Jugements de la Cour suprême

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Sa Majesté La Reine Intimée.

1980: 14 mai; 1980: 27 juin.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Dickson, Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard et Lamer.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO

Droit criminel — Accusation de viol — Certiorari — Requête en cassation — Enquête préliminaire — Renvoi à procès — Plaignante contraignable ou non comme témoin à l’audition à huis clos — Questions sur le comportement sexuel — Avis et exposé adéquats — Déni de justice naturelle — Droit au contre-interroga­toire — Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34 et modifications, art. 142, 455.3(1)a), 468(1)a).

L’appelant et un coaccusé ont été accusés de viol. A l’enquête préliminaire, on a refusé à l’appelant le droit de poser des questions à la plaignante, sur son comportement sexuel avec une autre personne que lui, lors d’une audition à huis clos tenue en vertu du par. 142(1) du Code criminel. Une requête de l’avocat de l’appelant pour contre-interroger un sergent de police sur les notes qu’il avait prises pendant une entrevue avec la plai­gnante, lui a aussi été refusée. Il y a finalement eu renvoi à procès et l’appelant a demandé une ordonnance pour casser le renvoi à procès. La Cour suprême de l’Ontario a rejeté la requête en cassation et la Cour d’appel a rejeté l’appel interjeté de ce jugement.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

En droit canadien, il est reconnu que l’on peut avoir recours au certiorari pour faire casser un renvoi à procès mais seulement dans les cas de défaut ou de perte de compétence. Cela ne peut se produire que si un magis­trat omet de se conformer à une disposition impérative du Code criminel ou s’il y a un déni de justice naturelle, qui, dans le cas d’une enquête préliminaire, doit priver totalement l’accusé du droit de citer des témoins ou de contre-interroger les témoins de la poursuite. Le simple rejet de questions en contre-interrogatoire ou une déci­sion, même erronée, sur l’admissibilité d’une preuve, ne porte pas atteinte à la compétence et n’ouvre pas la voie au certiorari. Le refus d’une requête en contre-interro­gatoire d’un sergent de police sur ses notes ne justifie donc pas, même si elle est erronée, une révision par voie de certiorari.

A l’égard de l’audition à huis clos, c’est la première fois que cette Cour doit interpréter et appliquer le par.

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142(1) du Code criminel, adopté en 1976. Il ne fait aucun doute, que compte tenu du renvoi dans le par. 142(1) au «juge, .. magistrat ou ... juge de paix», il s’applique à une enquête préliminaire. L’article 142 a modifié le droit antérieur qui ne permettait pas à un accusé de chercher à contredire une plaignante qui niait toute inconduite sexuelle avec d’autres personnes. On peut considérer que l’art. 142 établit un équilibre entre les intérêts de la plaignante (même si elle peut mainte­nant devoir répondre aux questions en public, elle ne peut pas avoir à le faire si le tribunal en décide autrement, bien qu’elle puisse devoir y répondre en privé) et ceux de l’accusé (alors qu’il pouvait antérieurement poser les questions en public sans avoir nécessairement droit à une réponse, il a maintenant le droit d’obtenir une réponse et de la contredire si le tribunal tranche en sa faveur à l’audition à huis clos).

Le juge ou le magistrat présidant doit tenir une audition à huis clos sur le caractère adéquat ou suffisant de d’avis raisonnable» et de «l’exposé de [la] valeur probante» exigés par l’al. 142(1)a). Ce serait faire échec à l’objet de l’art. 142 que de révéler l’avis et l’exposé avant l’audition à huis clos. L’exposé n’oblige pas l’ac­cusé à formuler les questions précises qu’il veut poser. Les conclusions du juge ou du magistrat sur le caractère adéquat ou suffisant ne pourraient donner lieu à révision par voie de certiorari ou par requête en cassation pour contester un renvoi à procès ou une décision prise pen­dant l’enquête préliminaire.

