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                                                  COUR SUPRÊME DU CANADA

 

 

Référence : Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette,

[2008] 3 R.C.S. 392, 2008 CSC 64

 

Date :  20081120

Dossier :  31782

 

Entre :

Ciment du Saint‑Laurent Inc.

Appelante / Intimée à l’appel incident

et

Huguette Barrette et Claude Cochrane, ès qualités de

représentants pour le groupe désigné

Intimés / Appelants à l’appel incident

‑ et ‑

Les ami(e)s de la terre, Centre québécois du droit de l’environnement et

Conseil patronal de l’environnement du Québec

Intervenants

 

Coram :  La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache*, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

 

 

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 119)

 

Les juges LeBel et Deschamps (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Fish, Abella et Charron)

 

* Le juge Bastarache n’a pas participé au jugement.

 

______________________________


Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette, [2008] 3 R.C.S. 392, 2008 CSC 64

 

Ciment du Saint‑Laurent inc.                                               Appelante/Intimée au pourvoi incident

 

c.

 

Huguette Barrette et Claude Cochrane, ès qualités de

représentants pour le groupe désigné                                 Intimés/Appelants au pourvoi incident

 

et

 

Les Ami(e)s de la Terre, Centre québécois du droit de l’environnement et

Conseil patronal de l’environnement du Québec                                                         Intervenants

 

Répertorié : Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette

 

Référence neutre : 2008 CSC 64.

 

No du greffe : 31782.

 

2008 : 27 mars; 2008 : 20 novembre.

 


Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache*, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.

 

en appel de la cour d’appel du québec

 

Biens _ Troubles de voisinage _ Responsabilité sans faute _ Exploitation d’une cimenterie _ Le droit civil du Québec admet‑il, en vertu de l’art. 976 C.c.Q., l’existence d’un régime de responsabilité civile sans faute en matière de troubles de voisinage fondé sur le caractère excessif des inconvénients subis? _ La loi spéciale qui régit les activités de la cimenterie confère‑t‑elle une immunité à cette dernière en matière de troubles de voisinage?

 

Prescription _ Interruption _ Demande en justice _ Dommages pour troubles de voisinage reliés à l’exploitation d’une cimenterie étalés dans le temps _ L’action en justice a‑t‑elle interrompu la prescription relativement aux dommages postérieurs à son dépôt? _ Ces dommages découlent‑ils de la « même source »? _ Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2896.

 


Dommages‑intérêts _ Évaluation _ Méthode de la moyenne _ Recours collectif _ Troubles de voisinage reliés à l’exploitation d’une cimenterie _ Membres du groupe répartis dans quatre zones résidentielles afin de s’assurer qu’un préjudice de base soit commun aux résidents de chaque zone _ Recouvrement assujetti à une procédure de réclamation individuelle, mais évaluation de la somme accordée à chaque membre selon une moyenne établie par zone _ La méthode de la moyenne est‑elle légitime pour évaluer les dommages‑intérêts subis par les membres du groupe visé par le recours collectif?

 

Une loi spéciale adoptée par la législature du Québec en 1952 autorise CSL à construire une cimenterie dans une municipalité.  Dès le début de l’exploitation de la cimenterie en 1955, des problèmes de voisinage opposent CSL à des voisins mécontents des conséquences des activités de l’usine.  Le ministère de l’Environnement intervient à plusieurs reprises à l’égard de plaintes formulées par les citoyens relativement à des problèmes de poussière, d’odeurs et de bruits et la cimenterie elle‑même produit plusieurs rapports d’incidents environnementaux.  Alléguant des fautes diverses dans l’exploitation de la cimenterie ainsi que le caractère anormal ou excessif des troubles de voisinage causés par l’usine de CSL, B et C déposent une requête pour autorisation d’exercer un recours collectif au nom des autres résidents qui demeurent dans des secteurs voisins de la cimenterie.  La requête est accueillie et l’action déposée le 1er août 1994.  CSL cesse toute exploitation de sa cimenterie en 1997.

 


Le tribunal de première instance fait droit au recours collectif sur la base d’un régime de responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage fondé sur l’art. 976 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »).  Considérant que la preuve démontre l’existence de préjudices communs, mais inégaux en intensité selon la zone et l’année, le tribunal accorde des dommages‑intérêts qui varient selon les secteurs.  Il décide également que les membres du groupe devront présenter des réclamations individuelles pour les dommages‑intérêts accordés vu la difficulté d’établir de manière exacte le nombre de membres dans chacune des zones.  Pour sa part, tout en accueillant le pourvoi de CSL en partie à l’égard de certains aspects de la détermination des dommages‑intérêts, la Cour d’appel retient la responsabilité civile de l’entreprise sur la base de faute prouvée, en vertu du régime général de la responsabilité civile compte tenu de son défaut de respecter certaines normes réglementaires applicables.  La cour écarte la thèse de la responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage.

 

CSL interjette appel au sujet de la conclusion de la Cour d’appel sur sa responsabilité basée sur l’existence d’une faute et au sujet de la méthode d’établissement des dommages, de la prescription et de l’immunité à laquelle elle prétend avoir droit en vertu de la loi spéciale applicable à son usine.  Pour leur part, B et C se sont portés appelants incidents afin de faire reconnaître l’existence d’un régime de responsabilité sans faute fondé sur le caractère excessif des inconvénients du voisinage et pour faire rétablir les conclusions du tribunal de première instance quant au quantum des dommages‑intérêts.

 

Arrêt : Le pourvoi principal est rejeté et le pourvoi incident est accueilli.

 

Malgré son caractère apparemment absolu, le droit de propriété comporte néanmoins des limites.  L’article 976 C.c.Q. en constitue un exemple lorsqu’il dispose que le propriétaire d’un fonds ne peut imposer à ses voisins de supporter des inconvénients anormaux ou excessifs.  Il y a lieu de reconnaître deux régimes de responsabilité civile pour cause de troubles de voisinage en droit québécois : d’une part, le régime de droit commun de la responsabilité civile fondé sur le comportement fautif de leur auteur présumé et, d’autre part, le régime de responsabilité sans faute fondé sur la mesure des inconvénients subis par la victime en vertu de l’art. 976 C.c.Q.  [20] [86]

 


En ce qui a trait au régime de la responsabilité fondé sur la faute, la faute civile peut refléter soit l’exercice abusif d’un droit de propriété (art. 7 C.c.Q.), soit la violation de normes de comportement qui sont souvent inscrites dans des normes législatives concernant l’usage des propriétés.  Toutefois, en ce qui a trait aux inconvénients anormaux visés à l’art. 976 C.c.Q., le comportement ne constitue pas le critère déterminant.  Un propriétaire qui cause des inconvénients anormaux sans intention de nuire ou sans comportement excessif et déraisonnable n’abuse pas de son droit, puisque aucun comportement fautif ne peut lui être reproché.  La constatation d’inconvénients anormaux ne suffira donc pas pour établir la commission d’une faute dans l’exercice d’un droit.  Cependant, si un propriétaire commet une faute, il pourra être tenu responsable des dommages causés, même s’ils n’atteignent pas le niveau des inconvénients anormaux.  L’article 976 C.c.Q. ne lui garantira pas l’immunité contre les conséquences d’une faute civile.  En ce qui a trait à la violation d’une norme législative, elle ne constituera une faute civile que si elle constitue aussi une violation de la norme de comportement de la personne raisonnable au sens du régime général de responsabilité civile de l’art. 1457 C.c.Q.  [22] [30‑31] [33‑34]

 


Outre le régime général de la responsabilité civile fondé sur la faute, il y a lieu de reconnaître, en vertu de l’art. 976 C.c.Q., l’existence d’un régime de responsabilité civile sans faute en matière de troubles de voisinage qui serait fondé sur le caractère excessif des inconvénients subis par la victime et non sur le comportement de leur auteur présumé.  L’insertion de l’art. 976 dans le livre « Des biens » confirme en effet une intention législative de séparer les rapports de voisinage des règles générales relatives aux obligations.  Cette disposition relève donc davantage du droit de propriété que du régime général de la responsabilité civile.  Ensuite, le libellé même de l’art. 976 n’exige aucune preuve de comportement fautif pour établir la responsabilité d’un propriétaire ayant causé des inconvénients excessifs en matière de voisinage.  De plus, les commentaires de l’Office de révision du Code civil et ceux du ministre de la Justice permettent de conclure que l’intention du législateur n’était pas de limiter les poursuites pour troubles de voisinage aux cas de l’exercice fautif d’un droit.  Enfin, l’art. 976 se rattache à d’autres dispositions qui mettent l’accent sur le résultat d’un acte et non sur le comportement d’un propriétaire.  Le régime de la responsabilité civile fondé sur l’existence de troubles de voisinage anormaux, malgré l’absence de faute prouvée ou présumée, coïncide d’ailleurs avec les approches adoptées en common law canadienne et en droit civil français.  Un tel régime s’accorde également avec des considérations de politique générale, tels que l’objectif de protection de l’environnement et l’application du principe du pollueur‑payeur.  [3] [20] [37] [72‑75] [80]

 


La théorie de la responsabilité propter rem retenue par la Cour d’appel doit être écartée.  Suivant cette théorie, l’obligation de ne pas nuire aux voisins doit être assimilée à une charge réelle grevant chaque immeuble en faveur des fonds voisins.  Dès que la limite des inconvénients normaux serait franchie, le propriétaire voisin pourrait opposer son droit au propriétaire fautif par la voie d’une action réelle immobilière visant à faire cesser le trouble.  Les demandes d’indemnisation de nature personnelle seraient régies pour leur part par les règles traditionnelles de la responsabilité civile.  Or, une telle approche soulève plusieurs difficultés : elle ne donnerait droit qu’à une action réelle immobilière, plutôt que personnelle; les locataires ou occupants ne pourraient exercer de recours fondés sur l’art. 976 C.c.Q. puisqu’ils ne peuvent exciper de la qualité de titulaires d’un droit réel; et elle rendrait difficile, sinon impossible, l’exercice de recours collectifs dans les situations où s’appliquerait l’art. 976 C.c.Q.  [81‑84]

 

En l’espèce, la juge de première instance a conclu à l’absence d’une faute civile liée aux obligations imposées par la loi à CSL.  Elle a estimé que CSL avait respecté son obligation d’employer les meilleurs moyens connus pour éliminer les poussières et fumées et qu’elle avait pris des précautions raisonnables pour que ses équipements soient toujours en bon état de fonctionnement et soient utilisés de façon optimale.  Son interprétation des faits est raisonnable et son analyse du droit correcte.  B et C n’ont pas démontré que la juge a commis à ce sujet une erreur justifiant d’infirmer sa décision.  [92‑94]

 

Quant à la responsabilité sans faute pour troubles de voisinage sous le régime de l’art. 976 C.c.Q., la première juge s’est dite convaincue que B et C ainsi que les membres du groupe qu’ils représentent ont subi des inconvénients anormaux, excédant les limites de la tolérance que les voisins se doivent suivant la nature ou la situation de leurs fonds, et ce, même si CSL exploitait sa cimenterie dans le respect des normes en vigueur.  Compte tenu de ses constatations de faits, la première juge était justifiée de conclure à la responsabilité de CSL en vertu de l’art. 976 C.c.Q.  De plus, elle n’a pas commis d’erreur dans l’interprétation du terme « voisin » lorsqu’elle a conclu que tous les membres habitant les quartiers contigus à la cimenterie sont les voisins de celle‑ci pour l’application de l’art. 976 C.c.Q., parce qu’ils demeurent à proximité suffisante de l’usine.  Bien que le demandeur doive prouver une certaine proximité géographique entre l’inconvénient et sa source, ce terme doit recevoir une interprétation libérale.  [94‑96]

 


La loi spéciale de 1952 concernant CSL ne lui confère pas d’immunité à l’égard des poursuites en dommages‑intérêts en relation avec ses activités industrielles.  Bien que cette loi autorise l’exploitation de la cimenterie en imposant l’usage des meilleurs moyens disponibles, elle ne soustrait nullement CSL à l’application du droit commun.  Lorsque le législateur exclut l’application du droit commun, il le fait généralement de façon expresse.  La loi spéciale ne comporte pas de dispositions suffisamment précises pour permettre de conclure que le droit de la responsabilité civile est écarté à l’égard de toutes les conséquences des activités de la cimenterie.  [97‑98]

 

Les dommages relatifs aux faits postérieurs au jugement autorisant le recours collectif ne sont pas prescrits.  La demande d’autorisation d’exercer un recours collectif a suspendu la prescription jusqu’au moment où le jugement faisant droit à la requête n’était plus susceptible d’appel (art. 2908 C.c.Q.), puis le dépôt de l’action a interrompu la prescription (art. 2892 C.c.Q.).  Selon l’art. 2896 C.c.Q., cette interruption doit se poursuivre jusqu’au jugement et produire ses effets pour tout droit découlant de la « même source ».  Ces mots commandent une interprétation libérale.  En l’espèce, la source des dommages continus subis par B et C, soit les faits ayant fait naître leur droit d’action, demeure la même : il s’agit des activités de CSL ayant causé des inconvénients excessifs en matière de voisinage.  Comme ces activités se sont continuées jusqu’en 1997, il serait contraire à la logique et peu pratique de demander à B et C de répéter leur requête à tous les trois ans pour chacun des inconvénients subis.  [99‑103] [106]

 


Enfin, en raison du pouvoir discrétionnaire reconnu au juge du fond et de la difficulté d’évaluer les ennuis et inconvénients environnementaux, la méthode de la moyenne utilisée par la première juge pour fixer le montant des dommages était raisonnable et appropriée dans les circonstances.  CSL n’a pas démontré que sa responsabilité en a été aggravée et il n’y a aucune indication que la somme accordée résulte d’une erreur sérieuse dans l’évaluation du préjudice.  Les conclusions du tribunal de première instance sur l’évaluation des dommages doivent donc être rétablies.  [116]

 

Jurisprudence

 


Distinction d’avec les arrêts : Lapierre c. Québec (Procureur général), [1985] 1 R.C.S. 241; Christopoulos c. Restaurant Mazurka Inc., [1998] R.R.A. 334; arrêts examinés : Drysdale c. Dugas (1896), 26 R.C.S. 20; Canada Paper Co. c. Brown (1922), 63 R.C.S. 243; Katz c. Reitz, [1973] C.A. 230; Sirois c. Lévesque‑Gagné, [1996] J.Q. no 2669 (QL); Gourdeau c. Letellier de St‑Just, [2002] R.J.Q. 1195; arrêts mentionnés : Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122; Brodeur c. Choinière, [1945] C.S. 334; Air‑Rimouski Ltée c. Gagnon, [1952] C.S. 149; Lessard c. Dupont Beaudoin, [1997] R.D.I. 45; Morin c. Blais, [1977] 1 R.C.S. 570; Compagnie d’assurance Continental du Canada c. 136500 Canada inc., [1998] R.R.A. 707; Union commerciale Compagnie d’assurance c. Giguère, [1996] R.R.A. 286; St‑Louis c. Goulet, [1954] B.R. 185; Comité d’environnement de Ville‑Émard (C.E.V.E.) c. Domfer Poudres métalliques ltée, [2006] R.R.A. 854, autorisation de pourvoi accordée, [2007] 1 R.C.S. viii, désistement de pourvoi, [2008] 2 R.C.S. v; Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, [2007] 2 R.C.S. 801, 2007 CSC 34; Cie pétrolière Impériale ltée c. Québec (Ministre de l’Environnement), [2003] 2 R.C.S. 624, 2003 CSC 58; St‑Pierre c. Daigle, [2007] J.Q. no 1275 (QL), 2007 QCCS 705; Coalition pour la protection de l’environnement du parc linéaire « Petit Train du Nord » c. Laurentides (Municipalité régionale de Comté des), [2005] R.J.Q. 116, appel principal et appel incident rejetés sur requêtes, [2005] J.Q. no 9042 (QL), 2005 QCCA 664; Dicaire c. Chambly (Ville), [2000] J.Q. no 884 (QL); Bouchard c. Corp. Stone Consolidated, [1997] J.Q. no 4574 (QL); Arseneault c. Société immobilière du Québec, [1997] J.Q. no 4570 (QL); Carey Canadian Mines Ltd. c. Plante, [1975] C.A. 893; Théâtre du Bois de Coulonge inc. c. Société nationale des québécois et des québécoises de la Capitale inc., [1993] R.R.A. 41; Ouimette c. Canada (Procureur général), [2002] R.J.Q. 1228; Allen c. Gulf Oil Refining Ltd., [1981] 1 All E.R. 353; Manchester Corporation c. Farnworth, [1930] A.C. 171; Hammersmith and City Railway Co. c. Brand (1869), L.R. 4 H.L. 171; Ryan c. Victoria (Ville), [1999] 1 R.C.S. 201; Tock c. St. John’s Metropolitan Area Board, [1989] 2 R.C.S. 1181; Canadian Pacific Railway Co. c. Roy, [1902] A.C. 220; Laforest c. Ciments du St‑Laurent, [1974] C.S. 289; ABB Inc. c. Domtar Inc., [2005] R.J.Q. 2267, 2005 QCCA 733; Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211; Hollick c. Toronto (Ville), [2001] 3 R.C.S. 158, 2001 CSC 68; Thompson c. Masson, [2000] R.J.D.T. 1548; Curateur public c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1990] R.J.Q. 359; Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229.

