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bell canada c. quebec (csst), [1988] 1 R.C.S. 749       

commission de la santé et de la sécurité du travail et Ginette Bilodeau                                                                   Appelantes

 

c.

 

Bell Canada                                                                                     Intimée

 

et

 

Joanne Carrière‑Laniel, le Syndicat des travailleurs en communication du Canada, le procureur général du Québec et le procureur général du Canada                                                     Mis en cause

 

répertorié: bell canada c. québec (commission de la santé et de la sécurité du travail)

 

No du greffe: 19103.

 

1986: 30 janvier; 1988: 26 mai.

 

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Chouinard*, Lamer, Wilson, Le Dain et La Forest.

 

 

en appel de la cour d'appel du québec

 


Droit constitutionnel‑‑Applicabilité d'une loi provinciale‑‑Santé et sécurité du travail‑‑Entreprise fédérale‑‑Une loi provinciale qui réglemente les conditions de santé et de sécurité du travail est‑elle constitutionnellement applicable à une entreprise fédérale?‑‑Double aspect‑‑Entrave‑‑Conflit avec la loi fédérale‑‑Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(29) , in fine, 92(10), (13), (16)‑‑Loi sur la santé et la sécurité du travail, L.Q. 1979, chap. 63, art. 33, 36, 37, 40 à 45‑‑Code canadien du travail, S.R.C. 1970, chap. L‑1.

 

Le présent pourvoi fait partie d'une trilogie qui comprend également Compagnie des chemins de fer nationaux c. Courtois, [1988] 1 R.C.S. 868, et Alltrans Express Ltd. c. Colombie‑Britannique (Workers' Compensation Board), [1988] 1 R.C.S. 897. Les trois pourvois, qui soulèvent des questions similaires, ont été entendus consécutivement et se sont retrouvés presque réunis pour fins d'audition. Des dispositions diverses d'une même loi sont en litige dans le présent pourvoi et dans Chemins de fer nationaux.

 

‑‑‑‑‑‑‑‑‑‑

 


Une femme enceinte employée par Bell Canada a manifesté des réticences à travailler à un écran cathodique. Son supérieur immédiat, conformément à une entente entre Bell Canada et le syndicat, lui a offert un autre poste qu'elle a néanmoins refusé. Un mois plus tard, elle a remis à son supérieur une lettre confirmant qu'elle était enceinte et un certificat de retrait préventif (art. 40 et 33 de la Loi sur la santé et de la sécurité du travail). Bell Canada a contesté la demande de retrait préventif. L'agent d'indemnisation de la Commission de la santé et de la sécurité du travail a fait droit à la demande et a procédé à verser à l'employée l'indemnité prévue à l'art. 36 de la Loi. Bell Canada a alors présenté à la Cour supérieure une requête en évocation pour faire déclarer, entre autres, que les art. 33, 36, 37 et 40 à 45 de la Loi sont inapplicables à une entreprise fédérale. La Cour supérieure a accueilli la requête et le jugement a été confirmé par un arrêt majoritaire de la Cour d'appel. Deux questions constitutionnelles sont soulevées dans ce pourvoi: les art. 33, 36, 37 et 40 à 45 de la Loi sont‑ils, au plan constitutionnel, applicables à Bell Canada? Si oui, ces articles sont‑ils inopérants à l'égard de Bell Canada parce qu'ils seraient incompatibles ou viendraient en conflit avec une législation fédérale dans le même domaine applicable à Bell Canada?

 

Arrêt: Le pourvoi est rejeté. La première question constitutionnelle reçoit une réponse négative. Vu la réponse à la première question, il n'est pas nécessaire de répondre à la seconde.

 

1) L'inapplicabilité de la loi provinciale

 

Bien que la Loi sur la santé et sur la sécurité du travail ait pour objectif l'élimination à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l'intégrité physique des travailleurs, une analyse détaillée de l'ensemble de ses dispositions démontre que le caractère véritable de la Loi porte sur les conditions de travail, les relations de travail et la gestion des entreprises. En entrant dans le champ de la prévention des accidents sur les lieux du travail, comme il est en son pouvoir de le faire, et en utilisant, comme il ne pouvait probablement pas éviter de le faire en matière de prévention, des moyens comme le droit de refus, le retrait préventif, la réglementation détaillée, l'inspection et les avis de correction, le législateur est entré directement et massivement d'une part dans le domaine des relations de travail et des conditions de travail et, d'autre part, dans le domaine de la gestion et des opérations des entreprises. Par le fait même, il s'interdisait de viser et d'atteindre par sa loi les entreprises fédérales.

 


On ne peut appliquer la Loi, qualifiée comme susdit, aux entreprises fédérales mentionnées dans le par. 29 de l'art. 91 et les al. 10a., b. et c. de l'art. 92  de la Loi constitutionnelle de 1867 , sans régir des parties essentielles de ces entreprises et sans faire de la Loi, par le biais d'une telle application, une loi relative à des matières qui tombent dans les catégories de sujets mentionnées dans ces paragraphes. Pour les entreprises fédérales, les relations et les conditions de travail sont des matières qui tombent dans les catégories de sujets visées par le par. 91(29)  de la Loi constitutionnelle de 1867  et qui relèvent donc de la compétence exclusive du Parlement. Il s'ensuit que cette compétence principale et exclusive empêche l'application à ces entreprises des lois provinciales sur les relations et les conditions de travail, puisque ces matières forment une partie essentielle de la gestion et de l'exploitation ou opération même de ces entreprises, comme de toute entreprise commerciale ou industrielle. C'est là une facette d'un principe plus global, celui de l'exclusivité des compétences, qui interdit la sujétion des ouvrages, des choses ou des personnes qui relèvent de la compétence particulière et exclusive du Parlement aux lois provinciales, lorsqu'une telle sujétion aurait pour conséquence d'atteindre ces ouvrages, choses ou personnes dans ce qui constitue leur spécificité fédérale. Puisque ces matières relèvent de la compétence exclusive du Parlement, il n'y a pas lieu de se demander s'il y a conflit entre la législation fédérale et la législation provinciale.

 

2) La théorie du double aspect

 


On ne peut invoquer la théorie du double aspect pour soutenir l'applicabilité de la loi provinciale aux entreprises fédérales. L'examen du régime préventif de la Loi sur la santé et la sécurité du travail et du régime préventif mis en place par le législateur fédéral dans la partie IV du Code canadien du travail révèle que les deux législateurs y poursuivent exactement le même objet par des techniques et des moyens semblables. L'identité parfaite de ces deux objectifs énoncés aux art. 2 de la Loi et 79.1 du Code démontre qu'il n'y a pas deux aspects et deux fins selon que la législation est fédérale ou provinciale. Les deux législateurs légifèrent pour les mêmes fins et sous le même aspect. Or ils ne disposent pas en l'espèce d'une compétence législative conjointe, mais de compétences législatives mutuellement exclusives.

 

La formulation du double aspect suggérée par la Cour d'appel est inexacte parce que son raisonnement est erroné en ce qu'il fait une distinction artificielle: elle envisage la Loi différemment selon qu'elle est abordée du point de vue des relations employeur‑employé (relations de travail) ou du point de vue de l'employé seulement (sa santé et sa sécurité). Une telle scission est impossible. Les dispositions de la Loi constituent des conditions de travail tant pour les travailleurs que pour les employeurs, vu la corrélation de leurs droits et de leurs obligations. La santé et la sécurité des travailleurs ne sont qu'un "aspect" purement nominal et une fin inaccessible si elles ne se concrétisent pas par un régime de conditions de travail fondé sur les obligations et droits réciproques des employeurs et des travailleurs. Les conditions de travail demeurent un concept global, indissociable, et la Loi les traite comme tel. Il est impossible de dissocier la fin poursuivie‑‑la santé et la sécurité du travailleur‑‑du caractère de conditions de travail qu'elle revêt.

 


Dans l'affaire Alltrans, la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique s'est fondée sur la théorie du double aspect pour trouver le régime préventif établi par la législation de cette province applicable aux entreprises fédérales. Le raisonnement de la Cour d'appel dépend toutefois d'une détermination erronée, savoir que le régime préventif est constitutionnellement indissociable du régime compensateur établi par la même législation. Les régimes provinciaux d'indemnisation des victimes d'accidents du travail sont applicables aux entreprises fédérales parce qu'ils ne sont pas des régimes de relations de travail et qu'ils ne constituent pas des conditions de travail: c'est après que la santé ou la sécurité des travailleurs est atteinte qu'ils interviennent pour indemniser ces derniers. Ils ne touchent pas non plus à la gestion ou aux opérations des entreprises. Ce sont des régimes législatifs d'assurance et de responsabilité collective sans faute, qui remplacent les anciens régimes de responsabilité civile individuelle fondés sur la faute. Compte tenu de cette distinction, lorsqu'un régime de compensation et un régime de prévention se retrouvent à l'intérieur d'une même loi, il s'ensuit non seulement que l'on peut mais que l'on doit distinguer sur le plan constitutionnel entre la classification des régimes de compensation et celle des régimes de prévention pour fins d'application à des entreprises fédérales.

 

3) La notion d'entrave

 


Les appelantes et le procureur général du Québec soutiennent que la Loi n'entrave pas les opérations et le fonctionnement de Bell Canada. Ce moyen serait peut‑être pertinent s'il était décidé que l'application de la Loi ne porte pas sur les conditions et relations du travail ainsi que sur la gestion d'une entreprise fédérale. Mais comme il faut justement décider que la Loi empiète sur un domaine qui relève de la compétence exclusive du Parlement et se trouve pour ce motif inapplicable aux entreprises fédérales, alors il est sans importance que, dans l'hypothèse non retenue où elle s'appliquerait, la Loi entrave ou n'entrave pas les opérations et le fonctionnement de Bell Canada et des Chemins de fer nationaux. Pour que joue la règle de l'inapplicabilité, il suffit que la sujétion de l'entreprise à la loi provinciale ait pour effet d'affecter un élément vital ou essentiel de l'entreprise sans nécessairement aller jusqu'à effectivement entraver ou paralyser cette dernière. Si l'application d'une loi provinciale à une entreprise fédérale a pour effet de l'entraver ou de la paralyser, c'est là toutefois le signe quasi infaillible que cette sujétion atteint l'entreprise dans ce qui fait sa spécificité fédérale et constitue un empiétement sur la compétence législative exclusive du Parlement. De nombreuses dispositions de la Loi sont susceptibles d'entraver les opérations et le fonctionnement des entreprises fédérales, ce qui constitue une raison additionnelle pour la considérer inapplicable à ces entreprises, et ce, en l'absence de tout conflit entre la législation fédérale et la législation provinciale.

 

4)  Le conflit avec la loi fédérale

 

Un conflit de procédure entre le Code canadien du travail et la Loi sur la santé et la sécurité du travail peut suffire à rendre la loi provinciale inopérante s'il est insoluble ou s'il aboutit à une impasse. Quoique le simple dédoublement des deux législations ne pourrait sûrement pas rendre la loi provinciale inopérante, les différences entre les mécanismes qui déclenchent le retrait préventif dans les deux lois, entre les droits qui sont accordés aux travailleurs sous les deux régimes, entre les dangers qui donnent ouverture au droit, entre les procédures et les organismes d'appel, semblent révéler une incompatibilité pratique et opérationnelle entre les deux ensembles de dispositions. Il n'est toutefois pas nécessaire d'en décider puisque la loi provinciale n'est pas applicable à Bell Canada.

 

Jurisprudence

 



Arrêts suivis: Commission du salaire minimum v. Bell Telephone Co. of Canada, [1966] R.C.S. 767, conf. [1966] B.R. 301; Reference re Industrial Relations and Disputes Investigation Act, [1955] R.C.S. 529; Ref­erence re Minimum Wage Act of Saskatchewan, [1948] R.C.S. 248; arrêts mentionnés: Schneider c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 112; Toronto Electric Commissioners v. Snider, [1925] A.C. 396; Canadian Pacific Railway Co. v. Corporation of the Parish of Notre Dame de Bonsecours, [1899] A.C. 367; Parents naturels c. Superintendent of Child Welfare, [1976] 2 R.C.S. 751; Dick c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 309; Derrickson c. Derrickson, [1986] 1 R.C.S. 285; Workmen's Compensation Board v. Canadian Pacific Railway Co., [1920] A.C. 184; Hodge v. The Queen (1883), 9 App. Cas. 117; Provincial Secretary of Prince Edward Island v. Egan, [1941] R.C.S. 396; Smith v. The Queen, [1960] R.C.S. 776; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161; Rio Hotel Ltd. c. Nouveau‑Brunswick (Commission des licences et permis d'alcool), [1987] 2 R.C.S. 59; Attorney‑General for Canada v. Attorney‑General for Alberta, [1916] 1 A.C. 588; Re Alltrans Express Ltd. and Workers' Compensation Board of British Columbia (1980), 116 D.L.R. (3d) 79, inf. (1983), 149 D.L.R. (3d) 385, inf. [1988] 1 R.C.S. 897; Reference re Legislative Jurisdiction over Hours of Labour, [1925] R.C.S. 505; Union des facteurs du Canada c. Syndicat des postiers du Canada, [1975] 1 R.C.S. 178; Agence Maritime Inc. v. Conseil canadien des relations ouvrières, [1969] R.C.S. 851; Procureur général du Canada c. St. Hubert Base Teachers' Association, [1983] 1 R.C.S. 498; Attorney‑General for Canada v. Attorney‑General for British Columbia, [1930] A.C. 111; Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754; Four B Manufacturing Ltd. c. Travailleurs unis du vêtement d'Amérique, [1980] 1 R.C.S 1031; Northern Telecom Ltée c. Travailleurs en communication du Canada, [1980] 1 R.C.S. 115; Cour des sessions de la paix du district de Montréal v. Association internationale des travailleurs en ponts, en fer structural et ornemental, local 711, [1970] C.A. 512; Re Field Aviation Co. and Inter­national Association of Machinists & Aerospace Workers Local Lodge 1579 (1974), 45 D.L.R. (3d) 751; Jebsens (U.K.) Ltd. v. Lambert (1975), 64 D.L.R. (3d) 574; Joyal c. Air Canada, [1976] C.S. 1211, inf. pour d'autres motifs [1982] C.A. 39; Re Culley and Canadian Pacific Air Lines Ltd., [1977] 1 W.W.R. 393; Re Attorney‑General of Quebec and A. & F. Baillargeon Express Inc. (1978), 97 D.L.R. (3d) 447; Re Canadian Pacific Ltd. and Attorney‑General of Alberta (1980), 108 D.L.R. (3d) 738; Bell Canada c. Commission de la santé et de la sécurité du travail, [1983] C.S. 677; Canadian Human Rights Commission v. Haynes (1983), 46 N.R. 381; Office de la construction du Québec c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, J.E. 83‑198; Great West Saddlery Co. v. The King, [1921] 2 A.C. 91; Attorney‑General for Ontario v. Israel Winner, [1954] A.C. 541; Campbell‑Bennett Ltd. v. Comstock Midwestern Ltd., [1954] R.C.S. 207; Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226; Re Forest Industries Flying Tankers Ltd. and Kellough (1980), 108 D.L.R. (3d) 686; Johannesson v. Rural Municipality of West St. Paul, [1952] 1 R.C.S. 292; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Courtois, [1988] 1 R.C.S. 868, inf. [1983] C.A. 31, inf. [1982] C.S. 99.

 

Lois et règlements cités

 

Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., chap. C‑12, art. 46 [rempl. 1979, chap. 63, art. 275], 55.

 

Code canadien du travail, S.R.C. 1970, chap. L‑1 [mod. 1977‑78, chap. 27], art. 79, 79.1 [aj. 1984, chap. 39, art. 17], 80 à 106.1.

 

Code du travail, L.R.Q., chap. C‑27.

 

Constitution de l'Organisation internationale du Travail, 15 R.T.N.U. 41, préambule.

 

Industrial Health and Safety Regulations, B.C. Reg. 585/77.

 

Loi constitutionnelle de 1867 , art. 91(29) , in fine, 92(10), (13), (16).

 

Loi sur la santé et la sécurité du travail, L.Q. 1979, chap. 63 [maintenant L.R.Q., chap. S‑2.1].

 

Loi sur le ministère de la santé et des services sociaux, L.R.Q., chap. M‑19.2, art. 1 [mod. 1985, chap. 23, art. 12, 24].

 

Loi sur le salaire minimum, L.R.Q. 1977, chap. S‑1.

 

Loi sur les accidents du travail, L.R.Q. 1977, chap. A‑3.

 

Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, L.R.Q., chap. A‑3.001.

 

Loi sur les normes du travail, L.R.Q., chap. N‑1.1 [auparavant L.Q. 1979, chap. 45], art. 52, 78, 79, 89, 94 [mod. 1980, chap. 5, art. 9], 122.

 


Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 13, art. 7.

 

Règlement sur les normes du travail, R.R.Q. 1981, chap. N‑1.1, r. 3.

 

Workers Compensation Act, R.S.B.C. 1979, chap. 437.

 

Doctrine citée

 

Bradet, Denis et Bernard Cliche, Martin Racine et France Thibault. Droit de la santé et de la sécurité du travail: la loi et la jurisprudence commentées. Cowansville: Yvon Blais Inc., 1986.

 

David, Éric. "Le droit à la santé comme droit de la personne humaine" (1985), 2 R.Q.D.I. 63.

 

Gibson, Dale. "Interjurisdictional Immunity in Canadian Federalism" (1969), 47 R. du B. can. 40.

 

Gibson, Dale. "The `Federal Enclave' Fallacy in Canadian Constitutional Law" (1976), 14 Alta. L. Rev. 167.

 

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 2nd ed. Toronto: Carswells, 1985.

 

Laskin, Bora. Laskin's Canadian Constitutional Law, vol. 1, 5th ed. By Neil Finkelstein. Toronto: Carswells, 1986.

 

Lippel, Katherine. "Droit des travailleurs québécois en matière de santé (1885‑1981)" (1981‑82), 16 R.J.T. 329.

 

Ontario, Ministry of Labour. Report on the Administration of the Occupational Health and Safety Act, vol. 1. By G. G. McKenzie et J. I. Laskin, 1987.

 

Québec. Ministre d'État au développement social. Santé et sécurité au travail. Québec: Éditeur officiel du Québec, 1978.

 

Rochefort, Daniel. "Difficultés d'application de la Loi sur la santé et la sécurité du travail". Dans Les aspects juridiques de la santé et de la sécurité au travail. Formation permanente du Barreau du Québec, cours 64, 1982.

 

Weiler, Paul C. "The Supreme Court and the Law of Canadian Federalism" (1973), 23 U.T.L.J. 307.

 

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1984] C.A. 510, 16 D.L.R. (4th) 345, qui a confirmé un jugement de la Cour supérieure, J.E. 82‑1021, qui avait autorisé la délivrance d'un bref d'évocation. Pourvoi rejeté.


Yves Tardif et Henri Brun, pour les appelantes.

 

François Mercier, c.r., et Raymond Buist, pour l'intimée.

 

Jean‑François Jobin, pour le mis en cause le procureur général du Québec.

 

Gaspard Côté, c.r., pour le mis en cause le procureur général du Canada.

 

Le jugement de la Cour a été rendu par

 

 

1.                       Le juge Beetz‑‑

 

I‑‑Introduction

 

2.                       Ce pourvoi est le troisième d'une trilogie. Les trois pourvois soulèvent des questions similaires que l'on peut résumer en une seule: une loi provinciale qui réglemente les conditions de santé et de sécurité du travail, comme les lois en litige, est‑elle constitutionnellement applicable à une entreprise fédérale?

 


3.                       Le premier pourvoi est celui de Alltrans Express Ltd. c. Colombie‑Britannique (Workers' Compensation Board), [1988] 1 R.C.S. 897 ("Alltrans"). L'entreprise fédérale en question est une entreprise de transport par camion dont les opérations sont exclusivement interprovinciales et internationales. Les ordonnances que l'entreprise conteste sont celles du rapport d'un inspecteur du Workers' Compensation Board (le "Board"). Ce rapport relève certaines infractions aux Industrial Health and Safety Regulations, B.C. Reg. 585/77 (les "Regulations"), et note particulièrement que, dans les ateliers d'entretien et de réparation de Alltrans Express Ltd., des travailleurs employés de Alltrans portent des espadrilles au lieu des chaussures de sécurité prescrites par le règlement. Le rapport ordonne à Alltrans Express Ltd. de faire en sorte que ses travailleurs portent les chaussures de sécurité réglementaires. Il lui ordonne en outre d'établir et de maintenir, conformément au règlement, un comité de sécurité. Les Regulations ont été promulgués par le Board en vertu du Workers Compensation Act, R.S.B.C. 1979, chap. 437, et le rapport de l'inspecteur a été fait en vertu de la même loi et des règlements adoptés sous son empire. Alltrans Express Ltd. demande par requête que les ordonnances contenues au rapport d'inspection soient déclarées invalides au motif qu'elles relèvent de la compétence législative exclusive du Parlement du Canada.

 


4.                       Le deuxième pourvoi est celui de Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Courtois, [1988] 1 R.C.S. 868 ("Chemins de fer nationaux"). Une collision entre deux convois ferroviaires appartenant à la Compagnie des chemins de fer nationaux a coûté la vie à trois employés de cette entreprise fédérale et en a blessé un quatrième. L'inspectrice Christiane Courtois ouvre une enquête sur l'accident ferroviaire et adresse des subpoenas à des employés des Chemins de fer nationaux. Pour ce faire, elle s'autorise des art. 62 et 177 à 193 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail, L.Q. 1979, chap. 63 (la "Loi"), qui obligent un employeur à faire un rapport d'accident et qui habilitent un inspecteur désigné par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la "C.S.S.T.") à faire enquête et à émettre des avis de correction enjoignant une personne de se conformer à la loi ou aux règlements et à fixer un délai pour y parvenir. C'est la tenue de cette enquête que les Chemins de fer nationaux tentent d'arrêter par voie d'évocation au motif, entre autres, que la Loi ne leur est pas constitutionnellement applicable et que l'inspectrice n'a aucune juridiction pour tenir cette enquête.

