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Beaudouin-Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2

Date : 1984-02-02

Société — Société tacite — Concubins — Achat et exploitation commune d’une ferme — Action pro socio — Code civil, art. 1830 et suiv.

Tribunaux — Appel — Cour d’appel intervenant dans les déterminations et conclusions de fait du juge de première instance — Aucune erreur de la part du premier juge — Principes régissant l’intervention d’une seconde cour d’appel en regard des déterminations de fait d’une première cour d’appel — Principes régissant l’intervention d’une seconde cour d’appel en regard des déterminations de fait du juge de première instance.

Après deux ans de cohabitation, les parties ont décidé d’un commun accord d’acheter une ferme. Ils ont signé ensemble l’offre d’achat mais seul l’intimé a signé le contrat de vente. Pendant cinq ans, l’appelante a tra­vaillé et a contribué financièrement à l’amélioration et à l’exploitation de la ferme. Elle s’occupait également des travaux de la maison. Par la suite, les parties se sont séparées. L’appelante a alors intenté une action pro socio en Cour supérieure. Le premier juge a accueilli l’action concluant à l’existence d’une société pour l’achat et l’exploitation d’une ferme et il en ordonna le partage. La Cour d’appel a infirmé le jugement statuant qu’il n’avait jamais existé de société entre les parties. Selon la Cour d’appel, la preuve ne démontrait pas que les parties ont eu l’intention d’acheter la ferme en commun puisque seul l’intimé a signé l’acte de vente.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

La règle qui régit cette Cour en regard des détermina­tions de fait d’une cour d’appel porte que cette Cour doit être clairement convaincue que le jugement de la cour d’appel est erroné, soit quant à la raison motivant son intervention ou quant à son appréciation de la preuve au dossier.

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En ce qui a trait aux déterminations mettant à contri­bution la crédibilité des témoins, une cour d’appel ne doit pas intervenir à moins d’être certaine que sa diver­gence d’opinions avec le premier juge résulte d’une erreur de celui-ci. Comme il a eu l’avantage de voir et d’entendre les témoins, cette certitude ne sera possible que si la cour d’appel peut identifier la raison de cette divergence d’opinions afin de pouvoir s’assurer qu’elle tient d’une erreur et non pas de sa position privilégiée de juge des faits. Si la cour d’appel ne peut ainsi identifier l’erreur déterminante elle doit s’abstenir d’intervenir à moins, bien sûr, que la détermination de fait ne puisse tenir de cet avantage parce que quoi qu’ait pu voir et entendre le juge, rien n’aurait pu justifier sa conclusion; elle identifiera cette dernière catégorie du fait que la conclusion du premier juge sera déraisonnable.

En l’espèce, même si le contrat de vente ne portait que la signature de l’intimé, le conclusion du premier juge que les parties ont acquis la ferme ensemble tient à ce que, contrairement à la Cour d’appel, il a cru le témoi­gnage de l’appelante. Cette conclusion de fait qui repose sur l’ensemble de la preuve—y compris la signature de l’appelante à l’offre d’achat—n’était pas déraisonnable. N’ayant relevé aucune erreur de la part du premier juge, c’est donc erronément que la Cour d’appel est intervenue pour substituer son opinion à celle du juge du fond sur ce point pour ensuite conclure à l’inexistence d’une société entre les parties.

Vu l’erreur de la Cour d’appel, l’intervention de cette Cour est justifiée. Cette Cour ne modifiera une conclu­sion du premier juge que si elle peut identifier avec certitude une erreur déterminante. De plus, en regard de la preuve prise dans son ensemble, c’est-à-dire la ques­tion de savoir s’il y a ou pas prépondérance de preuve, cette Cour s’est toujours abstenue de revoir la preuve et de substituer son opinion à celle du premier juge sauf si la conclusion du juge des faits est déraisonnable. En l’espèce, cette Cour ne trouve aucune erreur détermi­nante ou conclusion déraisonnable. En conséquence, le jugement de première instance est rétabli.

Jurisprudence: arrêts suivis: Symington v. Symington, (1875) L.R. 2 H.L. Sc. 415; Deniers v. Montreal Steam Laundry Co. (1897), 27 R.C.S. 537; Pelletier v. Shy­kofsky, [1957] R.C.S. 635; Dorval v. Bouvier, [1968] R.C.S. 288; Schreiber Brothers Ltd. c. Currie Products Ltd., [1980] 2 R.C.S. 78; Métivier c. Cadorette, [1977] 1 R.C.S. 371; Latour v. Grenier, [1945] R.C.S. 749; Workmen’s Compensation Board c. Greer, [1975] 1 R.C.S. 347; arrêts mentionnés: Stein c. Le navire ,,Kathy K», [1976] 2 R.C.S. 802; Lewis c. Todd et McClure, [1980] 2 R.C.S. 694; Jaegli Enterprises Ltd. c. Taylor, [1981] 2 R.C.S. 2;