 

Lois et règlements cités

 

Code civil du Bas Canada, art. 1053, 2233a.

 

Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 7, 976, 988, 991, 1457, 1458, 1611, 2892, 2896, 2908.

 


Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, art. 59, 67, 494, 999d), 1003, 1028, 1031, 1037‑1040, 1045.

 

Loi concernant La Compagnie d’Immeubles Atlas — Atlas Realties Co., S.Q. 1951‑52, ch. 131, art. 5.

 

Loi des compagnies de Québec, S.R.Q. 1941, ch. 276.

 

Loi sur l’assurance automobile, L.R.Q., ch. A‑25, art. 83.57.

 

Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, L.R.Q., ch. A‑3.001, art. 438.

 

Règlement relatif à l’application de la Loi sur la qualité de l’environnement, (1993) 125 G.O. II, 7766, art. 12.

 

Règlement sur la qualité de l’atmosphère, R.R.Q. 1981, ch. Q‑2, r. 20, art. 10, 11, 42.

 

Règlement sur les carrières et sablières, R.R.Q. 1981, ch. Q‑2, r. 2, art. 34.

 

Doctrine citée

 

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Viney, Geneviève, et Patrice Jourdain.  Traité de droit civil — Les conditions de la responsabilité, 2e éd.  Paris : L.G.D.J., 1998.

 

POURVOI PRINCIPAL et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Forget, Pelletier et Morissette), [2006] R.J.Q. 2633, SOQUIJ AZ-50396994, [2006] J.Q. no 13603 (QL), 2006 CarswellQue 9389, 2006 QCCA 1437, qui a accueilli en partie un appel principal et qui a rejeté un appel incident d’une décision de la juge Dutil, [2003] R.J.Q. 1883, SOQUIJ AZ-50173892, [2003] J.Q. no 5273 (QL), 2003 CarswellQue 994.  Pourvoi principal rejeté et pourvoi incident accueilli.

 


François Fontaine, Andres C. Garin et Gregory Bordan, pour l’appelante/intimée au pourvoi incident.

 

Jacques Larochelle, pour les intimés/appelants au pourvoi incident.

 

Michel Bélanger et William Amos, pour les intervenants Les Ami(e)s de la Terre et le Centre québécois du droit de l’environnement.

 

Guy Du Pont, Marc‑André Boutin et Brandon Wiener, pour l’intervenant le Conseil patronal de l’environnement du Québec.

 

Le jugement de la Cour a été rendu par

 

Les juges LeBel et Deschamps

 

I.       Introduction 

 

A.      Nature du litige

 

[1]                              Né de la poussière, destiné à y retourner, l’être humain se résigne mal à vivre en elle. Parfois, las du balai et du seau d’eau, il n’hésite pas à recourir aux tribunaux pour lui échapper. Le présent dossier le confirme.

 


[2]                              Dans cette affaire, des résidents de la ville de Beauport (maintenant un arrondissement de la ville de Québec), Huguette Barrette et Claude Cochrane (les « représentants »), ont intenté un recours collectif contre Ciment du Saint‑Laurent inc. (« CSL ») pour des troubles de voisinage reliés à l’exploitation d’une cimenterie dans cette ville. La Cour supérieure a fait droit au recours collectif sur la base d’un régime de responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage fondé sur l’art. 976 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 C.c.Q. »).  Pour sa part, tout en accueillant le pourvoi de CSL en partie à l’égard de certains aspects de la détermination des dommages-intérêts, la Cour d’appel a retenu la responsabilité civile de l’entreprise sur la base de faute prouvée, en vertu du régime général de la responsabilité civile.

 

[3]                              Saisie d’un pourvoi contre l’arrêt de la Cour d’appel, notre Cour doit maintenant décider si le droit civil du Québec admet, en vertu de l’art. 976 C.c.Q., l’existence d’un régime de responsabilité civile sans faute en matière de troubles de voisinage qui serait fondé sur le caractère excessif des inconvénients subis. Nous répondons par l’affirmative et, sur cette base, pour les motifs qui suivent, nous rejetons le pourvoi de CSL. L’appel incident est cependant accueilli et les dommages-intérêts accordés par la Cour supérieure sont rétablis.

 

B.      Origine du litige

 

(1)   L’établissement de la cimenterie

 


[4]                              L’origine du litige se trouve dans la réalisation du projet de CSL d’établir une cimenterie importante à Villeneuve (qui a été fusionnée, d’abord  à la ville de Beauport, puis à la ville de Québec).  Société commerciale constituée en 1951 en vertu de la Loi des compagnies de Québec, S.R.Q. 1941, ch. 276, CSL entreprend la construction de sa cimenterie en 1952. Bien que de nombreux lots soient encore vacants dans le secteur où s’établit CSL, des maisons sont déjà construites sur des terrains contigus à sa propriété. Par ailleurs, une loi spéciale adoptée par la législature du Québec autorise l’entreprise à s’établir dans la « municipalité du village de Villeneuve » et lui confère des pouvoirs additionnels en tant que société commerciale (Loi concernant La Compagnie d’Immeubles Atlas — Atlas Realties Co., S.Q. 1951-52, ch. 131 (« Loi spéciale de CSL »)).

 

(2)   L’évolution des problèmes de voisinage de la cimenterie

 

[5]                              L’exploitation de la cimenterie débute vers 1955. Des problèmes de voisinage opposent rapidement CSL à des voisins mécontents des conséquences des activités de l’usine. La preuve confirme que des incidents à caractère environnemental sont survenus dès 1956 ([2003] R.J.Q. 1883 (C.S.), par. 10). En 1974, la Cour supérieure condamne CSL à indemniser un citoyen pour cause de négligence lors de la mise en marche de ses fours à ciment. Par la suite, le ministère de l’Environnement intervient à plusieurs reprises au cours des années 1980 à l’égard de plaintes formulées par les citoyens relativement à des problèmes de poussière, d’odeurs et de bruits. Au printemps 1990, CSL accepte de nettoyer des maisons salies au cours de l’hiver par des débris et poussières provenant de la cimenterie. CSL offre aussi à certains résidents de faire nettoyer leurs automobiles à ses frais en 1991 et 1992.

 


[6]                              Le ministère de l’Environnement reçoit de nombreuses plaintes relatives à des incidents environnementaux (poussière en provenance de la cimenterie, odeurs nauséabondes) entre le 8 juin 1991 et le 1er février 1996. De son côté, la cimenterie produit, entre le 6 février 1992 et le 16 mai 1996, plusieurs rapports d’incidents environnementaux (C.S., par. 243-245; [2006] R.J.Q. 2633, 2006 QCCA 1437, par. 27-28).

 

[7]                              La preuve établit par ailleurs que CSL investit plusieurs millions de dollars pour des travaux de protection de l’environnement. Notamment, entre 1991 et 1995, l’entreprise dépense plus de 8 millions de dollars, la majeure partie de cette somme étant affectée à l’installation de nouveaux dépoussiéreurs des fours (C.S., par. 257). En 1997, CSL cesse toute exploitation de sa cimenterie, mais les conflits avec les voisins se continuent devant les tribunaux.

 

(3)   Le recours collectif entrepris

 

[8]                              Le 4 juin 1993, les représentants déposent en Cour supérieure du Québec une requête pour autorisation d’exercer un recours collectif. La requête est accueillie le 31 mars 1994 et l’action déposée le 1er août 1994. Ils allèguent des fautes diverses dans l’exploitation de la cimenterie, mais ils invoquent aussi le caractère anormal ou excessif des troubles de voisinage causés par l’usine de CSL. Le groupe proposé comprend les résidents de Beauport qui demeurent dans des secteurs voisins de la cimenterie. CSL nie toute responsabilité et conteste le recours tant au stade de l’autorisation qu’au fond.

 

C.      Historique judiciaire


 

(1)   Cour supérieure

 

a)    Le jugement d’autorisation

 

[9]                              La juge Thibault est saisie de la demande d’autorisation du recours collectif. Elle statue que les quatre conditions énoncées à l’art. 1003 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25 (« C.p.c. »), sont remplies. D’abord, à propos de la nécessité de soulever des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes, la juge reconnaît que la réclamation de dommages-intérêts est basée sur les mêmes sources et que la preuve de la responsabilité de la cimenterie sera commune. Puis, la juge Thibault retient que la preuve lui permet de conclure à une apparence sérieuse de droit, donc que les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées. Ensuite, le grand nombre de personnes qui composent le groupe rend difficile et peu pratique l’application des art. 59 ou 67 C.p.c. Enfin, la juge Thibault conclut que les représentants sont en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres du groupe. En conséquence, elle accueille la requête pour autorisation d’exercer un recours collectif et attribue la qualité de représentants à Huguette Barrette et Claude Cochrane. 

 

b)    Le jugement au fond, [2003] R.J.Q. 1883

 

[10]                          Quelques années plus tard, la juge Dutil entend le recours au fond. Elle confirme le jugement autorisant l’exercice d’un recours collectif. Elle déclare aussi pertinents à l’égard du débat judiciaire les faits postérieurs au dépôt de la requête en autorisation, jusqu’en 1997.


 

[11]                          La juge Dutil retient la responsabilité de CSL en se fondant sur le caractère excessif des inconvénients subis par les représentants et les membres du groupe. Malgré les efforts de CSL pour exploiter sa cimenterie dans le respect des normes en vigueur, ses émissions de poussière, d’odeurs et de bruits ont causé des inconvénients anormaux pour ses voisins et ont engagé sa responsabilité civile en vertu de l’art. 976 C.c.Q. La juge ne conclut cependant pas à une faute de CSL.

 

[12]                          La juge Dutil estime que les voisins — tant locataires que propriétaires — peuvent bénéficier du régime de responsabilité découlant de l’art. 976 C.c.Q.  À son avis, tous les membres du groupe demeurent à une proximité suffisante de CSL pour qu’ils puissent être considérés comme des « voisins » pour l’application du régime. De plus, les personnes qui se sont établies dans le voisinage de CSL après son implantation ont, elles aussi, droit à des dommages-intérêts. Par ailleurs, la juge décide que l’autorisation législative accordée à CSL d’exploiter une cimenterie ne lui accorde pas d’immunité à l’égard des dommages subis par ses voisins et elle écarte un moyen de prescription soulevé à l’égard d’une partie des dommages.

 

[13]                          La juge Dutil considère que la preuve démontre l’existence de préjudices communs, mais inégaux en intensité selon la zone et l’année. En conséquence, elle accorde des dommages-intérêts qui varient selon les secteurs. À cause de la difficulté d’établir de manière exacte le nombre de membres dans chacune des zones, la juge Dutil déclare que les membres du groupe devront présenter des réclamations individuelles pour les dommages-intérêts accordés (par. 417 et 423).


 

(2)   Cour d’appel, [2006] R.J.Q. 2633, 2006 QCCA 1437

 

[14]                          CSL se pourvoit par la suite devant la Cour d’appel du Québec. Le juge Pelletier rédige les motifs de l’arrêt, auxquels souscrivent les juges Forget et Morissette. Le juge Pelletier écarte la thèse de la responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage et retient plutôt la responsabilité de CSL sur la base de la faute prouvée. De plus, la Cour d’appel intervient afin de diminuer le montant de l’indemnité accordée par la juge Dutil.

 

[15]                          La Cour d’appel interprète la jurisprudence québécoise en matière d’obligations de voisinage sous l’angle d’une responsabilité réelle dite propter rem (par. 99). À son avis, ainsi conçus, les rapports de voisinage imposent aux titulaires du droit réel sur un fonds des charges passives réciproques qui permettent d’assurer un équilibre dans l’exploitation des héritages voisins et donnent ainsi ouverture à une action réelle plutôt que personnelle. Par conséquent, seuls les propriétaires peuvent bénéficier de la protection offerte par l’art. 976 C.c.Q. De plus, cette disposition ne saurait permettre l’exercice d’un recours collectif, car ce véhicule procédural est destiné au seul exercice de droits appartenant à des personnes.

 


[16]                          Selon la Cour d’appel, un voisin qui cherche à faire reconnaître la responsabilité personnelle d’un propriétaire a le fardeau de prouver la faute, le lien de causalité et le préjudice selon les règles traditionnelles de la responsabilité civile. En examinant la responsabilité de CSL sous cet angle, la Cour d’appel estime que la juge Dutil a mal évalué l’intensité des obligations auxquelles CSL était assujettie par les normes réglementaires applicables à son établissement. La Cour d’appel considère que CSL avait l’obligation de bien entretenir ses équipements et de faire en sorte que ces derniers fonctionnent de façon optimale pendant les heures de production. Elle estime alors que CSL devait être en mesure d’arrêter tout ou partie de son exploitation dès qu’un bris se produisait, et ce, pendant toute la période requise pour effectuer les réparations. Pour la Cour d’appel, la preuve démontre que cette exigence n’a pas été respectée à de nombreuses reprises pendant la période visée par la réclamation. Par conséquent, CSL a commis une faute qui fait jouer sa responsabilité civile.

 


[17]                          La Cour d’appel confirme l’opinion de la juge Dutil sur la suspension et l’interruption de la prescription à la suite du dépôt du recours par les représentants et sur la pertinence des faits postérieurs au dépôt de l’action. De plus, elle juge acceptable le mode d’indemnisation choisi par la juge Dutil et souligne l’importance du pouvoir discrétionnaire de la Cour supérieure dans le choix du mode de recouvrement approprié. Cependant, la Cour d’appel estime que la méthode d’indemnisation fondée sur la moyenne ne convient pas pour les dommages subis par les propriétaires en raison de travaux supplémentaires de peinture. Elle accepte l’argument de CSL selon lequel « la première juge a erronément accordé une indemnité “moyenne” à chacun des propriétaires de chaque zone en compensation de frais supplémentaires de travaux de peinture qu’ils n’ont pas tous encourus » (par. 241). La Cour d’appel supprime donc la somme accordée aux propriétaires sous ce chef par la Cour supérieure. La Cour d’appel intervient aussi afin de réduire, selon un certain pourcentage, l’indemnité accordée aux membres du groupe. Son analyse de la responsabilité civile la conduit à limiter l’indemnisation aux seuls préjudices qui sont la conséquence du fait que les équipements de CSL ne fonctionnaient pas de façon optimale. Elle diminue par conséquent les sommes accordées pour en exclure les inconvénients qui ne résulteraient pas de la faute de CSL.