Comme l’audition à huis clos a notamment pour but de permettre au juge ou au magistrat de se convaincre du poids de la preuve, des témoignages peuvent être recueillis à l’audition, mais le juge ou le magistrat peut décider, après avoir entendu les plaidoiries ou les obser­vations des avocats, qu’il n’a pas besoin d’entendre de témoignages. Si des témoignages sont recueillis, il faut considérer les témoins que l’on se propose de citer comme contraignables, et la plaignante, dont le crédit est une question de fait spécifiée à l’al. 142(1)6), doit l’être également, devenant, cependant, le témoin de l’ac­cusé si elle est citée par lui à l’audition. Cependant, le juge ou le magistrat jouit d’un pouvoir discrétionnaire afin de décider d’entendre un témoin proposé, qu’il s’agisse de la plaignante ou d’autres personnes; il sera toutefois généralement plus en mesure d’exercer son jugement à l’égard d’un témoin après avoir entendu son témoignage que s’il ne l’entend pas du tout. Ici, le juge présidant n’a pas estimé qu’obliger la plaignante à témoigner à l’audition à huis clos serait utile et sa décision ne constitue pas un déni de justice naturelle.

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Jurisprudence: R. v. Botting, [1966] 2 O.R. 121; Chromium Mining and Smelting Corp. Ltd. c. Fortin, [1968] B.R. 536; Patterson c. La Reine, [1970] R.C.S. 409; Doyle c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 597; Alliance des Professeurs catholiques de Montréal c. Commission des relations de travail du Québec, [1953] 2 R.C.S. 140; Procureur général du Québec c. Cohen, [1979] 2 R.C.S. 305; R. v. Moulton, [1980] 1 W.W.R. 711; R. v. Roussel (1979), 10 C.R. (3d) 184; R. v. Lawson (1978), 39 C.C.C. (2d) 85; R. v. Morris (1977), 1 C.R. (3d) 284; R. v. O’Brien (1976), 31 C.C.C. (2d) 396; R. v. Maclntyre (1978), 42 C.C.C. (2d) 217; R. v. McKenna, McKinnon and Nolan (1976), 32 C.C.C. (2d) 210; R. v. Finnessey (1906), 10 C.C.C. 347; R. v. Basken and Kohl (1974), 21 C.C.C. (2d) 321; R. v. Krausz (1973), 57 Cr. App. R. 466.

POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario[1], qui a rejeté un appel interjeté d’un jugement de la Cour suprême de l’Ontario[2] qui avait rejeté la requête de l’appelant visant la cassation d’un renvoi à procès sur une accusa­tion de viol. Pourvoi rejeté.

Keith E. Wright, pour l’appelant.

Bonnie J. Wein, pour l’intimée.

Version française du jugement de la Cour rendu par

LE JUGE EN CHEF—La question en litige dans ce pourvoi, interjeté avec l’autorisation de cette Cour, est celle de savoir si l’appelant a droit de faire casser par certiorari un renvoi à procès sur une accusation de viol. Cette question met en jeu l’art. 142 du Code criminel, édicté par 1974-75-76 (Can.), chap. 93, art. 8. Le juge Hollingworth a rejeté la requête en cassation et la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé sa décision sans demander au substitut du procureur général intimé de plaider. Le juge Brooke, dans de très courts motifs, a dit que la Cour d’appel était [TRADUCTION] «substan­tiellement d’accord avec la décision du juge Hol­lingworth et, compte tenu de notre interprétation des faits de l’espèce, il a eu raison de refuser de rendre l’ordonnance [de cassation]». Je viendrai bientôt au jugement du juge Hollingworth, mais je désire d’abord délimiter les motifs qui justifient la cassation d’un renvoi à procès.

