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Cour suprême du Canada

Appel—Négligence—Décès du patient à l’hôpital —Décès dû à la régurgitation et à la suffocation—Patient placé dans un cadre Stryker—Soins infirmiers —Conclusions de fait du juge de première instance—Rôle d’une cour d’appel.

En janvier 1969, Kolesar, alors qu’il était au volant de son automobile, heurta celle de Jeffries, lui-même au volant de son automobile, et fut grièvement blessé. La collision était due uniquement à la négligence de Jeffries. Les blessures de Kolesar nécessitèrent, beaucoup plus tard, un traitement chirurgical, et, en décembre 1969, il subit dans l’hôpital défendeur, une intervention chirurgicale décrite comme une fusion spinale. Après l’opération et alors qu’il était encore inconscient, le patient fut placé dans un cadre Stryker et ensuite transporté au service de chirurgie. Environ trois heures plus tard, le patient reçut la visite du chirurgien qui ordonna les soins qu’exige tout patient placé dans un cadre Stryker. Quelques heures plus tard, la femme de Kolesar vint à son chevet et elle témoigna que son mari était très pâle, qu’il avait très mal à la tête, au cou et au dos et qu’il se plaignait de lourdeurs à l’estomac. Tôt le lendemain matin, Kolesar fut trouvé mort ou si près de la mort que les efforts faits pour le réanimer furent vains. Des soins particuliers doivent être prodigués à un patient placé dans un tel cadre, car un des risques qu’entraîne l’obligation d’être sanglé dans le cadre, est la régurgitation qui peut être massive et soudaine ou se faire peu à peu et qui peut provoquer un écoulement dans l’œsophage, le pharynx et les poumons. Pour éviter cela, on aurait dû réveiller le patient Kolesar périodiquement et le faire tousser. On n’aurait pas dû lui administrer de grandes quantités de liquide. On aurait dû lui faire de la physiothérapie et on aurait dû prendre et noter sa

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tension, sa respiration, son pouls et sa température à intervalles réguliers. Il aurait dû être surveillé attentivement. Les quelques annotations montrent que, tout le temps, le patient était très pâle et qu’on l’avait laissé dormir profondément toute la nuit. Le juge de première instance a rendu jugement contre Jeffries, l’autre conducteur, et tous les autres défendeurs sauf le chirurgien. La Cour d’appel, en rejetant l’appel des appelants en l’instance, n’a pas admis la conclusion de fait relative à la négligence de l’infirmière attachée à l’hôpital et a rejeté l’appel en appliquant le principe établi dans Cook c. Lewis, [1951] R.C.S. 830.

Arrêt: Le pourvoi doit être rejeté.

La décision rendue dans Cook c. Lewis, [1951] R.C.S. 830, ne s’applique pas dans les circonstances du présent pourvoi. Cependant, c’est un principe bien connu que les tribunaux d’appel ne doivent pas remettre en cause les conclusions de fait du juge de première instance, s’il existait des témoignages dignes de foi sur lesquels le juge pouvait raisonnablement fonder ses conclusions. Le juge de première instance a entendu ces témoignages, les a jugés dignes de foi et les a pris comme fondement de ses conclusions. Il n’est pas de la fonction d’une cour d’appel de reconsidérer ces témoignages, qu’ils portent sur des faits bruts ou des questions d’opinion professionnelle, et d’en venir à une conclusion différente, à moins que l’on puisse montrer que la preuve ne pouvait raisonnablement justifier la conclusion atteinte par le juge de première instance. En l’espèce, le juge de première instance a entendu des témoignages au sujet de la conduite de l’infirmière Malette, et donc de la responsabilité de l’hôpital.

Arrêts mentionnés: Cook c. Lewis, [1951] R.C.S. 830; Mann c. Balaban, [1970] R.C.S. 74.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario qui a rejeté un appel d’un jugement du juge Haines. Pourvoi rejeté.

J.J. Fitzpatrick, c.r., et H. Poss, pour les appelants.

E.J. Orzel, c.r., et M.L. Baker, pour l’intimé, Koziol.