 

5.                       Enfin, dans le présent pourvoi ("Bell Canada"), il faut décider si la Loi, et particulièrement ses art. 33, 36, 37 et 40 à 45, relatifs au retrait préventif de la travailleuse enceinte, sont constitutionnellement applicables à l'intimée Bell Canada, une autre entreprise fédérale.

 

6.                       Dans l'hypothèse où il faudrait conclure que la Loi est constitutionnellement applicable aux Chemins de fer nationaux et à Bell Canada, il serait aussi nécessaire de décider si les dispositions de cette loi provinciale sont rendues inopérantes en raison de leur incompatibilité avec les dispositions valides d'une loi fédérale. Cette deuxième question ne se pose plus dans Alltrans où il est maintenant concédé par tous les intéressés qu'il n'y a pas de conflit entre la loi provinciale et la loi fédérale.

 

7.                       Dans Alltrans, le procureur général de la Colombie‑Britannique et le procureur général du Canada sont intervenus dès la première instance, l'un pour soutenir la position du Board et l'autre pour soutenir celle de Alltrans Express Ltd. Le procureur général du Québec est également intervenu dans Alltrans au niveau de cette Cour où il a soutenu les conclusions du procureur général de la Colombie‑Britannique.

 

8.                       Le procureur général du Québec et le procureur général du Canada ont été mis en cause dès la première instance dans Chemins de fer nationaux comme dans Bell Canada et, dans toutes les cours, ils ont soutenu, l'un la position de la C.S.S.T. et l'autre, celles des Chemins de fer nationaux et de Bell Canada.

 


9.                       En cette Cour, les trois pourvois ont été entendus consécutivement dans l'ordre indiqué plus haut mais ils se sont trouvés presque réunis pour fins d'audition. C'est ainsi que les procureurs entendus dans le deuxième et le troisième pourvoi ont adopté des arguments proposés dans le premier ou le deuxième et ont également répondu à des questions posées par la Cour dans le premier ou le deuxième pourvoi. Au surplus, l'arrêt de la Cour d'appel du Québec dans Bell Canada s'appuie, du moins en partie, sur les motifs de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique dans Alltrans comme le jugement de la Cour supérieure dans les Chemins de fer nationaux réfère au jugement de première instance dans Alltrans.

 

10.                     Vu ce degré d'intégration entre les trois pourvois, il ne sera nécessaire de procéder qu'une seule fois à la révision des principes applicables.

 

11.                     Enfin, les dispositions en litige dans Chemins de fer nationaux et dans Bell Canada sont des dispositions diverses d'une même loi, la Loi. Il faudra replacer ces dispositions dans le contexte de la Loi considérée dans son ensemble et étudier l'économie générale de celle‑ci afin de la qualifier et de la classifier au plan constitutionnel. Ici encore, il ne sera nécessaire de procéder qu'une seule fois à l'étude de cette loi.

 

12.                     C'est la présente affaire, entendue en troisième lieu, qui me paraît se prêter le mieux à l'étude de la Loi comme à la révision des principes applicables, et c'est par elle que je commence.

 

II‑‑Les faits

 


13.                     Les faits ne sont pas en litige. Le premier juge les résume à la satisfaction du juge Monet, dissident en Cour d'appel, et sans que les juges Beauregard et Tyndale, qui forment la majorité, expriment de réserve à ce sujet. Dans son mémoire, l'intimée accepte l'exposé des faits que l'on trouve dans le mémoire des appelantes mais y ajoute quelques autres faits allégués sous serment dans sa requête en évocation et que, de toute façon, il faut tenir pour avérés à ce stade des procédures.

 

14.                     C'est en m'inspirant étroitement de ces trois résumés, au point d'en utiliser en bonne partie le texte même, que je donne l'exposé composite qui suit:

 

La C.S.S.T. est un organisme institué par l'art. 137 de la Loi. Elle est une corporation au sens du Code civil et est notamment responsable de l'application de la Loi.

 

Ginette Bilodeau était, en tout temps pertinent au litige, agent d'indemnisation à la C.S.S.T.

 

Bell Canada est une entreprise de télécommunications incorporée par une loi spéciale du Parlement du Canada et elle a été déclarée être à l'avantage général du Canada. Elle exploite un réseau de télécommunications reliant le Québec à l'Ontario et une partie des Territoires du Nord‑Ouest.

 

Joanne Carrière‑Laniel était, en tout temps pertinent au litige, employée de Bell Canada à titre de téléphoniste à Valleyfield. Le bureau des téléphonistes dans lequel elle travaillait assurait, entre autres, l'acheminement des appels interurbains requérant l'aide d'un téléphoniste ainsi que le service d'assistance‑annuaire.

 

Le Syndicat des travailleurs en communication du Canada était, en tout temps pertinent au litige, accrédité par le Conseil canadien des relations de travail pour représenter des employés de Bell Canada et notamment Madame Carrière‑Laniel. Il avait convenu avec Bell Canada d'une convention collective pour l'unité de négociation dont faisait partie Madame Carrière‑Laniel. Cette entente fut en vigueur du 30 mars 1980 au 24 novembre 1981. Bell Canada et le Syndicat y conviennent qu'une employée enceinte qui manifeste des réticences à travailler à un écran cathodique a le choix, soit d'obtenir un congé sans solde, soit d'être appelée à d'autres tâches au sein de l'unité de négociation. Cette entente prit d'abord la forme d'une lettre, puis d'un protocole d'entente, lequel fut ensuite incorporé à la convention collective lors de son renouvellement, le 22 mars 1982.

 


Bell Canada avait prévu transformer, le 23 mai 1981, le bureau des téléphonistes à Valleyfield pour l'équiper d'écrans cathodiques. Ayant appris l'intention de son employeur à cet égard et compte tenu du fait qu'elle était enceinte, Madame Carrière‑Laniel manifesta, le 5 mai 1981, à son supérieur immédiat, certaines réticences à travailler avec des écrans cathodiques. Son supérieur lui offrit un autre poste le 11 mai. Madame Carrière‑Laniel refusa.

 

Le 23 mai 1981, le bureau de Valleyfield fut équipé d'écrans cathodiques. Madame Carrière‑Laniel était alors en vacances jusqu'au 7 juin. Par différentes demandes dont la première fut formulée le 5 juin 1981, Madame Carrière‑Laniel obtint des congés sans solde et de maternité pour la période du 8 juin 1981 au 18 juillet 1982. Madame Carrière‑Laniel ne revint plus travailler pour Bell Canada depuis le 23 mai 1981. Elle remit finalement sa démission le 9 juillet 1982.

 

Entre‑temps, Madame Carrière‑Laniel avait remis, le 9 juin 1981, à son supérieur immédiat, la lettre d'un médecin confirmant qu'elle était enceinte. Le même jour, elle remit à son supérieur un certificat de retrait préventif (art. 40 et 33 de la Loi). Le 7 juillet 1981, Bell Canada contestait cette demande de retrait préventif sur la formule prévue à cette fin.

 

Ginette Bilodeau fut chargée de la demande de retrait préventif formulée par Madame Carrière‑Laniel. Dans une décision non datée, elle a fait droit à la demande et a procédé à faire verser à Madame Carrière‑Laniel par la C.S.S.T. l'indemnité prévue à l'article 36 de la Loi, soit dans ce cas la somme de 5 535,81 $.

 

15.                     Par sa requête en évocation, Bell Canada cherche à faire déclarer ultra vires des pouvoirs de la C.S.S.T. et inopposables à la requérante et, au besoin, à faire casser et annuler la décision non datée rendue par Ginette Bilodeau et apparemment déjà exécutée. Elle cherche également à faire déclarer que les art. 33, 36, 37 et 40 à 45 de la Loi lui sont inapplicables.

 

16.                     Ajoutons que si la Loi est inapplicable à Bell Canada, celle‑ci ne serait pas obligée de verser à Mme Carrière‑Laniel une indemnité équivalant à cinq jours de travail régulier que la C.S.S.T. l'a sommée de payer à son ancienne employée en vertu de l'art. 36 de la Loi.

 

III‑‑Résumé des principes applicables

 


17.                     Afin de faciliter la compréhension des jugements et arrêts d'instance inférieure ainsi que des moyens invoqués par les parties, il me paraît utile de résumer dès maintenant les principes retenus jusqu'ici par la jurisprudence et qui permettent de trancher la question énoncée au début de ces motifs et que soulèvent les trois pourvois. Ces principes sont bien connus et il suffira de formuler simplement la plupart d'entre eux sous forme de propositions, quitte à en faire une étude plus critique une fois venue l'étape de leur application aux circonstances de l'espèce, c'est‑à‑dire de la classification de la législation attaquée.

 

Première proposition

 

18.                     La compétence législative générale en matière de santé appartient aux provinces, sous réserve de la compétence limitée du Parlement, accessoire aux attributions expresses de compétence de l'art. 91  de la Loi constitutionnelle de 1867  ou consécutive au pouvoir d'urgence relatif à la paix, à l'ordre et au bon gouvernement du Canada: Schneider c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 112, à la p. 137 des motifs du juge Dickson‑‑il n'était pas encore Juge en chef‑‑qui écrit au nom de sept juges de cette Cour. Cette compétence a été historiquement considérée comme dévolue aux provinces par le par. 92(16)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , "Généralement toutes les matières d'une nature purement locale ou privée dans la province", quoique l'on n'ait probablement pas entrevu en 1867 la portée considérable de cette compétence.

 

Deuxième proposition

 

19.                     Les relations de travail et les conditions de travail ou d'emploi relèvent en principe de la compétence exclusive des législatures provinciales; il s'agit là de matières tombant dans la catégorie de sujets mentionnée au par. 92(13)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , "La propriété et les droits civils dans la province": Toronto Electric Commissioners v. Snider, [1925] A.C. 396 ("Snider").

 


Troisième proposition

 

20.                     Par dérogation au principe énoncé dans la deuxième proposition, le Parlement est investi d'une compétence législative exclusive sur les relations de travail et les conditions de travail ou d'emploi lorsque cette compétence fait partie intégrante de sa compétence principale et exclusive sur une autre catégorie de sujets, comme c'est le cas pour les relations et conditions de travail des entreprises fédérales visées par les par. 91(29) et 92(10)a., b. et c. de la Loi constitutionnelle de 1867 , soit des entreprises telles Alltrans Express Ltd., les Chemins de fer nationaux et Bell Canada. Il s'ensuit que cette compétence principale et exclusive empêche l'application à ces entreprises des lois provinciales sur les relations de travail et les conditions de travail ou d'emploi, puisque ces matières forment une partie essentielle de la gestion et de l'exploitation ou opération même de ces entreprises, comme de toute entreprise commerciale ou industrielle: Reference re Minimum Wage Act of Saskatchewan, [1948] R.C.S. 248 ("Affaire du service postal 1948"); Reference re Industrial Relations and Disputes Investigation Act, [1955] R.C.S. 529 ("Affaire des débardeurs"); Commission du salaire minimum v. Bell Telephone Co. of Canada, [1966] R.C.S. 767 ("Bell Canada 1966"). Cette troisième proposition reflète, du moins en partie, une théorie constitutionnelle que des auteurs qui la critiquent ont nommée‑‑et je traduis littéralement‑‑théorie de l'"immunité inter‑ juridictionnelle"‑‑"interjurisdictional immunity". J'y reviendrai.

 


21.                     Il y a lieu de noter cependant que les principes énoncés dans cette troisième proposition ne constituent qu'une facette d'un principe plus général: des ouvrages, tels les chemins de fer fédéraux, des choses, telles les terres réservées aux Indiens, des personnes, telles les Indiens, qui relèvent de la compétence particulière et exclusive du Parlement, demeurent assujettis aux lois provinciales d'application générale, qu'il s'agisse de lois municipales, de lois sur l'adoption, de lois sur la chasse, de lois sur le partage des biens familiaux, pourvu toutefois que cet assujettissement n'ait pas pour conséquence que ces lois les atteignent dans ce qui constitue justement leur spécificité fédérale: Canadian Pacific Railway Co. v. Corporation of the Parish of Notre Dame de Bonsecours, [1899] A.C. 367 ("Bonsecours"); Parents naturels c. Superintendent of Child Welfare, [1976] 2 R.C.S. 751 ("Parents naturels"); Dick c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 309; Derrickson c. Derrickson, [1986] 1 R.C.S. 285.

 

Quatrième proposition

 

22.                     Plusieurs années avant que ne soit reconnue et consacrée la compétence législative exclusive du Parlement sur les conditions de travail et la gestion des entreprises fédérales, le Comité judiciaire du Conseil privé avait décidé que les régimes provinciaux d'indemnisation des victimes d'accidents du travail sont applicables aux entreprises fédérales: Workmen's Compensation Board v. Canadian Pacific Railway Co., [1920] A.C. 184 ("Workmen's Compensation Board").

 

23.                     Le vicomte Haldane qui a rédigé les motifs du Comité judiciaire qualifie comme suit, à la p. 191, le droit de la victime d'un accident du travail ou des membres de sa famille:

 

[TRADUCTION]  Le droit [. . .] conféré [. . .] résulte d'une condition du contrat d'emploi légalement imposée [. . .] Ce droit ne provient pas d'un délit, mais du contrat de l'ouvrier découlant de la loi.

 

24.                     Cependant, dans Bell Canada 1966, le juge Martland, qui a écrit les motifs unanimes de l'arrêt, qualifie autrement, aux pp. 773 et 774, le droit conféré par la législation attaquée dans Workmen's Compensation Board:

 


[TRADUCTION]  Ce n'était pas l'employeur qui devait verser cette indemnité, mais un fonds qu'administrait la Commission et auquel les employeurs étaient tenus de cotiser. Le vicomte Haldane parle (p. 191) du droit que l'employé tient de cette loi comme étant la conséquence d'une "condition du contrat d'emploi légalement imposée", mais je pense qu'il est plus exact de le décrire comme un droit découlant de la loi. La loi ne visait pas à réglementer le contrat d'emploi. Elle se contentait de créer certains droits nouveaux, qui devaient remplacer tous les droits d'ester en justice qu'auraient pu avoir par ailleurs l'employé ou les personnes à sa charge, que ce soit en common law ou en vertu de la loi.

 

25.                     Il importe de souligner que, parallèlement aux lois sur les accidents du travail dont l'objet est indemnitaire, les législateurs ont graduellement adopté, principalement lors des dernières décennies, d'autres lois d'un caractère cette fois préventif.

 

26.                     En Colombie‑Britannique, les dispositions d'un caractère préventif, qui sont seules attaquées, ont été insérées dans le Workers Compensation Act lequel, comme son titre l'indique, comprend également le régime d'indemnisation. On a été jusqu'à penser que le régime d'indemnisation s'en trouvait relégué au deuxième plan. C'est ce que remarque le juge Lambert, qui a rédigé les motifs de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique dans Alltrans (1983), 149 D.L.R. (3d) 385, à la p. 389:

 

[TRADUCTION]  Dans le rapport en date du 25 novembre 1965 qu'il a rédigé en sa qualité de membre d'une commission chargée de faire enquête sur la Workmen's Compensation Act de la Colombie‑Britannique et qui a été publié en 1966 par l'Imprimeur de la Reine de cette province, le juge Tysoe dit, à la p. 118, que le principal "objet de la Loi n'est pas de procurer à qui que ce soit un avantage financier, mais qu'elle vise en premier lieu à réduire au minimum les accidents du travail et en deuxième lieu à remettre d'aplomb, physiquement et pécuniairement, les ouvriers victimes de tels accidents".

 


27.                     Au Québec, la Loi sur les accidents du travail, L.R.Q. 1977, chap. A‑3, en vigueur lors des événements qui ont donné naissance aux procédures actuelles, a été modifiée en 1985 et remplacée par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, L.R.Q., chap. A‑3.001. Tant le nouveau que l'ancien régime législatif en matière d'accidents industriels a conservé un caractère compensateur, même si la nouvelle loi est désormais administrée par la C.S.S.T. qui se substitue à la Commission des accidents du travail. À titre comparatif, le régime fort élaboré de mesures préventives se retrouve plutôt dans la Loi et, en partie aussi, dans la Loi sur les normes du travail, L.R.Q., chap. N‑1.1.

 

28.                     Ce que le Comité judiciaire a jugé applicable à une entreprise fédérale dans Workmen's Compensation Board, c'est le régime compensateur établi par la loi attaquée dans cet arrêt‑là.

 

29.                     Il est vrai que cette loi comportait également une disposition habilitant le Board à édicter des règlements préventifs, et le Comité judiciaire fait mention de cette disposition à la p. 190. Mais à la p. 188 le Comité judiciaire détermine le caractère principal de la loi attaquée:

 

[TRADUCTION]  Adoptée en 1916, son premier but est de verser une compensation aux ouvriers, à même un fonds qu'elle a établi, pour les blessures subies au cours d'accidents survenus par le fait ou à l'occasion de leur travail.

 

Cinquième proposition

 

30.                     La cinquième proposition est la théorie du double aspect, énoncée pour la première fois semble‑t‑il dans Hodge v. The Queen (1883), 9 App. Cas. 117, à la p. 130:

 

[TRADUCTION] ... les sujets qui, sous un certain aspect et pour une certaine fin, relèvent de l'art. 92, peuvent, sous un autre aspect et pour une autre fin, relever de l'art. 91.

 


31.                     Il découle de cette théorie que deux règles ou ensembles de règles relativement semblables peuvent validement se retrouver, l'une dans une législation relevant de la compétence fédérale exclusive, et l'autre dans une législation relevant de la compétence provinciale exclusive, parce qu'elles sont édictées pour des fins différentes et dans des contextes législatifs différents dont elles tirent des qualifications distinctes.

 

32.                     Ainsi, la prohibition de conduire un véhicule automobile à la suite d'une condamnation pour conduite en état d'ivresse peut constituer la sanction d'un acte criminel, validement décrétée par le Parlement, tout autant que la conséquence du retrait du permis de conduire validement prescrit par une province pour des fins de sécurité routière: Provincial Secretary of Prince Edward Island v. Egan, [1941] R.C.S. 396.

 

33.                     De même, les faux prospectus peuvent être l'objet de dispositions fédérales valides, sous l'aspect du droit criminel, tout autant que de dispositions provinciales également valides, sous l'aspect de la réglementation du commerce des valeurs mobilières: Smith v. The Queen, [1960] R.C.S. 776.

 

34.                     De même, des dispositions concernant les "opérations des dirigeants" ("insider trading") peuvent être considérées comme du droit corporatif de compétence fédérale exclusive lorsqu'il s'agit de compagnies à charte fédérale, et comme une réglementation du commerce des valeurs mobilières, de compétence provinciale exclusive, applicables aux compagnies à charte fédérale, pourvu que celles‑ci ne soient pas traitées de façon discriminatoire et que leurs pouvoirs essentiels soient respectés: Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161.

 

35.                     De même, la nudité en public peut être prohibée par le Parlement dans le cadre du droit criminel, et aussi faire l'objet d'une réglementation provinciale des spectacles dans les débits de boisson exploités en vertu d'un permis provincial: Rio Hotel Ltd. c. Nouveau‑Brunswick (Commission des licences et permis d'alcool), [1987] 2 R.C.S. 59.


 

36.                     Toutefois, dans Attorney‑General for Canada v. Attorney‑General for Alberta, [1916] 1 A.C. 588, le vicomte Haldane nous met en garde au sujet de la théorie du double aspect. Voici ce qu'il dit de cette théorie, à la p. 596:

 

[TRADUCTION] ... [elle] est maintenant bien établie, mais doit néanmoins n'être appliquée qu'avec une grande prudence...

 

37.                     La raison de cette prudence, c'est la désignation extrêmement large des compétences législatives exclusives énumérées aux art. 91  et 92  de la Loi constitutionnelle de 1867  et le risque d'unifier ces deux champs de compétences exclusives en un seul champ de compétences plus ou moins conjointes régies seulement par la règle de la suprématie des lois fédérales. Rien ne pourrait contredire plus directement le principe fédéral qui sous‑tend la constitution canadienne. Voir à ce sujet Laskin's Canadian Constitutional Law (5th ed. 1986), vol. 1, à la p. 525.

 

38.                     La théorie du double aspect ne constitue ni une exception ni même un tempérament au principe de l'exclusivité des compétences législatives. Elle ne doit pas avoir pour effet de créer des champs de compétences conjointes, tels l'agriculture, l'immigration et les pensions de vieillesse et prestations additionnelles, dans lesquels le Parlement et les législatures peuvent légiférer sous le même aspect. Au contraire, la théorie du double aspect ne peut être invoquée que lorsqu'elle constitue une mise en oeuvre du principe même de l'exclusivité des compétences. Comme son nom l'indique, elle ne saurait s'appliquer que dans les cas clairs où la pluralité des aspects est réelle et non pas seulement nominale.

 

IV‑‑             Les jugements et arrêts d'instance inférieure

 


39.                     Après avoir révisé la jurisprudence et analysé la Loi, le juge Marquis de la Cour supérieure décide que les dispositions de la Loi attaquées en l'espèce, et même la Loi considérée dans son ensemble, ont pour objet les conditions de travail et que, par les obligations nombreuses et d'application quotidienne qu'elles imposent à Bell Canada, elles affectent de façon importante l'administration ou la gestion de cette entreprise fédérale. Il en conclut que les dispositions attaquées sont constitutionnellement inapplicables à Bell Canada. Il accueille donc la requête de cette dernière et il autorise la délivrance d'un bref d'évocation. Son jugement est résumé au no 82‑1021 de Jurisprudence Express.

 

40.                     Le jugement du juge Marquis a été confirmé par l'arrêt majoritaire de la Cour d'appel, mais pour des motifs tout à fait différents: [1984] C.A. 510.

 

41.                     La Cour d'appel et la Cour supérieure divergent d'abord sur la qualification et la classification de la Loi. Sur ce point, la Cour d'appel paraît unanime: les juges Beauregard et Tyndale, qui forment la majorité, disent se rallier à l'opinion du juge dissident, le juge Monet.