 

[18]                          CSL a formé un appel devant notre Cour au sujet de la conclusion de la Cour d’appel sur sa responsabilité basée sur l’existence d’une faute et, subsidiairement, quant à l’existence d’un lien causal entre sa faute et les dommages-intérêts réclamés, ainsi qu’au sujet de la méthode d’établissement des dommages, de la prescription et de l’immunité à laquelle elle prétend avoir droit en vertu de la loi spéciale applicable à son usine de Beauport. Pour leur part, les représentants se sont portés appelants incidents afin de faire reconnaître l’existence d’un régime de responsabilité sans faute fondé sur le caractère excessif des inconvénients du voisinage, de la possibilité d’intenter un recours collectif en vertu de ce régime et pour faire rétablir les conclusions de la Cour supérieure quant au quantum des dommages-intérêts.

 

II.      Analyse

 

A.      Les questions en litige

 

[19]                          Le présent pourvoi requiert l’examen des questions suivantes :

 

(1)               Le régime de la responsabilité civile en matière de troubles de voisinage en droit québécois est-il nécessairement fondé sur la faute? Peut-on reconnaître un régime de responsabilité sans faute? Quelle serait la nature d’un tel régime et comment s’appliquerait-il aux faits de l’espèce?

 


(2)               La loi spéciale adoptée par la législature du Québec pour régir les activités de CSL confère-t-elle une immunité à CSL en matière de troubles de voisinage?

 

(3)               L’action en justice par les représentants a-t-elle interrompu la prescription relativement aux dommages postérieurs à son dépôt?

 

(4)               Était-il légitime, pour les cours inférieures, d’employer la méthode de la moyenne pour évaluer les dommages subis par les membres du groupe visé par le recours collectif?

 

B.      Le cadre général du débat sur la responsabilité civile en matière de troubles de voisinage

 

[20]                         Les principales questions que pose ce pourvoi portent sur la nature juridique du régime de responsabilité civile pour cause de troubles de voisinage en droit québécois. En examinant les controverses jurisprudentielles et doctrinales sur le contenu de ce régime, il devient clair que la question fondamentale est celle de la reconnaissance ou du rejet d’un régime de responsabilité fondé sur la mesure des inconvénients subis par la victime et non sur le comportement de leur auteur présumé. Cette responsabilité sans faute s’ajouterait ainsi au régime de droit commun de la responsabilité civile. Avant de passer à l’étude de cette forme de responsabilité, il faudra déterminer comment la responsabilité civile fondée sur la faute trouve application dans le contexte des troubles de voisinage. 

 

C.      Responsabilité fondée sur la faute


 

[21]                         L’article 1457 C.c.Q. énonce les règles générales du régime de la responsabilité fondée sur la faute. Ainsi :

 

1457.   Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

 

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

 

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

 


La première règle impose un devoir général de respecter les règles de conduite qui s’imposent eu égard aux lois, usages ou circonstances (Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice : Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), t. I, p. 886). La faute civile « est constituée par l’écart séparant le comportement de l’agent de celui du type abstrait et objectif de la personne raisonnable, prudente et diligente » (J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (7e éd. 2007), vol. I, p. 171; voir aussi J. Pineau et M. Ouellette, Théorie de la responsabilité civile (2e éd. 1980), p. 7). La norme de la faute civile correspond donc à une obligation d’agir raisonnablement, prudemment et diligemment et peut être qualifiée d’obligation de moyens (J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, Les obligations (6e éd. 2005), par P.-G. Jobin avec la collaboration de N. Vézina, p. 38; P.-A. Crépeau, L’intensité de l’obligation juridique ou Des obligations de diligence, de résultat et de garantie (1989), p. 55). Bien que le comportement reproché puisse être intentionnel ou non intentionnel, la base de la responsabilité civile reste la même dans les deux cas (Baudouin et Deslauriers, p. 165). La responsabilité civile « ne vise ni à blâmer, ni à punir, mais seulement à compenser une perte » (Baudouin et Deslauriers, p. 9; voir aussi Pineau et Ouellette, p. 60). L’intention de nuire n’est donc pas nécessaire à l’existence de la responsabilité civile (Baudouin et Deslauriers, p. 9).

 

[22]                         En matière de troubles de voisinage, la faute civile peut refléter soit l’exercice abusif d’un droit de propriété, soit la violation de normes de comportement qui sont souvent inscrites dans des normes législatives ou réglementaires concernant l’usage des propriétés. Nous examinerons ces deux types de faute civile.

 

(1)   L’abus de droit et la faute

 

[23]                         Si la théorie de l’abus de droit a longtemps été discutée ou contestée, le droit civil québécois l’a indubitablement reçue et lui fait désormais une place importante, comme l’a reconnu notre Cour dans l’arrêt Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122. Cette théorie est maintenant codifiée à l’art. 7 C.c.Q. :

 

7.  Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi.

 

(Voir Commentaires du ministre de la Justice, t. I, p. 8.)

 


[24]                         L’article 7 C.c.Q. consacre ainsi le principe de la relativité des droits, y compris d’un droit en principe aussi absolu que le droit de propriété. Ce principe reconnaît que le droit d’une personne est nécessairement limité par les droits d’autrui et que la reconnaissance concomitante de tous ces droits tempère l’absolutisme du droit de chacun (A. Nadeau et R. Nadeau, Traité pratique de la responsabilité civile délictuelle (1971), p. 227-228). Cette réalité s’applique à tous les droits protégés par le droit civil. Ils demeurent des droits limités par leur coexistence et leur concurrence même. Comme l’écrivait Albert Mayrand, « [t]ous les droits ont des limites et lorsque, sous prétexte d’exercer un véritable droit, une personne les dépasse, on dit qu’elle a commis un abus de droit » (« L’abus des droits en France et au Québec » (1974), 9 R.J.T. 321, p. 321; voir aussi J. Ghestin et G. Goubeaux, Traité de droit civilIntroduction générale (3e éd. 1990), p. 678).

 

[25]                         L’article 7 C.c.Q. établit deux limites aux droits : un droit ne peut être exercé dans l’intention de nuire ou d’une manière excessive et déraisonnable. Ces limites codifient la jurisprudence antérieure et établissent le point au-delà duquel l’exercice d’un droit devient abusif (M. Ouellette, « Livre premier : Des personnes », dans La Réforme du Code civil (1993), t. 1, 11, p. 19; pour des exemples de jugements dans le domaine des troubles de voisinage, voir Brodeur c. Choinière, [1945] C.S. 334; Air-Rimouski Ltée c. Gagnon, [1952] C.S. 149; Lessard c. Dupont Beaudoin, [1997] R.D.I. 45 (C.S.)). L’abus de droit survient dans l’exercice d’un droit dont la licéité n’est pas contestée (Commentaires du ministre de la Justice, t. I, p. 8; Ghestin et Goubeaux, p. 678-679).

 


[26]                         La question suivante peut alors être posée : la notion d’abus de droit prévue à l’art. 7 C.c.Q. correspond-elle à un régime de responsabilité civile indépendant des art. 1457 et 1458 C.c.Q.? De façon générale, la doctrine civiliste québécoise répond que l’abus de droit constitue une faute civile dans l’exercice d’un droit (Baudouin et Deslauriers, p. 192-193; P.-C. Lafond, Précis de droit des biens (2e éd. 2007), p. 425-426; Ouellette, p. 19; D.-C. Lamontagne, « Règles particulières à la propriété immobilière et servitudes », dans La Réforme du Code civil (1993), t. 1, 513, p. 519; Pineau et Ouellette, p. 73; Mayrand, p. 325; Nadeau et Nadeau, p. 228-229). La doctrine civiliste française semble adopter une opinion semblable (P. Malaurie, L. Aynès et P. Stoffel-Munck, Les obligations (2e éd. 2005), p. 56; J. Flour, J.-L. Aubert et É. Savaux, Les obligations, vol. 2, Le fait juridique (10e éd. 2003), p. 118; B. Starck, H. Roland et L. Boyer, Obligations, vol. 1, Responsabilité délictuelle (5e éd. 1996), p. 176-177; Ghestin et Goubeaux, p. 694; G. Marty et P. Raynaud, Les obligations, t. 1, Les sources (2e éd. 1988), p. 542; H. et L. Mazeaud et A. Tunc, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle (6e éd. 1965), t. 1, p. 640).

 

[27]                         Cependant, Ghestin et Goubeaux soulignent à juste titre certains aspects singuliers de l’extension du concept de faute à l’abus de droit :

 

Certes, la plupart des décisions sanctionnant l’abus de droit se réfèrent à l’article 1382 du Code civil [français]. Il n’en résulte pas nécessairement que l’abus soit la faute dans l’exercice d’un droit. Si [. . .] on admet que le terme « abus de droit » désigne une limitation particulière du droit, il est clair que celui qui « abuse » ainsi de son droit agit en réalité sans droit et engage sa responsabilité. La sanction de l’acte abusif trouve bien un fondement dans l’article 1382 du Code civil. Mais il a fallu préalablement faire tomber la présomption de licéité de l’acte en démontrant l’abus, ce qui permet de faire apparaître la faute.

 


Il y a certes une part de vérité dans la théorie de la faute dans l’exercice des droits, mais la question n’est pas vraiment résolue de cette façon. La mise en œuvre du contrôle passe par le mécanisme de la responsabilité civile. Cependant, dire que l’abus résulte d’une faute « est répondre à la question par la question et voir une cause dans ce qui n’est qu’une conséquence ». En effet, « pour arriver à la question de responsabilité, il faut commencer par résoudre la question de l’abus du droit ». C’est pourquoi les recherches d’un critère autonome de l’abus de droit conservent tout leur intérêt. [En italique dans l’original; notes omises; p. 693-694.]

 

[28] Les auteurs français Flour, Aubert et Savaux commentent aussi la nécessité d’analyser dans son contexte l’application de la notion de faute en matière d’abus de droit :

 

[L]a faute dans l’exercice d’un droit ne saurait être jugée selon les mêmes normes qu’une autre. Habituellement, le seul fait de ne pas avoir prévu l’éventualité d’un dommage évitable, et de ne pas s’être comporté de manière à l’éviter, est fautif. Un droit confère, au contraire, forcément à son titulaire une certaine impunité. . .

 

On conclura donc que, dans la généralité des cas, le fait, pour l’auteur d’un dommage, d’être titulaire d’un droit ne vaut pas justification automatique. Cette circonstance, cependant, est de nature à entraîner un allégement des conditions ordinaires de la responsabilité. [p. 118]

 

(Voir aussi Lafond, p. 426.)

 

[29]                         L’identification d’un droit nuance donc l’application classique de la notion de faute. En effet, le titulaire d’un droit bénéficie d’une sphère d’autonomie dans l’exercice de ce droit. Dans un tel contexte, il devient alors capital de prendre en considération, dans l’analyse de la responsabilité civile, la nature du droit en cause et les circonstances entourant son exercice. Car, comme le soulignent Ghestin et Goubeaux, la constatation d’un abus de droit est nécessaire pour faire apparaître la faute. Une fois l’abus constaté, le titulaire du droit perd la protection de la sphère d’autonomie accordée par ce droit. Une dérogation à une norme de comportement est donc inextricablement liée à la notion d’abus de droit.

 

(2)   L’abus de droit, les inconvénients anormaux et l’art. 976 C.c.Q.


 

[30] Toutefois, en ce qui a trait aux inconvénients anormaux visés à l’art. 976 C.c.Q., le comportement ne constitue pas le critère déterminant :

 

976.     Les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux.

 

Un propriétaire qui cause des inconvénients anormaux sans intention de nuire ou sans comportement excessif et déraisonnable « n’abuse pas de son droit, puisque aucun comportement fautif ne peut lui être reproché » (Lafond, p. 404). En effet, le terme « abus » évoque une idée de blâme et « convient mal à une attitude qui peut être en elle-même irréprochable » (Ghestin et Goubeaux, p. 686).

 


[31]                  La constatation d’inconvénients anormaux ne suffira donc pas pour établir la commission d’une faute dans l’exercice d’un droit. Cependant, si un propriétaire commet une faute, il pourra être tenu responsable des dommages causés, même s’ils n’atteignent pas le niveau des inconvénients anormaux. L’article 976 C.c.Q. ne lui garantira pas l’immunité contre les conséquences d’une faute civile.  Selon les professeurs G. Viney et P. Jourdain, si l’on acceptait une telle immunité, « elle ferait du trouble du voisinage une sorte de fait justificatif de responsabilité de portée absolue jouant même en cas de faute prouvée et encouragerait les pollueurs à ne pas respecter les réglementations dans l’espoir que les nuisances qu’ils causent seront jugées supportables » (Traité de droit civil — Les conditions de la responsabilité (2e éd. 1998), p. 1086). Si l’article 976 C.c.Q. incorpore un devoir de tolérance à l’égard des inconvénients normaux liés au voisinage, il n’autorise pas pour autant les comportements fautifs.

 

(3)      Faute et contravention à la loi

 

[32]                    Les normes prévues par la loi et la réglementation imposent aussi des limites aux droits et à leur exercice. On en retrouve de nombreux exemples dans le Code civil du Québec, les règles de zonage ou les normes environnementales. Se pose alors la question du rapport entre la contravention à la loi et la responsabilité civile.

 

[33]                    Comme nous l’avons rappelé plus haut, le régime général de responsabilité civile énoncé à l’art. 1457 C.c.Q. est basé sur la faute (Baudouin et Deslauriers, p. 149). « C’est un concept universel, car il s’applique chaque fois qu’une victime invoque la responsabilité d’un auteur en vertu du régime général » de l’art. 1457 C.c.Q. (P.-G. Jobin, « La violation d’une loi ou d’un règlement entraîne-t-elle la responsabilité civile? » (1984), 44 R. du B. 222, p. 223). On doit, pour répondre à cette question, analyser les normes prévues par la loi et la réglementation, souvent qualifiées de « normes législatives », à la lumière du concept fondamental de faute civile. 

 


[34]                    En droit civil québécois, la violation d’une norme législative ne constitue pas en soi une faute civile (Morin c. Blais, [1977] 1 R.C.S. 570; Compagnie d’assurance Continental du Canada c. 136500 Canada inc., [1998] R.R.A. 707 (C.A.), p. 712; Jobin, p. 226). Il faut encore qu’une infraction prévue pour un texte de loi constitue aussi une violation de la norme de comportement de la personne raisonnable au sens du régime général de responsabilité civile de l’art. 1457 C.c.Q. (Union commerciale Compagnie d’assurance c. Giguère, [1996] R.R.A. 286 (C.A.), p. 293). La norme de la faute civile correspond à une obligation de moyens. Par conséquent, il s’agira de déterminer si une négligence ou imprudence est survenue, eu égard aux circonstances particulières de chaque geste ou conduite faisant l’objet d’un litige. Cette règle s’applique à l’évaluation de la nature et des conséquences d’une violation d’une norme législative.