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En droit canadien, il est reconnu que l’on peut avoir recours au certiorari pour faire casser un renvoi à procès: voir R. v. Botting[3]; Chromium Mining and Smelting Corp. Ltd. c. Fortin[4]. Le fait qu’il s’agit d’un recours de nature discrétionnaire, qui peut être refusé s’il en existe un autre, n’a pas d’incidence sur son emploi dans le cas d’un renvoi à procès car il n’existe pas d’autre recours. Les renvois à procès ne sont pas susceptibles d’appel et ne peuvent être contestés que par certiorari ou requête en cassation. Dans quels cas pourra-t-on les faire casser? Dans l’arrêt Patterson c. La Reine[5], cette Cour a dit que le défaut de compé­tence est le seul motif qui permette de casser un renvoi à procès. La décision se fondait sur une situation de fait particulière. L’avocat de l’accusé avait, à l’enquête préliminaire, cherché à exiger la production d’une déclaration faite à la police par un témoin de la poursuite. Bien que la demande de production ait été rejetée, la défense n’a pas été empêchée de contre-interroger sur le contenu de la déclaration. Elle a cessé le contre-interrogatoire sans s’attarder davantage sur la déclaration. Cette Cour a décidé que même si le refus de production était erroné (et elle a décidé que ce n’était pas le cas), cela ne portait pas atteinte à la compétence. Le juge Spence, dissident, était d’avis qu’il y avait eu un déni de justice naturelle (et, par conséquent, une erreur portant atteinte à la compétence) parce que, suivant son interprétation des faits, l’accusé avait été privé du droit de contre-interroger que lui donnait ce qui est maintenant l’al. 468(1)a) du Code criminel.

En parlant du défaut de compétence, cette Cour ne faisait pas référence au défaut de compétence initial du juge ou du magistrat de commencer une enquête préliminaire. C’est un cas peu probable. Il s’agissait plutôt de la perte de cette compétence initiale et, à mon avis, il n’y a que fort peu de cas où il peut y avoir perte de compétence pendant une enquête préliminaire. Cependant, un magistrat perdra compétence s’il omet de se conformer à une disposition impérative du Code criminel: voir l’arrêt

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Doyle c. La Reine[6]. Le droit canadien recon­naît qu’un déni de justice naturelle porte atteinte à la compétence: voir l’arrêt Alliance des Profes­seurs catholiques de Montréal c. Commission des relations de travail du Québec[7]. Dans le cas d’une enquête préliminaire, je ne peux concevoir que cela se produise à moins que l’accusé ne se voie totalement refuser le droit de citer des témoins ou de contre-interroger les témoins de la poursuite. Le simple rejet d’une ou de plusieurs questions en contre-interrogatoire ou d’autres décisions sur la preuve avancée ne constituent pas, à mon avis, une erreur portant atteinte à la compétence. Cepen­dant, le juge ou le magistrat présidant à l’enquête préliminaire doit obéir aux dispositions relatives à la compétence de l’art. 475 du Code criminel.

Dans l’arrêt Procureur général du Québec c. Cohen[8], un accusé a tenté de faire casser par cette Cour une décision d’un magistrat rendue pendant l’enquête préliminaire, avant qu’il n’y ait eu renvoi à procès. Le juge Pigeon, parlant au nom de cette Cour, a souligné qu’il n’existait aucun précédent. L’accusé cherchait à faire casser le refus du magis­trat de permettre à son avocat de contre-interroger un témoin du ministère public relativement à des dépositions reçues ex parte et à huis clos, en vertu de l’al. 455.3(1)a) du Code criminel, par un magistrat qui avait reçu une dénonciation contre l’accusé. Une ordonnance de cassation a été refu­sée pour le motif qu’une décision, même erronée, sur l’admissibilité d’une preuve, ne porte pas atteinte à la compétence. On ne peut nier la jus­tesse de cette conclusion.

J’en viens maintenant à l’art. 142 du Code criminel, au déroulement des procédures devant le juge McMahon de la Cour provinciale et aux motifs du juge Hollingworth sur la requête en cassation du renvoi à procès. L’article 142 du Code criminel dispose:

142. (1) Toute personne inculpée d’une infraction aux articles 144 ou 145 ou aux paragraphes 146(1) ou 149(1) ou son représentant ne doivent poser de questions

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sur le comportement sexuel de la plaignante avec une autre personne

a) que si le prévenu ou son représentant ont donné par écrit, à la partie demanderesse, un avis raisonna­ble de leur intention de poser ces questions, dont copie a été déposée auprès du greffier de la cour accompa­gné d’un exposé de leur valeur probante; et

b) que si le juge, le magistrat ou le juge de paix, après tenue d’une audition à huis clos, en l’absence du jury, sont convaincus de la valeur de la preuve au point que l’exclure empêcherait toute décision équitable d’une controverse sur un point de fait et notamment sur le crédit accordé à la plaignante.