 


42.                     Le juge Monet, après avoir résumé les principales dispositions de la Loi, réfère à la p. 515 à l'argumentation de la C.S.S.T. qui souligne le contraste entre les dispositions de la Loi et celles du Code du travail, L.R.Q., chap. C‑27, et de la Loi sur les normes du travail. "Si celles‑ci portent indéniablement sur les conditions de travail", y est‑il soutenu, "celle‑là porte bel et bien sur la santé au travail". Aux pages 515 et 516, le juge Monet écrit que la Loi ne peut "affecter une partie essentielle des opérations et de la conduite des affaires (management)" d'une entreprise fédérale et qu'elle ne vise pas non plus "les conditions de travail dans le sens où l'on entend ces termes dans une convention collective négociée, v.g. heures de travail, salaire, emploi". Enfin, le juge Monet trouve la solution du problème dans l'arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique qui forme le premier volet de cette trilogie, Re Alltrans Express Ltd. and Workers' Compensation Board of British Columbia, précité. À la page 516 des recueils de la Cour d'appel, le juge Monet écrit:

 

Les deux questions soumises à la Cour d'Appel [de la Colombie‑Britannique] s'apparentent à celle soulevée dans la présente affaire. Elles sont formulées ainsi par monsieur le juge Lambert:

 

[TRADUCTION]  La première est de savoir si le pouvoir législatif que détient le législateur de la Colombie‑Britannique l'habilite à faire des lois relatives à la santé et à la sécurité du travail qui pourraient dans leur application générale viser les entreprises fédérales. Si la réponse est "non", cela tranche la question. L'appel sera alors rejeté.

 

La seconde question, qui se pose si la première reçoit une réponse affirmative, est celle de savoir si, dans l'hypothèse où les lois provinciales concernant la santé et la sécurité du travail feraient dans une grande mesure double emploi avec les lois fédérales régissant la santé et la sécurité du travail dans le cas d'entreprises fédérales, et les compléteraient jusqu'à un certain point, sans toutefois les contredire, ces lois provinciales pourtant valides seraient inapplicables aux entreprises fédérales dans la province.

 

À la première question, la Cour d'Appel a répondu par l'affirmative. Quant à la seconde, il faudra y revenir plus loin. Il convient, toutefois, de noter dès à présent que le juge rédacteur précise ceci:

 

[TRADUCTION]  On peut formuler la première question d'une autre manière. Ce sur quoi porte notre examen est la santé et la sécurité du travail lorsqu'il s'agit d'une entreprise fédérale. Or, cette question présente‑t‑elle un double aspect ou un seul? J'estime qu'elle a un double aspect et que les règlements fédéraux et les règlements provinciaux sont les uns et les autres constitutionnels et applicables à une entreprise fédérale.

 

Pour ma part, avec tous les égards possibles, j'adopte les motifs de la Cour d'Appel en cette affaire; comme l'arrêt est publié, il me paraît superflu de les paraphraser ici et je me bornerai à citer la conclusion:

 

[TRADUCTION]  Il s'ensuit que les Industrial Health and Safety Regulations adoptés en vertu de la Work­ers Compensation Act pourraient dans leur application générale viser les entreprises fédérales. La réponse à la première question est affirmative.

 


43.                     Et le juge Monet de conclure que les dispositions attaquées en l'espèce s'appliquent également à Bell Canada. Le juge Beauregard, avec le concours du juge Tyndale, écrit à la p. 519:

 

Je partage l'opinion de monsieur le juge Monet que l'objet du litige concerne à la fois la santé et les relations de travail.

 

44.                     Il devient donc nécessaire de référer dès maintenant aux motifs de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique dans Alltrans, puisque la Cour d'appel du Québec les adopte en l'espèce.

 

45.                     Précisons auparavant que la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique y renverse la décision du juge Bouck de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, lequel décide que les ordonnances contenues au rapport d'inspection fait en vertu des Regulations et du Workers Compensation Act sont inopposables à Alltrans Express Ltd. aux motifs alternatifs que, d'une part, le Board n'a pas la compétence requise pour réglementer les conditions de travail d'une entreprise fédérale et que, d'autre part, le champ est occupé par une réglementation fédérale adoptée en vertu du Code canadien du travail, S.R.C. 1970, chap. L‑1, et semblable à la réglementation provinciale: Re Alltrans Express Ltd. and Workers' Compensation Board of British Columbia (1980), 116 D.L.R. (3d) 79. S'appuyant à juste titre sur l'arrêt de cette Cour dans Multiple Access Ltd., rendu après le jugement du juge Bouck, la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique écarte toute possibilité de véritable conflit entre la réglementation fédérale et la réglementation provinciale, seul capable de rendre la réglementation provinciale inopérante.

 


46.                     Sur l'autre point, savoir la qualification et la classification de la réglementation provinciale attaquée, la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique se fonde sur la théorie du double aspect pour trouver la réglementation provinciale applicable à Alltrans Express Ltd. C'est le juge Lambert qui rédige les motifs unanimes de la Cour d'appel. Voici en partie comment il s'exprime aux pp. 388 à 390, y compris un passage cité par le juge Monet de la Cour d'appel du Québec:

 

[TRADUCTION]  On peut formuler la première question d'une autre manière. Ce sur quoi porte notre examen est la santé et la sécurité du travail lorsqu'il s'agit d'une entreprise fédérale. Or, cette question présente‑t‑elle un double aspect ou un seul? J'estime qu'elle a un double aspect et que les règlements fédéraux et les règlements provinciaux sont les uns et les autres constitutionnels et applicables à une entreprise fédérale.

 

47.                     Le juge Lambert réfère ensuite à l'application de la théorie du double aspect dans Multiple Access Ltd., précité, et il écrit:

 

[TRADUCTION]  La question présente un aspect provincial en ce sens que c'est la province qui, d'une manière générale, veille à la santé publique, aux soins médicaux et hospitaliers et, plus particulièrement, à l'application du régime établi par la Workers Compensation Act, visant à assurer la sécurité des ouvriers, leur traitement et leur indemnisation. Cet aspect touche les ouvriers, pris généralement, en tant qu'ouvriers. Les ouvriers travaillant dans des entreprises fédérales auront recours à des services provinciaux s'ils subissent une blessure ou sont atteints d'une maladie professionnelle.

 

48.                     Puis le juge Lambert cite un extrait du rapport du juge Tysoe que j'ai cité au début de ces raisons et selon lequel l'objet premier du Workers Compensation Act de la Colombie‑Britannique n'est pas de fournir des compensations financières mais de réduire au minimum les blessures causées par les accidents du travail, et en deuxième lieu seulement d'indemniser financièrement les travailleurs blessés.

 

49.                     Et le juge Lambert d'observer:

 

[TRADUCTION]  Cette déclaration souligne l'aspect provincial de cette question.


 

50.                     Le juge Lambert réfère aux arrêts qui reconnaissent l'applicabilité des régimes compensateurs d'accidents du travail aux entreprises fédérales, tel l'arrêt Workmen's Compensation Board, et il continue:

 

[TRADUCTION]  L'avocat d'Alltrans et celui du procureur général du Canada reconnaissent que les dispositions de la Workers Compensation Act concernant le paiement de cotisations, l'indemnisation d'ouvriers blessés et la suppression des droits d'action contre les employeurs et d'autres ouvriers s'appliquent aux entreprises fédérales ainsi qu'aux employés de celles‑ci. Mais ils cherchent à faire abstraction de ce que le juge Tysoe appelle l'objet premier de la Loi, savoir celui d'assurer la sécurité des ouvriers. Pour ma part, je crois que la Loi ne doit pas être scindée de cette manière dans le cas des entreprises fédérales, car cela soulèverait des questions difficiles de droit et de fait relativement aux catégories de risque et à la cotisation des employeurs.

 

Je passe maintenant à l'aspect fédéral. Celui‑ci se rapporte non pas aux ouvriers, pris généralement, en tant qu'ouvriers, mais aux ouvriers ayant des rapports précis avec leurs employeurs ainsi qu'à l'exploitation et à la gestion des entreprises de ces derniers. Sous cet aspect, la santé et la sécurité du travail peut être ou devenir une condition de travail faisant partie des relations entre un employeur et ses employés et, à ce moment‑là, le Code canadien du travail s'y appliquerait. Parmi les arrêts pertinents figurent Reference re Industrial Relations and Disputes Investigation Act, [1955] 3 D.L.R. 721, [1955] R.C.S. 529, et Commission du salaire minimum v. Bell Telephone Co. of Canada, précité.

 

Ayant comparé l'aspect fédéral et l'aspect provincial de la manière envisagée par le juge Dickson dans l'arrêt Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, je conclus qu'en l'espèce les deux aspects sont d'importance à peu près égale et que, suivant la Loi constitutionnelle de 1867 , ils doivent être conservés tous les deux.

 


51.                     Le juge Lambert en conclut que les Regulations adoptées en vertu du Workers Compensation Act s'appliquent, dans leurs dispositions générales, aux entreprises fédérales. Le juge Lambert apporte une seule réserve à cette conclusion; il laisse entendre que l'on ne saurait peut‑être aller jusqu'à la fermeture de l'entreprise fédérale comme moyen de sanction de la réglementation provinciale, mais il exprime l'avis que l'imposition d'une amende ou d'une cotisation punitive plus élevée n'aurait pas pour effet d'entraver sérieusement les opérations des entreprises fédérales.

 

52.                     Sur l'autre question, celle du conflit entre la réglementation fédérale et la réglementation provinciale, le juge Lambert décide qu'il y a similitude de réglementation plutôt que conflit et, appliquant Multiple Access Ltd., il juge qu'il faut appliquer les deux réglementations.

 

53.                     C'est sur cette autre question que la Cour d'appel du Québec se divise à propos de réglementations fédérale et provinciale cependant autres que celles qui sont en litige dans Alltrans. Le juge Monet, dissident, reconnaît les différences qui distinguent les procédures de règlement de litige prévues par la loi fédérale et la loi provinciale mais, selon lui, le conflit doit aller au‑delà de la procédure pour rendre la réglementation provinciale inopérante. Le juge Beauregard, pour sa part, avec l'accord du juge Tyndale, trouve le conflit insoluble, à la p. 519:

 

Les dispositions des articles 33 à 45 de la loi provinciale qui s'appliqueraient prévoient un mécanisme particulier pour le règlement du litige. Mais l'article 82 de la loi fédérale prévoit un autre mécanisme et un tribunal d'arbitrage différent de celui prévu par la loi provinciale.

 

Si l'employée avait le droit de faire régler le litige par le mécanisme prévu dans la loi provinciale et devant le tribunal d'arbitrage dont parle cette loi, l'employeur aurait lui‑même le droit de faire régler le différend d'après les dispositions de la loi fédérale et de faire statuer sur le cas par un tribunal d'arbitrage prévu par cette loi.

 

Il y a donc une impasse et la seule façon de sortir de cette impasse est de constater qu'à l'endroit de Bell Canada dont les relations de travail sont régies par le Code canadien du travail, les dispositions des articles 33, 36, 37, 40, 41, 42, 43, 44 et 45 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail n'ont pas d'application.

 

Je rejetterais le pourvoi, avec dépens.

 


54.                     Quant au jugement et à l'arrêt d'instance inférieure dans Chemins de fer nationaux, ils portent principalement sur les pouvoirs conférés par la Loi à un inspecteur de la C.S.S.T. de tenir une enquête et d'émettre des avis de correction. Il en sera question plus en détail dans les motifs particuliers à cette affaire. Cependant, ils touchent également à la qualification et la classification de la Loi. Le juge Brassard de la Cour supérieure autorise la délivrance du bref d'évocation pour des motifs que l'arrêtiste résume en partie comme suit, à [1982] C.S. 99:

 

Bien que la province soit compétente en matière de santé et de sécurité au travail, (92 paragr. 13 de l'A.A.N.B.) et que l'enquête puisse avoir un intérêt pour la sécurité des travailleurs de la province, elle ne pourra pas éviter d'avoir des effets déterminants sur le fonctionnement de l'entreprise fédérale qu'est la requérante; en effet, la sécurité au travail, les conditions de travail et les méthodes d'exploitation sont une partie vitale de l'exploitation du chemin de fer. On ne peut distinguer entre l'enquête et les recommandations et ordonnances qui suivront.

 

55.                     Le juge Brassard conclut en outre que la Loi et la partie IV du Code canadien du travail, qui porte sur la "sécurité du personnel", sont incompatibles pour ce qui est des avis de correction.

 

56.                     Le jugement de la Cour supérieure dans Chemins de fer nationaux a été infirmé en partie par un arrêt majoritaire de la Cour d'appel: [1983] C.A. 31. Les motifs de la majorité, rédigés par le juge Bisson, ne s'attardent guère à la qualification et à la classification de la Loi. Mais, à la p. 39, on y observe que "le domaine du travail, celui de la personne et de sa protection sont d'abord de compétence législative provinciale." À la même page, le juge Bisson ne réfère pas explicitement à la théorie du double aspect mais constate qu'en régime fédéral il y a parfois "chevauchement des compétences". L'arrêtiste résume comme suit le reste des motifs du juge Bisson sur la classification, à la p. 31:

 


La thèse absolue voulant que certaines entreprises relevant du Parlement constituent une chasse gardée fédérale est à rejeter au profit d'une thèse moins globalisante.

 

57.                     Le juge Bisson conclut à la p. 41 que rien ne permet de déclarer que la Loi est entièrement inapplicable aux Chemins de fer nationaux du Canada. Il accueille donc le pourvoi mais il annule un duces tecum émis par l'enquêteur et qui, selon lui, aurait permis d'enquêter indûment sur le fonctionnement et la régie interne de l'entreprise intimée en Cour d'appel. Le juge Dubé, dissident, aurait rejeté le pourvoi au motif que l'enquête constitue une ingérence inacceptable dans l'administration et le fonctionnement d'une "compagnie" fédérale.

 

V‑‑Les questions constitutionnelles

 

58.                     Les questions constitutionnelles signifiées en l'espèce au procureur général du Canada et aux procureurs généraux de toutes les provinces sont les suivantes:

 

Les articles 33, 36, 37 et 40 à 45 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (L.R.Q., chap. S‑2.1) sont‑ils, au plan constitutionnel, applicables à Bell Canada?

 

Si oui, ces articles sont‑ils inopérants à l'égard de Bell Canada parce qu'ils seraient incompatibles ou viendraient en conflit avec une législation fédérale dans le même domaine applicable à Bell Canada?

 

VI‑‑             Moyens invoqués par les appelantes et le procureur général du Québec

 

59.                     À quelques nuances près, ces moyens se ressemblent. Ils ont principalement trait à la qualification de la Loi et, par voie de conséquence, à sa classification et à son application à une entreprise fédérale.

 


60.                     Selon les appelantes, la Loi n'a pas pour objet véritable les relations ou les conditions de travail. Elle ne vise pas comme le Code du travail et la Loi sur les normes du travail à établir un régime de relations de travail, à protéger la paix industrielle, à favoriser la conclusion de conventions collectives, l'accréditation, le règlement des griefs, à déterminer le salaire minimum, les vacances et les congés. Les appelantes et le Procureur général ne considèrent même pas, si je comprends bien leur position, que la Loi comporte à la fois des aspects de santé et des aspects de relations de travail, comme le décide la Cour d'appel du Québec. Selon les appelantes et le procureur général du Québec, l'objet véritable et le seul objet de la Loi est la santé et la sécurité des personnes dans la province, et particulièrement celles des travailleurs qui ont besoin d'une protection spéciale dans le milieu où ils sont le plus exposés, le milieu de travail. Ils plaident en outre que les travailleurs ont, comme tout le monde, le droit à la santé et à la sécurité et que ces droits sont des droits fondamentaux protégés par la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., chap. C‑12. De plus, selon les appelantes et le procureur général du Québec, la Loi, agissant ante facto par le moyen de la prévention et celui de l'inspection, est le complément de la Loi sur les accidents du travail qui, par le moyen de l'indemnisation, agit après la survenance d'un accident du travail ou d'une lésion professionnelle, mais qui aurait également pour objet la santé et la sécurité des travailleurs.

 

61.                     Les appelantes et le procureur général du Québec soutiennent au surplus, et c'est une question qui fait plutôt partie de la classification de la Loi, que la Loi n'affecte pas de façon essentielle ou n'entrave pas les opérations et le fonctionnement de Bell Canada.

 


62.                     Les appelantes et le procureur général du Québec en concluent donc, au plan de la classification de la Loi, que la Loi est applicable à cette entreprise fédérale qu'est Bell Canada, sans devenir pour autant une loi relative à cette entreprise fédérale.

 

63.                     Les appelantes et le procureur général du Québec soutiennent enfin que la Loi n'est incompatible avec aucune législation fédérale.

 

64.                     Avant de passer à l'étude de ces moyens, il importe de noter que, dans les trois causes de cette trilogie, toutes les parties nous ont demandé de ne pas remettre en question l'application aux entreprises fédérales des régimes provinciaux d'indemnisation en matière d'accidents du travail.

 

65.                     Au surplus, dans chacune des trois causes, des membres de la Cour ont demandé aux procureurs s'ils plaidaient la remise en question d'arrêts comme l'Affaire du service postal 1948, l'Affaire des débardeurs et Bell Canada 1966. La réponse a été négative au motif qu'au plan de la qualification, il y a lieu de distinguer entre cette trilogie et ces arrêts. À mon avis, et comme nous le verrons plus loin, on nous demande de faire une distinction impossible et il faut soit se conformer à ces trois arrêts, soit les renverser. Or je pense qu'il y a lieu de s'y conformer.

 

VII‑‑             Qualification de la Loi sur la santé et la sécurité du travail

 

1. Contenu de la Loi

 

66.                     Résumer cette loi fort élaborée, qui compte plus de trois cents articles, n'est pas une tâche aisée et il faut souvent se résoudre à citer au texte les dispositions les plus importantes ou les plus caractéristiques.

 


67.                     Adoptée en 1979 à la suite de la publication d'un Livre blanc intitulé Santé et sécurité au travail, publié en 1978 par le Gouvernement du Québec, la Loi est entrée en vigueur par étapes; certaines de ses dispositions n'étaient pas encore en vigueur lorsque se sont produits les événements qui ont donné lieu au litige en l'espèce ainsi que dans Chemins de fer nationaux. Mais ces dispositions sont toutes en vigueur aujourd'hui sauf les art. 204 à 215 qui ne s'appliquent qu'aux chantiers de construction; dans les deux causes de la trilogie où la Loi est attaquée, toutes les parties se réfèrent dans leurs mémoires à l'ensemble des dispositions pour analyser et qualifier la Loi, sans distinguer entre les dispositions en vigueur et celles qui ne l'étaient pas encore mais qui allaient incessamment le devenir. Les parties ont eu raison de procéder de cette manière, à mon avis, et je vais suivre leur exemple, car il est impossible autrement de procéder à une qualification d'ensemble qui soit exacte.

 

68.                     La Loi comporte dix‑sept chapitres.

 

69.                     Le chapitre I ne compte qu'un article, celui des définitions, parmi lesquelles il faut citer les suivantes:

 

"association accréditée": une association accréditée au sens du Code du travail (L.R.Q., c. C‑27);

 

"association d'employeurs": un groupement d'employeurs, une association de groupements d'employeurs ou une association regroupant des employeurs et des groupements d'employeurs, ayant pour buts l'étude, la sauvegarde et le développement des intérêts économiques de ses membres et particulièrement l'assistance dans la négociation et l'application de conventions collectives;

 

                                                                    ...

 

"association syndicale": un groupement de travailleurs constitué en syndicat professionnel, union, fraternité ou autrement ou un groupement de tels syndicats, unions, fraternités ou autres groupements de travailleurs constitués autrement, ayant pour buts l'étude, la sauvegarde et le développement des intérêts économiques, sociaux et éducatifs de ses membres et particulièrement la négociation et l'application de conventions collectives;

 

                                                                    ...


 

"commissaire du travail": un commissaire du travail au sens du Code du travail;

 

"commissaire général du travail": le commissaire général du travail au sens du Code du travail;

 

                                                                    ...

 

"contaminant": une matière solide, liquide ou gazeuse, un micro‑organisme, un son, une vibration, un rayonnement, une chaleur, une odeur, une radiation ou toute combinaison de l'un ou l'autre susceptible d'altérer de quelque manière la santé ou la sécurité des travailleurs;

 

"convention": un contrat individuel de travail, une convention collective au sens du paragraphe d de l'article 1 du Code du travail et du paragraphe g de l'article 1 de la Loi sur les relations du travail dans l'industrie de la construction (L.R.Q., c. R‑20) ou une autre entente relative à des conditions de travail, y compris un règlement du gouvernement qui y donne effet;

 

                                                                    ...

 

"employeur": une personne qui, en vertu d'un contrat de louage de services personnels ou d'un contrat d'apprentissage, même sans rémunération, utilise les services d'un travailleur; une institution d'enseignement est réputée être l'employeur d'un étudiant, dans les cas où, en vertu d'un règlement, l'étudiant est réputé être un travailleur ou un travailleur de la construction;

 

"établissement": l'ensemble des installations et de l'équipement groupés sur un même site et organisés sous l'autorité d'une même personne ou de personnes liées, en vue de la production ou de la distribution de biens ou de services, à l'exception d'un chantier de construction; ce mot comprend notamment une école, une entreprise de construction ainsi que les locaux mis par l'employeur à la disposition du travailleur à des fins d'hébergement, d'alimentation ou de loisirs, à l'exception cependant des locaux privés à usage d'habitation;

 

"inspecteur" et "inspecteur chef régional": une personne nommée en vertu de l'article 177;

 

"lieu de travail": un endroit où, par le fait ou à l'occasion de son travail, une personne doit être présente, y compris un établissement et un chantier de construction;

 

                                                                    ...


 

"matière dangereuse": une matière qui, en raison de ses propriétés, constitue un danger pour la santé, la sécurité ou l'intégrité physique d'un travailleur;

 

                                                                    ...