 

[35]                    La position française diffère. En effet, en droit français, la violation d’une norme législative constitue en soi une faute civile (Jobin, p. 229). Il n’est donc pas nécessaire « de relever [. . .] une négligence, une imprudence, un défaut de soins ou une déficience quelconque du comportement de l’auteur » (Viney et Jourdain, p. 328). Par conséquent, dans le cadre de la violation d’un texte de loi, le régime général de responsabilité civile transforme la norme législative en une obligation de résultat, puisque la victime peut « établir la faute en prouvant un simple fait matériel, sans avoir à démontrer en outre le caractère moralement ou socialement blâmable du comportement de l’auteur » (Viney et Jourdain, p. 342). 

 

[36]                    Au Québec, l’art. 1457 C.c.Q. impose à chacun le devoir général de respecter les règles de conduite qui s’imposent en tenant compte des lois, usages ou circonstances. Par conséquent, le contenu d’une norme législative pourra influer sur l’appréciation de l’obligation de prudence et diligence qui s’impose dans un contexte donné. Dans le cadre d’une action en responsabilité civile, il appartiendra au juge de déterminer la norme de conduite applicable eu égard aux lois, usages et circonstances, dont la teneur pourrait se refléter dans les normes législatives pertinentes.


 

D.      La responsabilité sans faute

 

(1)      Remarques préliminaires

 

[37]                    Outre le régime général de la responsabilité civile fondée sur la faute, il faut également considérer la possibilité d’une responsabilité dans des situations où des voisins subiraient des inconvénients anormaux sans que le propriétaire à l’origine des dommages ait commis une faute.

 

[38]                    La thèse de la responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage ne fait pas l’unanimité. Cependant, comme nous le verrons, ni le libellé de l’art. 976 C.c.Q., ni l’historique législatif de cette disposition, ni l’évolution de la jurisprudence et de la doctrine avant et après l’adoption du Code civil du Québec, n’excluent l’existence d’une telle responsabilité. Au contraire, ces sources permettent de la soutenir. De surcroît, tant le droit comparé que des considérations de politique générale militent aussi en faveur de sa reconnaissance.

 

(2)      Jurisprudence et doctrine antérieures à l’adoption de l’art. 976 C.c.Q.

 

[39]                    En dépit de l’absence d’une disposition régissant les rapports de voisinage dans le Code civil du Bas CanadaC.c.B.C. »), plusieurs jugements ont explicitement reconnu, sinon la thèse de la responsabilité sans faute en matière de rapports de voisinage, du moins le principe selon lequel le propriétaire qui cause des inconvénients excessifs à son voisin doit l’indemniser.


 

[40]                    Cependant, il faut souligner qu’avant l’adoption du nouveau Code les voisins parties à un litige et les tribunaux saisis de ces affaires recouraient généralement à l’art. 1053 C.c.B.C. Néanmoins, la preuve d’inconvénients excessifs a convaincu certaines cours que le recours était fondé sans qu’il soit nécessaire d’étudier l’existence d’une faute. Par ailleurs, l’absence de faute ne constituait pas toujours une défense. Après avoir analysé de nombreux jugements rendus au Québec au cours de la première moitié du 20e siècle, dans lesquels la responsabilité civile du défendeur avait été retenue sur la base des inconvénients excessifs (de la nuisance), Ronald I. Cohen fait les constatations suivantes :

 

[traduction] Pour la plupart des civilistes, l’art. 1053 concerne la « faute » et la « faute » évoque un acte illicite ou du moins une personne qui n’a pas agi « en bon père de famille », qui n’a pas, autrement dit, pris toutes les mesures raisonnables pour éviter un préjudice. . .

 

Quelques rares décisions québécoises appuient le point de vue susmentionné, [. . .] mais la jurisprudence appuie presque uniformément la thèse que le propriétaire est tenu responsable du dommage causé une fois qu’il a été démontré qu’il est l’auteur de la nuisance.

 

En général, les tribunaux québécois n’ont pas formellement énoncé ce principe et, s’ils concluent à l’existence d’une nuisance d’une ampleur déraisonnable, ils n’ont pas demandé mieux que de clore immédiatement l’enquête sans décider si on avait fait ou aurait pu faire preuve de diligence raisonnable pour éviter le préjudice, ce qui en fin de compte ne change rien à la conclusion.  [. . .] Comme on pouvait s’y attendre, le problème surgit lorsque la preuve démontre de façon non équivoque qu’on a pris toutes les précautions raisonnables pour éviter le préjudice.  Lorsque les tribunaux québécois se trouvaient dans une situation où on avait de toute évidence pris toutes les précautions possibles pour éviter la nuisance, ils ont conclu que cela ne pouvait servir de moyen de défense dans l’action.

 

(« Nuisance : A Proprietary Delict » (1968), 14 McGill L.J. 124, p. 136-138 (en italique dans l’original))

 


[41]                    Trois arrêts de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel du Québec sont souvent invoqués au soutien de la thèse selon laquelle le droit civil québécois admettait, avant la codification de 1994, l’existence d’une responsabilité sans faute, fondée sur la constatation d’inconvénients excessifs. Il convient donc de les examiner avec plus d’attention.

  


[42]                    Il s’agit d’abord de l’arrêt Drysdale c. Dugas (1896), 26 R.C.S. 20. Dans cette affaire, Dugas, propriétaire d’une maison située dans un secteur résidentiel mais à proximité de l’écurie exploitée par Drysdale, se plaint d’odeurs déplaisantes, de bruits causés par les chevaux la nuit et de l’infiltration de liquides nauséabonds dans le sous-sol de sa demeure. Dugas demande des dommages-intérêts et l’arrêt de l’exploitation de l’écurie. La Cour confirme les jugements des instances inférieures lui accordant des dommages-intérêts pour les inconvénients subis.  Concluant d’abord que le droit applicable à cette affaire est celui découlant de l’art. 1053 C.c.B.C., le juge en chef Strong note toutefois que la jouissance du droit de propriété, en droit québécois comme en common law d’Angleterre, doit s’exercer dans le respect du droit du propriétaire voisin. Le Juge en chef souligne aussi la similitude des droits anglais et français en matière de nuisance. Puis, après une analyse de la jurisprudence anglaise, le Juge en chef énonce la proposition selon laquelle [traduction] « l’occupant d’un terrain ou d’une maison dispose d’un droit d’action en dommages-intérêts lorsqu’on trouble son occupation en portant atteinte au confort et à la commodité du lieu occupé » (p. 23). Reconnaissant sans conteste que Dugas a souffert d’inconvénients et que les odeurs désagréables provenant de l’étable constituent une nuisance, le juge en chef Strong conclut à la responsabilité de Drysdale envers Dugas et au droit de ce dernier à des dommages-intérêts. Le soin et l’attention apportés par Drysdale à l’exploitation de son écurie — donc l’absence de faute — n’écartent pas sa responsabilité (p. 25-26).

 

[43]                    Dans des motifs concordants, auxquels souscrit le juge en chef Strong (p. 23), le juge Taschereau situe son analyse dans le cadre établi par le droit français. Notant qu’en l’espèce les odeurs « par leur continuité et leur intensité excèdent la mesure des incommodités ordinaires et inséparables du voisinage », le juge Taschereau écrit que la doctrine et la jurisprudence « s’accordent à donner, en pareil cas, un recours en dommages contre l’auteur du fait dommageable » (p. 27). Ainsi, Drysdale ne peut exploiter son écurie qu’à la condition d’indemniser ses voisins pour les dommages qu’il leur cause. Le juge Taschereau attache donc davantage d’importance au dommage subi qu’aux actes du défendeur. Ainsi, tant les motifs du juge en chef Strong que ceux du juge Taschereau reconnaissent l’existence d’une responsabilité sans faute, bien qu’ils aient été conçus à partir de cadres analytiques différents.

 


[44]                    Le second arrêt est Canada Paper Co. c. Brown (1922), 63 R.C.S. 243. Dans cette affaire, Brown, voisin d’une usine de pâtes et papiers, poursuit l’exploitant en raison des odeurs et fumées méphitiques que provoque l’utilisation de procédés de fabrication à base de sulfate. Dans ce recours, qui était à l’origine une demande d’injonction, les motifs des juges ne s’accordent que partiellement. Ainsi, pour faire droit à la demande de Brown, le juge Duff favorise la thèse de la responsabilité fondée sur la faute en vertu de l’art. 1053 C.c.B.C. (p. 251). Pour sa part, le juge Anglin, écrivant pour lui-même et le juge en chef Davies, invoque la notion de nuisance et confirme que les inconvénients subis par le demandeur dépassent le degré des inconvénients justifiables dans le contexte de rapports de voisinage, donnant ainsi ouverture à un recours (p. 254-255). Enfin, le juge Brodeur utilise à la fois  la notion d’abus du droit de propriété et celle des inconvénients excessifs causés par les odeurs (p. 260).

 

[45]                    Malgré ces divergences entre les opinions des membres de la Cour, une partie de la doctrine québécoise a vu dans cet arrêt la reconnaissance d’une responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage. Ainsi, en 1953, Louis Baudouin écrit que dans Drysdale et Canada Paper la Cour cherche à identifier un préjudice excessif « dont la cause ne se trouve pas dans l’intention malicieuse à l’occasion de l’exercice d’un droit légitime, mais dans les limites objectives du droit de propriété » (Le droit civil de la Province de Québec : Modèle vivant de Droit comparé (1953), p. 1285 (nous soulignons)). Cette notion de limite objective du droit de propriété ne fait aucune référence au comportement du propriétaire, mais bien aux conséquences de l’usage que ce dernier fait de sa propriété. De même, le juge Pratte de la Cour d’appel du Québec fait remarquer, dans un passage souvent cité, que ces deux arrêts admettent le principe de l’existence de limites inhérentes au droit de propriété :

 

Le droit pour le propriétaire d’user de sa chose comme il l’entend comporte l’obligation de ne pas exercer ce droit d’une manière qui empêche le voisin de jouir lui aussi de sa propriété. Certes, parce que nous vivons en société, chacun doit subir les inconvénients inéluctables de cet état, mais la somme de ces inconvénients ne doit pas excéder ce qui est nécessaire pour permettre de concilier les droits en conflit.

 

(St-Louis c. Goulet, [1954] B.R. 185, p. 191 (nous soulignons))

 

[46]                    Malgré l’imprécision des concepts juridiques auxquels ont recours les juges de notre Cour, l’arrêt Canada Paper exprime une volonté de protéger les voisins contre des inconvénients excessifs résultant des rapports de voisinage. De plus, il est difficile d’expliquer la décision de notre Cour au moyen de la notion de faute civile fondée sur la norme de la personne diligente.


 

[47]                    Enfin, dans Katz c. Reitz, [1973] C.A. 230, la Cour d’appel du Québec a souscrit explicitement à la thèse de la responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage. Reitz possède déjà un terrain et une maison au moment où Katz achète des terrains voisins, séparés du bien-fonds du premier par une ruelle. Pour construire une conciergerie, l’entreprise engagée par Katz creuse sur le terrain de celui-ci une profonde excavation qui provoque l’effondrement de la maison de Reitz (p. 231-234).

 

[48]                    La Cour d’appel reconnaît que Katz n’a commis aucune faute. En effet, ce dernier a confié l’exécution des travaux à un tiers disposant de l’expérience et des habiletés nécessaires (p. 235-236). Cependant, le droit de Katz d’user de son droit de propriété demeure limité par celui de Reitz de jouir de la sienne : 

 

L’exercice de droit de propriété, si absolu soit-il, comporte l’obligation de ne pas nuire à son voisin et de l’indemniser des dommages que l’exercice de ce droit peut lui causer. Cette obligation existe, même en l’absence de faute, et résulte alors du droit du voisin à l’intégrité de son bien et à la réparation du préjudice qu’il subit, contre son gré, de travaux faits par autrui pour son avantage et profit. [Nous soulignons; p. 237.]

 

[49]                    Ainsi, avant même la nouvelle codification, ces trois arrêts reposent sur l’acceptation au moins partielle d’une responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage. On s’est toutefois demandé si cette opinion demeurait encore valide par suite d’un jugement plus récent de notre Cour, l’arrêt Lapierre c. Québec (Procureur général), [1985] 1 R.C.S. 241.

 


[50]                    L’affaire Lapierre a commencé lorsqu’une enfant a contracté une encéphalite après avoir reçu un vaccin contre la rougeole administré dans le cadre d’une politique provinciale de vaccination systématique. La Cour supérieure avait reconnu la responsabilité civile de l’État sur la base de la responsabilité sans faute. La Cour d’appel avait cassé ce jugement et rejeté la poursuite. Notre Cour confirma ce jugement et refusa de reconnaître la responsabilité du gouvernement. S’exprimant pour la Cour, le juge Chouinard critique notamment la théorie du risque, qui nie la nécessité de la faute. Selon cette théorie, tout fait (qu’il soit fautif ou non) causant un dommage entraînera la responsabilité de son auteur (p. 265, en référence à Mazeaud et Tunc, p. 431, no 339). Il estime que le droit québécois n’accepte pas la théorie du risque. Par ailleurs, le juge Chouinard étudie brièvement l’argument selon lequel l’arrêt Katz a ouvert la porte à la « reconnaissance de la théorie du risque » (p. 265). Le juge Chouinard écarte cette opinion et préfère interpréter Katz comme un arrêt fondé sur la faute et l’abus de droit (p. 266).

 

[51]                    Sur la base de cet arrêt, des jugements ont nié toute possibilité d’une responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage en droit québécois.  Par exemple, c’est sur ce fondement que la Cour d’appel a dégagé de toute responsabilité deux propriétaires non fautifs dans Christopoulos c. Restaurant Mazurka Inc., [1998] R.R.A. 334, lorsque l’effondrement de leur immeuble a entraîné celui du mur qui le reliait à l’édifice voisin.

 


[52]                    Compte tenu des commentaires du juge Chouinard sur l’inexistence de la théorie du risque en droit québécois, la portée réelle de l’arrêt Lapierre requiert quelques précisions. Cet arrêt ne concerne pas des troubles de voisinage à proprement parler, mais plutôt une politique provinciale de vaccination systématique qui entraînait un problème de responsabilité délictuelle, selon le demandeur dans cette affaire. Comme le fait remarquer le professeur Lafond, les commentaires du juge Chouinard n’ont pas écarté l’application de la responsabilité sans faute du domaine de l’exercice des droits de propriété et, en particulier, de celui des troubles de voisinage. En fait, l’arrêt Lapierre n’a pas traité de la question :

 

[D]ans l’arrêt Lapierre, la [. . .] Cour n’a pas péremptoirement écarté l’application d’une responsabilité objective en matière de droit de la propriété [. . .] Il nous apparaît clair que [la Cour], aux prises avec une cause de responsabilité civile traditionnelle n’a pas voulu reconnaître la possibilité généralisée d’une responsabilité sans faute en droit québécois.

(Lafond, p. 449 (en italique dans l’original))

 

Enfin, la pertinence de cet arrêt en matière de troubles de voisinage devient encore plus problématique dans l’interprétation du Code civil du Québec dont la rédaction et l’inspiration diffèrent de celle de l’ancien Code à cet égard. À cet effet, l’étude de la situation juridique créée par l’entrée en vigueur du nouveau Code civil en 1994 devient pertinente.