W.S. Wigle, c.r., et T.J. McGoey, pour l’intimé, Jeffries.

Le jugement de la Cour a été rendu par

LE JUGE SPENCE—Ce pourvoi attaque un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario prononcé le 15 janvier 1976. Par cet arrêt, elle a rejeté l’appel que

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l’hôpital Joseph Brant Memorial et l’infirmière G. Malette, appelants devant notre Cour, avaient interjeté à l’encontre du jugement du juge Haines prononcé le 21 janvier 1975, mais a accueilli l’appel interjeté à l’encontre de ce même jugement dans la mesure où il avait condamné quatre autres défenderesses ou mises en cause, les infirmières E. Tilman, D. Stroop, Janet Stannix et Margaret Bragger.

L’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé le rejet de l’action intentée contre le docteur Shri K. Bhalla et modifié les dépens payables par les diverses parties.

Le pourvoi devant notre Cour a été formé seulement contre la demanderesse Julie Kolesar, administratice de la succession de feu William Kolesar, et Terrance L. Jeffries.

La demanderesse Julie Kolesar est décédée avant que notre Cour entende le pourvoi et Katherine Kosiol et Joseph Kosiol sont devenus parties intimées par déclaration de reprise d’instance déposée le 10 février 1977.

Il est nécessaire de faire un exposé complet des circonstances qui ont donné lieu au présent pourvoi.

Le 2 janvier 1969, feu William Kolesar, alors qu’il était au volant de son automobile, heurta celle de Terrance L. Jeffries, lui-même au volant de son automobile et, dans l’accident, Kolesar fut grièvement blessé. Il a été admis, tout au long des procédures, que la collision était due uniquement à la négligence de Jeffries. Les blessures nécessitèrent, beaucoup plus tard, un traitement chirurgical et, le 30 décembre 1969, William Kolesar subit une intervention chirurgicale effectuée par le docteur Bhalla. Cette opération était destinée à corriger ce qu’on appelle une spondylolyse traumatique, opération qui consiste en ce que l’on pourrait décrire comme une fusion spinale. L’opération se termina vers 12 h 10, le 30 décembre 1969. Après l’opération et alors qu’il était encore inconscient, le patient fut placé dans un cadre Stryker. Le patient fut ensuite transporté au service de chirurgie. Le docteur Bhalla passa le voir à 15 h 30 et ordonna

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les soins qu’exige tout patient placé dans un cadre Stryker.

De 18 h à 20 h, la femme de feu William Kolesar, feue Julie Kolesar, se tint à son chevet et elle témoigna que son mari était très pâle, qu’il avait très mal à la tête, au cou et au dos et qu’il se plaignait de lourdeurs à l’estomac. A 5 h, le lendemain matin, le 31 décembre 1969, Kolesar fut trouvé mort ou si près de la mort qu’il mourut immédiatement malgré les efforts faits par le docteur Michael Watts pour le ranimer. D’où le présent procès.

Le procès a commencé seulement le 7 novembre 1974, presque cinq ans plus tard. Pendant ce temps, toutes les parties ont procédé à de nombreuses mesures d’enquête préalable. Quand l’affaire a été appelée à Hamilton, le juge Haines présidait alors des assises pour les procès avec jury. Une demande de procès avec jury avait été signifiée dans cette action mais elle avait été radiée. L’affaire était cependant demeurée au rôle des procès avec jury. Devant la Cour d’appel, on s’est sérieusement plaint de la façon dont le juge Haines aurait forcé les parties à procéder et le juge Jessup, en prononçant l’arrêt de la Cour d’appel, a déclaré:

[TRADUCTION] Un motif de plainte, si ce n’est d’appel, est la manière dont le savant juge de première instance s’est trouvé saisi de l’affaire.