 

"travailleur": une personne qui exécute, en vertu d'un contrat de louage de services personnels ou d'un contrat d'apprentissage, même sans rémunération, un travail pour un employeur, y compris un étudiant dans les cas déterminés par règlement, à l'exception:

 

1o d'une personne qui est employée à titre de gérant, surintendant, contremaître ou représentant de l'employeur dans ses relations avec les travailleurs;

 

2o d'un administrateur ou officier d'une corporation, sauf si une personne agit à ce titre à l'égard de son employeur après avoir été désignée par les travailleurs ou une association accréditée;

 

 

"tribunal": le Tribunal du travail créé en vertu du Code du travail.

 

70.                     Le chapitre II s'intitule "Champ d'application". Il importe d'en citer l'art. 2 qui décrit l'objet de la Loi et en énonce l'un des principes directeurs:

 

2. La présente loi a pour objet l'élimination à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l'intégrité physique des travailleurs.

 

Elle établit les mécanismes de participation des travailleurs et de leurs associations, ainsi que des employeurs et de leurs associations à la réalisation de cet objet.

 

71.                     L'article 3, dans ce chapitre, complète la description de l'objectif de la Loi:

 

3. La mise à la disposition des travailleurs de moyens et d'équipements de protection individuels ou collectifs, lorsque cela s'avère nécessaire pour répondre à leurs besoins particuliers, ne doit diminuer en rien les efforts requis pour éliminer à la source même les dangers pour leur santé, leur sécurité et leur intégrité physique.

 


72.                     Dans le même chapitre, l'art. 4 prescrit que la Loi est d'ordre public et emporte nullité d'une convention ou d'un décret qui y déroge. Il porte qu'une convention ou un décret peut toutefois prévoir des dispositions plus avantageuses pour la santé, la sécurité ou l'intégrité physique du travailleur.

 

73.                     Le chapitre III est capital. Il s'intitule "Droits et obligations" et se divise en trois sections, la première intitulée "Le travailleur", la deuxième intitulée "L'employeur" et la troisième intitulée "Le fournisseur".

 

74.                     La première section se divise en cinq parties qui portent, la première sur les droits généraux du travailleur, la deuxième sur le droit de refus, la troisième sur le retrait préventif, la quatrième sur le retrait préventif de la femme enceinte, et la cinquième sur les obligations du travailleur.

 

75.                     C'est dans la première partie que l'on trouve l'art. 9, fort important, qui porte sur certains des droits généraux du travailleur:

 

9. Le travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique.

 

76.                     L'article 10 décrit également les droits généraux du travailleur:

 

10. Le travailleur a notamment le droit conformément à la présente loi et aux règlements:

 

1o à des services de formation, d'information et de conseil en matière de santé et de sécurité du travail, particulièrement en relation avec son travail et son milieu de travail, et de recevoir la formation, l'entraînement et la supervision appropriés;

 

2o de bénéficier de services de santé préventifs et curatifs en fonction des risques auxquels il peut être exposé et de recevoir son salaire pendant qu'il se soumet à un examen de santé en cours d'emploi exigé pour l'application de la présente loi et des règlements.

 

77.                     Le droit de refus est décrit à l'art. 12:


 

12. Un travailleur a le droit de refuser d'exécuter un travail s'il a des motifs raisonnables de croire que l'exécution de ce travail l'expose à un danger pour sa santé, sa sécurité ou son intégrité physique ou peut avoir l'effet d'exposer une autre personne à un semblable danger.

 

78.                     L'article 13 apporte des exceptions au droit de refus, par exemple, si le refus met en péril immédiat la vie, la santé, la sécurité ou l'intégrité physique d'une autre personne ou si les conditions d'exécution du travail sont normales dans le genre de travail exercé.

 

79.                     L'article 14 prescrit que sous réserve de certaines exceptions, et jusqu'à ce qu'une décision exécutoire soit rendue ordonnant au travailleur de reprendre le travail, l'employeur ne peut faire exécuter le travail par un autre. L'article 14 prescrit également que le travailleur qui exerce son droit de refus est réputé être au travail, ce qui signifie entre autres qu'il a droit à son salaire.

 

80.                     Le travailleur qui refuse d'exécuter son travail doit en aviser aussitôt son supérieur immédiat: art. 15. Le représentant à la prévention, dont il est question aux art. 87 et 88, est convoqué pour procéder à l'examen de la situation et des corrections qu'il entend apporter; s'il n'y a pas de représentant à la prévention ou s'il n'est pas disponible, il est remplacé par un représentant de l'association accréditée dont le travailleur est membre ou, à défaut, par un autre travailleur désigné par celui qui refuse d'exécuter son travail: art. 16.

 

81.                     Éventuellement, en cas de désaccord, l'intervention de l'inspecteur peut être requise par le travailleur qui persiste dans son refus, par le représentant à la prévention ou par l'employeur: art. 18.

 


82.                     L'inspecteur tranche dans une décision motivée et confirmée par écrit: art. 19.

 

83.                     La décision de l'inspecteur est exécutoire tant qu'elle n'est pas révisée par l'inspecteur chef régional, à la demande du travailleur, du représentant à la prévention ou de l'employeur dans les délais impartis; la décision de l'inspecteur chef régional est exécutoire tant qu'elle n'est pas révisée par la Commission, à la demande du travailleur, du représentant à la prévention ou de l'employeur; une décision finale s'applique tant que les circonstances ne sont pas changées: art. 20 à 24.

 

84.                     L'employeur peut exiger que le travailleur qui exerce son droit de refus demeure disponible et il peut temporairement l'affecter à une autre tâche qu'il est raisonnablement en mesure d'accomplir: art. 25.

 

85.                     Les articles 26, 27 et 28 se lisent comme suit:

 

26. Dans le cas où l'exercice du droit de refus a pour conséquence qu'au moins deux autres travailleurs ne peuvent exercer leur travail, l'inspecteur doit être présent sur les lieux au plus six heures après que son intervention a été requise.

 

Si l'inspecteur n'est pas présent dans ce délai, l'employeur peut, malgré l'article 14, faire exécuter le travail par un autre travailleur qui peut accepter de le faire après avoir été informé du fait que le droit de refus a été exercé et des motifs pour lesquels il a été exercé.

 

27. Lorsque plusieurs travailleurs refusent d'exécuter un travail en raison d'un même danger, leurs cas peuvent être examinés ensemble et faire l'objet d'une décision qui les vise tous.

 

28. Lorsque l'exercice du droit de refus a pour résultat de priver de travail d'autres travailleurs de l'établissement, ces travailleurs sont réputés être au travail pendant toute la durée de l'arrêt de travail.

 

L'employeur peut cependant affecter ces travailleurs à une autre tâche qu'ils sont raisonnablement en mesure d'accomplir ou exiger qu'ils demeurent disponibles sur les lieux du travail pendant toute la période ainsi rémunérée.


86.                     L'article 30 protège le travailleur qui exerce son droit de refus contre les mesures disciplinaires, sauf dans les dix jours d'une décision finale de l'inspecteur chef régional ou de la Commission, si le droit a été exercé de façon abusive.

 

87.                     L'article 31 protège de la même façon le représentant à la prévention.

 

88.                     Le droit du travailleur au retrait préventif lui est conféré par l'art. 32:

 

32. Un travailleur qui fournit à l'employeur un certificat attestant que son exposition à un contaminant comporte pour lui des dangers, eu égard au fait que sa santé présente des signes d'altération, peut demander d'être affecté à des tâches ne comportant pas une telle exposition et qu'il est raisonnablement en mesure d'accomplir, jusqu'à ce que son état de santé lui permette de réintégrer ses fonctions antérieures et que les conditions de son travail soient conformes aux normes établies par règlement pour ce contaminant.

 

89.                     Les articles 33, 36 et 37, mentionnés dans la première question constitutionnelle, se lisent comme suit:

 

33. Le certificat visé dans l'article 32 peut être délivré par le médecin responsable des services de santé de l'établissement dans lequel travaille le travailleur ou par un autre médecin.

 

Si le certificat est délivré par le médecin responsable, celui‑ci doit, à la demande du travailleur, aviser le médecin qu'il désigne.

 

S'il est délivré par un autre médecin que le médecin responsable, ce médecin doit consulter, avant de délivrer le certificat, le médecin responsable ou, à défaut, le chef du département de santé communautaire du territoire dans lequel se trouve l'établissement, ou le médecin que ce dernier désigne.

 

36. Le travailleur a droit, pendant les cinq premiers jours ouvrables de cessation de travail, d'être rémunéré à son taux de salaire régulier. Par la suite, il a droit, pendant la période de cessation de travail, à l'indemnité prévue par le sous‑paragraphe b du paragraphe 1 de l'article 2 de la Loi sur l'indemnisation des victimes d'amiantose ou de silicose dans les mines et les carrières (L.R.Q., c. I‑7).

 


Pour disposer d'un tel cas, la Commission applique, en les adaptant, les paragraphes 2 et 3 de l'article 2, les articles 3, 4, 5, 6, 7, 10, 12, 13 et 14 de la loi visée dans le premier alinéa ainsi que la Loi sur les accidents du travail dans la mesure où elle est compatible avec la présente loi.

 

37. Si le travailleur croit qu'il n'est pas raisonnablement en mesure d'accomplir les tâches auxquelles il est affecté par l'employeur, il peut demander au comité de santé et de sécurité, ou à défaut de comité, au représentant à la prévention et à l'employeur d'examiner et de décider la question en consultation avec le médecin responsable des services de santé de l'établissement ou, à défaut de médecin responsable, avec le chef du département de santé communautaire du territoire où se trouve l'établissement.

 

Le travailleur ou l'employeur peut demander à la Commission de réviser la décision. S'il n'y a pas de comité ni de représentant à la prévention, le travailleur peut adresser sa demande directement à la Commission. La décision de la Commission est finale et exécutoire.

 

90.                     Suivant l'article 38, le travailleur affecté à d'autres tâches conserve tous les avantages liés à l'emploi antérieur; à la fin de l'affectation, il doit être réintégré dans son emploi régulier; enfin, il continue de bénéficier des avantages sociaux sous réserve du paiement des cotisations dont l'employeur assume sa part.

 

91.                     Quant à l'art. 39, il permet au travailleur qui a cessé de travailler de conserver pendant un an, sous certaines réserves, tous les avantages liés à l'emploi qu'il occupait auparavant.

 

92.                     Les dispositions relatives au retrait préventif de la travailleuse enceinte, mentionnées dans la première question constitutionnelle, sont les suivantes:

 

40. Une travailleuse enceinte qui fournit à l'employeur un certificat attestant que les conditions de son travail comportent des dangers physiques pour l'enfant à naître ou, à cause de son état de grossesse, pour elle‑même, peut demander d'être affectée à des tâches ne comportant pas de tels dangers et qu'elle est raisonnablement en mesure d'accomplir.

 

La forme et la teneur de ce certificat sont déterminées par règlement et l'article 33 s'applique à sa délivrance.

 


41. Si l'affectation demandée n'est pas effectuée immédiatement, la travailleuse peut cesser de travailler jusqu'à ce que l'affectation soit faite ou jusqu'à la date de son accouchement.

 

On entend par "accouchement", la fin d'une grossesse par la mise au monde d'un enfant viable ou non, naturellement ou par provocation médicale légale.

 

42. Les articles 36 et 37 s'appliquent, en les adaptant, lorsqu'une travailleuse exerce le droit que lui accordent les articles 40 et 41.

 

43. La travailleuse qui exerce le droit que lui accordent les articles 40 et 41 conserve tous les avantages liés à l'emploi qu'elle occupait avant son affectation à d'autres tâches ou avant sa cessation de travail.

 

À la fin de son affectation ou de sa cessation de travail, l'employeur doit réintégrer la travailleuse dans son emploi régulier.

 

La travailleuse continue de bénéficier des avantages sociaux reconnus à son lieu de travail, sous réserve du paiement des cotisations exigibles dont l'employeur assume sa part.

 

44. Sur réception d'une demande d'une travailleuse, la Commission peut faire des paiements temporaires si elle est d'avis qu'elle accordera probablement l'indemnité.

 

Si la Commission vient à la conclusion que la demande ne doit pas être accordée, les montants versés à titre de paiements temporaires ne sont pas recouvrables.

 

45. Les fonds nécessaires au paiement de cette indemnité sont puisés par la Commission à même le fonds spécial constitué en vertu du paragraphe 2 de l'article 99 de la Loi sur les accidents du travail.

 

93.                     Les articles 46 à 48 confèrent à la travailleuse qui allaite des droits semblables à ceux dont il est question aux art. 40 à 45 lorsque les conditions de son travail comportent des dangers pour l'enfant qu'elle allaite.

 

94.                     La cinquième partie de la section I du chapitre III impose des obligations aux travailleurs, à l'art. 49:

 

49. Le travailleur doit:

 

lo prendre connaissance du programme de prévention qui lui est applicable;


2o prendre les mesures nécessaires pour protéger sa santé, sa sécurité ou son intégrité physique;

 

3o veiller à ne pas mettre en danger la santé, la sécurité ou l'intégrité physique des autres personnes qui se trouvent sur les lieux de travail ou à proximité des lieux de travail;

 

4o se soumettre aux examens de santé exigés pour l'application de la présente loi et des règlements;

 

5o participer à l'identification et à l'élimination des risques d'accidents du travail et de maladies professionnelles sur le lieu de travail;

 

6o collaborer avec le comité de santé et de sécurité et, le cas échéant, avec le comité de chantier ainsi qu'avec toute personne chargée de l'application de la présente loi et des règlements.

 

95.                     La section II du chapitre III est relative à l'employeur.

 

96.                     L'article 50 précise quels sont les droits généraux de l'employeur:

 

50. L'employeur a notamment le droit, conformément à la présente loi et aux règlements, à des services de formation, d'information et de conseil en matière de santé et de sécurité du travail.

 

97.                     L'article 51 énumère les obligations générales de l'employeur parmi lesquelles on trouve les suivantes:

 

51. L'employeur doit prendre les mesures nécessaires pour protéger la santé et assurer la sécurité et l'intégrité physique du travailleur. Il doit notamment:

 

1o s'assurer que les établissements sur lesquels il a autorité sont équipés et aménagés de façon à assurer la protection du travailleur;

 

                                                                    ...

 

3o s'assurer que l'organisation du travail et les méthodes et techniques utilisées pour l'accomplir sont sécuritaires et ne portent pas atteinte à la santé du travailleur;

 


4o contrôler la tenue des lieux de travail, fournir des installations sanitaires, l'eau potable, un éclairage, une aération et un chauffage convenables et faire en sorte que les repas pris sur les lieux de travail soient consommés dans des conditions hygiéniques;

 

5o utiliser les méthodes et techniques visant à identifier, contrôler et éliminer les risques pouvant affecter la santé et la sécurité du travailleur;

 

                                                                    ...

 

7o fournir un matériel sécuritaire et assurer son maintien en bon état;

 

8o s'assurer que l'émission d'un contaminant ou l'utilisation d'une matière dangereuse ne porte atteinte à la santé ou à la sécurité de quiconque sur un lieu de travail;

 

9o informer adéquatement le travailleur sur les risques reliés à son travail et lui assurer la formation, l'entraînement et la supervision appropriés afin de faire en sorte que le travailleur ait l'habileté et les connaissances requises pour accomplir de façon sécuritaire le travail qui lui est confié;

 

                                                                    ...

 

11o fournir gratuitement au travailleur tous les moyens et équipements de protection individuels choisis par le comité de santé et de sécurité conformément au paragraphe 4o de l'article 78 ou, le cas échéant, les moyens et équipements de protection individuels ou collectifs déterminés par règlement et s'assurer que le travailleur, à l'occasion de son travail, utilise ces moyens et équipements;

 

12o permettre aux travailleurs de se soumettre aux examens de santé en cours d'emploi exigés pour l'application de la présente loi et des règlements;

 

13o communiquer aux travailleurs, au comité de santé et de sécurité, à l'association accréditée, au chef du département de santé communautaire et à la Commission, la liste des matières dangereuses utilisées dans l'établissement et des contaminants qui peuvent y être émis;

 

98.                     L'article 53 prescrit:

 

53. L'employeur ne peut faire exécuter un travail:

 

1o par un travailleur qui n'a pas atteint l'âge déterminé par règlement pour exécuter ce travail;

 


2o au‑delà de la durée maximale quotidienne ou hebdomadaire fixée par règlement;

 

3o par une personne qui n'a pas subi les examens de santé ou qui ne détient pas un certificat de santé exigés par les règlements pour effectuer un tel travail.

 

99.                     L'article 54 interdit à l'employeur ou au propriétaire, dans les cas déterminés par règlement, d'entreprendre la construction d'un établissement ou de modifier des installations ou équipements sans transmettre au préalable à la Commission des plans et devis d'architecte ou d'ingénieur attestant de leur conformité aux règlements.

 

100.                   Les articles 58 à 61 imposent à l'employeur dont l'établissement appartient à une catégorie identifiée par règlement de faire en sorte qu'un programme de prévention propre à cet établissement soit mis en application.

 

101.                   Selon l'article 59, un tel programme de prévention doit notamment contenir les éléments suivants:

 

59. ...

 

1o des programmes d'adaptation de l'établissement aux normes prescrites par les règlements concernant l'aménagement des lieux de travail, l'organisation du travail, l'équipement, le matériel, les contaminants, les matières dangereuses, les procédés et les moyens et équipements de protection collectifs;

 

2o des mesures de surveillance de la qualité du milieu de travail et des mesures d'entretien préventif;

 

3o les normes d'hygiène et de sécurité spécifiques à l'établissement; . . .

 

102.                   Selon l'article 60, la C.S.S.T. peut ordonner que le contenu du programme soit modifié.

 


103.                   L'article 62 est l'un des articles que mentionnent les questions constitutionnelles posées dans Chemins de fer nationaux. Il sera cité dans les motifs de cet arrêt‑là. Il impose à l'employeur le devoir d'informer dans les 24 heures l'inspecteur chef régional des accidents importants. Il prescrit également que les lieux de l'accident doivent demeurer inchangés pour le temps d'une enquête, sauf pour empêcher une aggravation ou si l'inspecteur autorise un changement.

 

104.                   La section III du chapitre III est relative aux fournisseurs à qui l'art. 63 interdit de fabriquer, fournir, vendre, louer, distribuer ou installer un produit, un procédé, un équipement, un matériel, un contaminant ou une matière dangereuse à moins que ceux‑ci ne soient sécuritaires et conformes aux normes prescrites par règlement.

 

105.                   L'important chapitre IV s'intitule "Les comités de santé et de sécurité". Selon les art. 68 et 69, ces comités peuvent être formés au sein d'un établissement groupant plus de vingt travailleurs, appartenant à une catégorie identifiée à cette fin par règlement, à la demande d'une association accréditée ou sur l'ordre de la C.S.S.T.

 

106.                   Aux termes des art. 71 à 73, ces comités de santé et de sécurité sont paritaires: au moins la moitié de leurs membres représentent les travailleurs et sont désignés par eux ou par l'association accréditée lorsqu'elle représente l'ensemble des travailleurs de l'établissement.

 

107.                   Parmi les fonctions des comités se trouvent celles qui suivent, énumérées à l'art. 78:

 

78. ...

 

1o de choisir conformément à l'article 118 le médecin responsable des services de santé dans l'établissement;


2o d'approuver le programme de santé élaboré par le médecin responsable en vertu de l'article 112;

 

3o d'établir, au sein du programme de prévention, les programmes de formation et d'information en matière de santé et de sécurité du travail;

 

4o de choisir les moyens et équipements de protection individuels qui, tout en étant conformes aux règlements, sont les mieux adaptés aux besoins des travailleurs de l'établissement;

 

                                                                    ...

 

9o de recevoir copie des avis d'accidents et d'enquêter sur les événements qui ont causé ou qui auraient été susceptibles de causer un accident du travail ou une maladie professionnelle et soumettre les recommandations appropriées à l'employeur et à la Commission;

 

10o de recevoir les suggestions et les plaintes des travailleurs, de l'association accréditée et de l'employeur relatives à la santé et à la sécurité du travail, les prendre en considération, les conserver et y répondre;

 

11o de recevoir et d'étudier les rapports d'inspections effectuées dans l'établissement;

 

                                                                    ...

 

13o d'accomplir toute autre tâche que l'employeur et les travailleurs ou leur association accréditée lui confient en vertu d'une convention.

 

108.                   Les membres des comités de santé et de sécurité sont protégés contre les mesures disciplinaires par l'art. 81 sauf en cas d'exercice abusif de leurs fonctions.

 

109.                   Le chapitre V de la Loi s'intitule "Le représentant à la prévention". Ce dernier‑‑mais il peut y en avoir plusieurs‑‑est désigné parmi les travailleurs de l'établissement où il existe un comité de santé et de sécurité, de la même façon que les travailleurs d'un tel comité, c'est‑à‑dire qu'il est désigné par les travailleurs.

 

110.                   L'article 90 définit les fonctions du représentant à la prévention:

 


90. Le représentant à la prévention a pour fonctions:

 

1o de faire l'inspection des lieux de travail;

 

2o de recevoir copie des avis d'accidents et d'enquêter sur les événements qui ont causé ou auraient été susceptibles de causer un accident;

 

3o d'identifier les situations qui peuvent être source de danger pour les travailleurs;

 

4o de faire les recommandations qu'il juge opportunes au comité de santé et de sécurité ou, à défaut, aux travailleurs ou à leur association accréditée et à l'employeur;

 

5o d'assister les travailleurs dans l'exercice des droits qui leur sont reconnus par la présente loi et les règlements;

 

6o d'accompagner l'inspecteur à l'occasion des visites d'inspection;

 

7o d'intervenir dans les cas où le travailleur exerce son droit de refus;

 

8o de porter plainte auprès de l'inspecteur chef régional;

 

9o de participer à l'identification et à l'évaluation des caractéristiques concernant les postes de travail et le travail exécuté par les travailleurs de même qu'à l'identification des contaminants et des matières dange‑ reuses présents dans les postes de travail aux fins de l'article 52.

 

111.                   Le représentant à la prévention peut, conformément à l'art. 92, s'absenter de son travail sans perte de salaire pour exercer certaines de ses fonctions, et il est aussi protégé contre les mesures disciplinaires par l'art. 97, sauf en cas d'abus.

