aurait plus été compétent. Aurait‑il pu raisonnablement refuser et exiger qu'une décision soit rendue immédiatement? D'après moi, il ressort clairement du ton de la lettre adressée à la poursuite par l'avocat de la défense, pour lui demander d'intervenir, que l'accusé se sentait incapable de s'adresser au juge lui‑même à ce sujet. Je ne suis pas non plus convaincu que la demande visant à obtenir une décision équivalait à un consentement au délai antérieur. À mon avis, le délai causé par le juge McIntyre est déraisonnable et contraire à l'al. 11b).

 

129.            En évaluant la réparation qui aurait dû être accordée en l'espèce, je suis particulièrement touché par les opinions fermes du juge en chef Glube et de la Cour d'appel concernant le caractère déraisonnable du délai, le préjudice grave que l'accusé a subi par suite de la mise sous séquestre continue de son commerce, et par le fait que le délai a été causé par un juge. Non seulement un accusé est‑il relativement démuni face à un tel délai, mais c'est la société dans son ensemble qui est dérangée par l'idée qu'une injustice puisse être commise par les tribunaux eux‑mêmes. Dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire d'accorder une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances, le juge en chef Glube a entendu les témoignages et a tenu compte des facteurs pertinents. Elle a accordé la réparation demandée, savoir le rejet des accusations. Toutefois, il convient de souligner que, même s'il s'agissait là formellement de l'ordonnance demandée, il ressort manifestement que ce que l'avocat cherchait à obtenir en réalité n'était pas un acquittement mais l'interruption des procédures. Je crois que c'est vraiment ce que le juge en chef Glube avait à l'esprit en accordant la réparation demandée. Dans ces circonstances, je suis d'avis de statuer sur le pourvoi de la manière proposée par mes collègues. Bien que je sois sceptique quant à l'utilisation générale de la suspension d'instance pour remédier aux délais, il y a des cas où il s'agit de la solution appropriée. À mon avis, c'est le cas en l'espèce.

 

130.            Pour ces motifs, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'infirmer l'arrêt de la Cour d'appel et d'ordonner la suspension des procédures engagées contre l'appelant.

 

                   Pourvoi accueilli.

 

                   Procureurs de l'appelant: Gerald J. McConnell, Joel E. Fichaud et Kitz Matheson, Halifax.

 

                   Procureur de l'intimée: Frank Iacobucci, Ottawa.

 

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