(2) II est interdit de diffuser dans un journal ou à la radio l’avis donné conformément à l’alinéa (1)a), la preuve avancée, les renseignements donnés ou les obser­vations faites lors d’une audition mentionnée à l’alinéa (1)b).

(3) Quiconque, sans excuse légitime dont la preuve lui incombe, ne se conforme pas au paragraphe (2) est coupable d’une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité.

(4) Au présent article, «journal» a le même sens qu’à l’article 261.

(5) Au présent article et à l’article 442, «plaignante, désigne la victime de la présumée infraction.

J’ai reproduit l’article au complet bien que les questions en litige en l’espèce ne concernent que les al. (1)a) et (1)b), dont la portée est explicitée par le par. (2).

C’est la première fois que cette Cour doit inter­préter et appliquer le par. 142(1), mais cette dispo­sition a fait l’objet de décisions des cours d’appel de l’Alberta et de la Colombie-Britannique (voir R. v. Moulton[9], R. v. Roussel[10] et R. v. Lawson[11]); de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (voir R. v. Morris[12]); des Cours de district de Terre-Neuve et de l’Ontario (voir R. v. O’Brien[13]); R. v. Maclntyre[14] et d’une Cour provinciale de

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l’Ontario (voir R. v. McKenna, McKinnon and Nolan[15]). Cette jurisprudence fait allusion à ce que les différents tribunaux ont considéré être l’objet de l’art. 142, savoir, atténuer le trauma­tisme, l’humiliation et la gêne causés à une plai­gnante par une enquête sur son comportement sexuel passé avec d’autres personnes que l’accusé. Cependant, la disposition tient également compte des intérêts de l’accusé parce qu’en vertu du droit antérieur, si la plaignante niait toute inconduite sexuelle avec d’autres personnes, cela empêchait toute autre enquête sur ce qui était considéré comme une question accessoire. Cependant, une enquête sur les relations sexuelles antérieures de la plaignante avec l’accusé n’était pas une question accessoire à l’égard de laquelle une dénégation empêchait de poursuivre l’enquête. Elle était perti­nente au consentement qui est si souvent la princi­pale question en litige dans les infractions d’ordre sexuel. Un accusé pouvait également, selon le droit antérieur, poser à la plaignante des questions sur sa réputation générale de chasteté, en tant que question touchant au crédit à lui accorder et au consentement, mais l’accusé avait le droit d’avan­cer une preuve pour contredire la plaignante si elle niait avoir eu des relations sexuelles antérieurement, sous réserve, en certaines circonstances, du pouvoir discrétionnaire du juge du procès d’interdire pareilles questions: voir R. v. Finnessey[16], à la p. 351; R. v. Basken and Kohl[17], à la p. 337; et voir également l’arrêt R. v. Krausz[18], à la p. 472 où l’on a autorisé des questions d’une portée plus vaste se rapportant à une réputation générale de prostitution. Les questions de la nature de celles mentionnées en dernier lieu ne sont pas directement touchées par l’art. 142.

En disant qu’à mon avis, l’art. 142 a modifié le droit antérieur qui ne permettait pas à un accusé de chercher à contredire une plaignante qui niait tout inconduite sexuelle avec d’autres personnes, j’adopte l’opinion du juge Meredith dans l’arrêt R. v. Morris, précité. Cela, cependant, n’est pas l’opi­nion du juge McDermid de la Cour d’appel dans l’arrêt R. v. Moulton, précité, à la p. 726. Il y dit ceci:

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[TRADUCTION] Les règles relatives à l’interrogatoire d’une plaignante sur son comportement sexuel sont de nature prétorienne. A mon avis, si le législateur avait voulu étendre les droits d’un accusé en établissant que des témoins pouvaient être cités pour contredire le témoignage d’une plaignante à l’égard de relations sexuelles données avec d’autres hommes que l’accusé, il l’aurait dit expressément et non tacitement.