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Rubis c. Gray Rocks Inn Ltd., [1982] 1 R.C.S. 452; Doerner c. Bliss & Laughlin Industries Inc., [1980] 2 R.C.S. 865; Wire Rope Indus-tries of Canada (1966) Ltd. c. B.C. Marine Shipbuilders Ltd., [1981] 1 R.C.S. 363; Liverpool & London & Globe Ins. Co. c. Canadian General Electric Co., [1981] 1 R.C.S. 600.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1982] C.A. 66, qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure, [1979] C.S. 406. Pourvoi accueilli.

Martin Gauthier, pour l’appelante. André Morissette, pour l’intimé.

Le jugement de la Cour a été rendu par

LE JUGE LAMER—Renvoyée par son concubin Paul-Eugène Richard, au bout de sept années de cohabitation, dont les cinq dernières sur une ferme à Martinville, l’appelante Aline Beaudoin-Daigneault intenta avec succès en Cour supérieure, [1979] C.S. 406, une action pro socio (à laquelle se greffaient des conclusions fondées sur l’enrichis­sement sans cause) et fut déclarée sociétaire avec son concubin dans l’achat et l’exploitation d’une ferme, co-propriétaire du fond et de «tous les accessoires de la ferme tels animaux, instruments aratoires, camion, etc.» et obtint une ordonnance de partage.

La Cour d’appel du Québec, [1982] C.A. 66, accueillait le pourvoi de M. Richard, déclarait à l’unanimité qu’il n’avait jamais existé de société entre les parties et à la majorité, le juge Paré dissident, que l’action de in rem verso ne pouvait réussir vu qu’il n’y avait pas absence de cause juste. A ce motif s’ajoutait, pour le juge Monet, celui du non-respect de la règle de la subsidiarité.

Comme je suis d’avis que l’action pro socio doit réussir il n’y aura pas lieu de traiter de l’action de in rem verso.

Voici les faits retenus par le juge de première instance:

Durant toute la période du concubinage, chacune des parties avait un emploi. La demanderesse travaillait dans une manufacture et elle subvenait aux besoins de

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ses deux enfants. Le défendeur était un ouvrier de la construction: il travaillait environ six mois et recevait des prestations d’assurance-chômage pour le reste de l’année. Au cours de l’hiver 1972-1973, les parties ont décidé d’un commun accord d’aller s’établir sur une terre. Ils ont cherché ensemble une ferme et en ont trouvé une à Martinville, appartenant à un dénommé Little. Ils ont négocié l’achat de cette ferme ensemble et, le 14 février 1973, ils ont signé ensemble une offre d’achat de cette ferme. Cette offre fut acceptée par Little.

Le contrat de vente a été signé le 28 février 1973. Seul le défendeur y figure comme acheteur. La vente a été faite pour la somme de $16,000: le défendeur a “emprunté de sa mère la somme de $3,000 et il fit un emprunt garanti par première hypothèque sur la ferme à la Caisse d’établissement de l’Estrie pour la somme de $13,500 (intérêt au taux de 9,/s% l’an, versement men­suel comprenant capital et intérêt de $142.42).

Les parties emménagèrent sur la ferme, au cours du printemps 1973, la demanderesse y apportant ses meu­bles. Il est à noter que jusque-là les parties vivaient dans le logement de la demanderesse.

La ferme était plutôt dans un état pauvre. Avant de pouvoir y faire quelque culture que ce soit, il a fallu l’épierrer. La demanderesse, avec ses deux enfants d’une part et le défendeur d’autre part, ont travaillé à l’épierrage pendant plusieurs années. On a également abattu des arbres, les deux parties y participant selon leurs forces et conditions respectives. La demanderesse culti­vait un jardin où elle récoltait les légumes pour les besoins du ménage. Plus tard, on a acheté des animaux et les deux parties ont participé au coût d’acquisition. Elles ont commencé l’élevage de boeufs de boucherie. Elles se partageaient les travaux: en été, lorsque le défendeur travaillait à la construction, c’est la demande­resse qui «faisait le train», sauf en fin de semaine. En hiver, lorsque le défendeur était en chômage, c’est ce dernier qui le faisait. La demanderesse a, de façon substantielle, contribué financièrement à l’achat de la moulée. Elle a également contribué, dans une proportion beaucoup plus modeste, à l’achat de certain équipement.