 

112.                   Le chapitre VI, qui comprend les art. 98 à 103, est relatif aux associations sectorielles d'employeurs ou d'associations syndicales qui ont pour objet de fournir aux employeurs et aux travailleurs d'un secteur des services de formation, d'information, de recherche et de conseil.

 

113.                   Le chapitre VII, qui comprend les art. 104 à 106, permet à la C.S.S.T. de subventionner les associations syndicales et les associations d'employeurs.


 

114.                   Le chapitre VIII s'intitule "La santé au travail". Il comprend les art. 107 à 136 regroupés en cinq sections; la première est relative aux programmes de santé élaborés par la C.S.S.T. et les contrats types conclus entre la C.S.S.T. et les centres hospitaliers. La deuxième section de ce chapitre est relative au programme de santé spécifique à un établissement élaboré par le médecin responsable. La troisième section est relative au médecin responsable des services de santé d'un établissement. La quatrième section porte sur le chef de département de santé communautaire. Enfin, la cinquième section de ce chapitre a trait à la reconnaissance de certains services de santé.

 

115.                   Le chapitre IX, qui comprend les art. 137 à 176, a pour objets la constitution et les fonctions de la C.S.S.T. laquelle, en vertu de l'art. 328, est substituée à la Commission des accidents du travail du Québec. L'article 160 confère à la Commission ou aux personnes qu'elle désigne pour enquêter les pouvoirs et l'immunité des commissaires nommés en vertu de la Loi sur les commissions d'enquête, L.R.Q., chap. C‑37, sauf celui d'imposer l'emprisonnement. L'article 161 est relatif à l'immunité de la Commission, de ses membres, de son conseil d'administration, de ses vice‑présidents et fonctionnaires.

 

116.                   Le chapitre X s'intitule "Inspection". Il comprend le texte des art. 177 à 193 lesquels, avec l'art. 62, sont des dispositions que mentionnent les questions constitutionnelles posées dans Chemins de fer nationaux. Voici le texte des art. 177 à 193:

 

177. Aux fins de l'application de la présente loi et des règlements, des inspecteurs et des inspecteurs chefs régionaux sont nommés et rémunérés suivant la Loi sur la fonction publique.

 


178. Les articles 160 et 161 s'appliquent à un inspecteur et à un inspecteur chef régional nommés en vertu de l'article 177.

 

179. Un inspecteur peut, dans l'exercice de ses fonctions, pénétrer à toute heure raisonnable du jour ou de la nuit dans un lieu où sont exercées des activités dans les domaines visés dans la présente loi et les règlements.

 

Un inspecteur a alors accès à tous les livres, registres et dossiers d'un employeur, d'un maître d'oeuvre, d'un fournisseur ou de toute autre personne qui exerce une activité dans les domaines visés dans la présente loi et les règlements. Une personne qui a la garde, la possession ou le contrôle de ces livres, registres ou dossiers doit en donner communication à l'inspecteur et lui en faciliter l'examen.

 

Un inspecteur doit, s'il en est requis, exhiber un certificat attestant sa qualité.

 

Si l'enquête doit se faire dans un endroit servant entièrement ou partiellement à des fins d'habitation, l'inspecteur doit pour exercer ses fonctions, être muni d'un mandat de perquisition émis en vertu de la Loi sur les poursuites sommaires (L.R.Q., c. P‑15) ou avoir l'assentiment écrit de la personne qui occupe cet endroit.

 

180. En outre des pouvoirs généraux qui lui sont dévolus, l'inspecteur peut:

 

1o enquêter sur toute matière relevant de sa compétence;

 

2o exiger de l'employeur ou du maître d'oeuvre, selon le cas, le plan des installations et de l'aménagement du matériel;

 

3o prélever, sans frais, à des fins d'analyse, des échantillons de toute nature notamment à même les objets utilisés par les travailleurs; il doit alors en informer l'employeur et lui retourner, après analyse, l'objet ou les échantillons prélevés lorsque c'est possible de le faire;

 

4o faire des essais et prendre des photographies ou enregistrements sur un lieu de travail;

 

5o exiger de l'employeur, du maître d'oeuvre ou du propriétaire, pour s'assurer de la solidité d'un bâtiment, d'une structure ou d'un ouvrage de génie civil, une attestation de solidité signée par un ingénieur ou un architecte ou une attestation prévue par l'article 54;

 

6o installer, dans les cas qu'il détermine, un appareil de mesure sur un lieu de travail ou sur un travailleur si ce dernier y consent par écrit ou ordonner à l'employeur d'installer un tel appareil et ce, dans un délai et dans un endroit qu'il désigne, et obliger l'employeur à transmettre les données recueillies selon les modalités qu'il détermine;

 


7o se faire accompagner par une ou des personnes de son choix dans l'exercice de ses fonctions.

 

181. À son arrivée sur un lieu de travail, l'inspecteur doit, avant d'entreprendre une enquête ou une inspection, prendre les mesures raisonnables pour aviser l'employeur, l'association accréditée et le représentant à la prévention. Sur un chantier de construction, il avise le maître d'oeuvre et le représentant à la prévention.

 

182. L'inspecteur peut, s'il l'estime opportun, émettre un avis de correction enjoignant une personne de se conformer à la présente loi ou aux règlements et fixer un délai pour y parvenir.

 

183. L'inspecteur communique le résultat de son enquête ou de son inspection à l'employeur, à l'association accréditée, au comité de chantier, au comité de santé et de sécurité, au représentant à la prévention et au chef du département de santé communautaire; il leur transmet, le cas échéant, copie de l'avis de correction. Lorsqu'il n'existe pas de comité, l'employeur doit afficher une copie de l'avis de correction dans autant d'endroits visibles et facilement accessibles aux travailleurs qu'il est raisonnablement nécessaire pour assurer leur information.

 

184. La personne à qui un inspecteur a adressé un avis de correction doit y donner suite dans le délai imparti; il doit, en outre, informer dans les plus brefs délais l'association accréditée, le comité de santé et de sécurité, le représentant à la prévention et l'inspecteur des mesures précises qu'il entend prendre.

 

185. Il est interdit d'entraver un inspecteur dans l'exercice de ses fonctions, de le tromper ou de tenter de le tromper par des réticences ou par des déclarations fausses ou mensongères, de refuser de lui déclarer ses nom, prénoms et adresse ou de négliger d'obéir à un ordre qu'il peut donner en vertu de la présente loi ou des règlements.

 

186. Un inspecteur peut ordonner la suspension des travaux ou la fermeture, en tout ou en partie, d'un lieu de travail et, s'il y a lieu, apposer les scellés lorsqu'il juge qu'il y a danger pour la santé, la sécurité ou l'intégrité physique des travailleurs.

 

Il doit alors motiver sa décision par écrit dans les plus brefs délais et indiquer les mesures à prendre pour éliminer le danger.

 

L'article 183 s'applique, en l'adaptant, à cet ordre de l'inspecteur.

 

187. Pendant que dure une suspension des travaux ou une fermeture, les travailleurs sont réputés être au travail et ont ainsi droit à leur salaire et aux avantages liés à leur emploi.

 


188. Personne ne peut être admis sur un lieu de travail fermé par un inspecteur sauf, avec l'autorisation de l'inspecteur, les personnes qui exécutent les travaux nécessaires pour éliminer le danger.

 

Toutefois, l'application du premier alinéa ne peut avoir pour effet d'empêcher un employeur, un maître d'oeuvre ou un propriétaire de prendre les moyens de conservation nécessaires pour éviter la destruction ou la détérioration grave de biens meubles ou immeubles qui s'y trouvent.

 

189. Les travaux ne peuvent reprendre ou le lieu de travail être réouvert avant que l'inspecteur ne l'ait autorisé.

 

L'article 183 s'applique, en l'adaptant, à l'autorisation de l'inspecteur.

 

190. L'inspecteur peut, lorsqu'une personne enfreint la présente loi ou les règlements, ordonner qu'elle cesse de fabriquer, fournir, vendre, louer, distribuer ou installer le produit, le procédé, l'équipement, le matériel, le contaminant ou la matière dangereuse concerné et apposer les scellés ou confisquer ces biens et ordonner qu'elle cesse toute activité susceptible de causer l'émission du contaminant concerné.

 

Il doit alors motiver sa décision par écrit en indiquant, le cas échéant, les mesures à prendre pour que le produit, le procédé, l'équipement, le matériel, le contaminant ou la matière dangereuse ou que l'activité susceptible de causer l'émission du contaminant soit rendu conforme à la loi et aux règlements.

 

La fabrication, la fourniture, la vente, la location, la distribution ou l'installation du produit, du procédé, de l'équipement, du matériel, du contaminant ou de la matière dangereuse ou l'activité susceptible de causer l'émission d'un contaminant ne peut reprendre avant que l'inspecteur ne l'ait autorisée.

 

L'article 183 s'applique, en l'adaptant, à un ordre ou une autorisation de l'inspecteur.

 

191. Un ordre ou une décision d'un inspecteur est exécutoire tant qu'il n'est pas révisé par l'inspecteur chef régional.

 

192. Un ordre ou une décision d'un inspecteur chef régional est exécutoire tant qu'il n'est pas révisé par la Commission.

 

Les décisions de la Commission sont finales et sans appel.

 

193. Les inspecteurs, les inspecteurs chefs régionaux et le personnel requis pour l'application du présent chapitre et de la section V du chapitre XI relèvent du membre du conseil exécutif ou de l'organisme que peut désigner le gouvernement.


 

117.                   Le chapitre XI est relatif aux chantiers de construction. Il comprend les art. 194 à 222.

 

118.                   Le chapitre XII, qui comprend les art. 223 à 226, s'intitule "Règlements" et il confère à la C.S.S.T. des pouvoirs fort étendus de faire des règlements. L'article 223 se lit en partie comme suit:

 

223. La Commission peut faire des règlements pour:

 

1o établir des catégories d'établissements en fonction des activités exercées, du nombre d'employés, des dangers pour la santé et la sécurité des travailleurs ou de la fréquence et de la gravité des accidents et des maladies professionnelles;

 

                                                                    ...

 

3o dresser une liste des contaminants ou des matières dangereuses, les classer en catégories notamment en identifiant les agents biologiques et chimiques et déterminer, pour chaque catégorie ou chaque contaminant, une quantité ou une concentration maximale permissible d'émission, de dépôt, de dégagement ou de rejet dans un lieu de travail, en prohiber ou restreindre l'utilisation ou en interdire toute émission, dépôt, dégagement ou rejet;

 

                                                                    ...

 

6o identifier les contaminants à l'égard desquels un travailleur peut exercer le droit que lui reconnaît l'article 32, déterminer les critères d'altération à la santé associés à chacun de ces contaminants et permettant l'exercice de ce droit, préciser les critères du retrait d'un travailleur de son poste de travail et de sa réintégration, et déterminer la forme et la teneur du certificat visé dans les articles 32, 40 et 46;

 


7o prescrire les mesures de surveillance de la qualité du milieu de travail et les normes applicables à tout établissement ou chantier de construction de manière à assurer la santé, la sécurité et l'intégrité physique des travailleurs notamment quant à l'organisation du travail, à l'éclairage, au chauffage, aux installations sanitaires, à la qualité de l'alimentation, au bruit, à la ventilation, aux contraintes thermiques, à la qualité de l'air, à l'accès à l'établissement, aux moyens de transports utilisés par les travailleurs, aux locaux pour prendre les repas et à la propreté sur un lieu de travail et déterminer les normes d'hygiène et de sécurité que doit respecter l'employeur lorsqu'il met des locaux à la disposition des travailleurs à des fins d'hébergement, de services d'alimentation ou de loisirs;

 

                                                                    ...

 

9o déterminer, en fonction des catégories d'établissements ou de chantiers de construction, les moyens et équipements de protection individuels ou collectifs que l'employeur doit fournir gratuitement au travailleur;

 

                                                                    ...

 

11o fixer l'âge minimum qu'un travailleur doit avoir atteint pour exécuter un travail qu'elle identifie;

 

12o déterminer, dans les cas ou circonstances qu'elle indique, le nombre d'heures maximum, par jour ou par semaine, qui peut être consacré à un travail, selon la nature de celui‑ci, le lieu où il est exécuté et la capacité physique du travailleur et prévoir la distribution de ces heures ainsi qu'une période minimum de repos ou de repas;

 

                                                                    ...

 

14o indiquer dans quels cas ou circonstances une construction nouvelle ou une modification à des installations existantes ne peut être entreprise sans transmission préalable à la Commission des plans et devis d'architecte ou d'ingénieur et indiquer les délais et les modalités selon lesquels cette transmission doit être faite, et prescrire des normes de construction, d'aménagement, d'entretien et de démolition;

 

                                                                    ...

 

16o déterminer les cas et circonstances dans lesquels un établissement ou un chantier de construction doit être considéré comme éloigné et déterminer les conditions de vie que l'employeur doit y maintenir au bénéfice des travailleurs;

 

17o déterminer les catégories d'établissements pour lesquelles un programme de prévention doit être mis en application, déterminer le contenu minimum obligatoire de ce programme de prévention, selon la catégorie à laquelle appartient un établissement ou un chantier de construction et déterminer les modalités et les délais selon lesquels le programme de prévention et sa mise à jour doivent être transmis à la Commission;

 

                                                                    ...


 

19o prescrire des normes relatives à la sécurité des produits, procédés, équipements, matériels, contaminants ou matières dangereuses qu'elle identifie, en indiquer les modes d'utilisation, d'entretien et de réparation et en prohiber ou restreindre l'utilisation;

 

                                                                    ...

 

24o déterminer, en fonction des catégories d'établissements, le temps qu'un représentant à la prévention peut consacrer à l'exercice de ses fonctions, déterminer selon les catégories d'établissements ou de chantiers de construction les instruments ou appareils nécessaires à l'exercice des fonctions du représentant à la prévention, et déterminer les frais d'inscription, de déplacement et de séjour qu'elle assume en vertu des articles 91 et 211;

 

                                                                    ...

 

42o généralement prescrire toute autre mesure utile à la mise en application de la présente loi.

 

Le contenu des règlements peut varier selon les catégories de personnes, de travailleurs, d'employeurs, de lieux de travail, d'établissements ou de chantiers de construction auxquelles ils s'appliquent. Les règlements peuvent, en outre, prévoir des délais de mise en application qui peuvent varier selon l'objet et la portée de chaque règlement.

 

119.                   Le chapitre XIII comprend les art. 227 à 233. Il est relatif aux recours du travailleur illégalement pénalisé à cause de l'exercice d'un droit lui résultant de la Loi. Il peut procéder par voie de plainte auprès du commissaire général du travail ou, personnellement ou par son association accréditée, avoir recours à la procédure de règlement de griefs et à l'arbitrage.

 

120.                   Le chapitre XIV comprend les art. 234 à 246. Il est relatif aux infractions à la Loi et aux peines.

 


121.                   Le chapitre XV, relatif au financement, comprend les art. 247 à 250. L'article 247 prescrit que la C.S.S.T. perçoit des employeurs les sommes requises pour défrayer tous les coûts qui découlent de l'application de la Loi et des règlements. Toutefois, certaines dépenses relatives à l'inspection sont accordées annuellement par la Législature qui peut également verser annuellement une partie des sommes requises pour l'application de la Loi et des règlements pour la formation, l'information et la recherche: art. 249 et 250.

 

122.                   Le chapitre XVI s'intitule "Dispositions transitoires". Il comprend les art. 251 à 335.

 

123.                   Le chapitre XVII s'intitule "Dispositions finales". Il comprend les art. 336 à 338.

 

124.                   Avant de quitter ce sujet et de passer à l'analyse et à la qualification de la Loi, il importe de noter que le Parlement avait précédé la Législature du Québec en légiférant sur la santé et la sécurité du travail dans les entreprises fédérales. Il s'agit de la partie IV du Code canadien du travail, S.R.C. 1970, chap. L‑1, tel que modifié, comprenant les art. 79 à 106.1 adoptés entre 1967 et 1978. La Loi comporte des analogies frappantes avec cette partie du Code canadien du travail dont le Livre blanc, aux pp. 61, 62 et 279, reconnaît d'ailleurs s'être partiellement inspiré, en même temps que de la législation américaine, de la législation anglaise et de la législation des autres provinces.

 


125.                   Il n'est pas nécessaire d'analyser en détail la législation fédérale. Mais il y a lieu de noter certaines ressemblances avec la Loi. Elle impose par l'art. 81 à celui qui dirige une entreprise fédérale le devoir de le faire de manière à ne pas mettre en danger la sécurité ou la santé de toute personne employée dans le cadre de cette entreprise et celui d'adopter des méthodes et techniques destinées à prévenir ou diminuer le risque de lésion professionnelle. Elle impose au travailleur l'obligation de prendre les précautions nécessaires pour assurer sa propre sécurité et celle de ses collègues ainsi que d'utiliser les dispositifs et de porter les vêtements ou accessoires destinés à sa protection, qui lui sont fournis par l'employeur ou que la loi l'oblige à porter. Quoique la loi fédérale ne comporte pas de dispositions spécifiques relatives au retrait préventif de la femme enceinte ou des autres travailleurs, elle donne au travailleur, à l'art. 82.1, le droit de refuser de travailler en cas de danger imminent. Ce droit est réglementé. Au cas où après enquête le refus est réitéré, un agent de sécurité nommé par le Ministre peut, s'il y a danger, donner des directives qui ressemblent à un avis de correction. Il peut faire de même s'il découvre un danger en cours d'inspection. Les directives de l'inspecteur peuvent être référées en appel au Conseil canadien des relations du travail. À l'article 84.1, la loi fédérale habilite le Ministre à exiger la création de comités d'hygiène et de sécurité dont au moins la moitié des membres doivent travailler à l'entreprise sans toutefois participer à la direction, et avoir été choisis par les autres travailleurs ou par le syndicat. Les fonctions des comités d'hygiène et de sécurité ressemblent à celles des comités de santé et d comparables à ceux de la C.S.S.T. Mentionnons par exemple qu'il peut entre autres faire des règlements:

 

84. (1) ...

 

a) concernant le plan de la charpente d'un bâtiment ou autre structure et l'entretien d'un bâtiment ou autre structure;

 

b) concernant l'utilisation, la mise en service et l'entretien

 

(i) des chaudières et récipients soumis à une pression interne,

 

(ii) des escaliers mécaniques, ascenseurs et autres dispositifs destinés au transport des personnes ou du matériel;

 

(iii) de l'outillage servant à la production, la distribution ou à l'utilisation de l'électricité, et

 


(iv) de brûleurs à gaz ou à pétrole ou d'autres appareils générateurs de chaleur;

 

c) concernant l'aération, l'éclairage et la température des lieux de travail, et prescrivant l'espace minimum exigé pour les employés;

 

                                                                    ...

 

e) concernant la surveillance et le clôturage des appareils, de l'outillage et des lieux;

 

f) concernant la manipulation, le transport, l'entreposage et l'utilisation et la manière de disposer de substances ou engins compromettant la sécurité ou la santé des employés;

 

g) prescrivant les normes applicables aux vêtements et accessoires protecteurs que doivent porter les employés, régissant leur utilisation et précisant qui doit les fournir;

 

h) prescrivant les conditions d'âge, de santé, d'état physique et de compétence auxquelles doivent satisfaire les personnes susceptibles d'être employées à certains travaux;

 

                                                                    ...

 

j) prescrivant les normes mécaniques applicables aux véhicules et à l'équipement;

 

                                                                    ...

 

l) concernant les rapports et les enquêtes à faire sur les accidents et les situations dangereuses;

 

                                                                    ...

 

n) concernant l'adoption et la mise en application de codes de sécurité appropriés;

 

o) prescrivant les installations de premiers soins à fournir, la formation à donner en matière de premiers soins et les services à assurer par les préposés aux premiers soins; . . .

 


126.                   C'est donc dire que la Loi et la partie IV du Code canadien du travail s'apparentent par la lettre et par l'esprit. D'ailleurs, la loi fédérale a été substantiellement remaniée et particularisée par S.C. 1984, chap. 39, et il semble que ces modifications s'inspirent à leur tour, au moins en partie, de la Loi et probablement d'autres législations provinciales. Ainsi, le nouvel art. 79.1, qui ne fait que décrire ou codifier le droit antérieur, ressemble à l'art. 2 de la Loi. Il prescrit:

 

79.1 La présente Partie a pour raison d'être de prévenir les accidents et les maladies survenant au cours de l'occupation d'un emploi visé par la présente Partie ou qui en résultent ou y sont liés.

 

127.                   Notons également le nouveau par. 97(2) qui permet des accords prévoyant l'utilisation de fonctionnaires provinciaux à titre d'agents de sécurité pour fins d'application de la loi fédérale.

 

128.                   Certes, les deux lois comportent des différences mais, par l'esprit et la lettre, elles se ressemblent bien plus qu'elles ne diffèrent.

 

2.  Analyse et qualification de la Loi

 


129.                   Aucun des procureurs n'a contesté, et personne ne peut contester je pense, que la fin poursuivie par le législateur dans la Loi soit, comme le prescrit l'art. 2, "l'élimination à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l'intégrité physique des travailleurs". Mais, au plan constitutionnel, la finalité d'une loi, en l'occurrence, la santé et la sécurité du travailleur, ne suffit pas à justifier les moyens spécifiques employés pour l'atteindre. Pour prendre un exemple évident et peut‑être simpliste, une province ne saurait constitutionnellement, dans un but de santé et de sécurité, frapper d'une taxe d'importation des produits ou des appareils qu'elle jugerait dangereux. Sans doute n'est‑il pas question en l'espèce d'inconstitutionnalité de la Loi. Seule est contestée son applicabilité à des entreprises fédérales. Mais en entrant dans le champ de la prévention des accidents sur les lieux du travail, comme il est en son pouvoir de le faire, et en utilisant, comme il ne pouvait probablement pas éviter de le faire en matière de prévention, des moyens comme le droit de refus, le retrait préventif, la réglementation détaillée, l'inspection et les avis de correction des "établissements" au sens de la Loi‑‑c'est‑à‑dire "l'ensemble des installations et de l'équipement groupés sur un même site et organisés sous l'autorité d'une même personne ou de personnes liées, en vue de la production ou de la distribution de biens ou de services . . .»‑‑le législateur ne pouvait manquer d'entrer directement et massivement d'une part dans le domaine des conditions de travail et des relations de travail et, d'autre part,‑‑mais ce sont là les deux volets d'une même réalité‑‑dans le domaine de la gestion et des opérations des entreprises. Par le fait même, il s'interdisait de viser et d'atteindre par sa loi les entreprises fédérales.