Après le jugement de la Cour d’appel, les appelants devant notre Cour ont demandé la réouverture de l’appel pour débattre un point nouveau, à savoir que le parti pris et la conduite peu judicieuse du juge de première instance avaient été de nature à priver les appelants de leur droit à un procès impartial. Dans un jugement rendu le 27 février 1976, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté cette demande mais a accordé la permission d’amender les avis d’appel [TRADUCTION] «de façon à ce que les appelants puissent, s’ils le jugent à propos, demander à la Cour suprême du Canada la permission de débattre également cette question si une requête est portée devant cette Cour».

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Le 5 avril 1976, notre Cour a accordé aux présents appelants l’autorisation de se pourvoir et l’avis a été déposé le 22 avril 1976.

A l’ouverture du présent pourvoi, les appelants ont présenté le 17 février 1977 un avis de requête pour obtenir la permission de déposer un mémoire supplémentaire sur le moyen d’appel suivant:

[TRADUCTION] Qu’il y avait, chez le savant juge de première instance, une apparence de parti pris qui a privé les appelants de leur droit à un procès impartial.

Après que les procureurs des appelants eurent exposé cette requête à la Cour et après en avoir discuté avec certains juges,, ils l’ont retiré et je n’ai pas l’intention de traiter davantage de ce prétendu moyen d’appel dans mes motifs.

L’action de l’intimée Kolesar contre les appelants est fondée sur l’allégation que Kolesar est décédé des suites d’une aspiration imputable à l’absence de soins et de surveillance appropriés entre le moment où on l’a ramené, inconscient, de la salle d’opération et placé dans un cadre Stryker, et celui de sa mort, quelque dix-sept heures plus tard. Les appelants n’ont pas admis que cette aspiration avait été la cause du décès mais, durant la longue série d’interrogatoires préalables, aucune autre cause possible de la mort n’a été évoquée.

A l’ouverture du procès devant le juge Haines, les procureurs avaient très clairement fait savoir qu’il n’avait pas été admis que c’était là la cause du décès, mais il est également clair qu’ils ne disposaient à ce moment d’aucun élément leur permettant d’en suggérer une autre.

Je note cette déclaration d’un des procureurs de l’hôpital appelant, approuvée par son confrère:

[TRADUCTION] Je puis faire part à votre Seigneurie et à mon confrère Me Wigle (procureur du défendeur Jeffries) que, pour le moment, nous n’avons pas de preuve indiquant que le décès ait pu résulter d’une autre cause que l’aspiration de liquide gastrique.

Le juge d’appel Jessup a déclaré dans ses motifs:

[TRADUCTION]…mais, de toute façon, il résulte malheureusement du contre‑interrogatoire des témoins de la

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demanderesse qu’aucun d’entre eux n’était vraiment au courant, à supposer qu’ils l’aient été le moindrement, d’une autre cause possible de décès, tout au moins jusqu’à ce que la preuve de la demanderesse ait été close.

Le procureur des demandeurs a, pour étayer ses prétentions, fait témoigner un chirurgien, le docteur Hudecki, et deux infirmières expertes et apporté d’autres preuves médicales relatives aux soins qui doivent être prodigués à un patient placé dans un cadre Stryker. Il a également fait témoigner le pathologiste qui avait autopsié feu William Kolesar, ainsi qu’un autre expert‑pathologiste.

Le cadre Stryker ressemble à un lit étroit muni d’un mécanisme permettant de le faire tourner de 180 degrés sur son axe longitudinal, de sorte que le patient se trouve allongé sur le ventre dans le cadre. Le patient est sanglé dans le cadre de façon à l’immobiliser dans une position favorisant le processus de cicatrisation. On doit faire pivoter le cadre aux intervalles prescrits par le chirurgien. L’utilisation de ce cadre ne va pas sans problèmes pour ceux qui sont chargés de prendre soin du patient. Le principal semble être un risque grave de régurgitation auquel contribuent de nombreux facteurs qu’il n’est pas nécessaire d’exposer en détail. Pour cette raison, il faut veiller soigneusement à ne pas faire prendre trop de liquide au patient et, en particulier, éviter que son estomac ne soit rempli au point de le faire régurgiter. Cette régurgitation peut être massive et soudaine ou se faire peu à peu et elle peut provoquer un écoulement dans l’œsophage, puis de là dans le pharynx, et enfin dans les poumons.