La demanderesse a également travaillé dans la sucrerie et aux foins. Lorsque durant l’été les parties enga­geaient quelqu’un pour faire la semence, c’est la deman­deresse qui restait à la maison pour faire la surveillance et c’est elle qui perdait son salaire de la journée: son salaire était moins élevé que celui du défendeur, ainsi la perte était plus petite.

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L’état de la maison nécessitait des améliorations. On y installa un système de chauffage électrique et on fit faire l’isolation. Les deux parties en ont partagé le coût. La demanderesse a acheté de la peinture, de la tapisserie, des tapis et du prélart. Elle a payé certains comptes tels électricité, assurances.

En ce qui concerne le paiement de l’hypothèque, c’est la demanderesse qui a payé la cotisation à la Caisse d’établissement de l’Estrie afin de permettre au défen­deur d’en devenir membre et emprunter. Par la suite, les versements de remboursement s’effectuaient d’un compte du défendeur à la Caisse populaire St-Joseph. Mais la demanderesse y a déposé également divers montants qu’elle estime à environ $3,000. Une partie de l’hypothèque a été payée à même le prix de vente des animaux élevés sur la ferme. Une partie de ce prix a été versée sur le compte du défendeur, une autre partie sur un compte ouvert au nom du fils de la demanderesse. Par la suite, il y a eu transfert au compte du défendeur d’où s’effectuaient toujours les versements sur l’hypothè­que. La vente du bois provenant de la ferme a été faite au nom de la demanderesse, de sorte que c’est elle qui a reçu la ristourne des «producteurs de bois».

Faut-il ajouter que c’est la demanderesse qui s’occu­pait des travaux de la maison? Elle payait l’épicerie.

Le juge de première instance, se fondant sur son appréciation des faits retenus, conclut ensuite comme suit:

En signant ensemble cette offre d’achat, les parties ont clairement manifesté leur intention d’acquérir ensemble cette ferme.

et sa conclusion quant à la suffisance de la preuve était comme suit:

De ce qui précède, le Tribunal conclut qu’il a existé entre les parties une société dont l’objet était la ferme qui, en plus de leur servir d’habitation, était une entreprise en marge de leurs emplois respectifs.

La signature conjointe de l’offre d’achat de la ferme, tous les faits ci-dessus relatés, le comportement des parties à l’égard de la ferme et de son exploitation constituent, au jugement du Tribunal, une preuve amplement suffisante pour conclure à l’existence d’un contrat de société.

Lorsque le défendeur a signé l’acte notarié de l’achat de la ferme, il peut être considéré comme ayant été le mandataire de la société.

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En Cour d’appel

Le juge Paré de la Cour d’appel (avec l’accord du juge Lajoie) reprenait les faits tels que détermi­nés par le juge de première instance.

Avec raison constatait-il qu’il n’existait aucun contrat de société écrit et que la preuve ne révélait «aucune entente verbale expresse» et que «la société n’existerait alors qu’en conséquence d’une entente tacite que révéleraient les faits auxquels réfère le juge de première instance».

Il révèle ensuite l’importance qu’il attache à deux faits, la signature par Mme Daigneault de l’offre d’achat, et, par ailleurs et tout autant, à l’absence de sa signature au contrat de vente.

Le plus important de ces faits est certes la signature par l’intimée de l’offre d’achat P-3 (d.c. p. 148). Mais, je crois difficile de considérer cette offre sans considérer en même temps l’acte de vente sur lequel figure le seul nom de l’appelant comme acheteur. Pourtant, l’intimée était présente chez le notaire et l’explication qu’elle fournit de son abstention de signer comme acheteur conjoint me semble tout à fait insuffisante pour écarter les consé­quences qui découlent du titre P-1 en faveur de l’appelant.

Ou bien l’intimée n’a jamais eu l’intention d’assumer les obligations d’un propriétaire, ou, si tel fut jamais son intention à l’époque de l’offre d’achat, elle ne voulait plus en encourir les risques lors de la signature du contrat P-1. Il m’est difficile d’admettre que l’intimée ignorait que son refus de participer à l’achat était une manifestation de son intention de laisser l’appelant deve­nir seul propriétaire de la ferme. Le juge de première instance a cependant voulu tirer de ces faits l’existence d’un mandat tacite de l’intimée en faveur de l’appelant. Avec déférence pour le savant juge, je ne peux partager cette conclusion qui demeure à mon avis une simple hypothèse.

(C’est moi qui souligne.)

À l’audition devant cette Cour le procureur de l’appelante a soulevé comme moyen additionnel à ceux déjà plaidés dans son mémoire écrit le fait que la Cour d’appel a erronément et de façon déterminante pour sa décision substitué certaines déterminations de fait à celles du juge de première instance.