 

130.                   Il me paraît manifeste en effet qu'à sa face même, la Loi vise principalement les conditions de travail, les relations de travail et la gestion de l'entreprise.

 

131.                   Conditions de travail

 


132.                   Il n'existe pas de définition de l'expression "conditions de travail" dans la Loi. Le législateur utilise parfois l'expression dans des sens différents. La jurisprudence et la doctrine ont proposé depuis des années un grand nombre de définitions diverses, tirées de contextes législatifs multiples, auxquelles il n'est ni nécessaire ni prudent de s'attacher. Il me paraît suffisant, pour les fins de cette trilogie, de définir très généralement les conditions de travail: il s'agit des conditions en vertu desquelles un travailleur ou des travailleurs, individuellement ou collectivement, effectuent leur prestation de travail, conformément à des droits et obligations inclus au contrat de travail par le consentement des parties ou par la loi, et en vertu desquelles l'employeur reçoit cette prestation. Les lois ajoutent des conditions minimales à des conventions négociées, comme c'est le cas par exemple pour le salaire minimum, les jours chômés et les heures de travail. Le statut d'ordre public de la Loi emporte que ses dispositions deviennent incorporées à tout contrat de travail intervenu entre un employeur et un travailleur. Le caractère de conditions de travail de telles dispositions apparaît des plus évidents quand on considère qu'il est possible d'accroître la protection minimale consentie par le législateur par le biais de la négociation syndicale ou individuelle (deuxième alinéa de l'art. 4 de la Loi). Par surcroît, rien n'interdit d'intégrer les conditions de la Loi aux conventions collectives afin de bénéficier de la procédure de règlement de griefs, en sus des recours de la Loi.

 

133.                   Contrairement à un régime d'indemnisation de victimes d'accidents du travail, tel que celui qui fut l'objet d'un litige dans la décision Workmen's Compensation Board, les dispositions préventives portant sur la santé et la sécurité des travailleurs sont donc du ressort du contrat de travail: il est de l'essence d'une disposition législative ayant pour objet la préservation de la santé des travailleurs de préciser les termes du contrat de travail, tout comme le fait une convention collective qui comporte des clauses préventives portant sur la santé et la sécurité des travailleurs. Ainsi, en l'espèce, y avait‑il entre Bell Canada et le Syndicat mis en cause, une convention collective comportant une clause sur le retrait préventif de la femme enceinte, moins favorable à certains égards que celle prévue par la Loi et par conséquent nulle si la Loi est applicable, mais dont la travailleuse mise en cause s'est effectivement prévalue et dont elle pouvait se prévaloir si la Loi est inapplicable. De même, dans Alltrans, la convention collective en vigueur entre les intéressés imposait‑elle à l'employeur l'obligation de défrayer le coût des chaussures sécuritaires, encouru par ses employés.


 

134.                   C'est dans le sens défini plus haut qu'il faut je pense entendre l'expression "conditions de travail" de l'art. 9 de la Loi qui confère au travailleur son "droit général" principal:

 

9.  Le travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique. [Je souligne.]

 

Par ailleurs, c'est dans un sens différent que le législateur utilise l'expression à l'art. 40 de la Loi, relatif au retrait préventif de la femme enceinte. L'expression "conditions de travail [qui] comportent des dangers physiques" y signifie plutôt "milieu du travail". Ce qui, dans l'art. 40 et l'art. 41, est vraiment une condition de travail au sens de la définition donnée plus haut, c'est le droit de la travailleuse enceinte à une nouvelle affectation ou au retrait préventif assorti des avantages et bénéfices que la Loi y attache.

 

135.                   L'analyse de la Loi, et particulièrement de ses art. 2 à 57, révèle que, pour atteindre son objet, elle réglemente les droits et obligations respectifs des travailleurs et des employeurs dans le cadre du contrat de travail.

 

136.                   L'article 2 qui, à son premier alinéa, énonce l'objectif de la Loi comme un objectif de prévention, savoir "l'élimination à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l'intégrité physique des travailleurs", peut être considéré en un sens comme énonçant un objectif négatif. Il s'agit par exemple de prévenir les accidents du travail. Mais l'envers positif de cet objectif et le moyen de l'atteindre, c'est d'assurer au travailleur des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique. Telle est, en une proposition, la philosophie qui inspire toute la Loi.

 


137.                   J'ai déjà référé à l'art. 4 qui permet de stipuler conventionnellement des conditions plus avantageuses que celles de la Loi et qui n'interdit pas d'incorporer les dispositions de la Loi aux conventions collectives pour les sanctionner par la procédure de règlement des griefs.

 

138.                   J'ai cité l'art. 9 qui porte expressément sur les conditions de travail.

 

139.                   Quant aux art. 12 à 31, relatifs au droit de refus, ils permettent au travailleur, sous réserve des conditions qu'ils prescrivent, de refuser sa prestation essentielle, la prestation de travail, intervenant par là au coeur du contrat de travail qui lie le travailleur et l'employeur.

 

140.                   Par ailleurs, suivant l'art. 14 de la Loi, le travailleur étant réputé être au travail lorsqu'il exerce le droit de refus, il a droit à son salaire de même que les autres travailleurs privés de travail par son refus: art. 28. Il est vrai qu'ils doivent tous demeurer disponibles et qu'ils peuvent être affectés temporairement à d'autres tâches. Mais cette affectation temporaire qui, soit dit en passant, touche au droit de gestion, n'est qu'une forme différente de la prestation de travail. Quant au salaire, il est, du point de vue de l'employeur, la contrepartie essentielle de la prestation de travail.

 

141.                   Les articles 32 à 48, relatifs au retrait préventif du travailleur exposé à un contaminant qui comporte pour lui des dangers et au retrait préventif de la travailleuse enceinte et de la travailleuse qui allaite, confèrent d'abord aux intéressés le droit de demander l'affectation à d'autres tâches, qui est de l'essence même du contrat de travail et qui constitue clairement une condition de travail. Ils confèrent également le droit de refuser la prestation de travail jusqu'à ce que l'affectation ait été accordée ou que le danger ait cessé, ou que la grossesse ou l'allaitement soient terminés.


 

142.                   Dans le cas du retrait préventif et du retrait préventif de la femme enceinte, le travailleur ou la travailleuse enceinte ont quand même droit, en vertu des art. 36 et 42, à cinq jours de salaire quoiqu'ils aient cessé de travailler. Ils ont aussi droit à des prestations équivalant à environ 90 p. 100 de leur salaire. Ces prestations leur sont versées par la C.S.S.T. à même des fonds auxquels les employeurs contribuent. En outre, ils conservent les avantages liés à l'emploi‑‑art. 39 et 43‑‑et ont le droit d'être éventuellement réintégrés à leur emploi régulier: art. 38 et 43.

 

143.                   Quelle que soit la définition que l'on accepte des "conditions de travail", il me paraît impensable qu'elle ne comprenne pas l'obligation pour le travailleur de fournir sa prestation de travail et celle pour l'employeur de lui payer son salaire. Or précisément, le droit de refus, le retrait préventif ainsi que le retrait préventif de la femme enceinte, droits cardinaux conférés au travailleur par la Loi, autorisent le travailleur à ne pas fournir sa prestation de travail.

 

144.                   Si le droit de refuser la prestation de travail, la continuation du droit au salaire et aux autres avantages, la disponibilité, l'affectation à d'autres tâches et le droit de réintégrer son emploi à la fin de l'affectation ou de la cessation de travail ne constituent pas des conditions de travail, je ne vois pas ce qui pourrait bien en constituer. Le fait que ces droits aient pour but de protéger la santé et la sécurité des travailleurs ne change pas la nature de ces conditions.

 


145.                   Mentionnons que le droit de refus n'est pas, sauf dans ses modalités particulières, une innovation de la Loi. Les arbitres de griefs et la jurisprudence l'avaient déjà reconnu: "Difficultés d'application de la Loi sur la santé et la sécurité du travail", par Daniel Rochefort, dans Les aspects juridiques de la santé et de la sécurité au travail (1982), Formation permanente du Barreau du Québec, cours 64, aux pp. 30 à 32.

 

146.                   Quant aux art. 49 et 51, relatifs aux obligations des travailleurs et aux obligations de l'employeur, ils renferment nombre de dispositions que l'on retrouve couramment dans les conventions collectives où elles sont là aussi considérées comme des conditions de travail.

 

147.                   Le juge Monet en Cour d'appel de même que les appelantes et le procureur général du Québec soutiennent que la Loi ne porte pas sur les conditions de travail au sens traditionnel du terme, ou du moins pas sur les conditions de travail au sens du Code du travail ou de la Loi sur les normes du travail ("L.N.T.") laquelle, incidemment, remplace l'ancienne Loi sur le salaire minimum, L.R.Q. 1977, chap. S‑1. Selon eux, seules les conditions réglementées par ces deux lois seraient de véritables conditions de travail. Or c'est là un argument qui se retourne contre leur position.

 

148.                   L'article 40 de la Loi n'est pas la seule disposition qui énonce le droit au retrait préventif de la femme enceinte. La L.N.T. prévoit semblable droit:

 

122. ...

 

Un employeur doit, de son propre chef, déplacer une salariée enceinte si les conditions de travail de cette dernière comportent des dangers physiques pour elle ou pour l'enfant à naître. La salariée peut refuser ce déplacement sur présentation d'un certificat médical attestant que ces conditions de travail ne présentent pas les dangers allégués.

 

149.                   La qualification de "condition de travail" du droit au retrait préventif ne saurait faire de doute. L'article 94 de la L.N.T. énonce:

 

94. Malgré l'article 93, une convention ou un décret peut avoir pour effet d'accorder à un salarié une condition de travail plus avantageuse qu'une norme prévue par la présente loi ou les règlements. [Je souligne.]


 

150.                   La présence du droit au retrait préventif tant dans la L.N.T. que dans la Loi est révélatrice à bien des égards. Le procureur de la C.S.S.T. soutient que l'objectif de la "santé" distingue la Loi de la L.N.T. et du Code du travail. Un examen attentif de la L.N.T. démontre que plusieurs des normes qui y sont énoncées ont pour objectif la santé des travailleurs. Il en va ainsi des dispositions qui prescrivent un nombre maximal d'heures de travail, une période minimale de repos hebdomadaire, le droit à un congé de maternité, etc.:

 

52. Aux fins du calcul des heures supplémentaires, la semaine normale de travail est de quarante‑quatre heures, sauf dans les cas où elle est fixée par règlement du gouvernement.

 

78. Sous réserve de l'application du paragraphe 12o de l'article 39 ou de l'article 53, un salarié a droit à un repos hebdomadaire d'une durée minimale de vingt‑quatre heures consécutives.

 

79. Sauf une disposition contraire d'une convention collective ou d'un décret, l'employeur doit accorder au salarié, pour le repas, une période de trente minutes sans salaire au‑delà d'une période de travail de cinq heures consécutives.

 

89. Le gouvernement peut fixer, par règlement, des normes du travail portant sur les matières suivantes:

 

                                                                    ...

 

6o le droit à un congé de maternité et, le cas échéant, l'indemnité afférente à ce congé, les modalités d'application, la durée et la répartition de ce congé et, de façon générale, les droits et avantages accordés à une salariée enceinte lorsqu'elle est au travail ou réputée l'être;

 

                                                                    ...

 

8o les outils, les douches, les vestiaires et les lieux de repos. [Je souligne.]

 


151.                   Les articles 15 à 35 du Règlement sur les normes du travail, R.R.Q. 1981, chap. N‑1.1, r. 3, adoptés en vertu du par. 89(6) de la L.N.T. prévoient que la durée du congé de maternité peut varier en fonction du danger de fausse couche ou du danger pour la santé de la mère ou de l'enfant à naître. Le retour au travail est également subordonné à la santé de la mère.

 

152.                   Il ne peut, sur ces sujets, être fait de distinction utile entre la L.N.T. et la Loi. Ces deux lois prescrivent des normes de sécurité qui ont toutes trait au bien‑être du travailleur. L'universitaire Éric David souligne dans le contexte du droit international la parenté de ces normes:

 

Le droit à la santé, c'est aussi le droit des individus de ne pas voir leur santé mise en péril à la suite de l'exploitation de leur force de travail. De fait, la santé d'un individu est menacée lorsqu'il est contraint de travailler pour un salaire de famine dans n'importe quelle condition. Dès lors, toute norme destinée à protéger les travailleurs contre les excès de cette exploitation relève du droit à la santé même si elle est de caractère plutôt social que "médical". Ainsi en va‑t‑il des normes qui interdisent le travail forcé, le travail des enfants au‑dessous d'un âge fixé par la loi et celui des adolescents à des travaux de nature à compromettre leur santé; ainsi en va‑t‑il également des normes qui reconnaissent le "droit à une rémunération équitable et satisfaisante", le droit à la sécurité sociale, "le droit au repos et aux loisirs [. . .] et à une limitation raisonnable de la durée de travail et des congés périodiques", etc.

 

(Éric David, "Le droit à la santé comme droit de la personne humaine" (1985), 2 R.Q.D.I. 63, aux pp. 73 et 74.)

 


153.                   La L.N.T. et la Loi présentent d'autres dispositions analogues. Outre le droit au retrait préventif de la travailleuse enceinte qui est commun à ces deux lois, la Loi interdit à un employeur, à l'instar de la L.N.T., de faire exécuter un travail par un travailleur au‑delà de la durée maximale quotidienne ou hebdomadaire fixée par règlement ou par un travailleur n'ayant pas atteint l'âge minimal prescrit (par. 53(2), 223(11) et (12) de la Loi). Quoique de telles mesures aient comme objectif la santé et la sécurité des travailleurs, il a été décidé par cette Cour que la législation sur les heures de travail est, pour le secteur fédéral, du ressort exclusif du Parlement fédéral en ce qu'elle porte sur des "conditions de travail" (Affaire du service postal 1948; Bell Canada 1966). On ne peut valablement distinguer entre l'âge minimal requis pour travailler, la durée maximale quotidienne et hebdomadaire du travail et le droit au retrait préventif, d'autant plus que ces normes apparaissent toutes dans la Loi, qui "a pour objet l'élimination à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l'intégrité physique des travailleurs" (art. 2).

 

154.                   Dans tous ces cas, il est impossible de dissocier la fin poursuivie‑‑la santé et la sécurité du travailleur‑‑du caractère de condition de travail qu'elle revêt. Il est aussi significatif que ce soit le ministre du Travail qui se charge de l'application de la Loi, par opposition au ministre de la Santé et des Services sociaux à qui il incombe pourtant de veiller à "l'application des lois et des règlements relatifs à la santé et aux services sociaux" (voir l'art. 336 de la Loi, l'art. 1 de la Loi sur le ministère de la santé et des services sociaux, L.R.Q., chap. M‑19.2, le Décret 1237‑81, ler mai 1981, (1981) 113 G.O. II 2155, et le Décret 2646‑85, 13 décembre 1985, (1986) 118 G.O. II 169).

 

155.                   Le procureur de la C.S.S.T. plaide de façon additionnelle que les droits du travailleur à la santé et à la sécurité sont des droits fondamentaux plutôt que des conditions de travail. Dans un premier temps, il faut noter que la portée de l'art. 46 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec qui stipule que "Toute personne qui travaille a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique" (je souligne) n'en reste pas moins assujettie, comme le rappelle le législateur québécois lui‑même, au partage des compétences:

 

55. La Charte vise les matières qui sont de la compétence législative du Québec.

 


156.                   Le principe voulant qu'une province, tout comme le Parlement d'ailleurs, ne puisse légiférer en matière de droits fondamentaux qu'en ce qui a trait à sa compétence législative trouve aussi écho dans la jurisprudence de cette Cour. Dans Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226, la majorité de cette Cour s'est exprimée ainsi à la p. 233:

 

L'expression "droits de la personne" sans plus ne constitue pas en soi un programme isolé en ce sens que ce ne sont pas tous ces droits et pas tous les moyens par lesquels ces droits peuvent être protégés qui, de par leur caractère véritable, relèvent de l'un des chefs de compétence énumérés à l'art. 92. Plutôt, la loi provinciale qui protège des aspects des droits de la personne ne peut être valide constitutionnellement que dans la mesure où elle est, outre son rapport avec la dignité ou la liberté de l'être humain, valide de manière indépendante en vertu de l'art. 92. [Je souligne.]

 

157.                   Le meilleur argument qui s'oppose à la prétention du procureur de la C.S.S.T. sur ce point provient peut‑être du texte même des documents internationaux qui ont inspiré la législation contemporaine en matière de santé et de sécurité du travail. Le Préambule de la Constitution de l'Organisation internationale du Travail, 15 R.T.N.U. 41, et l'art. 7 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 13, font clairement ressortir que la santé des travailleurs s'inscrit dans le cadre de leurs conditions de travail:

 

                                                         PRÉAMBULE

 

Attendu qu'une paix universelle et durable ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale;

 


Attendu qu'il existe des conditions de travail impliquant pour un grand nombre de personnes l'injustice, la misère et les privations, ce qui engendre un tel mécontentement que la paix et l'harmonie universelles sont mises en danger, et attendu qu'il est urgent d'améliorer ces conditions: par exemple, en ce qui concerne la réglementation des heures de travail, la fixation d'une durée maximum de la journée et de la semaine de travail, le recrutement de la main‑d'oeuvre, la lutte contre le chômage, la garantie d'un salaire assurant des conditions d'existence convenables, la protection des travailleurs contre les maladies générales ou professionnelles et les accidents résultant du travail, la protection des enfants, des adolescents et des femmes, les pensions de vieillesse et d'invalidité, la défense des intérêts des travailleurs occupés à l'étranger, l'affirmation du principe "à travail égal, salaire égal", l'affirmation du principe de la liberté syndicale, l'organisation de l'enseignement professionnel et technique et autres mesures analogues;

 

Attendu que la non‑adoption par une nation quelconque d'un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d'améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays;

 

Les Hautes Parties Contractantes, mues par des sentiments de justice et d'humanité aussi bien que par le désir d'assurer une paix mondiale durable, et en vue d'atteindre les buts énoncés dans ce préambule, approuvent la présente Constitution de l'Organisation internationale du Travail: [Je souligne.]

 

(Préambule de la Constitution de l'O.I.T.)

 

                                                              Article 7

 

Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit qu'a toute personne de jouir de conditions de travail justes et favorables, qui assurent notamment:

 

a) La rémunération qui procure, au minimum, à tous les travailleurs:

 

i) Un salaire équitable et une rémunération égale pour un travail de valeur égale sans distinction aucune; en particulier, les femmes doivent avoir la garantie que les conditions de travail qui leur sont accordées ne sont pas inférieures à celles dont bénéficient les hommes et recevoir la même rémunération qu'eux pour un même travail;

 

ii) Une existence décente pour eux et leur famille conformément aux dispositions du présent Pacte;

 

b) La sécurité et l'hygiène du travail;

 

c) La même possibilité pour tous d'être promus, dans leur travail, à la catégorie supérieure appropriée, sans autre considération que la durée des services accomplis et les aptitudes;

 

d) Le repos, les loisirs, la limitation raisonnable de la durée du travail et les congés payés périodiques, ainsi que la rémunération des jours fériés. [Je souligne.]

 


(Article 7 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.)

 

158.                   Je suis donc d'avis que cet argument fondé sur les droits fondamentaux doit échouer. Il n'est pas dénué d'intérêt de rappeler que les cours d'appel du pays ont aussi décidé que les dispositions des chartes provinciales qui interdisent la discrimination en matière de droit du travail ne s'appliquent pas aux entreprises fédérales (Re Forest Industries Flying Tankers Ltd. and Kellough (1980), 108 D.L.R. (3d) 686 (C.A.C.‑B.); Re Canadian Pacific Ltd. and Attorney‑General of Alberta (1980), 108 D.L.R. (3d) 738 (C.A. Alta.) et Canadian Human Rights Commission v. Haynes (1983), 46 N.R. 381 (C.A.F.))

 

159.                   Relations de travail

 

160.                   Le droit de refus, le retrait préventif et le retrait préventif de la femme enceinte et de la travailleuse qui allaite sont des droits particuliers des travailleurs auxquels correspondent des obligations corrélatives des employeurs en matière de correction, d'affectation, de paiement de salaire et d'autres avantages. J'ai tenté de démontrer que ces droits et ces obligations sont des conditions de travail. Mais, à cause de cette corrélation, il s'agit également de relations de travail entre travailleurs et employeurs. La même observation vaut pour les droits et obligations généraux des travailleurs en vertu de la Loi.

 

161.                   Les droits généraux conférés au travailleur sont des droits qu'il peut faire valoir principalement contre l'employeur. On s'en rend surtout compte lorsque l'on considère les obligations générales de l'employeur, énumérées à l'art. 51. J'y reviens.

 


162.                   Par ailleurs les obligations du travailleur, énumérées à l'art. 49, sont des obligations qui lui sont imposées pour partie, sans doute, vis‑à‑vis de ses compagnons de travail, mais surtout vis‑à‑vis de l'employeur. Par exemple, l'obligation de prendre les mesures pour protéger sa santé, sa sécurité ou son intégrité physique n'est pas juridiquement une obligation qu'il a vis‑à‑vis de lui‑même mais d'abord une obligation vis‑à‑vis de l'employeur qui ne peut sans collaboration assurer la santé et la sécurité de son employé. Si le travailleur y manque, il s'expose à des mesures disciplinaires qui pourront donner lieu à un différend et à un arbitrage; c'est là un problème typique de relations de travail.