Le juge Haines a pris particulièrement en considération les témoignages des infirmières Kathleen Stewart et Patricia O’Connor et s’est fondé sur eux pour résumer de la façon suivante les soins qui auraient dû être dispensés à feu William Kolesar:

[TRADUCTION] 1. On aurait dû réveiller Kolesar à minuit et le faire respirer profondément et tousser au moins tous les quarts d’heure pendant la nuit pour empêcher les liquides de s’accumuler dans sa gorge et dans ses poumons.

[Ce témoignage se rapportait à l’inscription faite à 22 h selon laquelle Kolesar n’avait pas uriné et on lui avait donné deux fois des sédatifs.]

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2. En même temps, on aurait dû lui faire de la physiothérapie, en lui faisant remuer les bras.

3. On n’aurait pas dû lui administrer oralement de grandes quantités de liquide et, en voyant celles qui l’avaient déjà été avant minuit en plus de celles qui l’étaient par voie intraveineuse, les infirmières auraient dû se rendre compte que le patient avait trop de liquide dans le corps. Il aurait dû être surveillé attentivement à cause du danger de régurgitation; son estomac aurait dû être palpé et sondé.

4. On aurait dû prendre et noter sa tension, sa respiration, son pouls et sa température à intervalles réguliers.

5. Entre 22 h, le 30 décembre et 5 h du matin, le 31 décembre, il n’y a eu ni courbes ni annotation de la part des infirmières, et cela est une violation complète des règles élémentaires de tenue de dossiers dans pareil cas. L’hôpital est un hôpital accrédité par décision du Conseil canadien d’agrément des hôpitaux. Je ne pense pas pouvoir mieux souligner la nécessité de tenir un dossier continu et précis qu’en citant la pièce 31 à la p. 69:

Dans un service où les patients sont très nombreux, le dossier médical est la source normale de renseignements et d’instructions concernant les soins à leur donner. S’il est convenablement tenu, il indique au fur et à mesure l’évolution de l’état des patients et alerte le personnel des dangers possibles. Et il est peut-être superflu de dire que si l’hôpital oblige les infirmières à des annotations régulières durant chaque tour de garde, une infirmière ne pourait rien noter avant d’avoir accompli le service exigé d’elle. Dans le cas de Kolesar, l’absence d’annotations permet de supposer que rien n’a été inscrit parce que rien n’a été fait.

6. Un patient qui vient d’être opéré est habituellement très agité et son sommeil est intermittent. Si Kolesar était pâle, s’il dormait paisiblement toute la nuit, cela constituait en soi un signal de danger. On aurait dû le réveiller toutes les heures, l’obliger à respirer profondément et à tousser et, s’il s’avérait que du liquide encombrait sa gorge ou des tubes, un dispositif de succion aurait dû y être introduit.

7. Il ne suffit pas d’aller simplement regarder le patient, même régulièrement.

Ayant adopté ces normes de soins, le juge Haines s’est alors employé à étudier les témoignages fournis par de nombreuses personnes sur les soins que feu William Kolesar avait effectivement reçus. La preuve reposait principalement sur trois témoins. Le premier était John Mayes qui, en tant que patient, était cette nuit-là dans le lit voisin de celui de feu William Kolesar; le second était une

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aide-infirmière, Mme I.M. Stevens. Dans les motifs de son jugement, le juge Haines a rejeté la preuve fournie par ces deux témoins, en en donnant les raisons. En Cour d’appel, le juge Jessup a déclaré:

[TRADUCTION] Le savant juge de première instance a étudié en détail le comportement et le témoignage de Mayes et de l’aide-infirmière et n’a pas trouvé leurs déclarations dignes de foi pour des motifs qui ne nous permettent pas de remettre en question ses conclusions.