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La règle qui gouverne cette Cour en regard des déterminations de fait d’une cour d’appel a été maintes fois énoncée, la première fois par la Chambre des lords dans Symington v. Symington, (1875) L.R. 2 Hi. Sc. 415, reprise par cette Cour dans Demers v. Montreal Steam Laundry Co. (1897), 27 R.C.S. 537 à la p. 538, réitérée dans Pelletier v. Shykofsky, [1957] R.C.S. 635 à la p. 638, et encore citée dans Dorval v. Bouvier, [1968] R.C.S. 288 à la p. 294:

Quant au principe qui doit guider une seconde Cour d’appel appelée à reviser [sic] le jugement d’une première, il est aussi et depuis longtemps établi. On en trouve l’expression dans Deniers v. The Montreal Steam Laundry Company:

[TRADUCTION] ... c’est un principe juridique établi sur lequel nous nous sommes souvent fondés en cette Cour que lorsqu’une cour de première instance a rendu jugement sur des faits et qu’une cour d’appel a infirmé ce jugement, la seconde cour d’appel ne devrait modifier le jugement rendu dans le premier appel que si elle est absolument convaincue que ce jugement est erroné; Symington v. Symington, L.R. 2 H.L. Sc. 415.

C’est là la règle suivie en cette Cour et récemment encore appliquée dans Pelletier v. Shykofsky. Ainsi donc, pour intervenir dans cette cause, il faudrait être clairement satisfait que le jugement de la Cour d’appel est erroné, soit quant à la raison motivant son interven­tion ou quant à son appréciation de la preuve au dossier.

Quant aux critères d’intervention d’une pre­mière cour d’appel dans les déterminations de fait d’un juge de première instance, quelle que soit, à mon avis, l’incertitude de la règle en regard de certaines de nos décisions ces dernières années (Schreiber Brothers Ltd. c. Currie Products Ltd., [1980] 2 R.C.S. 78; Stein c. Le navire «Kathy K», [1976] 2 R.C.S. 802; Lewis c. Todd et McClure, [1980] 2 R.C.S. 694; Jaegli Enterprises Ltd. c. Taylor, [1981] 2 R.C.S. 2; Rubis c. Gray Rocks Inn Ltd., [1982] 1 R.C.S. 452; Doerner c. Bliss & Laughlin Industries Inc., [1980] 2 R.C.S. 865; Wire Rope Industries of Canada (1966) Ltd. c. B.C. Marine Shipbuilders Ltd., [1981] 1 R.C.S. 363; Liverpool & London & Globe Ins. Co. c. Canadian General Electric Co., [1981] 1 R.C.S. 600), la règle est certaine en ce qui a trait aux

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déterminations mettant à contribution la crédibi­lité des témoins: une cour d’appel ne doit pas intervenir à moins d’être certaine que sa diver­gence d’opinions avec le premier juge résulte d’une erreur de celui-ci. Comme il a eu l’avantage de voir et d’entendre les témoins, cette certitude ne sera possible que si la Cour d’appel peut identifier la raison de cette divergence d’opinions afin de pouvoir s’assurer qu’elle tient d’une erreur et non pas de sa position privilégiée de juge des faits. Si la Cour d’appel ne peut ainsi identifier l’erreur déter­minante elle doit s’abstenir d’intervenir à moins, bien sûr, que la détermination de fait ne puisse tenir de cet avantage parce que quoi qu’ait pu voir et entendre le juge, rien n’aurait pu justifier sa conclusion; elle identifiera cette dernière catégorie du fait que la conclusion du premier juge sera déraisonnable (Métivier c. Cadorette, [1977] 1 R.C.S. 371; Latour v. Grenier, [1945] R.C.S. 749; Workmens Compensation Board c. Greer, [1975] 1 R.C.S. 347; Schreiber Brothers Ltd. c. Currie Products Ltd., précité).

En l’espèce cette Cour peut intervenir dans les conclusions de fait de la Cour d’appel parce que je suis d’avis, avec respect, que le juge Paré est erronément intervenu dans les déterminations et conclusions de fait du premier juge.

Les faits dont on doit tenir compte dans la détermination de savoir s’il y a eu société et, si oui, son objet et à compter de quel moment, sont principalement les trois suivants: la signature de l’offre d’achat par Mme Daigneault, l’absence de signature par elle de l’acte de vente et, enfin, les apports respectifs pour l’achat et par après l’ex­ploitation de la ferme.

Le juge Tôth, à partir d’un vécu des parties, a conclu, suite à une rétrospection de ces faits, qu’une société est née dès avant l’acquisition de la ferme, qu’elle existait toujours au moment de cette acquisition, ce qui explique sa conclusion à l’effet que M. Richard signait l’acte de vente à titre de mandataire de la société.