 

163.                   Je reviens aux obligations générales imposées à l'employeur par l'art. 51. On peut en un certain sens les considérer comme des obligations vis‑à‑vis de l'État d'autant plus que, de façon additionnelle, elles sont aussi, comme l'ensemble de la Loi, assorties de sanctions pénales prévues au chapitre XIV; mais la Loi les impose spécifiquement vis‑à‑vis du travailleur qu'elle nomme expressément à la plupart des alinéas de cet article.

 

164.                   Il y a donc une corrélation générale entre les droits et les obligations du travailleur et de l'employeur, ce qui me fait dire que ces dispositions portent sur les relations de travail.

 

165.                   Je ne pense donc pas que la Loi vise à protéger la santé et la sécurité des personnes en général dans la province. Elle régit les relations entre travailleur et employeur en tant que telles, sur les lieux du travail ou à l'occasion du travail et dans les cadres d'un contrat de travail qui peut ajouter aux exigences minimales de la Loi, et à propos d'un domaine‑clef des relations de travail, celui de la santé et de la sécurité du travailleur.


 

166.                   Cette dimension "relation du travail" est mise en évidence par la définition du travailleur à l'art. 1: les exceptions que cette définition comporte sont tirées du Code du travail et ont pour conséquence que le personnel de direction ou les cadres de l'entreprise ne bénéficient pas de la protection de la Loi sauf, en vertu de l'art. 11, le droit au retrait préventif et le droit au retrait préventif de la femme enceinte. C'est là une distinction hiérarchique typique des relations de travail.

 

167.                   D'ailleurs, la plupart des expressions définies à l'art. 1 sont propres au domaine des relations de travail et plusieurs d'entre elles sont propres aux relations de travail qui relèvent de la compétence législative exclusive de la Législature du Québec par opposition aux relations de travail des entreprises fédérales. Ainsi en est‑il des expressions suivantes:

 

"association accréditée": une association accréditée au sens du Code du travail (L.R.Q. c. C‑27);

 

"association d'employeurs": un groupement d'employeurs [. . .] ayant pour buts [. . .] l'assistance dans la négociation et l'application de conventions collectives;

 

"association syndicale": un groupement de travailleurs [. . .] ayant pour buts [. . .] la négociation et l'application de conventions collectives;

 

"commissaire du travail": un commissaire du travail au sens du Code du travail;

 

"commissaire général du travail": le commissaire général du travail au sens du Code du travail;

 

"convention": ... une convention collective au sens du paragraphe d de l'article 1 du Code du travail [. . .] ou une autre entente relative à des conditions de travail . . . ;

 

"employeur";

 

"établissement";

 

"lieu de travail";


"travailleur".

 

168.                   Certaines de ces expressions paraissent même carrément incompatibles avec l'application de la Loi aux entreprises fédérales. Ainsi, l'"association accréditée" dont il est question dans des dispositions comme l'art. 69, l'art. 72 et l'art. 90 de la Loi est une association accréditée au sens du Code du travail. Or il n'existe pas de telles associations dans des entreprises fédérales où les syndicats sont accrédités par le Conseil canadien des relations du travail.

 

169.                   À mon avis, les cinquante‑sept premiers articles de la Loi portent manifestement sur les conditions et les relations de travail. Il en va de même en bonne partie soit directement, soit à titre incident, pour nombre de dispositions subséquentes telles celles que l'on trouve dans le chapitre X intitulé "Inspection" et le chapitre XII intitulé "Règlements". Mais j'en traiterai surtout au point de vue de l'effet de la Loi sur la gestion et les opérations de l'entreprise, qui cependant sont aussi directement atteintes par les dispositions des trois premiers chapitres.

 

170.                   Gestion de l'entreprise

 


171.                   C'est de deux façons que la Loi vise et atteint la gestion et les opérations de l'entreprise qui tombe sous son empire. La première façon est partielle mais quand même importante. Elle résulte du fait que la Loi instaure un régime de co‑gestion partielle de l'entreprise par les travailleurs et l'employeur. La deuxième façon est beaucoup plus globale. Elle résulte du fait que, si la Loi a pour objectifs la santé et la sécurité des travailleurs, elle s'adresse principalement au gestionnaire de l'entreprise en tant que tel pour réaliser ces objectifs, pour la raison élémentaire que c'est lui qui a la propriété ou le contrôle de l'entreprise, des "établissements", des installations, de l'équipement, des lieux de travail, de l'organisation du travail et des méthodes utilisées pour l'accomplir, des techniques et des rythmes de production, des produits employés, des procédés, du matériel, de la construction d'un établissement, de la modification des installations, etc.

 

172.                   Après avoir décrit l'objet essentiellement préventif de la Loi au premier alinéa de l'art. 2, le législateur énonce au deuxième alinéa son second grand principe:

 

Elle [la Loi] établit les mécanismes de participation des travailleurs et de leurs associations, ainsi que des employeurs et de leurs associations à la réalisation de cet objet.

 

173.                   Le législateur énonce dans cette dernière disposition le principe d'une co‑gestion au moins partielle de l'entreprise, co‑gestion qu'il voudra d'ailleurs paritaire.

 

174.                   Ce principe est mis en oeuvre principalement aux chapitres IV et V relatifs aux comités de santé et de sécurité et au représentant à la prévention.

 

175.                   Les comités de santé et de sécurité sont paritaires. Au moins la moitié de leurs membres représentent les travailleurs et sont désignés par eux. Ils jouissent de pouvoirs décisionnels importants dont celui de choisir le médecin responsable des services de santé de l'établissement, celui d'approuver le programme de santé élaboré par ce médecin, celui d'établir les programmes de formation et d'information en matière de santé et de sécurité du travail et celui de choisir les moyens et équipements de protection individuels. Ils ont également des pouvoirs d'enquête traditionnellement assimilés à des pouvoirs de gestion.

 


176.                   La Loi prévoit en outre, au chapitre V, la désignation d'un représentant à la prévention dans les établissements où il existe un comité de santé et de sécurité dont il est membre d'office. Il est choisi parmi les travailleurs de l'établissement de la même façon que les représentants des travailleurs au sein du comité de santé et de sécurité. Il a également des fonctions de gestion: il fait l'inspection des lieux de travail, il reçoit copie des avis d'accident et enquête sur la cause des accidents, il identifie les situations dangereuses, il accompagne l'inspecteur à l'occasion des visites d'inspection, il intervient dans le cas où un travailleur exerce son droit de refus. Il peut s'absenter de son travail sans perte de salaire pour exercer une partie de ses fonctions. Le comité de santé et de sécurité détermine, compte tenu des règlements, le temps qu'il peut consacrer à ses autres fonctions. On imagine facilement que, dans les grandes entreprises, il sera appelé à consacrer la plus grande partie de son temps à ses fonctions qui le rendent potentiellement omniprésent, à moins qu'il ne soit assisté de plusieurs autres représentants à la prévention.

 

177.                   Commentant ces dispositions dans Droit de la santé et de la sécurité du travail: la loi et la jurisprudence commentées (1986), les auteurs Denis Bradet, Bernard Cliche, Martin Racine et France Thibault font l'observation suivante à la p. 7:

 

...la participation active de toutes les parties engagées, reconnue par l'adoption du principe de la parité, bat en brèche une partie des droits de gérance ancestraux reconnus jusque‑là aux employeurs.

 

178.                   Comme le font remarquer ces auteurs, les dispositions qui précèdent n'enlèvent à l'employeur qu'une partie des droits exclusifs de gestion, encore que ce ne soit pas une partie négligeable.

 


179.                   Mais, pour les motifs que j'ai mentionnés plus haut, la Loi vise principalement le gestionnaire de l'entreprise en tant que tel, et c'est sa gestion même et son pouvoir de gestion dans sa globalité qu'elle réglemente et qu'elle est bien forcée de réglementer si elle veut atteindre son objectif. Il suffit pour s'en rendre compte de considérer les obligations générales imposées à l'employeur par l'art. 51, les obligations imposées par l'art. 59 aux employeurs d'établissements identifiés par règlement, de même que certains des très grands pouvoirs réglementaires de la C.S.S.T.

 

180.                   Selon l'article 51, l'employeur doit entre autres s'assurer que les établissements sur lesquels il a autorité sont équipés et aménagés de façon à assurer la protection du travailleur. Il doit s'assurer que l'organisation du travail et les méthodes et techniques utilisées pour l'accomplir sont sécuritaires. Il doit contrôler la tenue des lieux de travail. Il doit utiliser les méthodes et techniques visant à identifier, contrôler et éliminer les risques. Il doit fournir un matériel sécuritaire et assurer son maintien en bon ordre. Il doit fournir gratuitement au travailleur tous les moyens et équipements de protection individuels choisis par le comité de santé et de sécurité.

 

181.                   L'employeur d'un établissement visé par l'art. 58 doit faire en sorte qu'un programme de prévention propre à cet établissement soit mis en application, compte tenu des responsabilités du comité de santé et de sécurité. Selon l'article 59, un tel programme doit contenir, en outre de tout élément prescrit par règlement, des éléments comme les suivants: des programmes d'adaptation de l'établissement aux normes prescrites par les règlements concernant l'aménagement des lieux de travail, l'organisation du travail, l'équipement, le matériel, les procédés et les moyens et équipements de protection collectifs. Selon l'article 60, la C.S.S.T. peut ordonner que le contenu de ce programme soit modifié.

 


182.                   Si on passe aux pouvoirs réglementaires conférés à la C.S.S.T. par l'art. 223 de la Loi, on constate qu'ils comprennent entre autres les suivants: à propos des contaminants‑‑voir la définition de l'art. 1‑‑en prohiber ou restreindre l'utilisation ou en interdire toute émission, dépôt, dégagement ou rejet; prescrire les mesures de surveillance de la qualité du milieu de travail et les normes applicables à tout établissement de manière à assurer la santé, la sécurité et l'intégrité physique des travailleurs notamment quant à l'organisation du travail; déterminer les moyens et équipements de protection individuels ou collectifs que l'employeur doit fournir gratuitement au travailleur; déterminer le nombre d'heures maximum, par jour ou par semaine, qui peut être consacré à un travail et prévoir la distribution de ces heures; indiquer dans quels cas ou circonstances une construction nouvelle ou une modification à des installations existantes ne peut être entreprise sans transmission préalable à la Commission des plans et devis et prescrire des normes de construction, d'aménagement, d'entretien et de démolition; déterminer les cas et circonstances dans lesquels un établissement doit être considéré comme éloigné et déterminer les conditions de vie que l'employeur doit y maintenir au bénéfice des travailleurs; prescrire des normes relatives à la sécurité des produits, procédés, équipements, matériels; en indiquer les modes d'utilisation, d'entretien et de réparation et en prohiber ou en restreindre l'utilisation.

 

183.                   Devant l'accumulation de ces dispositions explicites, comment ne pas être frappé par le fait que le législateur a voulu viser la gestion même et les opérations de toutes les entreprises qu'il entend soumettre à la Loi, et qu'il paraît avoir été inspiré surtout par le souci de n'en oublier aucun élément.

 

184.                   D'ailleurs, le Livre blanc ne fait pas mystère de cette intention qu'il confirme expressément à la p. 201, entre autres:

 


Comme l'objectif du gouvernement est d'assurer la santé et la sécurité des travailleurs, on ne s'étonnera pas si l'on attache beaucoup d'importance à la définition des droits des travailleurs. On ne s'étonnera pas non plus que les employeurs semblent astreints davantage à des obligations que bénéficiaires de droits. En fait, leurs obligations, dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail, résultent des droits qu'ils possèdent, au point de départ, sur l'organisation et l'aménagement des lieux de travail en tant que propriétaires et gestionnaires de leurs entreprises. [Je souligne.]

 

185.                   Dans la même veine, G. G. McKenzie et J. I. Laskin écrivent dans un rapport préparé pour le ministère du Travail de l'Ontario:

 

[TRADUCTION]  L'objectif principal visé dans les lieux de travail est la productivité, mais non aux dépens d'accidents du travail ou de l'exposition des travailleurs à des dangers qui risquent de nuire à leur santé. La majorité des employeurs et des travailleurs en sont conscients et ils considèrent la santé et la sécurité du travail comme faisant partie intégrante des activités qui s'exercent dans les lieux de travail. [Je souligne.]

 

(Ontario, ministère du Travail, Report on the Administration of the Occupational Health and Safety Act (1987), vol. 1, à la p. 17.)

 

186.                   Je conclus donc que la Loi vise et atteint la gestion et les opérations des entreprises qui sont soumises à son application.

 

187.                   D'ailleurs, il y a lieu de douter sérieusement que le législateur québécois ait pu penser et vouloir que la Loi s'applique à des entreprises fédérales. On trouve en effet, à la p. 260 du Livre blanc, le passage suivant sous le sous‑titre "Le champ d'application":

 

...à l'exclusion des organismes fédéraux sur lesquels le gouvernement du Québec n'a pas juridiction, le régime de prévention créera des droits et des obligations, aussi bien aux artisans qu'aux entreprises privées ou publiques, québécoises ou étrangères, dont le travail s'exercera en quelque lieu que ce soit au Québec. [Je souligne.]

 


188.                   Cette volonté apparente d'exclure les organismes fédéraux de l'application de la Loi se trouve confirmée par les définitions de l'art. 1 de la Loi, dont j'ai traité plus haut. Le champ d'application limité de la Loi qui résulte de ces définitions est conforme à la présomption selon laquelle le législateur n'a pu vouloir conférer à une loi une portée inconstitutionnelle en réglementant la gestion des entreprises fédérales.

 

VIII‑‑            Classification de la Loi sur la santé et la sécurité du travail

 

1.               Application des principes élaborés par la jurisprudence

 

189.                   Une fois déterminée la qualification constitutionnelle d'une loi quant à sa matière, il faut, pour évaluer sa validité ou son applicabilité, décider dans laquelle des catégories de sujets énumérées aux art. 91  et 92  de la Loi constitutionnelle de 1867  doit tomber une loi relative à une telle matière. Cette deuxième étape est celle de la classification constitutionnelle à laquelle se rattache la théorie du double aspect, ainsi que celle de l'entrave, dont je traiterai subséquemment.

 

190.                   L'étape de la classification se trouve simplifiée lorsque, c'est le cas en l'espèce, la question a été explorée depuis une quarantaine d'années par plusieurs arrêts de principe qui en ont fixé les paramètres et les solutions.

 


191.                   On l'a vu au chapitre qui précède, la Loi n'est pas relative à cette matière qu'est la santé. Elle ne tombe donc pas dans la catégorie de sujets mentionnée au par. 16  de l'art. 92  de la Loi constitutionnelle de 1867 , "Généralement toutes les matières d'une nature purement locale ou privée dans la province". La première proposition énoncée au début de ces motifs se trouve donc sans application. Même s'il fallait conclure autrement, il importe de souligner que les divers arguments invoqués par les parties au soutien de l'application de la législation provinciale passent sous silence la présomption créée par l'art. 91 in fine en vertu de laquelle, ". . . aucune des matières ressortissant aux catégories de sujets énumérées au présent article ne sera réputée tomber dans la catégorie des matières d'une nature locale ou privée comprise dans l'énumération des catégories de sujets exclusivement assignées par le présent acte aux législatures des provinces." J'ai déjà démontré qu'une loi relative à la santé et la sécurité des travailleurs régit par le fait même la gestion de l'entreprise dans laquelle ceux‑ci travaillent. En conséquence, l'application de la Loi à une entreprise fédérale aurait pour effet de permettre à une province de régir la gestion d'une telle entreprise, un domaine du ressort fédéral exclusif. Conformément à la présomption de l'art. 91 in fine, la santé et la sécurité au travail ressortiraient, dans le cas d'une entreprise fédérale, à la catégorie de sujets énumérée au par. 91(29) et ne seraient pas, par conséquent, réputées tomber dans la catégorie des matières d'une nature locale ou privée prévue au par. 92(16).

 

192.                   J'aborde maintenant les deuxième et troisième propositions.

 

193.                   La Loi est relative aux matières suivantes: les conditions et relations de travail et la gestion des entreprises. Suivant la deuxième proposition, ces matières tombent en principe dans la catégorie de sujets prévue au par. 13  de l'art. 92  de la Loi constitutionnelle de 1867  "La propriété et les droits civils dans la province". La Loi est donc intra vires, valide et applicable aux entreprises qu'elle peut constitutionnellement viser.

 


194.                   Mais, conformément à la troisième proposition et par dérogation à la deuxième, on ne peut appliquer la Loi, qualifiée comme susdit, aux entreprises fédérales mentionnées dans le par. 29 de l'art. 91 et les al. 10a., b. et c. de l'art. 92  de la Loi constitutionnelle de 1867 , sans régir des parties essentielles de ces entreprises et sans faire de la Loi, par le biais d'une telle application, une loi relative à des matières qui tombent dans les catégories de sujets mentionnées dans ces paragraphes. La Loi est donc inapplicable à des entreprises comme Bell Canada et les Chemins de fer nationaux.

 

195.                   Il y a cependant lieu d'élaborer sur cette troisième proposition et sur les arrêts qui en constituent le fondement.

 

196.                   Dans l'Affaire du service postal 1948, il fallait décider si la loi du salaire minimum de la Sas‑ katchewan était applicable à un dénommé Flem‑ ing, employé temporaire d'un bureau de poste concédé à Dame Graham qui l'exploitait en se payant, à titre de rémunération, des commissions fondées sur un pourcentage des revenus du bureau de poste. Comme elle y était autorisée, Dame Graham payait le salaire de Fleming à même les revenus ainsi reçus par elle. Il avait déjà été décidé par cette Cour dans Reference re Legislative Jurisdiction over Hours of Labour, [1925] R.C.S. 505, à la p. 510, que:

 

[TRADUCTION] ... en règle générale, une province n'a pas le pouvoir de réglementer les heures de travail des fonctionnaires du gouvernement fédéral.

 


Mais le statut de Fleming comme employé du Gouvernement du Canada ou de la Couronne était pour le moins ambigu. Les six juges du coram dans l'Affaire du service postal 1948 décident à l'unanimité que la loi sur le salaire minimum de la Saskatchewan est inapplicable à Fleming et à Dame Graham, mais ils le décident pour des motifs différents. Trois d'entre eux, les juges Rand, Kellock et Locke, estiment que la loi provinciale est inapplicable parce que Fleming est un serviteur ou un employé de la Couronne et que ses gages sont gagnés au service de la Couronne. Les trois autres juges, soit le juge en chef Rinfret, le juge Taschereau, plus tard Juge en chef, et le juge Estey, décident que la loi provinciale est inapplicable à Fleming parce qu'il fait partie du service postal, lequel est soumis à la compétence législative exclusive du Parlement en vertu du par. 5  de l'art. 91  de la Loi constitutionnelle de 1867 , "le service postal", qui empêche tout empiétement de la législation provinciale sur les matières qui tombent dans cette catégorie de sujets.

 

197.                   L'opinion de ces trois derniers juges, laquelle finira par prévaloir, comme nous le verrons, est particulièrement importante.

 

198.                   Le juge en chef Rinfret écrit à la p. 253:

 

[TRADUCTION]  Nous n'avons pas à déterminer si Fleming est devenu fonctionnaire de Sa Majesté ou s'il existait entre les deux des relations d'employeur et employé. Suivant les dispositions législatives déjà citées, Fleming, dans l'exercice de ses fonctions d'adjoint à Mme Graham est devenu une personne employée à des opérations des postes du Canada et faisait en conséquence partie du service postal. À ce titre, il relevait exclusivement de l'autorité du législateur fédéral.

 

Le paragraphe 5 de l'art. 91 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique confère au Parlement une compétence législative exclusive à l'égard du "service postal". Il ne s'agit nullement en l'espèce d'une loi accessoire ou secondaire et il n'est pas nécessaire que la Cour se demande si le champ en question est déjà occupé par le fédéral. Le service postal est du ressort exclusif du Parlement du Canada et toute loi provinciale qui empiète sur ce domaine doit être considérée comme ultra vires, que le Parlement ait ou non légiféré dans ce même domaine.

 

199.                   Le juge Taschereau décide à la p. 257 que Fleming fait partie du service postal. Puis il continue un peu plus bas:

 

[TRADUCTION]  Il s'ensuit qu'une loi fixant les salaires des employés des postes porte de par son caractère véritable sur le "service postal", relativement auquel les provinces ne peuvent légiférer sans empiéter sur un domaine "exclusivement" assigné au gouvernement fédéral. (Reference as to Hours of Labour in Industrial Undertakings, [1925] R.C.S. 505.)

 

On a soutenu qu'en l'absence d'une loi fédérale relative au service postal qui soit incompatible avec les dispositions de ladite Minimum Wage Act, celle‑ci s'applique aux employés et aux employeurs dans le cas qui se présente en l'espèce. On fait valoir en outre qu'aucune loi fédérale ne vient établir le salaire minimum à payer aux employés qui se trouvent dans la situation de Leo Fleming.


À mon avis, cet argument ne saurait être retenu. Il ne s'agit nullement ici de l'application de la théorie du "champ occupé". La question à laquelle nous avons à répondre est celle de la "compétence" pour légiférer dans des domaines "qui tombent exclusivement dans l'une des catégories spécialement énumérées à l'art. 91 de la l'A.A.N.B." En l'espèce cette "compétence" n'existe pas.

 

200.                   Même le juge Rand écrit à la p. 263:

 

[TRADUCTION]  Selon moi, la loi en cause vise à réglementer l'entreprise, l'occupation ou l'emploi dans le cadre desquels l'employé effectue un travail qui commande un salaire minimum, et ceux‑ci ainsi que l'employeur intéressé relèvent à ces fins de la compétence législative de la province. Dans le cas présent, la directrice de la poste n'a pas d'entreprise ni de service lui appartenant où elle a engagé ou pourrait engager l'employé; quant à l'emploi que l'employé exerce en fait, il échappe à la compétence provinciale. La condition d'applicabilité de la loi n'a donc pas été remplie. [Je souligne.]

 

201.                   Enfin, le juge Estey écrit à la p. 269:

 

[TRADUCTION]  L'avocat du Canada ne conteste pas que le par. 92(13) (la propriété et les droits civils) de l'A.A.N.B. autorise la province à adopter la Minimum Wage Act présentement en cause. Il fait cependant valoir que celle‑ci ne s'applique pas au service postal.