La troisième personne qui a fourni la preuve principale sur les soins était l’infirmière Malette. Son témoignage a été très détaillé mais n’a certainement été confirmé par aucune inscription dans le dossier de l’hôpital et le juge Haines a trouvé très peu satisfaisante la façon dont on avait procédé. En effet, les fiches n’ont pas été annotées au fur et à mesure de l’accomplissement des services ou des observations, mais plus tard, lors d’une réunion tenue à 5 h du matin, en sorte que les annotations ont été faites de mémoire par les différentes personnes qui avaient surveillé le patient durant la nuit. Ce dossier, établi aux petites heures du matin par l’infirmière Malette, a été déposé comme pièce 29. Le juge Haines a déclaré dans ses motifs:

[TRADUCTION] On est toujours méfiant à l’égard des dossiers constitués après coup et, s’il faut ajouter foi à la pièce 29, elle montre que, tout le temps, le patient était très pâle et qu’on l’a laissé sombrer dans son dernier sommeil.

Après avoir minutieusement examiné toute la preuve, et présidé un procès qui a duré dix-huit jours, le juge Haines est arrivé à la conclusion suivante:

[TRADUCTION] Sur l’ensemble de la preuve, j’accepte la thèse de la demanderesse et du défendeur Jeffries selon laquelle la mort est due à une régurgitation de sucs gastriques, survenue de 1 à 3 heures avant la mort. J’accepte le témoignage des docteurs Stanley Hudecki et Frederick Jaffe et je conclus que le défunt s’est éteint lentement, sur plusieurs heures. Affaibli par l’opération, l’effet cumulatif des médicaments et l’anoxémie connexe, sanglé en position allongée dans un cadre Stryker, il était gêné dans ses efforts pour appeler à l’aide. Je n’ai pas le moindre doute que si les soins adéquats lui avaient été dispensés, son état n’en serait pas venu là ou aurait été décelé à temps. La demanderesse a établi que la mort de son mari a été causée par les actes de négligence énoncés aux alinéas 14c), d), e), f) et g) de sa réclamation. Le défendeur Jeffries fait siennes les allégations de

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négligence de la demanderesse et, en outre, je conclus qu’il a prouvé celles qu’il a plaidées aux alinéas 9 b), c), e) et f) de sa défense.

Avant de se prononcer en ces termes en faveur de la demanderesse, le juge Haines avait considéré les preuves au moyen desquelles la défense avait tenté de montrer que l’aspiration n’avait pas été la cause du décès et déclaré:

[TRADUCTION] Les défendeurs ont appelé un grand nombre d’experts, les services de beaucoup d’entre eux ayant été retenus pour le procès. Nul doute que leurs opinions devaient avoir leur utilité, mais vu la prépondérance des preuves à l’appui de la thèse de la demanderesse, je pense que les thèses proposées par la défense selon lesquelles la mort peut avoir été causée par une insuffisance cardiaque, ou par quelque affection hépatique, ou par quelque chose d’autre, sont des postulats non étayés par la preuve.

En conséquence, le juge Haines a rendu jugement comme suit. Premièrement, il a condamné le défendeur Jeffries seul, sur l’action en dommages pour blessures résultant de l’accident, à $11,679.09. Ce jugement n’a pas été porté devant la Cour d’appel de l’Ontario, ni devant nous. Deuxièmement, il a rejeté l’action contre le docteur Bhalla et ce jugement n’a pas non plus été remis en question devant la Cour d’appel ni discuté devant nous. Troisièmement, il a condamné tous les défendeurs, à l’exception du docteur Bhalla mais y compris Jeffries, à la somme de $101,901.58, montant sur lequel les parties s’étaient entendues et qui n’a pas été discuté devant nous. C’est ce jugement qui a été porté devant la Cour d’appel de l’Ontario puis devant nous. Le jugement prévoyait que le défendeur Jeffries avait le droit de se faire rembourser par tous les autres défendeurs et mis en cause, à l’exception du docteur Bhalla, à concurrence de toute portion des $101,901.58 et des frais qu’il devait payer à la demanderesse.