Il a conclu ainsi nonobstant le fait que seule la signature de M. Richard apparaissait à l’acte de vente. Ceci tient du fait, entre autres, qu’il a cru

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Mme Daigneault lorsqu’elle expliqua pourquoi sa signature n’apparaissait pas à l’acte de vente, qu’elle ne refusait pas de signer ni de participer à l’achat.

Au contraire, le juge Paré a conclu, à partir de l’absence de la signature de madame à l’acte de vente, qu’elle avait refusé de participer à l’achat. Sa conclusion repose sur les mêmes faits au dos­sier. D’ailleurs c’est le juge Paré (avec l’accord du juge Lajoie) lui-même qui cite dans son opinion la seule preuve au dossier touchant à cette question. Il s’agit de passages des témoignages des deux plaideurs:

Dame Aline Daigneault:

Q. Alors à la suite de ça, est-ce qu’il y a eu un contrat d’achat signé?

R. II y a eu un contrat de signé devant le notaire Genest et je n’ai pas signé l’hypothèque, le notaire m’a demandé si j’étais prête à le seconder parce que ce n’était pas toujours bien facile d’avoir une terre et l’entretien de ça et j’ai dit que oui mais dans mon jugement moi j’avais pas besoin de signer l’hypothèque pour être propriétaire au même titre que lui.

Q. Si je comprends bien la signature de l’offre d’achat pour vous c’était suffisant?

R. C’était suffisant pour être propriétaire.

Q. Quand vous avez décidé d’acheter la ferme vous avez signé à l’acte qui s’appelle offre d’achat et vous avez dit tout à l’heure que quand est venu le temps de signer le contrat le notaire vous avait demandé si vous vouliez signer et vous aviez refusé?

R. Non je n’ai pas dit que j’ai refusé de signer.

Q. Qu’est-ce qui s’est passé d’abord?

R. Le notaire m’a simplement demandé pour voir si j’étais prête à l’aider, à le seconder dans sa tâche et j’ai dit oui tout simplement.

Q. Est-ce qu’il a été question à ce moment-là que vous signiez un contrat?

R. Non, dans mon jugement à moi je n’avais pas besoin de signer, j’avais signé l’offre d’achat, je lui faisais confiance, je n’avais pas besoin d’autres papiers, d’autres preuves que ça.

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Q. Est-ce qu’il a déjà été question entre vous deux (2), de quelque façon que ce soit, que la ferme soit achetée pour les deux (2)?

R. Automatiquement, on n’a jamais discuté de ça parce que c’était autant à moi qu’à lui.

P. E. Richard:

Q. Est-ce qu’il a été question à ce moment-là avec madame Daigneault que l’achat soit en co-propriété ou qu’elle ait des parts quelconques?

R. Non, jamais.

Q. Il n’a jamais été question?

R. Jamais.

Pour conclure que Mme Daigneault n’a pas voulu participer à l’achat il a fallu que le juge Paré écarte son témoignage parce qu’il ne la croyait pas.

Il était loisible au juge du fond de croire Mme Daigneault et la conclusion qu’elle n’a pas refusé de participer à l’acquisition de la ferme n’est pas déraisonnable, repose sur de la preuve, et la Cour d’appel n’a pas indiqué de quelle erreur elle s’auto­risait pour substituer son opinion à l’effet qu’elle avait refusé de participer à l’achat à celle du juge du fond. Ceci suffit à justifier l’intervention de cette Cour. Le juge du fond ayant cru Mme Dai­gneault, cette conclusion doit être rétablie par cette Cour à même les faits du dossier avant de procéder à considérer les autres conclusion du juge.

Il est bon de rappeler ici l’attitude de notre Cour lorsque, justifiée d’intervenir à cause de l’erreur de la Cour d’appel, il s’agit de revoir les détermina­tions de fait du juge de première instance ou encore de considérer la preuve dans son ensemble. Cette Cour ne modifiera une conclusion du pre­mier juge que si elle peut identifier avec certitude une erreur déterminante. De plus, en regard de la preuve prise dans son ensemble, c.-à-d. la question de savoir s’il y a ou pas prépondérance de preuve, cette Cour s’est toujours abstenue de revoir la preuve et de substituer son opinion à celle du premier juge, sauf si la conclusion du juge des faits est déraisonnable.