 

(3)      L’entrée en vigueur du Code civil du Québec : l’art. 976 C.c.Q. et la responsabilité sans faute

 

[53]                    Nous examinerons d’abord l’intention du législateur lors de la codification de l’art. 976 C.c.Q., puis nous nous pencherons sur la jurisprudence et la doctrine qui ont étudié la nature de la responsabilité pour cause de troubles de voisinage fondée sur le Code civil du Québec.

 

a)       L’intention du législateur

 


[54]                    L’histoire législative de l’art. 976 C.c.Q. remonte aux travaux de l’Office de révision du Code civil. En 1975, dans son Rapport sur les obligations remis à l’Office de révision du Code civil, le Comité du droit des obligations suggère d’inclure dans le livre « Des obligations » une disposition spécifique sur les rapports de voisinage. Le texte proposé se lisait :

 

95.       Chacun est tenu de s’abstenir de causer à autrui un préjudice qui dépasse les inconvénients normaux du voisinage.

 

Les juristes qui font cette recommandation expliquent que cette obligation a sa source, en droit québécois, soit dans le recours en abus de droit, soit dans les recours fondés sur la nuisance. Ils prennent soin de distinguer l’obligation décrite à l’art. 95 de celle prévue par l’art. 1053 C.c.B.C. et précisent que l’obligation de ne pas nuire à son voisin existe même en l’absence de faute :

 

Cet article veut préciser l’obligation légale de bon voisinage, déjà annoncée à l’article 1057 C.C. en imposant, au delà de l’obligation de diligence, l’obligation de ne pas causer des « gênes intolérables » et cela quelles que soient les mesures prises pour les éliminer.

 

Cette obligation est depuis longtemps reconnue en droit québécois, soit sous le couvert d’un abus de droit, soit sous le vocable « nuisance » inspiré du Common Law. Plus récemment, on l’a justement appréciée comme une obligation légale particulière, distincte de celle de l’article 1053 C.C. et de la notion de faute qu’inspire cette dernière.

 

Cette disposition impose donc à tous, et non seulement aux propriétaires, l’obligation de ne pas nuire à son voisin. Cette obligation existe, même en l’absence de faute et nonobstant autorisation administrative.

 

(Office de révision du Code civil, Comité du droit des obligations, Rapport sur les obligations (1975), p. 148)

 


[55]                    Puis, en 1977, le Rapport sur le Code civil du Québec propose à son tour d’insérer une disposition relative aux troubles de voisinage dans le livre « Des obligations ». Sa recommandation reprend en substance la formulation proposée deux ans plus tôt :

 

96 Nul ne doit causer à autrui un préjudice qui dépasse les inconvénients normaux du voisinage.

 

(Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec (1978), vol. I, Projet de Code civil, p. 348)

 

Un commentaire identique à celui du Comité du droit des obligations, que nous citions plus haut, appuie d’ailleurs cette proposition (Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec (1978), vol. II, t. 2, Commentaires, p. 630).

 

[56]                    Néanmoins, le législateur n’a pas retenu les deux propositions reproduites plus haut, qui imposaient aux propriétaires l’obligation positive de ne pas causer d’inconvénients excessifs en matière de voisinage. L’article 976 C.c.Q. est plutôt inséré dans le livre « Des biens ». Il prescrit une obligation passive de tolérance, incitant les voisins à accepter les inconvénients normaux du voisinage. Nous reproduisons cet article de nouveau :

 

976.     Les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux.

 

[57]                    La lettre de cette disposition demeure muette sur la question de la responsabilité qui découlerait des inconvénients du voisinage.


 

[58]                    Les commentaires du ministre au sujet du chapitre relatif à la propriété immobilière rappellent « le principe général de la tolérance à observer dans les rapports de voisinage » (Commentaires du ministre de la Justice, t. I, p. 569). Le ministre précise que « le nouveau code reprend la plupart des règles traditionnelles, mais il les modernise en tenant compte davantage des lois de l’environnement, de la valeur de l’eau et de la qualité de la vie » (Commentaires du ministre de la Justice, t. I, p. 570). Selon le ministre, l’art. 976 C.c.Q. est d’origine jurisprudentielle. Élaborée au départ à partir de la notion de l’abus de droit, cette jurisprudence aurait graduellement créé un régime juridique particulier pour les troubles de voisinage :

 

Cet article est nouveau. Il pose le principe de la tolérance que l’on se doit dans les rapports de voisinage et le codifie dans une disposition générale qui coiffe l’ensemble du chapitre et le sous‑tend. Il codifie ainsi la doctrine et la jurisprudence sur les troubles de voisinage; cette doctrine et cette jurisprudence ont été élaborées avant tout sur la base de l’abus du droit de propriété, pour ensuite obtenir un cadre particulier d’application relativement aux troubles de voisinage.  [p. 573]

 

Ainsi, le ministre estime que la jurisprudence portant sur les rapports de voisinage a consacré la règle selon laquelle un propriétaire doit indemniser le voisin à qui il a causé des inconvénients excessifs. Donc, même si l’art. 976 C.c.Q. est énoncé comme un devoir de tolérance, il codifie un courant jurisprudentiel qui refusait de dégager un propriétaire de toute responsabilité pour les dommages liés aux inconvénients excessifs causés par celui-ci à ses voisins. Par ailleurs, le libellé de l’article n’indique pas qu’il soit nécessaire de prouver une faute pour être indemnisé des inconvénients anormaux du voisinage, ce qui est conforme aux enseignements des arrêts Drysdale, Canada Paper et Katz.


[59]                    Depuis l’adoption du Code civil du Québec, certains arrêts de la Cour d’appel du Québec se sont prononcés en faveur de la reconnaissance d’une responsabilité sans faute fondée sur l’art. 976 C.c.Q. Des divergences ont toutefois été exprimées dans d’autres décisions de la même cour au sujet du recours à cette disposition comme source de responsabilité civile.

 

b)       La jurisprudence de la Cour d’appel sur l’art. 976 C.c.Q.

 

[60]                    La jurisprudence de la Cour d’appel depuis l’entrée en vigueur du nouveau Code civil fait voir des hésitations au sujet du fondement de la responsabilité civile en matière de troubles de voisinage et, particulièrement, quant à la reconnaissance d’une responsabilité sans faute.

 

[61]                    Nous avons mentionné plus tôt que la Cour d’appel avait refusé d’admettre l’existence d’une responsabilité sans faute dans Christopoulos. Dans cette affaire, la Cour d’appel a exprimé l’avis que, sous le régime du Code civil du Bas Canada, la théorie de la responsabilité sans égard à la faute avait été écartée par l’arrêt Lapierre (p. 350). Par ailleurs, selon la cour, l’état du droit n’aurait pas changé avec l’art. 976 C.c.Q. Elle cite le professeur Claude Masse, qui soutient que l’ajout de l’art. 976 C.c.Q. n’a pas davantage établi la responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage (p. 350). Nous avons déjà fait part de nos réserves concernant l’application de l’arrêt Lapierre en matière de troubles de voisinage. Dans la mesure où l’arrêt Christopoulos s’appuie sur cette décision, nous ne pouvons le retenir. De plus, il convient de souligner que, dans Christopoulos, le droit applicable était celui du Code civil du Bas Canada, et que la Cour d’appel n’a étudié que sommairement l’art. 976 C.c.Q.

 


[62]                    Néanmoins, plus récemment, la Cour d’appel a adopté la même position dans l’arrêt Comité d’environnement de Ville-Émard (C.E.V.E.) c. Domfer Poudres métalliques ltée, [2006] R.R.A. 854, autorisation de pourvoi accordée, [2007] 1 R.C.S. viii; désistement de pourvoi le 31 août 2007, [2008] 2 R.C.S. v. Dans cette dernière affaire, le juge Forget s’est appuyé sur les motifs de la Cour d’appel dans le jugement qui fait l’objet du présent pourvoi et a affirmé qu’il étudiait alors les faits à la lumière de la « théorie classique de la responsabilité civile découlant de la faute » (par. 125). Le juge Forget ne retient donc pas la théorie de la responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage. L’arrêt Domfer a été rendu le même jour que le jugement de la Cour d’appel dans le présent dossier. Nous expliquerons ci-dessous pourquoi il y a lieu d’écarter la théorie de la responsabilité propter rem qu’a adoptée la Cour d’appel dans ces deux dossiers. 

 

[63]                    Par contre, deux arrêts de la Cour d’appel ont admis la possibilité d’une responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage. Dans le premier, Sirois c. Lévesque-Gagné, [1996] J.Q. no 2669 (QL), deux propriétés dominaient celle de Mme Lévesque‑Gagné. Un talus ayant une pente irrégulière dominait la ligne de lots séparant les trois propriétés. Le pied de la pente excédait la ligne séparatrice des lots. Madame Lévesque‑Gagné, qui voulait niveler son terrain, a entrepris des travaux d’excavation qui ont éliminé le talus se trouvant sur sa propriété et provoqué de l’érosion sur les terrains voisins. 

 


[64]                    La juge Mailhot, auteure des motifs unanimes de la Cour d’appel, cite avec approbation l’arrêt Katz et statue que le droit de Mme Lévesque-Gagné de modifier son propre terrain « est évidemment limité par le droit tout aussi incontestable [de ses voisins] de jouir de leur propriété en toute quiétude » (par. 40). La juge Mailhot reconnaît que les faits de l’affaire Katz différaient de ceux de l’appel dont elle était saisie, parce que « Mme Lévesque‑Gagné savait que les travaux d’excavation qu’elle entreprenait pouvaient causer une ruine partielle et l’effondrement de parties des héritages voisins » (par. 41). Néanmoins, selon elle, le principe de l’arrêt Katz demeure. La juge Mailhot conclut en conséquence que « le propriétaire d’un terrain tout en jouissant de sa liberté de propriétaire ne peut modifier les lieux de façon telle qu’il cause comme en l’espèce aux héritages voisins une perte ou une détérioration prévisible importante » (par. 43). 

 

[65]                    La question de la responsabilité pour cause de troubles de voisinage est de nouveau portée devant la Cour d’appel dans l’arrêt Gourdeau c. Letellier de St-Just, [2002] R.J.Q. 1195. Dans cette affaire, un propriétaire d’immeuble avait érigé deux murs de béton qui s’appuyaient sur le mur de l’édifice voisin. À la longue, la présence de ces murs de béton causa à son voisin des inconvénients et des difficultés d’usage qui provoquèrent une demande en démolition pour cause d’abus de droit. Dans son examen des problèmes juridiques causés par la construction des murs, la juge Thibault — qui s’exprimait pour la majorité de la Cour d’appel — privilégie la thèse de la responsabilité fondée sur la mesure des inconvénients subis, plutôt que sur la démonstration d’une faute (par. 44).

 


[66]                    Au soutien de cette conclusion, la juge Thibault s’appuie entre autres sur le texte de l’art. 976 C.c.Q. qui « ne suggère pas que son application est sujette à la démonstration d’une faute » (par. 39). Elle ajoute que l’art. 976 C.c.Q. « semble trouver sa source dans l’équilibre de l’exploitation d’un héritage par rapport à l’exploitation des héritages voisins », et se réfère aux principes arrêtés dans Katz (par. 40-41). Passant au cas débattu devant elle, la juge Thibault conclut à la responsabilité des propriétaires — dont l’auteur avait érigé les murs, car bien que licites les travaux causaient des inconvénients anormaux aux voisins :

 

En l’absence d’une servitude de vue en faveur de l’immeuble des appelants, l’auteur des intimés disposait du droit, bien légitime d’ailleurs, de protéger son intimité. Mais, ici, le moyen retenu dépassait largement les mesures normales et acceptables. Par rapport à l’objectif recherché, la hauteur des murs est démesurée et excessive et leur configuration, totalement inacceptable. Le droit à l’intimité devait s’exercer dans le respect du droit des voisins d’accéder à leur propriété et d’y jouir, non pas d’un droit de vue, mais des bienfaits de l’air et de la lumière.

 

C’est précisément dans ces situations que doivent intervenir les règles de bon voisinage. Des droits opposés s’affrontent, mais personne ne doit subir les inconvénients anormaux des actes excessifs posés par un voisin. [par. 47-48]

 

[67]                    Par conséquent, dans l’arrêt Gourdeau, la Cour d’appel accepte explicitement une interprétation de l’art. 976 C.c.Q. fondée sur la mesure des inconvénients subis plutôt que sur l’appréciation du comportement du propriétaire.

 

c)       La doctrine québécoise et la responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage

 


[68]                    La doctrine québécoise semble majoritairement favorable à la thèse de la responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage. Par exemple, le professeur Lafond accepte qu’il y a ouverture à poursuites pour troubles de voisinage, et ce, même en l’absence de preuve de faute ou de malice ou de comportement excessif du propriétaire du fonds. Selon lui, la preuve d’inconvénients anormaux ou intolérables subis par un voisin suffira pour justifier de telles poursuites (Lafond, p. 404; contra : C. Masse, « La responsabilité civile », dans La Réforme du Code civil (1993), t. 2, 235, p. 266-267). Pour A. Popovici, l’élément déterminant majeur est le résultat de l’acte accompli par le propriétaire (c’est-à-dire, le trouble anormal ou l’inconvénient excessif), plutôt que son comportement (« La poule et l’homme : sur l’article 976 C.c.Q. » (1997), 99 R. du N. 214, p. 221).

 

[69]                    Baudouin et Deslauriers soulignent que le texte de l’art. 976 C.c.Q. ne fait état ni de l’intention de nuire ni de l’exercice excessif et déraisonnable du droit de propriété. À leur avis, l’art. 976 C.c.Q. confirme la jurisprudence qui a reconnu la responsabilité fondée sur l’existence d’inconvénients anormaux en matière de voisinage et non sur la preuve d’une faute (p. 202).

 

[70]                    Cependant, notant l’existence d’une controverse, Baudouin et Deslauriers associent cette forme de responsabilité à celle du régime de la responsabilité fondée sur l’existence d’une faute. La présence d’un inconvénient excessif (et donc d’un préjudice) permettrait de présumer la faute. Selon ces auteurs, comme l’art. 1457 C.c.Q. fait « une faute civile du non-respect de la loi », et parce que l’art. 976 C.c.Q. trace une « norme législative objective à cet égard » (p. 202), des inconvénients anormaux entraîneront nécessairement la responsabilité du propriétaire :

 

La controverse touchant la nécessité de l’existence d’une faute ou non est donc, peut-être, plus apparente que réelle : il y a faute dès qu’il y a dépassement et l’existence d’un préjudice reconnu fait présumer celle-ci. [p. 203]

 


[71]                    Avec égards pour l’opinion contraire, nous ne sommes pas convaincus de l’utilité du recours à la notion de faute présumée. En effet, la faute se mesure en regard du comportement qu’une personne raisonnable, prudente et diligente adopterait dans des circonstances objectivement similaires. Or, en présumant la faute d’un propriétaire sur la seule base des inconvénients excessifs subis par son voisin, l’analyse confond l’étude du comportement (la question de savoir si le propriétaire s’est comporté en propriétaire raisonnable, prudent et diligent) avec celle du résultat (la question de savoir si le voisin a subi des inconvénients excessifs). Enfin, il est contradictoire de conclure que le fait pour un propriétaire de faire subir des inconvénients anormaux à son voisin équivaut à une faute après avoir constaté que ce propriétaire n’avait, dans les faits, commis aucune faute (Lafond, p. 406, et Popovici, p. 221). La constatation d’inconvénients anormaux ne suffit donc pas pour établir la commission d’une faute.

 

d)       Synthèse de l’historique législatif, de la jurisprudence et de la doctrine au sujet de l’art. 976 C.c.Q.