Les motifs du jugement de la Cour d’appel de l’Ontario ont été donnés par le juge Jessup. Je résume ces motifs et j’y reviendrai en détail plus loin. En premier lieu, les appels des infirmières Tilman, Stroop, Stannix et Bragger ont été accueillis avec dépens et il n’y a pas eu d’appel de

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cette partie du dispositif. En second lieu, le juge Jessup a estimé qu’il ne pouvait souscrire à la conclusion du savant juge de première instance selon laquelle la preuve du décès par aspiration l’emportait ou la prépondérance des probabilités penchait du côté de cette cause de décès. En arrivant, au contraire, à la conclusion que la cause du décès était un mystère, le juge Jessup a alors décidé que la maxime res ipsa loquitur ne pouvait s’appliquer parce qu’elle exigeait que soit démontrée la cause du décès et qu’avec des soins raisonnables cette cause de décès aurait été évitée, alors qu’en l’espèce, la cause du décès n’avait pas été établie.

Le juge Jessup a alors entrepris d’appliquer la décision rendue par le juge Rand dans l’affaire Cook c. Lewis[1]. Il m’est impossible de voir en quoi cet arrêt peut nous être utile. D’abord, le jugement du juge Rand n’était pas celui de la Cour puisqu’il s’exprimait en son nom personnel et c’est le juge Cartwright, alors juge puîné, qui a rendu le jugement de la majorité, composée de lui-même et des juges Estey et Fauteux. Ce jugement, je pense, se trouve résumé en ces termes à la p. 842:

[TRADUCTION] Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de décider si tout ce qui a été dit dans Summers v. Tice (1948), 5 A.L.R. (2nd) 91, doit être considéré comme donnant l’état du droit en Colombie-Britannique. J’estime cependant, pour les motifs exprimés dans cette affaire, que si, en l’espèce, le jury, après en être arrivé à la conclusion que le demandeur avait été blessé par le coup de feu tiré par Cook ou Akenhead, se trouvait incapable de déterminer lequel des deux avait tiré sur lui parce que, à son avis, les deux avaient commis la négligence de tirer dans sa direction, les deux défendeurs devaient être jugés responsables. Je pense que le savant juge de première instance aurait dû demander aux jurés de reconsidérer la question en leur indiquant le point mentionné ci‑dessus, en vue de leur réponse à la question 3.

Dans cette affaire, trois hommes étaient partis à la chasse aux oiseaux en Colombie‑Britannique et avaient convenu de partager leur tableau de chasse. Deux des trois hommes firent feu simultanément. Ils prétendirent tous les deux avoir tiré dans une autre direction mais le demandeur, qui

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ne faisait pas partie de leur expédition et qui était caché par un buisson, fut atteint par des plombs et perdit un œil. Les deux hommes qui avaient tiré avec leur fusil de chasse furent poursuivis. Aux questions qui lui étaient posées, le jury répondit que le demandeur avait été blessé par l’un des défendeurs mais que les blessures du demandeur n’avaient pas été causées par la négligence de l’un d’eux et il se déclara incapable de décider lequel des défendeurs avait tiré les plombs qui avaient frappé le demandeur. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique conclut que la réponse par laquelle le jury avait nié la négligence était contraire au droit et cette Cour approuva cette conclusion. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique décida qu’il fallait un nouveau procès ce que cette Cour confirma.

Le juge Jessup a cité ce qui serait le sommaire des motifs du juge Rand. A supposer que tel ait été le jugement de la Cour, la conclusion du juge Jessup le rend certainement inapplicable aux circonstances présentes puisque, selon cette conclusion, la faute n’a pas été «attribuée» à l’une ou à l’autre des deux personnes. Pour le juge Jessup, la cause du décès était un mystère et il est donc impossible de dire qu’il y a eu faute ou négligence, c’est-à-dire faute ou négligence ayant causé le décès. Pour qu’il y ait lieu à dommages-intérêts, il ne faut pas seulement qu’il y ait négligence, mais négligence causant le préjudice. Nous ne sommes pas ici devant deux personnes qui ont été négligentes et une incapacité à déterminer si la cause du décès a été la négligence de l’une ou de l’autre. Nous sommes ici devant la simple question de savoir s’il y a eu négligence de la part de l’infirmière Malette, négligence dont l’hôpital doit juridiquement répondre, et si cette négligence a provoqué la régurgitation chez feu William Kolesar. L’arrêt Mann c. Balaban[2], cité par l’intimé, ne nous est non plus d’aucune utilité. Il s’agissait d’une affaire de voies de fait, alors que, dans la présente espèce, il s’agit d’une allégation de négligence consistant en un défaut de soins.