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Les juges d’appel ne reprochent au juge Tôth rien de précis en droit en ce qui a trait à sa notion de société tacite, sauf, à toutes fins pratiques, pour dire qu’il n’y a pas eu prépondérance de preuve de son existence. Les juges d’appel sont d’avis que la demanderesse n’a pas réussi à satisfaire le fardeau de preuve qui lui incombait. En cela je les com­prends, car pour moi, tout comme pour le juge Paré, un refus de l’appelante de participer à l’ac­quisition de la ferme aurait été capital dans la question de savoir si celle-ci fut faite dans le cadre d’une société, et un tel refus est un facteur négatif important dans la recherche de l’affectio societatis qui doit animer des sociétaires. N’eût été l’erreur de la Cour d’appel de substituer sa conclusion à celle du premier juge à l’effet que l’appelante a refusé de participer à l’achat de la ferme, j’aurais été d’avis que cette Cour s’abstienne d’intervenir dans l’appréciation globale de la preuve par la Cour d’appel, encore que je sois d’avis qu’une cour d’appel ne devrait le faire que dans des circons­tances exceptionnelles.

Quant à l’intimé son mémoire énonce deux griefs en regard des motifs du juge Tôth:

Nous soumettons que le juge de première instance a exagéré les faits et attribué aux parties des intentions qu’ils n’ont jamais eues et que la preuve n’a pas non plus révélées pour créer une société de fait entre les parties (sic).

Les trois juges de la Cour d’appel du Québec ont eu raison de déclarer que les faits mis en preuve. tant pris individuellement que dans leur ensemble ne révélaient pas une intention des parties de créer une société au sens du code civil avec toutes ses conséquences.

Ces griefs sont précisés plus loin dans son mémoire:

Je pense qu’il ne faut pas confondre entre aide mutuelle des parties et association des parties; car, si on suivait le raisonnement de l’appelante et du Juge de première instance, toute personne qui aide une autre personne dans un travail quelconque deviendrait asso­ciée de ladite personne et pourrait partager le fruit de ce travail.

Si la Cour admet, aussi facilement que l’a fait le Juge de première instance, qu’une société puisse exister entre deux personnes qui cohabitent, elle risque de créer une grave incertitude dans l’esprit de la population qui ne

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saura plus à quoi s’en tenir et sur qui la menace constante de devoir partager avec une tierce personne les biens qu’elle possède rendra grandement insécure. (sic)

Et ensuite:

En effet, il est de notre opinion, que si les parties veulent réellement créer une société, que ces faits doivent appa­raître de façon explicite et expresse, que la manifesta­tion de cette volonté soit sans détour et conforme à ce qui est réellement vécu et représenté par les parties, ce qui n’est nullement le cas dans la présente cause.

Le juge Tôth était bien au fait du danger de conclure à l’existence d’une société du seul fait d’un concubinage. Au tout début de son opinion, le juge nous dit:

Le seul fait du concubinage ne procure pas ipso facto un droit de propriété dans les biens acquis par l’autre concubin durant le concubinage. M. le juge Mayrand (Lebrun c. Rodier, [1978] C.A. 380, 381 rappelait récemment:

Dans l’état actuel du droit, le labeur des deux époux peut n’enrichir que l’un d’eux sans récompense pro­portionnelle pour l’autre. C’est là le risque prévisible que les époux séparés de biens assument et que seul un amendement législatif ou une convention entre époux pourrait faire disparaître.

Cette constatation de M. le juge Mayrand s’applique a fortiori aux concubins.

Sur ce point il est utile de citer les propos de Bernard Demain, La liquidation des biens des concubins, L.G.D.J., Paris, 1968, à la p. 29:

... la cohabitation ne saurait à elle seule engendrer une société; il faut que, indépendamment de cette cohabita­tion, les conditions du contrat de société soient remplies en elles-mêmes car l’union libre ne saurait, dans la conception actuelle, avoir d’effets juridiques propres; comme le dit Nast: «le concubinage même, qui aurait été accompagné de communauté d’habitation, ne crée pas lui-même une communauté de biens, ni même une com­munauté de fait, pas plus que la cohabitation d’un frère et de sa soeur ou de deux amis». Ainsi, le seul fait du concubinage et de l’union de biens qui en résulte, ne suffit pas à créer, entre les intéressés, une société de fait car, si les avoirs ainsi confondus sont susceptibles d’être considérés comme des apports, il n’en résulte nullement que les concubins aient en vue la réalisation de bénéfi­ces; d’ailleurs, la confusion de ces mêmes avoirs pourrait, tout aussi bien, s’analyser comme constitutive d’une simple indivision, d’un prêt ou d’une donation. Mais, inversement, le fait du concubinage n’empêche pas, dans

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certains cas, les deux amants de poursuivre un but moins immédiat et de rechercher un gain futur.

Chaque espèce nécessite par conséquent un examen attentif; si l’on y découvre réunis les éléments constitu­tifs du contrat de société, il n’y a aucune raison de refuser aux concubins, qui demeurent soumis au droit commun, ce qui est accordé à toutes autres personnes: la loi—nous l’avons-dit—ignore le concubinage, que ce soit pour lui faire produire effet ou pour y attacher une incapacité civile. Il est donc superflu, et même dange­reux, de constater l’existence de relations hors mariage entre les associés pour justifier celle de la société car ces relations sont en dehors de la question: II faut faire abstraction de l’union libre et se baser sur l’activité des intéressés comme si elle émanait de personnes ne vivant pas en concubinage.