Cette déclaration me laisse perplexe car le juge McDermid a également statué qu’une plaignante était un témoin contraignable à une audition à huis clos tenue conformément à l’al. 142(1)b) (un point dont je traite plus loin dans ces motifs). Si le juge ou le magistrat présidant conclut lors d’une audi­tion à huis clos que les conditions permettant de poser des questions sur l’inconduite sexuelle de la plaignante avec d’autres personnes ont été remplies, il en découle que le crédit à accorder à cette dernière devient une question de fait qui peut à bon droit être approfondie à la reprise de l’enquête préliminaire ou du procès, selon le cas. Dans sa défense, l’accusé n’est pas limité au contre-interro­gatoire de la plaignante pour faire ressortir la fausseté d’une dénégation de relations sexuelles avec d’autres personnes (si elle les nie), mais peut faire comparaître d’autres témoins (ceux qui ont témoigné à l’audition à huis clos) pour attaquer le crédit à accorder à la plaignante. Si cela ne peut être fait, l’art. 142 devient presque inopérant, nonobstant le fait que le juge ou le magistrat, qui a entendu des témoignages à l’audition à huis clos, a conclu qu’exclure cette preuve, y compris celle qui porte atteinte au crédit à accorder à la plaignante, empêcherait d’arriver à une décision juste sur cette question et sur les autres questions de fait en litige au procès de l’accusé. Je note également que le juge Lieberman dans l’arrêt Moulton adopte une opinion contraire à celle du juge McDermid et conforme à l’arrêt R. v. Morris.

Il découle de ce qui précède que la plaignante doit maintenant répondre aux questions du type qu’envisage le par. 142(1) et doit le faire publiquement, à moins que le tribunal, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, refuse, après la tenue d’une audition à huis clos, de permettre pareille enquête. Il peut refuser parce que, par exemple, l’avocat de l’accusé se lance dans une recherche à l’aveuglette et n’a pas de motifs raisonnables de

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poser pareilles questions. Évidemment, on ne doit pas empêcher l’accusé de présenter une défense pleine et entière. On peut, par conséquent, considé­rer que l’art. 142 établit un équilibre entre les intérêts de la plaignante et ceux de l’accusé par la modification qu’il apporte au droit de la preuve. La plaignante y gagne parce que, même si elle peut maintenant devoir répondre aux questions en public, elle peut ne pas avoir à le faire si le tribunal en décide autrement, bien qu’elle puisse devoir y répondre en privé. Quant à l’accusé, alors qu’il pouvait antérieurement poser les questions en public sans avoir nécessairement droit à une réponse, il a maintenant le droit d’obtenir une réponse et de la contredire si le tribunal tranche en sa faveur à l’audition à huis clos.

Comme je l’ai déjà noté, les questions relatives au sens et à la portée de l’art. 142 se sont soulevées en l’espèce au cours d’une enquête préliminaire, et il ne fait aucun doute que, compte tenu du renvoi dans cet article au (juge, ... magistrat ou ... juge de paix», il s’applique à une telle enquête. (L’arrêt R. v. Roussel, précité, qui décide apparemment le contraire, est mal fondé). Cet article, applicable aux accusations de viol, tentative de viol, rapports sexuels avec une personne du sexe féminin âgée de moins de quatorze ans et attentat à la pudeur d’une personne de sexe féminin, est dominé par les termes «ne doivent poser de questions ... que si» les al. a) et b) du par. 142(1) sont respectés.

Je me penche en premier lieu sur l’al. a). La jurisprudence à laquelle j’ai fait référence plus tôt indique que le caractère raisonnable de l’avis est une question de fait dans chaque cas, et il n’y a rien à y redire. Il en découle, évidemment, que, même si le caractère raisonnable de l’avis peut constituer une question susceptible d’appel lorsque l’art. 142 est invoqué pendant un procès, il ne s’agit pas d’une question révisable par voie de certiorari pour contester un renvoi à procès ou une décision rendue pendant une enquête préliminaire. Le second élément principal de l’al. a) est l’exi­gence que l’avis soit accompagné «d’un exposé de [la] valeur probante», c’est-à-dire d’une ou plusieurs questions que l’accusé veut poser sur le comportement sexuel de la plaignante avec une ou plusieurs personnes autres que l’accusé. L’expression