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Le juge Haines, dans l’extrait de son jugement que j’ai cité plus-haut, a accepté la thèse de la demanderesse et du défendeur Jeffries selon laquelle la cause du décès était la régurgitation et, si feu William Kolesar avait reçu les soins adéquats, cela ne se serait pas produit. C’était conclure que la négligence des défendeurs avait causé la mort de Kolesar. C’est cette conclusion que le juge a refusé d’accepter au nom de la Cour d’appel.

Le juge Jessup a estimé que le juge Haines, en prononçant son jugement à l’issue du procès, avait refusé d’accorder un quelconque crédit aux témoignages de Mayes, de l’aide-infirmière Stevens ou de l’infirmière Malette, de sorte que [TRADUCTION] «entre minuit et 5 h du matin, nous ne savons rien des signes de vie du défunt ou s’il était ou non en train de lutter pour sa vie». Avec égards, j’estime que cela ne constitue pas une juste appréciation de la façon dont le savant juge de première instance a considéré le témoignage de la troisième personne que j’ai nommée, c.-à-d. l’infirmière Malette. Il est parfaitement exact que le juge Haines a refusé de se fier aux inscriptions faites par l’infirmière Malette, qui prétendaient faire état de visites fréquentes rendues à feu William Kolesar durant les petites heures du 31 décembre et qui prétendaient même à l’occasion fournir des indications sur l’observation des signes de vie que donnait le patient. Il en a cependant tenu compte sur un point très important, quand il a déclaré que, s’il fallait ajouter foi au dossier de l’hôpital établi par l’infirmière Malette, c’était que, tout le temps, le patient était calme, très pâle et qu’on l’avait laissé dormir profondément toute la nuit. Or c’est justement cette conduite que l’infirmière Malette a elle-même admise dans le dossier, qui établit sa négligence et la responsabilité de l’hôpital. C’est cette conduite qui était absolument contraire aux soins qui auraient dû être donnés selon les experts médicaux et, en particulier, les infirmières expertes Stewart et O’Connor. Le savant juge de première instance a entendu ces témoins. C’était à lui de juger de leur crédibilité et du poids qui devait être accordé à leur témoignage. C’est ce qu’il a fait et il a conclu avec précision en déclarant: [TRADUCTION] «J’accepte leur témoignage qui peut-être résumé pour les besoins de la présente affaire de la

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façon suivante:». Suivent trois pages dans lesquelles il résume les soins qui auraient dû être donnés selon les témoins.

J’estime donc que le juge Haines avait devant lui des témoignages qu’il pouvait accepter sur la conduite de l’infirmière Malette et par conséquent la responsabilité de l’hôpital. Non seulement le savant juge de première instance disposait-il de ces témoignages, mais il disposait aussi de ceux d’un pathologiste, le docteur Fowler, et d’un expert spécialisé en pathologie, le docteur Jaffe. En fait, le juge Jessup cite même le témoignage du docteur Fowler, lorsqu’il a répondu à la question suivante:

[TRADUCTION] Q. En tout cas, votre opinion maintenant est qu’il est mort d’aspirations qui se sont produites une ou deux heures avant le décès?

R. Non, mon opinion est que le patient est mort d’avoir aspiré du suc gastrique et je ne sais pas exactement quand l’aspiration s’est produite et je ne peux réellement vous donner un moment précis. Je peux dire moins de 2 heures. Je dirais moins de 2 heures, mais je ne suis pas sûr.

Le juge Jessup a déclaré plus loin dans ses motifs que [TRADUCTION] «les docteurs Fowler et Jaffe ont indiqué l’aspiration comme cause du décès en se fondant seulement sur la pathologie ou une partie de celle-ci».