 


[72]                    Alors que les divers projets rédigés par l’Office de révision du Code civil proposaient d’intégrer l’article concernant les rapports de voisinage dans le livre « Des obligations », le législateur a finalement décidé de placer l’art. 976 C.c.Q. dans le livre « Des biens ». Cette décision est importante pour l’interprétation et l’application de cette disposition. Notre Cour a récemment rappelé, à ce propos, que « [l]’organisation des normes constitue une caractéristique essentielle de la codification » (Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, [2007] 2 R.C.S. 801, 2007 CSC 34, par. 14; voir aussi par. 15). On peut penser que l’insertion de la disposition sur les rapports de voisinage dans le livre « Des biens » confirme une intention législative de séparer les rapports de voisinage des règles générales relatives aux obligations et du régime général de la responsabilité civile. Sur ce point, nous partageons l’opinion de la juge Thibault dans Gourdeau lorsqu’elle explique pourquoi l’emplacement de l’art. 976 dans le Code fait en sorte que cette disposition relève davantage du droit de propriété que du régime général de la responsabilité civile :

 

[L’]article 976 C.C.Q. se situe sous le titre II De la propriété (art. 947 à 1008), et il constitue la disposition générale du chapitre troisième Des règles particulières à la propriété immobilière (art. 976 à 1008), dans lequel le législateur regroupe diverses limitations ou entraves au droit de propriété. C’est dans ce chapitre qu’on retrouve les anciennes servitudes « dérivant de la situation des lieux ou établies par la loi ». Lorsqu’on parle de servitude, on réfère bien sûr à la charge imposée sur un héritage pour l’utilité d’un autre. Cela suggère une intention de dissocier ces limitations du régime de la responsabilité civile pour plutôt les rattacher à une règle constitutive de droit réel qui, par elle-même, fait abstraction du concept de la faute. Le droit consacré par cet article me semble trouver sa source dans l’équilibre de l’exploitation d’un héritage par rapport à l’exploitation des héritages voisins et constituer, de ce fait, une pseudo-servitude légale découlant de l’environnement humain dans lequel se trouve une propriété donnée. [par. 40]

 

[73]                    Ensuite, il faut le rappeler, le libellé même de l’art. 976 C.c.Q. n’exige aucune preuve de comportement fautif pour établir la responsabilité d’un propriétaire ayant causé des inconvénients excessifs en matière de voisinage (voir notamment Gourdeau, par. 39; Baudouin et Deslauriers, p. 202). De plus, les commentaires de l’Office de révision du Code civil et ceux du ministre de la Justice permettent de conclure que l’intention du législateur n’était pas de limiter les poursuites pour troubles de voisinage aux cas de l’exercice fautif d’un droit.

 


[74]                    En outre, l’art. 976 C.c.Q. se rattache à d’autres dispositions qui semblent exprimer les mêmes principes quant à l’exercice des droits de propriété. Ainsi, les art. 988 et 991 C.c.Q. — qui régissent les droits et obligations des voisins — étayent la thèse voulant qu’il soit possible de conclure à la responsabilité d’un propriétaire malgré l’absence de faute de sa part (Lafond, p. 455). En effet, ces dispositions mettent l’accent sur le résultat d’un acte et non sur le comportement d’un propriétaire.

 

[75]                    En somme, sans écarter la possibilité de poursuites basées sur les principes usuels de la responsabilité civile, l’étude de l’historique législatif, de la jurisprudence et de la doctrine milite en faveur de la reconnaissance d’une responsabilité civile fondée sur l’existence de troubles de voisinage anormaux, malgré l’absence de faute prouvée ou présumée. Un tel régime coïncide d’ailleurs avec les approches adoptées en common law canadienne et en droit civil français et s’accorde avec des considérations de politique générale.

 

(4)      Étude comparative de la common law canadienne et du droit civil français

 

[76]                    À cette étape de notre analyse de la responsabilité en matière de troubles de voisinage, il nous semble utile d’examiner les approches adoptées par certains autres systèmes juridiques pour régler le même type de problèmes. À cette fin, nous étudierons brièvement les solutions retenues par la common law canadienne et le droit civil français.

 


[77]                    En common law, la nuisance constitue un champ de responsabilité qui considère le dommage subi plutôt que les comportements interdits (A. M. Linden et B. Feldthusen, Canadian Tort Law (8e éd. 2006), p. 559; L. N. Klar, Tort Law (2e éd. 1996), p. 535). La nuisance est définie comme étant un trouble déraisonnable de l’usage d’un bien-fonds (Linden et Feldthusen, p. 559; Klar, p. 535). Il importe peu que le trouble résulte d’une conduite intentionnelle, d’une négligence ou d’un comportement innocent, du moment que le dommage subi peut être qualifié de nuisance (Linden et Feldthusen, p. 559). Le trouble doit être intolérable pour une personne ordinaire (p. 568). Il s’apprécie en examinant des facteurs comme sa nature, sa gravité, sa durée, la particularité du voisinage, la sensibilité du demandeur et l’utilité de l’activité (p. 569). Le trouble doit être important et, par conséquent, les inconvénients insignifiants ne seront pas indemnisés (Linden et Feldthusen, p. 569; Klar, p. 536).

 

[78]                    En France, la Cour de cassation retient comme principe de droit que « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » (J. Carbonnier, Droit civil (2004), vol. II, p. 1785; P. Malinvaud, Droit des obligations (8e éd. 2003), p. 404; Viney et Jourdain, p. 1069‑1070). Ce principe de droit ne dépend pas de l’art. 1382 du Code civil français (Malinvaud, p. 404; Viney et Jourdain, p. 1069). La responsabilité pour cause de trouble anormal de voisinage demeure donc indépendante de la faute et s’engage par la seule constatation d’un préjudice excessif ou d’un trouble anormal (Viney et Jourdain, p. 1069 et 1079). Toutefois, les inconvénients mineurs causés par les rapports entre voisins ne sont pas source de responsabilité (Starck, Roland et Boyer, p. 169).

 

[79]                    Ainsi, les deux systèmes de droit que nous avons survolés admettent, sous une forme ou une autre, un régime de responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage. Ils paraissent analogues au régime de responsabilité qui peut s’inférer de l’art. 976 C.c.Q.

 

(5)      Considérations de politique générale

 


[80]                    En dernier lieu, il importe de constater que la reconnaissance d’une responsabilité sans faute favorise des objectifs de protection de l’environnement. Le ministre souligne d’ailleurs l’importance de l’environnement et de la qualité de vie dans ses commentaires portant sur le chapitre relatif à la propriété immobilière (Commentaires du ministre de la Justice, t. I, p. 570). La responsabilité sans faute renforce aussi l’application du principe du pollueur-payeur, que notre Cour a examiné dans Cie pétrolière Impériale ltée c. Québec (Ministre de l’Environnement), [2003] 2 R.C.S. 624, 2003 CSC 58 :

 

Dans une optique de développement durable, ce principe impose aux pollueurs la responsabilité de corriger les situations de contamination dont ils sont responsables et d’assumer directement et immédiatement les coûts de la pollution.  Il cherche en même temps à rendre les auteurs de celle‑ci plus soucieux des impératifs de la préservation des écosystèmes, dans le cours de leurs activités économiques. [par. 24]

 

(6)      Rejet de la responsabilité propter rem

 

[81]                    À ce stade-ci, il y a lieu d’expliquer pourquoi la théorie de la responsabilité propter rem (responsabilité réelle) retenue par la Cour d’appel doit être écartée. Suivant cette théorie, qui n’a pas été discutée ou envisagée dans les travaux préparatoires du Code civil, l’obligation de ne pas nuire aux voisins doit être assimilée à une charge réelle grevant chaque immeuble en faveur des fonds voisins. Les droits et obligations de bon voisinage dépendraient de la qualité de propriétaire d’un bien-fonds donné :

 

L’obligation de bon voisinage revenant au titulaire d’un droit de propriété seulement, elle devient une charge pour celui-ci, autrement dit une obligation propter rem, car elle impose certaines limitations à l’exercice de son droit.

 

(L. Laflamme, « Les rapports de voisinage expliqués par l’obligation propter rem », dans S. Normand, dir., Mélanges offerts au professeur François Frenette : Études portant sur le droit patrimonial (2006), 229, p. 233-234)


En vertu de la responsabilité propter rem (responsabilité réelle), l’obligation de ne pas causer d’inconvénient anormal à un voisin serait inhérente au droit de propriété. Dès que la limite des inconvénients « normaux » serait franchie, le propriétaire voisin pourrait opposer son droit au propriétaire fautif par la voie d’une action réelle immobilière visant à faire cesser le trouble. Quant aux demandes d’indemnisation de nature personnelle, la Cour d’appel suggère qu’elles soient régies par les règles traditionnelles de la responsabilité civile, qui requièrent la preuve d’un comportement fautif du propriétaire voisin (par. 175).

 

[82]                    L’approche adoptée par la Cour d’appel soulève plusieurs difficultés. En principe, comme le fait remarquer le professeur Lafond, il demeure qu’il existe derrière toute obligation propter rem (obligation réelle) une « personne débitrice de la charge réelle », tenue d’indemniser le voisin subissant les inconvénients excessifs (Lafond, p. 455; voir aussi Popovici, p. 225). En conséquence, le recours fondé sur l’art. 976 C.c.Q. reste avant tout un droit de créance appartenant à une personne (et non à un fonds) et opposable à une autre, comme a conclu la Cour d’appel dans l’arrêt Gourdeau, lorsqu’elle a accueilli la demande en démolition des appelants qui étaient les propriétaires du fonds voisin. De plus, cette approche gênerait et limiterait considérablement le champ d’application de l’art. 976 C.c.Q. En effet, elle ne donnerait droit qu’à une action réelle immobilière, alors qu’en réalité c’est une personne et non un fonds qui subit les inconvénients et demande à être indemnisée.

 


[83]                    L’approche de la Cour d’appel signifierait aussi que les locataires ou occupants ne pourraient exercer de recours fondés sur l’art. 976 C.c.Q., puisqu’ils ne peuvent exciper de la qualité de titulaires d’un droit réel.  La jurisprudence reconnaît pourtant déjà que les locataires peuvent eux aussi bénéficier de ce régime même s’ils ne sont pas titulaires d’un droit réel. Une auteure signale qu’aucun tribunal n’a jusqu’à présent jugé irrecevable une demande fondée sur l’art. 976 C.c.Q. « au motif qu’elle [était] présentée par une personne autre qu’un titulaire d’un droit de propriété » (Laflamme, p. 232). Il semble en effet incongru d’attacher le droit de jouir d’un voisinage sans trouble excessif à la seule qualité de propriétaire, alors que c’est le demandeur qui subit le dommage et non sa propriété. Ainsi, la Cour supérieure a décidé que le terme « voisin » s’entendait non seulement du titulaire d’un droit réel sur un fonds mais également de toute personne exerçant un droit de jouissance ou d’usage sur celui‑ci (St‑Pierre c. Daigle, [2007] J.Q. no 1275 (QL), 2007 QCCS 705, par. 19; Coalition pour la protection de l’environnement du parc linéaire « Petit Train du Nord » c. Laurentides (Municipalité régionale de Comté des), [2005] R.J.Q. 116, par. 100, appel principal et appel incident rejetés sur requêtes, [2005] J.Q. no 9042 (QL), 2005 QCCA 664).

 


[84]                    Au surplus, l’approche étroite adoptée par la Cour d’appel rendrait difficile, sinon impossible, l’exercice de recours collectifs dans les situations où s’appliquerait l’art. 976 C.c.Q. En effet, en plus de limiter cette disposition à de purs droits réels, la Cour d’appel tire de cette qualification la conclusion qu’elle rend le recours collectif impossible, puisque selon elle cette voie procédurale serait réservée au seul exercice de droits appartenant à des personnes (C.A., par. 178; voir aussi les critiques de Lafond, p. 454-455). Cette position contredit plusieurs jugements où les tribunaux ont autorisé un recours collectif dans un contexte où les membres demandeurs étaient titulaires d’un droit réel et réclamaient des dommages‑intérêts (K. Delaney‑Beausoleil, « Livre IX : Le recours collectif », dans D. Ferland et B. Émery, dir., Précis de procédure civile du Québec (4e éd. 2003), vol. 2, 875, p. 906; voir Dicaire c. Chambly (Ville), [2000] J.Q. no 884 (QL) (C.A.); Bouchard c. Corp. Stone Consolidated, [1997] J.Q. no 4574 (QL) (C.S.), et Arseneault c. Société immobilière du Québec, [1997] J.Q. no 4570 (QL) (C.S.)).

 

[85]                    Nous ne commenterons pas davantage la théorie de la responsabilité propter rem qui nous semble indûment limiter l’interprétation de l’art. 976 C.c.Q. et restreindre l’application de la procédure de recours collectif.

 

(7)      Conclusion

 

[86]                    Malgré son caractère apparemment absolu, le droit de propriété comporte néanmoins des limites. Par exemple, l’art. 976 C.c.Q. établit une autre limite au droit de propriété lorsqu’il dispose que le propriétaire d’un fonds ne peut imposer à ses voisins de supporter des inconvénients anormaux ou excessifs. Cette limite encadre le résultat de l’acte accompli par le propriétaire plutôt que son comportement. Le droit civil québécois permet donc de reconnaître, en matière de troubles de voisinage, un régime de responsabilité sans faute fondé sur l’art. 976 C.c.Q., et ce, sans qu’il soit nécessaire de recourir à la notion d’abus de droit ou au régime général de la responsabilité civile. La reconnaissance de cette forme de responsabilité établit un juste équilibre entre les droits des propriétaires ou occupants de fonds voisins.

 

E.      Application des principes de la responsabilité civile aux faits de l’espèce

 

(1)      Revue des conclusions de la Cour supérieure

 


[87]                    Le problème de l’effet des normes environnementales ou liés à l’exploitation de la cimenterie et de l’impact de ces normes sur la responsabilité civile de CSL s’est posé devant la Cour supérieure. En effet, CSL est assujettie à plusieurs normes environnementales qui constituent autant de limites à son droit de propriété. Elle doit d’abord respecter le Règlement sur la qualité de l’atmosphère, R.R.Q. 1981, ch. Q-2, r. 20, qui prévoit les normes d’opacité à respecter lorsqu’une entreprise dégage des contaminants dans l’atmosphère (art. 10 et 11), ainsi que les normes d’émission de matières particulaires dans l’atmosphère pour une cimenterie (art. 42).  De plus, le Règlement relatif à l’application de la Loi sur la qualité de l’environnement, (1993) 125 G.O. II, 7766 (« RALQE »), précise que « [t]out équipement utilisé ou installé pour réduire l’émission [. . .] de contaminants dans l’environnement doit toujours être en bon état de fonctionnement et fonctionner de façon optimale pendant les heures de production » (art. 12). CSL est aussi soumise à des normes en matière de dynamitage dans les carrières (Règlement sur les carrières et sablières, R.R.Q. 1981, ch. Q-2, r. 2, art. 34). Enfin, la Loi spéciale de CSL prescrit que cette dernière doit « employer les meilleurs moyens connus pour éliminer les poussières et fumées » :

 

5.  La corporation devra favoriser la main-d’œuvre locale d’abord et régionale ensuite, sauf en ce qui a trait aux employés administratifs, techniciens et experts, et payer des salaires raisonnables, procurer des conditions convenables de travail, maintenir des conditions hygiéniques et sanitaires favorisant la salubrité et la sécurité publique et employer les meilleurs moyens connus pour éliminer les poussières et fumées.