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«exposé de [la] valeur probante» me paraît claire, mais je pense qu’il faut donner au juge ou au magistrat la latitude voulue pour évaluer si l’exposé est suffisant. L’exposé doit normalement inclure les dates, lieux et noms des autres person­nes supposément impliquées avec la plaignante, mais je ne crois pas que l’accusé soit obligé de formuler les questions précises que son avocat ou lui veulent poser. Les questions qu’on a l’intention de poser, à mon avis, découlent de l’exposé de leur valeur probante et n’en font pas elles-mêmes partie, bien que l’accusé puisse les spécifier dans l’exposé s’il le désire. En outre, je ne vois aucune raison pour laquelle le juge ou le magistrat prési­dant ne pourrait permettre que l’on amende l’exposé, pourvu que l’exigence de l’avis raisonnable soit remplie et que la plaignante n’en subisse pas préjudice.

En l’espèce, malheureusement, l’avis écrit conte­nant l’exposé n’a pas été versé au dossier, bien que la transcription des procédures tenue devant le juge McMahon y fasse référence. Le substitut du procureur général intimé a fait valoir que le juge McMahon avait statué que l’avis et l’exposé étaient insuffisants. Je ne crois pas que l’on puisse tirer cette conclusion du dossier. Au contraire, le juge Hollingworth dans ses motifs a dit ceci sur ce point:

[TRADUCTION] En l’espèce, Me Wright [l’avocat de l’accusé] a donné un avis désignant l’ami de la plai­gnante et le juge McMahon a jugé cet avis adéquat et je ne conteste pas sa décision parce qu’elle était de son ressort.

La confirmation des motifs du juge Hollingworth par la Cour d’appel de l’Ontario signifie qu’il existe des conclusions concordantes sur le carac­tère adéquat ou suffisant de l’avis et de l’exposé. J’ajouterais ceci: même si la question du caractère suffisant ou insuffisant devait être contestée, elle ne pourrait donner lieu à révision par voie de certiorari ou par requête en cassation à ce stade-ci, qu’elle soit ou non susceptible d’appel si elle se soulève au cours d’un procès.

Cela m’amène à l’al. b), qui est au coeur de cette affaire, compte tenu des positions opposées et irréconciliables

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de l’accusé et du ministère public à son sujet. A titre préliminaire, il faut se demander si le juge ou le magistrat présidant doit tenir une audition à huis clos sur le caractère adéquat de l’avis et de l’exposé exigés par l’al. a). Je répète ce que j’ai dit être les termes qui dominent l’art. 142, savoir, «ne doivent poser de questions ... que si». A mon avis, ce serait faire échec à l’objet de l’art. 142 que de révéler l’avis et l’exposé avant l’audi­tion à huis clos, parce qu’ils peuvent s’avérer ina­déquats ou ne pas indiquer correctement la perti­nence des questions que l’on veut poser. Si c’est le cas, (d’exposé de [la] valeur probante» ne doit pas être rendu public. Venant maintenant directement à l’al. b), deux questions ont été soulevées dans les plaidoiries de l’avocat de l’accusé et du substitut du procureur général. Il s’agit de savoir (1) si l’on peut ou doit entendre des témoignages à l’audition à huis clos, et (2) si, dans l’affirmative, la plai­gnante, comme toute autre personne, y est un témoin contraignable.

L’avocat de l’accusé a fait valoir, bien sûr, que l’al. 142(1)b) prévoit que des témoignages peuvent être recueillis à l’audition à huis clos et, de plus, que comme le crédit à accorder à la plaignante est une question expressément mentionnée à l’al. 142(1)b), cette dernière est nécessairement un témoin contraignable auquel l’accusé a par consé­quent, le droit de poser des questions dont la valeur probante a été exposée dans l’avis. Le substitut du procureur général a soutenu que l’al. 142(1)b) ne prévoit pas de témoignages à l’audition à huis clos et n’établit certainement pas que la plaignante est contraignable. Selon lui, il appartient à la cour de déterminer sur la seule base des arguments oraux si les exigences des al. a) et b) ont été remplies, et, si la cour conclut en ce sens, l’accusé est alors libre de poser ses questions à la reprise de l’enquête préliminaire ou du procès, selon le cas. Subsidiai­rement, il a soutenu que le juge présidant a un vaste pouvoir discrétionnaire sur le mode de dérou­lement de l’audition à huis clos et qu’aucune erreur commise pendant celle-ci ne peut constituer un motif de cassation par certiorari.