Il est bon de rappeler que si dans la narration des faits du premier juge on retrouve quelques éléments sans pertinence à la recherche de l’exis­tence d’une société, sa double conclusion nous révèle qu’il en était bien conscient:

De ce qui précède, le Tribunal conclut qu’il a existé entre les parties une société dont l’objet était la ferme qui, en plus de leur servir d’habitation, était une entreprise en marge de leurs emplois respectifs.

{C’est moi qui souligne.)

L’autre grief que l’on fait au juge Tôth est tout autant sans fondement. Il s’agissait pour lui de décider s’il y avait preuve prépondérante de l’exis­tence d’une société entre les deux plaideurs. L’exis­tence d’une société n’est au Québec assujettie à aucune formalité, ce qui n’était pas le cas en France où la constitution de la société a longtemps été soumise à un formalisme rigide. C’est pourquoi la France a connu la création de sociétés de fait et plus particulièrement de sociétés dîtes «créées de fait» qui n’étaient pas des sociétés de droit quoique ayant des effets de droit.

En France, la société verbale expresse était une société créée de fait tout comme l’était la société tacite. Au Québec, et c’était déjà le cas lors de l’avènement du Code, toute forme de société expresse écrite ou verbale, ou encore tacite, en est une de droit. Aussi, est-ce à bon droit que le juge Tôth, (à la différence de certains de ses collègues dans d’autres décisions traitant des sociétés) n’a pas eu recours à l’expression «société de fait», ou

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encore, comme c’est parfois le cas, «société sui generis». La société de droit qu’est la société tacite, y compris celle qui peut naître entre concubins, est régie par les art. 1830 et suiv. du Code civil tout autant que n’importe quelle autre forme de société.

Tacite, elle ne se constate qu’à partir d’une situation de fait, d’un vécu des associés. De ce vécu le juge du fond doit se satisfaire, en premier lieu, que chaque associé a fait des apports au fonds commun soit en argent ou en biens, soit par son travail. Aussi il est clair que l’apport, lorsqu’il s’agit d’un concubin, ne doit pas être simplement sa contribution à la vie commune, tel le fait de fournir des meubles ou encore d’assumer le train de la maison.

Le vécu doit aussi, en second lieu, révéler un partage des pertes et des bénéfices. Dans le cas d’une société entre concubins, ce partage est effec­tué ordinairement par l’affectation des bénéfices à la subsistance des associés. De même, chacun des concubins contribue aux pertes dans la mesure où celles-ci affectent le niveau de vie du ménage.

Enfin, les deux associés, par leur comportement, doivent démontrer qu’ils étaient animés de l’affec­tio societatis, cet élément psychologique que Pic et Kréher (Des sociétés commerciales, t. 1, 3° éd., Paris, 1940, n°’ 72 et suiv.) décrivaient comme suit, à la p. 38:

... lorsqu’il ressort de l’attitude des associés entre eux une collaboration active et consciente-ce qui distingue la société de l’indivision-,sur un pied d’égalité-ce qui distingue le contrat de société du contrat de travail-, intéressée, c’est-à-dire en vue de partager des bénéfices.

(Pour une analyse plus complète de la question on peut aussi se référer à Bernard Demain, précité, ou encore, entre autres, à Henri Temple, Les sociétés de fait, L.G.D.J., Paris, 1975.)

C’est ici que l’intouchable conclusion du premier juge en regard de l’absence de la signature de la femme au contrat de vente trouve toute son importance.

En regard de la seule signature de M. Richard au contrat de vente et du témoignage de Mme Daigneault qui cherchait à l’expliquer, il fallait

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que le juge du fond considérât tous les autres faits, y compris la signature de Mme Daigneault à l’offre d’achat, comme l’a fait un tribunal de Lyon dans une décision que nous cite Joseph Hémard (Théorie et pratique des nullités de sociétés et des sociétés de fait, 2e éd., Paris, 1926, n° 161), où le commerce était au seul nom du concubin, alors que le tribunal disait qu’il fallait rechercher, pour s’assurer qu’il y a affectio societatis, s’il résulte des faits qu’il y a «un ensemble de présomptions interdisant toute contestation sérieuse, encore bien que chacun d’entre eux pris isolément puisse laisser place à un certain doute».

L’intimé nous a invités à considérer les éléments de preuve qui étaient de nature à nier l’affectio societatis mais ne nous a pas démontré pour autant que le premier juge les a ignorés.