 


[88]                    Les moulins à ciment de CSL étaient équipés de filtres à manche. D’après la preuve, si un filtre de ce genre est en bon état, l’air qui en sort demeurera relativement propre, exempt de nuage de fumée (C.S., par. 241). La preuve indique aussi que les précipitateurs électrostatiques dont étaient munis les équipements de CSL sont efficaces mais fragiles et que leur bon fonctionnement exige un entretien régulier (par. 242).

 

[89]                    Les tests effectués à la cheminée des fours à clinker ainsi qu’à celles des refroidisseurs à clinker (qui constituent deux sources principales d’émission de matières particulaires) démontrent que, au moment où ces tests ont été effectués, les normes d’émission de matières particulaires dans l’atmosphère étaient respectées. Bien que cela ne prouve pas que, à d’autres moments, les émissions étaient toujours conformes à ces normes, la juge Dutil note qu’aucune preuve n’était disponible à ce sujet (par. 238).

 

[90]                    Néanmoins, la juge Dutil reconnaît que la preuve établit que de nombreux incidents se sont produits à compter du 4 juin 1991. En effet, la juge se réfère aux rapports d’incidents environnementaux remplis à la cimenterie entre le 6 février 1992 et le 16 mai 1996, ainsi qu’à des documents émanant du ministère de l’Environnement rédigés entre le 8 juin 1991 et le 1er février 1996, sur lesquels se trouvent des notes prises par des fonctionnaires lors d’appels téléphoniques ou de rencontres avec des représentants de CSL, ou à la suite de plaintes de citoyens (par. 244-245). De plus, la juge constate que des nuages de poussière émanant de trappes ou de fenêtres situées à l’est de la cimenterie (là où les moulins à ciment sont situés) sont visibles sur les bandes vidéo enregistrées par un résident de 1992 à 1997, faits que CSL ne nie pas (par. 240). Ces bandes vidéo permettent aussi d’observer de la poussière à la base de la cheminée des fours, qui sont munis de précipitateurs électrostatiques (par. 242).

 


[91]                    Bien que la juge Dutil constate la présence de fréquentes retombées de poussière et de flocons (par. 246), selon elle la preuve ne permet pas de les attribuer à un défaut d’entretien des équipements de la cimenterie (par. 255). La juge Dutil indique que CSL a engagé un directeur de l’environnement, a investi plusieurs millions de dollars en matière de protection de l’environnement, a utilisé les meilleurs systèmes de dépoussiérage disponibles pour des fours à voie humide (par. 256-258) et a embauché une équipe d’entretien responsable du bon fonctionnement des équipements (par. 263). La juge Dutil refuse alors de conclure à la faute de CSL sur la base d’une présomption de faits :

 

Le Tribunal est d’avis que les demandeurs n’ont pas démontré que la défenderesse avait commis des fautes en ne respectant pas l’article 12 du Règlement relatif à l’application de la Loi sur la qualité de l’environnement, ayant trait à l’entretien de son équipement. Pour conclure à la responsabilité à l’aide de présomptions de faits, il faut que celles-ci soient graves, précises et concordantes.  [par. 252]

 

[92]                    La juge Dutil estime aussi que CSL a respecté son obligation d’employer les meilleurs moyens connus pour éliminer les poussières et fumées, obligation imposée par l’art. 5 de la Loi spéciale de CSL (par. 264).

 

(2)      L’absence de faute y compris quant à la violation d’obligations législatives

 

 


[93]                    Dans ce contexte, il incombait à la Cour supérieure de s’interroger sur l’existence d’une faute civile liée aux obligations imposées par la loi à CSL. En analysant l’art. 12 RALQE sous l’angle du défaut d’entretien, la juge Dutil cherche, sans le dire expressément, à déterminer si CSL a pris des précautions raisonnables pour que ses équipements soient toujours en bon état de fonctionnement et soient utilisés de façon optimale, et si son comportement à cet égard a pu constituer un écart de conduite permettant de conclure à une faute civile.

 

[94]                    Comme il a été mentionné précédemment, la juge Dutil paraît avoir conclu que les intimés n’étaient pas parvenus à faire cette preuve et qu’elle ne pouvait en dégager des présomptions de fait quant à la responsabilité de l’appelante. Son interprétation des faits est raisonnable et son analyse du droit correcte. Les intimés n’ont pas démontré que la juge de la Cour supérieure a commis à ce sujet une erreur justifiant la Cour d’appel d’intervenir pour infirmer sa décision. Certes, l’art. 12 RALQE éclaire l’interprétation de la norme de conduite applicable, mais, faute de conclure que cette norme a été violée, il faut s’en tenir à la responsabilité sans faute pour troubles de voisinage.

 

(3)      Constatation d’une responsabilité sans faute sous le régime de l’art. 976 C.c.Q.

 


[95]                    Après avoir entendu la preuve, la juge Dutil se dit convaincue que les représentants et les membres du groupe ont subi des inconvénients anormaux, excédant les limites de la tolérance que les voisins se doivent suivant la nature ou la situation de leurs fonds, et ce, même si CSL exploitait sa cimenterie dans le respect des normes en vigueur (par. 304). D’abord, la poussière de clinker ou de ciment a causé les inconvénients les plus importants dans toutes les zones qu’elle avait identifiées, soit les zones rouge, bleue, jaune et mauve. En raison des retombées de ces poussières, de nombreux résidents ont dû fréquemment nettoyer voitures, fenêtres, meubles de jardin, et n’ont pu profiter de leur terrain. Cette situation a entraîné des inconvénients importants reliés à l’entretien, à la peinture et à l’utilisation des espaces extérieurs (par. 305 et suiv.). Ensuite, les odeurs de soufre, de fumée et de ciment ont causé des inconvénients anormaux pour toutes les zones, sauf la zone mauve (par. 323 et suiv.). Enfin, les bruits causés par l’exploitation de la cimenterie ont causé des inconvénients excédant les limites de la tolérance dans la zone rouge et, de manière moins marquée, dans la zone bleue (par. 328 et suiv.). En nous fondant sur les constatations de faits de la juge Dutil, il nous apparaît clair que des inconvénients anormaux, excédant les limites de la tolérance que les voisins se doivent, ont été subis par les membres du groupe selon divers degrés d’intensité. La première juge était donc justifiée de conclure à la responsabilité de CSL en vertu de l’art. 976 C.c.Q.

 


[96]                    Signalons, en terminant, que la juge Dutil n’a pas commis d’erreur dans l’interprétation du terme « voisin » utilisé à l’art. 976 C.c.Q. lorsqu’elle a conclu que tous les membres habitant les quartiers contigus à la cimenterie sont les voisins de celle‑ci pour l’application de cette disposition, parce qu’ils demeurent à proximité suffisante de l’usine (par. 354-359). L’article 976 C.c.Q. ne définit pas la portée de la notion de voisin. Il est évident que le demandeur doit prouver une certaine proximité géographique entre l’inconvénient et sa source. Cependant, ce terme doit recevoir une interprétation libérale. L’arrêt de principe en la matière remonte à 1975. Il s’agit de Carey Canadian Mines Ltd. c. Plante, [1975] C.A. 893. Dans cette affaire, la demanderesse réclamait des dommages-intérêts à Carey Canadian Mines par suite de la pollution d’un cours d’eau traversant son fonds, pollution que la preuve rattachait à un dépôt d’amiante situé à deux milles plus loin. La Cour d’appel du Québec a alors confirmé que l’obligation s’étend à tout le voisinage, sans qu’il soit nécessaire que les propriétés concernées soient contiguës (p. 899; voir aussi Théâtre du Bois de Coulonge inc. c. Société nationale des québécois et des québécoises de la Capitale inc., [1993] R.R.A. 41 (C.S.), p. 42-43; Ouimette c. Canada (Procureur général), [2002] R.J.Q. 1228 (C.A.), p. 1244). Les conditions requises pour pouvoir conclure à la responsabilité de CSL en vertu de l’art. 976 C.c.Q. se trouvent donc établies. Il faut cependant examiner maintenant les autres moyens de défense invoqués par CSL pour écarter ou restreindre sa responsabilité civile.   

 

F.      La Loi spéciale de CSL et l’argument d’immunité 

 

[97]                    CSL plaide d’abord que la Loi spéciale de CSL, adoptée par la législature du Québec en 1952 pour régir ses activités, lui confère l’immunité à l’égard des poursuites en dommages-intérêts en relation avec ses activités industrielles. Cette immunité découlerait de la règle suivant laquelle une personne ou une société ne peut pas être tenue responsable d’une nuisance si l’activité en cause est autorisée par une loi et s’il est établi que la nuisance est le résultat ou la conséquence inévitable de l’exercice de cette autorisation. Selon CSL, bien que cette règle provienne du droit anglais (Allen c. Gulf Oil Refining Ltd., [1981] 1 All E.R. 353 (H.L.); Manchester Corporation c. Farnworth, [1930] A.C. 171 (H.L.); Hammersmith and City Railway Co. c. Brand (1869), L.R. 4 H.L. 171), elle est reconnue en common law canadienne (Ryan c. Victoria (Ville), [1999] 1 R.C.S. 201; Tock c. St. John’s Metropolitan Area Board, [1989] 2 R.C.S. 1181), et elle est aussi applicable en droit québécois (Canadian Pacific Railway Co. c. Roy, [1902] A.C. 220 (C.P.); Ouimette; Laforest c. Ciments du St‑Laurent, [1974] C.S. 289).

 


[98]                    Le texte de loi qu’invoque CSL ne donne pas ouverture à ce moyen de défense. En effet, si la Loi spéciale de CSL autorise l’exploitation de la cimenterie en imposant l’usage des meilleurs moyens disponibles, elle ne soustrait nullement CSL à l’application du droit commun. Lorsque le législateur exclut l’application du droit commun, il le fait généralement de façon expresse. À titre d’exemple, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, L.R.Q., ch. A‑3.001, dispose que « [l]e travailleur victime d’une lésion professionnelle ne peut intenter une action en responsabilité civile contre son employeur en raison de sa lésion » (art. 438). De même, en matière de préjudice corporel, la Loi sur l’assurance automobile, L.R.Q., ch. A‑25, prescrit que « [l]es indemnités prévues au présent titre tiennent lieu de tous les droits et recours en raison d’un préjudice corporel et nulle action à ce sujet n’est reçue devant un tribunal » (art. 83.57). La Loi spéciale de CSL ne comporte pas de dispositions suffisamment précises pour permettre de conclure que le droit de la responsabilité civile est écarté à l’égard de toutes les conséquences des activités de la cimenterie.

 

G.      La prescription et les dommages futurs

 

[99]                    CSL plaide aussi la prescription. Selon cet argument, la prescription n’aurait pas été interrompue pour les dommages relatifs aux faits postérieurs au jugement autorisant le recours collectif et l’action serait donc prescrite à leur égard. Il faut donc déterminer si les faits postérieurs au dépôt de la demande d’autorisation d’exercer un recours collectif sont pertinents pour le litige et si les représentants peuvent être indemnisés des dommages subis après cette date.

 


[100]                L’article 2908 C.c.Q. reprend le principe qu’énonçait l’art. 2233a C.c.B.C., selon lequel la demande d’autorisation d’exercer un recours collectif suspend la prescription jusqu’au moment où le jugement faisant droit à la requête n’est plus susceptible d’appel :

 

2908.   La requête pour obtenir l’autorisation d’exercer un recours collectif suspend la prescription en faveur de tous les membres du groupe auquel elle profite ou, le cas échéant, en faveur du groupe que décrit le jugement qui fait droit à la requête.

 

Cette suspension dure tant que la requête n’est pas rejetée, annulée ou que le jugement qui y fait droit n’est pas annulé; . . .

 

Toutefois, s’il s’agit d’un jugement, la prescription ne recommence à courir qu’au moment où le jugement n’est plus susceptible d’appel.

 

(Voir Commentaires du ministre de la Justice, t. II, p. 1824-1825.)

 

[101]                En l’espèce, le recours a été autorisé le 31 mars 1994 par la juge Thibault. La prescription a donc été suspendue entre la date de la demande, soit le 4 juin 1993, et la date à laquelle le jugement de la juge Thibault n’était plus susceptible d’appel, soit 30 jours après le 31 mars 1994 (art. 494 C.p.c.). La prescription a par la suite recommencé à courir jusqu’au dépôt de l’action, le 1er août 1994. Le Code civil du Québec prévoit alors que le dépôt d’une demande en justice interrompt la prescription :

 

2892.   Le dépôt d’une demande en justice, avant l’expiration du délai de prescription, forme une interruption civile, pourvu que cette demande soit signifiée à celui qu’on veut empêcher de prescrire, au plus tard dans les soixante jours qui suivent l’expiration du délai de prescription.

 

[102]                Par ailleurs, l’art. 2896 C.c.Q. dispose que l’interruption se poursuit jusqu’au jugement et produit ses effets pour tout droit découlant de la même source :

 


2896.   L’interruption résultant d’une demande en justice se continue jusqu’au jugement passé en force de chose jugée ou, le cas échéant, jusqu’à la transaction intervenue entre les parties.

 

Elle a son effet, à l’égard de toutes les parties, pour tout droit découlant de la même source.

 

La question qui se pose consiste donc à déterminer si les dommages subis par les représentants après l’introduction de la demande en justice en août 1994 découlent de la « même source ». Cette analyse permettra de décider si les représentants peuvent être indemnisés non seulement pour les troubles de voisinage subis du 4 juin 1991 à la date de dépôt de la demande, soit le 4 juin 1993, mais aussi pour les dommages survenus jusqu’à la cessation des activités de CSL en 1997.

 

[103]                En l’espèce, les jugements attaqués retiennent, avec raison, une interprétation libérale des mots « même source ». La juge Dutil estime que le Code civil du Québec ne limite pas la portée générale du mot « source » à l’art. 2896 C.c.Q. (par. 223) et conclut qu’il est permis de réclamer l’indemnisation de dommages découlant d’une cause identique mais  étalés dans le temps. Par ailleurs, dans son jugement autorisant le recours collectif, la juge Thibault n’a pas limité les réclamations des membres à la période débutant le 4 juin 1991 et prenant fin au dépôt de la requête pour autorisation, le 4 juin 1993. La Cour d’appel confirme la validité de l’interprétation libérale de l’expression « même source » adoptée par la juge Dutil (par. 224-225).

 


[104]                Dans ABB Inc. c. Domtar Inc., [2005] R.J.Q. 2267, 2005 QCCA 733, la Cour d’appel a également conclu que le mot « source » commande une interprétation large, plutôt que restrictive. Le passage suivant démontre que la jurisprudence de la Cour d’appel est constante. Le but de la disposition est de maintenir, et non éteindre, les droits liés à un litige déjà entrepris :

 

Dans Québec (Procureur général) c. Armand Sicotte & Fils Ltée [[1987] R.R.A. 290, p. 294], notre cour précise que :

 

L’article 2224 C.C.B.C. édicte que le dépôt d’une demande en justice forme interruption civile qui vaut en faveur de toute partie à l’action pour tout droit et recours résultant de la même source que la demande. . .

 

Plus tard, dans D’Anjou c. Thériault [C.A., Montréal, 200‑09‑002267‑984, 2001‑05‑01], notre cour décide que :

 

[44] Cette conclusion s’impose d’autant plus qu’il ne faut pas perdre de vue le but poursuivi par le législateur lors des modifications successives dont l’article 2224 C.c.B.-C. a été l’objet.  Il s’agissait à mon avis d’un but libéral, celui de favoriser le maintien plutôt que l’extinction des droits intimement liés à un débat judiciaire déjà entrepris.  Cet objectif appelait naturellement une interprétation souple du critère d’identité de sources, ce qu’a notamment retenu notre Cour dans Banque de Nouvelle‑Écosse c. Exarhos . . . [Italique omis; par. 96-97.]