Je ne peux souscrire à la prétention principale mise de l’avant par le substitut du procureur général

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portant que l’al. b) ne prévoit que des plaidoi­ries ou des observations orales des avocats. Il y a deux raisons principales au rejet de cette préten­tion. D’abord, l’audition à huis clos a notamment pour but de permettre au juge ou au magistrat de se convaincre du poids de la preuve, et je ne peux voir comment il peut y parvenir sans se faire une opinion des témoins cités à comparaître, opinion qui tiendra compte de leur attitude, de leur connaissance des événements sur lesquels ils sont interrogés, de la cohérence de leur témoignage, etc. Deuxièmement, le par. 142(2) établit selon moi de façon incontestable que des témoignages peuvent (non doivent) être recueillis à l’audition à huis clos. Cette disposition, si je peux citer de nouveau sa partie pertinente, parle de (da preuve avancée, les renseignements donnés ou les observations faites lors d’une audition mentionnée à l’alinéa (1)b)». A mon avis, le juge ou le magistrat qui préside l’audition à huis clos peut décider, après avoir entendu les plaidoiries ou les observations des avocats, qu’il n’a pas besoin d’entendre de témoi­gnages. Il est plus probable qu’une décision de ne pas entendre de témoignages entraîne une conclu­sion défavorable à l’accusé, sans que ce soit néces­sairement toujours le cas. Cependant, il peut être convaincu par les observations faites, ou même sans elles, qu’il lui faut entendre des témoignages pour être en mesure d’en évaluer le poids afin de décider si [il] est convaincu ... que l’exclure empêcherait toute décision équitable d’une contro­verse sur un point de fait et notamment sur le crédit accordé à la plaignante».

Si des témoignages sont recueillis à l’audition à huis clos, il faut considérer les témoins que l’on se propose de citer comme contraignables, et la plai­gnante, dont le crédit est une question de fait spécifiée à l’al. 142(1)b), doit l’être également, devenant, cependant, le témoin de l’accusé si elle est citée à l’audition à huis clos. Sur la question de savoir si la plaignante est contraignable, je suis d’accord avec l’arrêt en ce sens de la Division d’appel de l’Alberta dans l’affaire R. v. Moulton, précitée. Il peut y avoir une ou plusieurs raisons justifiant que le juge ou le magistrat présidant, qui décide de recueillir des témoignages, n’entende pas un témoin proposé, qu’il s’agisse de la plaignante ou d’autres personnes. Il peut considérer que le

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témoignage proposé est trop indirect ou il peut conclure que son effet préjudiciable l’emporte sur sa valeur probante. De même, il peut être d’avis qu’un témoin proposé ne devrait pas comparaître si son témoignage risque d’amener la cour à spéculer sur sa pertinence.

Cependant, il me semble qu’un accusé ne sera que rarement privé du droit de citer un témoin une fois que l’on a décidé de recueillir des témoignages. Je dis cela parce que le juge ou le magistrat présidant aura déjà statué sur le caractère adéquat de l’avis et de l’exposé et, par conséquent, sur l’éventail des questions devant être posées. Le juge ou le magistrat présidant, devant déterminer le poids de la preuve, sera plus en mesure d’exercer son jugement à l’égard d’un témoin après avoir entendu son témoignage que s’il ne l’entend pas du tout. Évidemment, le juge ou le magistrat prési­dant peut avoir à rendre des décisions pendant le témoignage sur l’à-propos de questions et sur l’ad­missibilité du témoignage proposé et, même s’il fait une erreur à cet égard, elle ne pourra faire l’objet d’une contestation valable par certiorari.