Il semblerait que le juge Jessup soit parti de la prémisse que le savant juge de première instance n’avait pas de renseignements cliniques relatifs à la période entre minuit et 5 h du matin et qu’il ait alors entrepris d’examiner les témoignages non seulement des deux pathologistes, les docteurs Fowler et Jaffe, dont j’ai parlé, mais aussi d’une foule d’autres médecins, pour en arriver à la conclusion que la demanderesse n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que l’aspiration résultant de la régurgitation était la cause du décès. Pour ce faire, le juge Jessup s’est reporté au témoignage de quinze médecins au total et d’autres témoins. Tous ces médecins et tous ces témoins ont déposé et ont été minutieusement contre-interrogés à l’audience devant le juge Haines. Je souscris à l’affirmation faite dans le mémoire de l’intimée Julie Kolesar que [TRADUCTION] «c’est un principe bien connu que les tribunaux d’appel ne doivent pas remettre en cause les conclusions de

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fait du juge de première instance, s’il existait des témoignages dignes de foi sur lesquels le juge pouvait raisonnablement fonder ses conclusions». Le juge Haines a entendu ces témoignages, les a jugés dignes de foi et les a pris comme fondement de ses conclusions. Je suis fermement d’avis qu’il n’est pas de la fonction d’une cour d’appel de reconsidérer ces témoignages, qu’ils portent sur des faits bruts ou des questions d’opinion professionnelle, et d’en venir à une conclusion différente, à moins que l’on puisse montrer que la preuve ne pouvait raisonnablement justifier la conclusion atteinte par le juge de première instance. C’est particulièrement vrai dans les circonstances de la présente affaire où, comme le juge Jessup l’a souligné, jusqu’à la fin de la preuve de la demanderesse, la défense n’avait aucune idée d’une autre cause de décès que l’aspiration invoquée par la demanderesse.

Le décès est survenu plus de cinq ans avant le procès. Pendant ce temps, des avocats spécialistes ont été engagés par les deux parties et l’on a procédé à de volumineuses enquêtes préalables. Bien qu’il soit vrai que la défense n’avait pas admis que la cause de décès était l’aspiration, il semble que la défense et la demanderesse aient procédé en prenant pour acquis que l’aspiration en était la cause et que la seule question à débattre était de savoir si l’aspiration était imputable à un manque de soins appropriés à l’égard du patient. Il est tout simplement effarant qu’après tout ce temps, après que le procureur de la demanderesse eut déployé sa preuve devant le tribunal pendant plusieurs jours, la défense puisse arriver avec une cohorte d’experts dont aucun n’avait pu prendre une quelconque connaissance ne serait-ce que des dossiers de l’affaire jusqu’à la toute dernière minute et qui pouvaient seulement venir proposer d’autres causes possibles de décès, aussi diverses qu’un arrêt du cœur, une attaque ou une affection hépatique mortelle, aussi soudaine qu’insoupçonnée. Il me semble plutôt naturel que le juge de première instance ait conclu au rejet de cette sorte de témoignage qu’il a justement qualifié de [TRADUCTION] «postulats non étayés par la preuve» et qu’il ait préféré accepter le témoignage du pathologiste qui avait effectué l’autopsie ainsi que ceux d’autres témoins qui avaient vu le patient en vie.

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Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi en faisant mien le jugement du savant juge de première instance en ce qui concerne la responsabilité des appelants. Quant aux autres questions abordées par la Cour d’appel, comme la modification des dépens, je crois qu’elles relèvent à bon droit de sa juridiction et je n’interviendrai donc pas.

Les intimés ont droit à leurs dépens devant cette Cour.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureurs des appelants: Fitzpatrick, O’Donnell & Poss, Toronto.

Procureurs des intimés, Kolesar: Agro, Zaffiro, Parente, Orzel & Hubar, Hamilton.

Procureurs de l’intimé, Jeffries: Hughes, Amys, Toronto.

 



[1] [1951] R.C.S. 830.

[2] [1970] R.C.S. 74.

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