 

[105]                Baudouin et Deslauriers examinent aussi la notion de « dommage continu et ses conséquences à l’égard de la prescription ». Une telle forme de dommage implique un préjudice qui se répète ou se prolonge dans le temps. En conséquence, il est logique de permettre à la victime d’intenter un seul recours pour faire cesser définitivement les dommages, au lieu de l’obliger à en intenter une série.

 


1-1422Dommage continu — Il s’agit en l’occurrence d’un même préjudice qui, au lieu de se manifester en une seule et même fois, se perpétue, en général parce que la faute de celui qui le cause est également étalée dans le temps. Ainsi, le pollueur qui, par son comportement, cause un préjudice quotidiennement renouvelé à la victime. [. . .] Puisqu’il existe, d’une part, plusieurs actes fautifs et, d’autre part, une série de dommages simultanément reliés à ceux-ci, il est logique d’admettre, comme le fait la jurisprudence, que la prescription commence à courir à chaque jour. [. . .] Le demandeur se trouve alors devant l’alternative qui est de poursuivre une fois pour toutes, en demandant soit la cessation du préjudice, soit l’indemnisation du dommage futur, d’un côté, ou, de l’autre côté, de renouveler périodiquement ses demandes en justice. [p. 1200-1201]

 

Bien que Baudouin et Deslauriers traitent d’une situation plus typique de responsabilité extracontractuelle (où la faute a été démontrée), leur analyse porte principalement sur la question des dommages. Elle trouve donc application même dans le présent contexte, où la responsabilité de la défenderesse se fonde sur la mesure des inconvénients subis par les victimes plutôt que sur la faute.

 

[106]                En l’espèce, la « source » des dommages continus subis par les représentants, soit les faits ayant fait naître leur droit d’action, demeure la même : il s’agit des activités de CSL ayant causé des inconvénients excessifs de voisinage. Comme ces activités se sont continuées jusqu’en 1997, il serait contraire à la logique (et d’ailleurs peu pratique, comme le souligne la juge Dutil au par. 230) de demander aux représentants du groupe de répéter leur requête à tous les trois ans pour chacun des inconvénients subis. En conclusion, nous approuvons la décision des cours inférieures ayant jugé pertinents l’ensemble des faits survenus postérieurement au dépôt de l’action, et nous sommes d’avis que ces dernières n’ont commis à cet égard aucune erreur de droit ou de fait.

 

H.      La légitimité de la méthode de la moyenne dans l’établissement des dommages-intérêts

 


[107]                CSL critique le mode d’indemnisation choisi par les juridictions inférieures, soit l’établissement d’une « moyenne » pour chacune des zones résidentielles établies, plutôt qu’une ordonnance prévoyant que chaque résident doit prouver le préjudice qu’il subit. Pour leur part, les représentants critiquent l’intervention de la Cour d’appel, qui a diminué l’indemnité octroyée par la juge Dutil, et ils demandent le rétablissement des conclusions de la Cour supérieure quant au montant des dommages-intérêts.

 

[108]                Il y a lieu de faire une distinction entre la preuve d’un préjudice similaire et l’évaluation de ce préjudice. Sur la question de la preuve, dans Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, notre Cour a affirmé que, « dans le contexte d’une action en responsabilité civile intentée dans le cadre d’un recours collectif, les éléments de faute, préjudice et lien de causalité doivent être démontrés à l’endroit des membres du groupe, et ce, par les procédés de preuve habituels » (par. 33). Écrivant alors au nom de la Cour, la juge L’Heureux-Dubé souligne que les règles de preuve par présomptions s’appliquent aux recours collectifs (par. 39) et que la preuve d’un préjudice similaire peut se faire par présomption de fait :

 

Le juge Nichols décrit adéquatement, à mon avis, le processus suivi par le juge du procès (à la p. 2784) :

 


Lorsque le juge parle de « présomption de similarité », il n’en fait pas une présomption de droit, mais un objectif vers lequel tend son analyse de la preuve.  Il n’a jamais tiré la conclusion que tous les bénéficiaires avaient subi un préjudice similaire parce que la représentante du groupe avait elle‑même souffert d’inconfort.  Il a plutôt recherché un élément de dommage commun à tous et ce n’est qu’après avoir revu l’ensemble de la preuve qu’il a trouvé suffisamment d’éléments pour en inférer qu’il existait des présomptions graves, précises et concordantes que tous les bénéficiaires avaient au moins souffert d’inconfort.

 

Si l’on considère qu’aucun membre du groupe n’était ici en mesure de s’exprimer pour décrire le préjudice subjectif qu’il ressentait, la conclusion s’impose d’elle‑même que la preuve par présomptions s’avérait dans les circonstances le moyen de preuve par excellence pour établir l’existence d’un tel préjudice. 

 

Je suis d’accord avec le juge Nichols à cet égard et j’ajouterais que le premier juge ne s’est pas uniquement appuyé sur des présomptions de fait, mais qu’il a également tenu compte de l’ensemble de la preuve, dont les témoins et les témoins experts, afin d’en arriver à ses conclusions. [Souligné par la juge L’Heureux-Dubé; par. 41-42.]

 

Le tribunal peut donc inférer de la preuve offerte une présomption de fait que les membres du groupe ont subi un préjudice similaire (J.‑C. Royer, La preuve civile (3e éd. 2003), p. 649). Le tribunal peut aussi subdiviser le groupe en sous-groupes, de façon à réunir les membres qui ont subi un préjudice similaire.

 

[109]                En l’espèce, 62 témoins résidant dans les quatre zones ont décrit, lors de l’audience, les inconvénients qu’ils ont subis (C.S., par. 23-24). C’est en s’appuyant sur ces témoignages que la juge Dutil constate que la preuve établit qu’il y a des préjudices communs à tous les membres du groupe, mais d’intensité différente (par. 398). En effet, les résidents de certaines zones ont moins souffert que d’autres des émissions de poussière, des odeurs et des bruits en provenance de la cimenterie. Pour ce motif, la juge Dutil a réparti les membres du groupe dans quatre zones afin de s’assurer qu’un préjudice de base soit commun aux résidents de chaque zone. Ce faisant, elle s’assure de l’existence du préjudice commun à l’intérieur de chacune des zones.

 


[110]                Il est vrai que, dans Hollick c. Toronto (Ville), [2001] 3 R.C.S. 158, 2001 CSC 68, la Cour a exprimé l’avis que le recours collectif entrepris n’était pas le meilleur moyen de régler les réclamations des membres du groupe. Cependant, dans cette affaire, la Cour divisionnaire avait noté que, [traduction] « [m]ême si l’on ne tient compte que des 150 personnes qui ont déposé des plaintes, celles‑ci se rapportent à des dates différentes sur sept ans et à des endroits différents sur 16 milles carrés » (par. 32). En l’espèce, les représentants ont fait une preuve détaillée du préjudice subi. La juge Dutil a tenu compte de l’ensemble de cette preuve et pouvait en inférer que les membres de chaque zone avaient subi un préjudice similaire. Son analyse ne comporte aucune erreur justifiant l’intervention de notre Cour. 

 

[111]                La décision de la juge Dutil comprend cependant un aspect singulier. En effet, cette dernière a ordonné que le recouvrement soit assujetti à une procédure de réclamation individuelle, mais elle a évalué la somme qui sera accordée à chaque membre selon une moyenne établie par zone. Il y a lieu d’éviter de confondre la procédure choisie pour le recouvrement et l’évaluation du préjudice. Sur le plan procédural, le juge du fond doit décider si « les réclamations des membres [seront] recouvrées collectivement ou [feront] l’objet de réclamations individuelles » (art. 1028 C.p.c.). Or, peu importe que le recouvrement soit collectif ou individuel, chaque membre sera, en théorie, compensé pour « la perte qu’il subit et le gain dont il est privé » (art. 1611 C.c.Q.). Il en est ainsi parce que le recours collectif ne constitue qu’un « moyen de procédure qui permet à un membre d’agir en demande, sans mandat, pour le compte de tous les membres » (art. 999d) C.p.c.; voir Dell Computer, par. 105-108). La nature du recours lui-même demeure inchangée. Ainsi, à priori, même dans le contexte d’une ordonnance de recouvrement collectif, le préjudice que le juge du fond doit évaluer est individuel plutôt que commun.


 

[112]                Par ailleurs, il ne ressort pas des articles du Code de procédure civile sur les réclamations individuelles que le juge du fond n’est pas habilité à se prononcer sur le montant du préjudice individuel (voir art. 1037 à 1040 C.p.c.). De plus, le juge qui choisit le recouvrement collectif le fait « si la preuve permet d’établir d’une façon suffisamment exacte le montant total des réclamations des membres; il détermine alors le montant dû par le débiteur même si l’identité de chacun des membres ou le montant exact de leur réclamation n’est pas établi » (art. 1031 C.p.c.). Ce texte suggère que le montant total se fonde sur une évaluation de la somme des préjudices individuels des membres. Enfin, dans cette évaluation, le juge du fond dispose d’un pouvoir discrétionnaire important dans le contexte d’un recours collectif (art. 1039 et 1045 C.p.c.; voir aussi Thompson c. Masson, [2000] R.J.D.T. 1548 (C.A.), par. 38-40).

 

[113]                Le professeur Lafond fait les remarques suivantes au sujet du pouvoir discrétionnaire du juge du fond :

 

Le recours collectif propose un rôle différent au juge, qui se poursuit jusqu’à l’exécution du jugement final. Le traitement collectif ou individuel des réclamations et la distribution des indemnités constituent une étape capitale du recours collectif dont l’efficacité de la procédure dépend en grande partie. Le législateur en a confié la responsabilité au juge, lequel se métamorphose en authentique administrateur de l’exécution de sa décision.

 

(Le recours collectif, le rôle du juge et sa conception de la justice : impact et évolution (2006), p. 189)

 


Dans les cas où, comme en l’espèce, le juge du fond décide de procéder par voie de réclamation individuelle, il n’est donc pas forclos de se prononcer sur le quantum du préjudice individuel. Cette méthode simplifie d’ailleurs la procédure des réclamations individuelles, puisqu’elle permet de limiter les éléments qui doivent être prouvés à cette étape.

 

[114]                Il reste à déterminer si la juge Dutil pouvait, en l’espèce, utiliser la méthode de la moyenne pour fixer l’indemnité. Il faut reconnaître que les inconvénients subis par les victimes d’un préjudice de nature environnementale sont difficiles à évaluer. Dans l’affaire Domfer, 4 000 résidents de Ville-Émard ont souffert de dommages et d’inconvénients causés principalement par la poussière, le bruit et les odeurs en provenance des usines de Domfer. Le juge Forget souligne avec raison qu’il est difficile d’évaluer « en dollars » les ennuis et inconvénients subis par les résidents (par. 162). Bien que, dans cette affaire, la Cour d’appel appuie son raisonnement sur la responsabilité fondée sur la faute, elle opte aussi pour la méthode de la moyenne et fixe l’indemnité des demandeurs selon leur zone de résidence (par. 164). L’approche de la Cour d’appel est donc analogue à celle de la juge Dutil dans le présent dossier.

 

[115]                La méthode de la moyenne avait aussi été utilisée pour déterminer l’indemnité pour dommages moraux dans St‑Ferdinand. Dans cette affaire, le juge de première instance avait exprimé l’avis que, « [l]orsque tous les membres du groupe ont subi un préjudice de même ordre, ce préjudice peut être évalué d’après une moyenne, sans aggraver la responsabilité du débiteur » ([1990] R.J.Q. 359, p. 397). S’exprimant pour notre Cour, la juge L’Heureux-Dubé a rappelé que « le montant de dommages moraux, de par la nature du préjudice, ne peut être déterminé de façon exacte » (par. 85).

 


[116]                En raison du pouvoir discrétionnaire reconnu au juge du fond et de la difficulté d’évaluer les ennuis et inconvénients environnementaux, nous sommes d’avis que la méthode de la moyenne utilisée par la juge Dutil était raisonnable et appropriée dans les circonstances. Par ailleurs, CSL n’a pas démontré que sa responsabilité en a été aggravée. Il n’y a aucune indication que la somme accordée par la juge Dutil résulte d’une erreur sérieuse dans l’évaluation du préjudice (Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, p. 235). Nous accueillerons donc l’appel incident, pour rétablir les conclusions de la Cour supérieure sur l’évaluation des dommages (à l’exception du par. 419 qui a été rectifié par la Cour d’appel avec l’accord des intimés), conclusions que la Cour d’appel avait modifiées en raison de ses conclusions sur les bases de la responsabilité de CSL.

 


[117]                Par ailleurs, nous sommes d’avis qu’il y a aussi lieu de rétablir la somme accordée par la juge Dutil aux propriétaires pour les frais de peinture supplémentaires. Compte tenu de la preuve dont elle disposait, nous ne sommes pas convaincus que cette évaluation excédait la marge de manœuvre reconnue au juge du fond. Par exemple, la juge Dutil décrit avec précision l’importance des frais de peinture supplémentaires engagés par Claude Cochrane, l’un des représentants et résident de la zone rouge (par. 57-60). Par la suite, la juge Dutil souligne qu’un autre témoin de la zone rouge a effectué des travaux de peinture à chaque année, jusqu’à son déménagement en 1994 (par. 78); que la peinture extérieure dans la zone jaune doit être refaite régulièrement (par. 94); que des locataires de la zone mauve ne mentionnent pas de travaux de peinture dans leur témoignage (par. 101); que deux propriétaires de la zone mauve font état de la nécessité de peindre aux deux ans les cadres en bois des fenêtres (par. 102); et que de nombreux témoins sont venus confirmer que, après la fermeture de la cimenterie, ils n’avaient plus besoin de peindre à chaque année ou aux deux ans (par. 313). De plus, la juge Dutil distingue les ennuis et inconvénients environnementaux du préjudice découlant des frais de peinture (par. 312-313). 

 

[118]                Rappelons que le critère d’intervention d’une cour d’appel vis-à-vis le montant des dommages-intérêts octroyés est « très sévère et privilégie l’évaluation du juge des faits » (St‑Ferdinand (C.S.C.), par. 84). Nous sommes d’avis que CSL n’a pas démontré que la juge Dutil a commis une erreur de principe ou que la somme accordée aux propriétaires par la juge Dutil est le résultat d’une erreur sérieuse dans l’évaluation du préjudice. Il y a donc lieu de rétablir cette somme.

 

III.     Dispositif

 

[119]                Pour ces motifs, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi principal et d’accueillir le pourvoi incident, le tout avec dépens devant toutes les cours.

 

Pourvoi principal rejeté et pourvoi incident accueilli, avec dépens.

 

Procureurs de l’appelante/intimée au pourvoi incident : Ogilvy Renault, Montréal.

 

Procureur des intimés/appelants au pourvoi incident : Jacques Larochelle, Québec.

 


Procureurs des intervenants Les Ami(e)s de la Terre et le Centre québécois du droit de l’environnement : Lauzon Bélanger, Montréal; uOttawa-Ecojustice Environmental Law Clinic, Ottawa.

 

Procureurs de l’intervenant le Conseil patronal de l’environnement du Québec : Davies Ward Phillips & Vineberg, Montréal.

 



*  Le juge Bastarache n’a pas participé au jugement.

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