En l’espèce, le juge McMahon a refusé à l’avo­cat de l’accusé la permission d’interroger la plai­gnante lors d’une audition à huis clos tenue confor­mément à l’al. 142(1)b). Le motif du refus est apparemment qu’une enquête préliminaire ne vise qu’à établir si le ministère public a une preuve suffisante pour justifier un renvoi à procès et le juge McMahon n’a pas estimé qu’obliger la plai­gnante à témoigner à une audition à huis clos serait utile à cet égard. Il a dit à l’avocat que la question pourrait être soulevée, sans doute de façon plus appropriée, au procès qui suivrait. Le juge Hollingworth a décidé, conformément à l’ar­rêt R. v. Morris, précité, que la plaignante était un témoin contraignable à une audition à huis clos, à condition que l’on ait établi un fondement qui justifie son témoignage. Selon lui, ce fondement n’existait pas et cela suffisait pour rejeter la requête en cassation du renvoi à procès. Le juge Hollingworth a noté que l’art. 142 donne au juge ou au magistrat présidant un pouvoir considérable sur le mode de déroulement des procédures, compte tenu, notamment, du but correctif de l’article.

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Bien qu’une certaine contradiction ressorte des motifs du juge Hollingworth qui affirme que le juge McMahon a reconnu le caractère suffisant de l’avis donné conformément à l’al. 142(1)a) (un point que j’ai traité plus tôt) et, tout de suite après, que l’on n’a pas établi de fondement qui justifie l’interrogatoire de la plaignante lors d’une audition à huis clos, ces deux opinions sont conciliées dans un passage antérieur de ses motifs. Il y dit que seulement dans des cas exceptionnels, une plai­gnante pourra être la première personne citée comme témoin (comme on le demandait en l’es­pèce), de sorte que présumément, s’il y a d’autres témoins (il n’y en avait aucun autre à citer dans l’affaire R. v. Macintyre, précitée, où l’on a décidé que la plaignante était contraignable), un ou plusieurs d’entre eux devront être entendus d’abord pour donner un fondement à l’interrogatoire de la plaignante.

Bien que je ne sois pas d’avis qu’il doive s’agir là d’une règle rigide, je ne considère pas que son application en l’espèce constitue un déni de justice naturelle ou une atteinte au droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière. Le juge ou le magistrat jouit d’un pouvoir discrétionnaire sur l’ordre dans lequel les témoins peuvent être cités lors d’une audition à huis clos tenue pendant une enquête préliminaire.

Une autre question soulevée devant le juge McMahon porte sur une requête de l’avocat de l’accusé pour contre-interroger un sergent de police sur les notes qu’il avait prises pendant une entrevue avec la plaignante. L’avocat de l’accusé avait vu les notes, mais sa requête de contre-inter­rogatoire à leur égard a été refusée. Je suis d’ac­cord avec le juge Hollingworth que cette décision, même si elle est erronée, ne justifie pas une révi­sion par voie de certiorari et, d’ailleurs, cette Cour n’a pas demandé au substitut du procureur général de plaider sur ce point. La question principale soumise au juge Hollingworth et à cette Cour porte sur l’effet du refus par le juge McMahon de permettre que la plaignante soit interrogée lors d’une audition à huis clos.

Il s’ensuit, à mon avis, que les cours d’instance inférieure ont eu raison de refuser de casser le renvoi à procès.

[Page 282]

Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi rejeté.

Procureur de l’appelant: Keith E. Wright, Toronto.

Procureur de l’intimée: Le procureur général de l’Ontario, Toronto.



[1] (1978), 27 Chitty’s Li. 36.

[2] (1978), 26 Chitty’s L.J. 311.

[3] [1966] 2 O.R. 121.

[4] [1968] B.R. 536.

[5] [1970] R.C.S. 409.

[6] [1977] 1 R.C.S. 597.

[7] [1953] 2 R.C.S. 140.

[8] [1979] 2 R.C.S. 305.

[9] [1980] 1 W.W.R. 711.

[10] (1979), 10 C.R. (3d) 184.

[11] (1978), 39 C.C.C. (2d) 85.

[12] (1977), 1 C.R. (3d) 284.

[13] (1976), 31 C.C.C. (2d) 396.

[14] (1978), 42 C.C.C. (2d) 217.

[15] (1976), 32 C.C.C. (2d) 210.

[16] (1906), 10 C.C.C. 347.

[17] (1974), 21 C.C.C. (2d) 321.

[18] (1973), 54 Cr. App. R. 466.

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