Entre autres faits, l’intimé traitant des apports insiste sur leur inégalité qu’il dit flagrante. L’in­timé, à bon droit, ne prétend pas que l’apport doit être égal ou à peu près. Je suis d’accord avec l’intimé que si l’apport de l’un est hors de propor­tion avec celui de l’autre le juge du fond doit en tenir compte et considérer que ce fait pèse grandement à l’encontre de l’existence de l’affectio societatis. En effet, l’article 1848 du Code civil du Bas Canada dit que:

1848. [Lorsqu’il n’y a pas de stipulation relativement à la part de chaque associé dans les bénéfices et les pertes de la société, ils se partagent également.]

Il est de l’essence d’une société tacite que les associés n’ait point stipulé relativement à la part de chaque associé. Il en découle que l’apport de chacun dans la détermination de savoir si le vécu justifie de conclure à l’existence d’une société prend une importance d’autant accrue que le par­tage se fera toujours à part égale.

Rien au dossier ne permet de dire que le juge Tôth a ignoré les éléments de preuve que souligne l’intimé pour prétendre «qu’il n’y a aucune com­mune mesure entre l’apport apporté» par l’un et l’autre.

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Conscient de la loi quant au partage et de la preuve qui fut faite devant lui, à moins que l’on ne nous démontre le contraire, sa conclusion quant à l’existence d’une société suppose qu’il a conclu que l’apport de l’un par rapport à celui de l’autre ne présentait pas une disparité telle que celle-ci cons­tituait une fin de non-recevoir à une interprétation du vécu dans le sens d’une société tacite.

La seule preuve d’une erreur que l’on nous offre consiste à dire qu’il a bien fallu qu’il se soit trompé en quelque part puisqu’en regard de la preuve il eut fallu conclure autrement.

À part une conclusion déraisonnable, cette Cour n’intervient pas et la conclusion du premier juge en regard des apports n’est pas déraisonnable.

En dernier lieu, je crois opportun de faire une mise en garde contre le danger de conclure trop facilement à l’existence d’une société tacite dans le but louable, j’en conviens, de réparer l’injustice qui résulte de la situation dans laquelle se trouvent souvent placées les concubines.

Une revue des arrêts français antérieurs à 1946 illustre bien qu’il est facile de faire preuve d’un libéralisme excessif et de dénaturer les règles qui gouvernent la naissance des contrats. Aussi, comme le disait fort à propos Demain, (op. cit., p. 36) «le concubinage ne doit pas rendre plus facile la preuve du contrat de société, de telle sorte qu’un concubin, lorsqu’il veut invoquer des dispositions légales, doit être soumis au droit commun».

En l’espèce, à la lecture du jugement de pre­mière instance, il m’apparaît clairement que le juge Tôth était bien conscient des exigences du droit en la matière, et qu’il s’était prémuni contre la tentation de relaxer la loi en un moment de compassion. On ne m’a pas démontré que sa con­clusion résulte d’une erreur. Je serais d’avis d’ac­cueillir le pourvoi, de rétablir à même ses conclu­sions les suivantes:

Le Tribunal DECLARE qu’il a existé une société entre les parties pour l’achat et l’exploitation de la ferme connue comme étant:

Le lot numéro DIX-NEUF LB» au plan et livre de renvoi pour le rang DEUX (rg II) du CANTON EATON.

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Tel lot mesurant quatorze chaînes (14) et cinquante (50) chaînons de front par soixante-quatorze (74) chaînes de profondeur, contenant une superficie de cent sept acres et un quart (107¼) mesures anglaises, plus ou moins.

Sujet à une servitude passive en faveur de la Coopé­rative d’Électricité de Stanstead, enregistrée le 21 février 1961, sous le numéro 75318;

Sujet également à une servitude active de droit de sources sur le lot 19 «A» rang DEUX (rg II) pour le CANTON EATON, suivant Rg B Vol.

Le tout avec bâtisses dessus construites, circonstances et dépendances.

les biens de ladite société comprenant tous les accessoires de la ferme tels animaux, instruments aratoi­res, camion, etc.;

DONNE ACTE aux parties de la dissolution de ladite société;

DISPENSE la demanderesse de rendre compte.

Et je déclarerais bonne et valable la saisie mobi­lière et immobilière pratiquée en la première instance; j’ordonnerais le partage, et à cette fin, ordonnerais que, à moins d’entente entre les parties quant aux modalités de ce partage, un liquida­teur soit nommé par le juge Tôth.

Le tout avec dépens contre l’intimé dans toutes les cours.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureurs de l’appelante: Bessette & Gauthier, Sherbrooke.

Procureurs de l’intimé. Morissette, Laroche & Associés, Sherbrooke.

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