 

Le paragraphe 91(5) de l'A.A.N.B. porte:

 

91. . . . il est par les présentes déclaré que [. . .] l'autorité législative exclusive du Parlement du Canada s'étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets énumérés ci‑dessous, à savoir:

 

(5) le service postal.

 

Le paragraphe 91(5) investit le Parlement du Canada du pouvoir exclusif de légiférer relativement au service postal. Comme l'a dit lord Maugham dans l'arrêt Attorney‑General for Alberta v. Attorney‑General for Canada, [1943] A.C. 356, à la p. 370:

 

Dans un pareil cas il importe peu que le Canada ait ou non adopté des dispositions législatives touchant à ce domaine ou, pour employer une autre formule bien connue, que le champ législatif en question ait été ou non occupé par une loi fédérale.

 


Voir en outre les arrêts Attorney‑General for Canada v. Attorney‑General for Ontario, [1898] A.C. 700, à la p. 715; Madden v. Nelson, [1899] A.C. 626; Reference re Waters and Water‑Powers, [1929] R.C.S. 200, à la p. 213.

 

Si, en conséquence, ledit emploi de Fleming était exercé dans le cadre du "service postal" selon le sens donné à cette expression dans l'A.A.N.B., cet emploi n'était assujetti qu'aux lois fédérales.

 

202.                   Ces opinions sont déterminantes pour les fins de Bell Canada 1966 comme pour les fins de l'espèce. Le pouvoir de faire des lois relativement aux matières qui tombent dans la catégorie de sujets du service postal mentionnée à l'art. 91  de la Loi constitutionnelle de 1867  n'est ni plus ni moins exclusif que celui de faire des lois relatives à des matières tombant dans les catégories de sujets des entreprises fédérales visées par le par. 29 de l'art. 91 et les al. 10a., b. et c. de l'art. 92 de la même loi constitutionnelle et ce, abstraction faite de l'exercice ou du non‑exercice par le Parlement de ses pouvoirs primaires. Si cette exclusivité suffit à empêcher la sujétion du service postal à une loi comme la loi du salaire minimum de la Saskatchewan, elle suffit également et de la même façon à empêcher la sujétion des entreprises fédérales à une loi de même nature, comme on le décidera dans Bell Canada 1966 et comme il faut décider en l'espèce.

 

203.                   Précisons tout de suite que l'opinion du juge en chef Rinfret dans l'Affaire du service postal 1948 recevra finalement l'aval des sept membres de cette Cour qui ont siégé dans Bell Canada 1966 puis de tous les membres de cette Cour dans Union des facteurs du Canada c. Syndicat des postiers du Canada, [1975] 1 R.C.S. 178, où le juge Ritchie écrit à la p. 181:

 


Il est admis, du moins depuis l'arrêt Toronto Electric Commissioners c. Snider et al., [1925] A.C. 396, que, d'une manière générale, la législation sur les relations patron‑employés concerne la propriété et les droits civils et relève par conséquent de la compétence exclusive de la législature de la province, mais il est établi, depuis l'adoption de la Loi sur les relations industrielles et sur les enquêtes visant les différends du travail, 1948 (Can.), c. 54, précurseur de l'actuel Code canadien du travail, et la décision de cette Cour dans le renvoi relatif à la validité et à l'application de cette Loi, qu'il n'est pas du ressort de la législature provinciale de légiférer sur les relations industrielles de personnes employées dans une entreprise qui relève de l'autorité législative exclusive du Parlement du Canada. Il n'y a aucun doute que le service postal est un objet expressément assigné à l'autorité législative exclusive du Parlement en vertu de l'art. 91, par. (5), de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, et que les relations patron‑employés dans ce service relèvent en conséquence de cette autorité. S'il fallait invoquer un précédent à l'appui de cette dernière thèse, il suffirait de citer l'arrêt Reference re Minimum Wage Act of Saskatchewan, [1948] R.C.S. 248, en particulier l'exposé du Juge en chef, le Juge Rinfret, à la p. 253.

 

204.                   L'Affaire des débardeurs se distingue principalement de l'Affaire du service postal 1948, de Bell Canada 1966 et des trois causes de la présente trilogie en ce qu'elle ne porte pas sur la sujétion d'entreprises ou d'institutions fédérales à des lois provinciales d'application générale, mais sur la validité constitutionnelle d'une législation fédérale, savoir la Partie I de la Loi sur les relations industrielles et sur les enquêtes visant les différends du travail, S.C. 1948, chap. 54, précurseur de l'actuel Code canadien du travail comme le dit le juge Ritchie dans la citation précédente. Elle porte également sur l'applicabilité de cette loi aux employés d'une entreprise d'arrimage.

 


205.                   Rappelons qu'avant l'Affaire des débardeurs, le Comité judiciaire du Conseil privé avait, dans Snider, invalidé une loi fédérale, la Loi ayant pour objet d'aider à prévenir et à régler les grèves et les contre‑grèves dans les mines et dans les exploitations de services publics ("Loi des enquêtes en matière de différends industriels, 1907"), S.C. 1907, chap. 20. Comme son titre complet et son titre abrégé l'indiquent, cette loi‑là avait pour objet d'aider à prévenir et à régler les différends industriels. Ces différends pouvaient porter sur des matières comme les gages, le salaire, les heures de travail, les conditions d'emploi, l'emploi des enfants, etc. La loi en question avait une portée fort générale, s'étendant aux exploitations minières employant dix personnes ou plus et à des exploitations de services publics dont un grand nombre relevaient des provinces. En vertu de cette loi, des grèves et des lock‑out pouvaient être interdits dans de telles entreprises, après enquête et médiation. Le Comité judiciaire jugea cette loi ultra vires parce que relative à la propriété et aux droits civils dans les provinces.

 

206.                   La législation qui fait l'objet de l'Affaire des débardeurs ressemble à bien des égards à celle qui fut invalidée dans Snider, comportant en outre des dispositions sur les pratiques déloyales en matière ouvrière ainsi que sur l'accréditation. Comme l'autre, c'est une loi qui porte sur les relations de travail, la négociation des conventions collectives et des conditions d'emploi, la médiation et la légalité des grèves et des lock‑out, mais son extension se trouve considérablement restreinte par son art. 53 qui prescrit que la Partie I de la Loi "s'applique à l'égard des travailleurs employés aux ouvrages, entreprises ou affaires qui relèvent de l'autorité législative du Parlement du Canada, ou relativement à l'exploitation de ces choses, y compris, mais non de manière à restreindre la généralité de ce qui précède," les ouvrages, entreprises ou affaires de navigation, les chemins de fer, canaux, télégraphes, lignes de vapeur reliant une province à une autre ou s'étendant au‑delà des limites d'une province, les aérodromes, les lignes de transport aérien, les stations de radiodiffusion, les ouvrages ou entreprises déclarés être à l'avantage général du Canada, etc.

 


207.                   C'est à l'unanimité des neuf juges que la Cour trouve valide la Partie I de la Loi sur les relations industrielles et les enquêtes visant les différends du travail. Six d'entre eux énoncent en outre l'opinion que cette législation relève de la compétence législative exclusive du Parlement. Il s'agit du juge en chef Kerwin et des juges Taschereau, Estey, Cartwright, Fauteux et Abbott. Les juges Rand, Kellock et Locke n'estiment pas nécessaire de se prononcer sur ce point. Le juge Rand est dissident, et le juge Locke est dissident en partie à propos de l'application de la législation à l'entreprise d'arrimage. Chacun des neuf juges a rédigé une opinion. Il me paraît nécessaire de citer des extraits de plusieurs d'entre elles.

 

208.                   Aux pages 541 et 542, le juge Taschereau écrit:

 

[TRADUCTION]  Dans l'ensemble, je pense que la Loi sur les relations industrielles et sur les enquêtes visant les différends du travail peut être autorisée par la rubrique 10 de l'art. 91 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique qui donne au Parlement du Canada une compétence exclusive sur la navigation et les expéditions par eau. Je crois que la réglementation de l'emploi des débardeurs fait partie intégrante de la navigation et des expéditions par eau et est essentiellement reliée au transport maritime. Même si incidemment la loi peut affecter des droits provinciaux, elle est néanmoins valide si elle est, comme je le pense, relative à un sujet attribué par l'art. 91 au pouvoir législatif fédéral.

 

                                                                    ...

 

Dans le renvoi concernant la Minimum Wage Act of Saskatchewan, [1948] R.C.S. 248, cette Cour a statué que le traitement d'un employé du service postal du Canada était inclus dans le champ législatif exclusif du Parlement du Canada et que tout empiétement sur ce sujet par une loi provinciale devait être considéré inconstitutionnel que le Parlement ait, oui ou non, légiféré sur le sujet.

 

Cette dernière affaire est semblable à la présente et je ne doute pas que, si une législature provinciale n'est pas compétente pour légiférer quant aux heures de travail et aux traitements des fonctionnaires du Dominion, il n'est pas en son pouvoir de légiférer au sujet des conflits ouvriers dans un domaine soumis à la compétence du Parlement du Canada en vertu de l'art. 91.

 

209.                   Le juge Rand s'abstient de décider si la législation relève des pouvoirs exclusifs du Parlement mais, à mon avis, il vient bien près de le reconnaître au moins pour partie dans les passages suivants que l'on trouve aux pp. 546 et 547:

 


[TRADUCTION]  Mais les ouvrages et entreprises aux termes du par. 91(29) offrent des caractéristiques d'une importance prépondérante. Par exemple, trois réseaux de chemins de fer s'étendent de l'Atlantique au Pacifique; pour eux, le Canada ne forme qu'un seul territoire où les barrières provinciales sont à presque toutes fins éliminées, les heures de travail, la compétence et la classification des employés, les conditions de travail, les salaires et autres questions du même genre, étant, avec une uniformité habituellement inévitable, si intégrés à la gestion et à l'exploitation de l'entreprise qu'une réglementation provinciale fragmentaire serait intolérable.

 

                                                                    ...

 

Quant à celles‑ci, et sous réserve de ce qui sera dit ci‑après au sujet des matières incidentes, les dispositions de la Loi en l'espèce sont, à mon avis, de la compétence du Parlement. Me Varcoe a prétendu que les relations en cause ici sont si étroitement liées à la gestion de l'entreprise qu'elles relèvent exclusivement de cette compétence; mais il suffit de dire qu'une législation provinciale à leur sujet est inapplicable.

 

210.                   Quoique la législation mise en question dans l'Affaire des débardeurs ne mentionne pas les banques comme le fait maintenant le Code canadien du travail, le juge Rand écrit à la p. 554:

 

[TRADUCTION]  Les banques, la constitution en corporation des banques et l'émission du papier monnaie relèvent du par. 91(15). Il serait incompatible avec ce pouvoir, compte tenu de la responsabilité et de l'intérêt nationaux qu'il implique, que la compétence, la classification, les heures de travail, la rémunération et les salaires des employés, reliés comme ils le sont aux coûts de productivité de l'intérêt, etc., ou la procédure pour arriver à un accord à leur sujet, ne soient pas réglementés par le Parlement.

 

211.                   Le juge Kellock écrit, aux pp. 556 et 557:

 

[TRADUCTION]  Dans l'affaire Winner, le Comité judiciaire considéra qu'une ligne d'autobus exploitée entre des points situés aux États‑Unis et au Canada était analogue à une ligne maritime offrant de semblables communications. De l'avis de leurs Seigneuries, tel que l'exprime lord Porter à la p. 572: "Comme dans le cas des navires, il suffit, dans celui des autobus, qu'il existe une entreprise reliant un point à un autre."

 

À mon avis, la compétence législative attribuée au Parlement pour faire des lois concernant les ouvrages et entreprises d'une espèce exceptée par le par. 92(10) de la compétence législative des provinces, comporte la compétence de légiférer à l'égard de personnes travaillant pour de telles entreprises, ainsi que le mode et les conditions d'exercice. Ce point de vue s'accorde avec le jugement de cette Cour dans le renvoi dit The Hours of Labour Reference, [1925] R.C.S. 505, et je pense que la législation examinée ici appartient à la même catégorie que celle dont il était question dans cette affaire‑là.


                                                                    ...

 

Donc, si on peut considérer les matières traitées par la législation dont il est question dans le présent renvoi, comme tombant dans le domaine de la gestion d'entreprises relevant de l'exception du par. 92(10), il n'y aurait pas de place pour une législation provinciale quelconque sur le même sujet et à l'égard d'une telle entreprise, que le champ ait été occupé ou non. [Je souligne.]

 

212.                   Le juge Estey écrit à la p. 564:

 

[TRADUCTION]  Par conséquent, si un système de négociation collective et de dispositions législatives destiné au règlement des conflits dans les relations ouvrières doit être accessible aux employeurs et employés soumis à la compétence législative du Parlement, cet organe seul peut adopter la législation appropriée.

 

213.                   Le juge Cartwright, plus tard Juge en chef, écrit à la p. 583:

 

[TRADUCTION]  Une fois que l'on a décidé que la bonne interprétation de l'art. 53 est celle exposée ci‑dessus, il s'ensuit que toute la Partie I de la loi est intra vires. Son application se limite aux matières relevant de la compétence exclusive du Parlement et, par conséquent, il importe peu qu'elle empiète sur des matières comme les relations contractuelles entre employés et employeurs dans la province, relations qui autrement seraient attribuées à la compétence des législatures provinciales.

 

214.                   Le juge Fauteux, plus tard Juge en chef, écrit aux pp. 585, 587 et 588:

 

[TRADUCTION] ... la Loi vise surtout le maintien et la préservation de la paix dans les relations ouvrières, la promotion de conditions favorables au règlement des conflits ouvriers ou, plus précisément, la paix dans les relations ouvrières au sein de ce champ restreint d'ouvrages, entreprises ou affaires dont la réglementation est, d'après l'A.A.N.B., confiée à l'autorité législative du Parlement.

 

                                                                    ...

 

...comme l'a prétendu le procureur général du Canada en particulier c'est une législation concernant les catégories de sujets attribuées à la compétence législative du Parlement.

 

215.                   Enfin, le juge Abbott écrit à la p. 592:

 


[TRADUCTION]  Le droit de grève et le droit à la négociation collective sont généralement reconnus de nos jours, et les décisions portant sur des sujets tels que la durée du travail, les taux de salaire, les conditions de travail et autres matières analogues constituent à mon avis une partie essentielle de l'administration et de l'exploitation de toute entreprise commerciale ou industrielle. Ceci étant, le pouvoir de réglementer de telles matières dans les entreprises qui tombent sous l'autorité législative du Parlement revient au Parlement et non aux législatures provinciales. [Je souligne.]

 

216.                   Ce dernier passage a été cité si souvent qu'il est pratiquement devenu classique. Cette Cour l'a fait sien, comme un motif principal de son arrêt unanime dans Bell Canada 1966 à la p. 772. Elle l'a de nouveau cité et réaffirmé dans son arrêt unanime Agence Maritime Inc. v. Conseil canadien des relations ouvrières, [1969] R.C.S. 851, aux pp. 859 et 860. Enfin elle l'a cité derechef dans son arrêt unanime Procureur général du Canada c. St. Hubert Base Teachers' Association, [1983] 1 R.C.S. 498, aux pp. 506 et 507.

 

217.                   Même si l'Affaire des débardeurs porte sur la validité d'une loi fédérale en matière de relations industrielles plutôt que sur l'applicabilité d'une loi provinciale à des entreprises fédérales, ce qui fait son importance aux fins des présentes, c'est son utilisation au moins partielle de sources antérieures telles l'Affaire du service postal 1948; c'est surtout l'insistance de la majorité des juges à souligner, même en obiter, le caractère exclusif, et par conséquent principal et non pas incident, de la compétence fédérale en la matière; c'est enfin la vitalité et la durabilité de certains de ses motifs, particulièrement ceux du juge Abbott, qui servent d'appui à plusieurs arrêts subséquents dont Bell Canada 1966.

 


218.                   Dans l'Affaire du service postal de 1948 et l'Affaire des débardeurs, la Cour avait déjà esquissé une réponse à cette question cruciale: le pouvoir du Parlement de légiférer sur les conditions et les relations de travail des entreprises fédérales et la gestion de ces entreprises découle‑t‑il de sa compétence principale, élémentaire ou irréductible sur ces entreprises? Ou bien découle‑t‑il au contraire du pouvoir incident et accessoire à sa compétence principale qui lui est reconnu par la troisième proposition de Lord Tomlin dans Attorney‑General for Canada v. Attorney‑General for British Columbia, [1930] A.C. 111, à la p. 118:

 

[TRADUCTION]  (3.) Il est de la compétence du Parlement fédéral de statuer sur des questions qui, bien qu'étant à d'autres égards de la compétence législative des provinces, sont nécessairement accessoires à une législation efficace du Parlement fédéral sur un sujet de législation expressément mentionné à l'art. 91.

 

219.                   De la réponse à cette question cruciale dépend la réponse à la question de l'applicabilité des lois provinciales aux entreprises fédérales, en matière de conditions et de relations de travail ainsi que de gestion des entreprises. De telles lois provinciales sont inapplicables aux entreprises fédérales lorsqu'elles ont pour effet de régir des matières qui relèvent de la compétence principale du Parlement.

 

220.                   La question allait être tranchée définitivement par Bell Canada 1966.

 

221.                   Il s'agit d'une action intentée en Cour supérieure par laquelle la Commission du salaire minimum de Québec réclame de Bell Canada une somme de quelque 50 000 $ à titre de prélèvement pour l'année 1959, aux termes d'un règlement passé en vertu de la Loi du salaire minimum, S.R.Q. 1941, chap. 164, art. 8e):

 

8. La Commission peut faire des règlements pour:

 

                                                                    ...

 

e) Prélever des employeurs professionnels visés par une ordonnance une somme n'excédant pas un pour cent des salaires payés à leurs employés;

 


222.                   La Commission du salaire minimum avait, de plus, avant l'adoption du règlement précité, adopté une ordonnance déterminant les taux de salaire minimum, les heures de travail, le salaire du temps supplémentaire et les vacances payées. Cette ordonnance englobait tous les employés régis par la Loi, sauf certaines exceptions qui ne comprenaient pas les employés de Bell Canada. Cette ordonnance avait été adoptée en vertu de l'art. 13 de la Loi:

 

13. La Commission peut, par ordonnance, déterminer, pour des périodes de temps et des territoires désignés, le taux du salaire minimum payable à toute catégorie de salariés qu'elle indique, les termes de paiement, la durée du travail, les conditions de l'apprentissage, le rapport entre le nombre d'ouvriers qualifiés et celui des apprentis dans une entreprise donnée, la classification des opérations et les autres conditions de travail jugées conformes à l'esprit de la loi.

 

223.                   Bell Canada reconnaissait la validité constitutionnelle de la Loi du salaire minimum mais elle contestait qu'elle lui fut applicable.

 

224.                   L'action fut maintenue en Cour supérieure mais rejetée à l'unanimité par cinq juges de la Cour du Banc de la Reine: Bell Telephone Co. of Canada v. Minimum Wage Commission, [1966] B.R. 301. Cependant, les motifs des juges de la Cour du Banc de la Reine diffèrent. La majorité, formée du juge en chef Tremblay, du juge Rinfret, plus tard Juge en chef, et du juge Owen, maintient la position de Bell Canada au motif que la fixation du salaire minimum que doit payer cette entreprise fédérale est une matière qui relève de l'autorité législative exclusive du Parlement et qu'il n'y a pas à se demander s'il y a conflit entre la législation fédérale et la législation provinciale.

 

225.                   Les juges Hyde et Taschereau rejetteraient également l'action mais pour des motifs que l'arrêtiste résume comme suit à la p. 301:

 


[TRADUCTION]  La Loi du salaire minimum du Québec porte sur un sujet qui relève directement du pouvoir législatif de la législature provinciale et la compétence que peut avoir le Parlement du Canada dans ce même domaine général doit être considérée comme reliée d'une manière secondaire ou accessoire aux pouvoirs qu'il détient du fait de sa compétence exclusive sur les ouvrages et les entreprises comme ceux auxquels se livre la société en question. La Loi du salaire minimum traite non seulement des salaires minimums, mais aussi d'autres sujets, de sorte qu'elle entre dans une grande mesure en conflit avec la Loi sur les relations industrielles et sur les enquêtes visant les différends du travail, une loi fédérale relevant des pouvoirs auxiliaires et accessoires du Parlement du Canada. Par conséquent, la Loi du salaire minimum ne saurait légitimement s'appliquer à ladite société.

 

226.                   De part et d'autre, les juges de la Cour du Banc de la Reine font une étude détaillée de la jurisprudence antérieure.

 

227.                   Dans Bell Canada 1966, cette Cour donne raison aux juges de la majorité en Cour du Banc de la Reine. C'est le juge Martland qui rédige le jugement unanime d'un coram de sept juges.

 

228.                   Aux pages 769 et 770, le juge Martland cite les art. 8e) et 13 de la Loi du salaire minimum et souligne le fait que la Commission avait effectivement adopté, en conformité de l'art. 13, une ordonnance qu'elle prétendait applicable à Bell Canada et qui prescrivait entre autres les taux de salaire minimum, les heures de travail, le salaire du temps supplémentaire et les vacances payées.

 

229.                   À la page 771, le juge Martland écrit:

 

[TRADUCTION]  L'appelante soutient que la législation en question s'appliquait bel et bien à l'intimée jusqu'à ce que le Parlement fédéral ait occupé le champ, et que celui‑ci ne l'a fait que lorsqu'il a édicté, le 18 mars 1965, le Code canadien du travail (Normes), Statuts du Canada 1964‑1965, chap. 38.

 

230.                   À la même page, le juge Martland cite les dispositions pertinentes de la Loi constitutionnelle de 1867 :


 

91. . . . il est par le présent déclaré que (nonobstant toute disposition contraire énoncée dans le présent acte) l'autorité législative exclusive du parlement du Canada s'étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets ci‑dessous énumérés, savoir:

 

                                                                    ...

 

29. Les catégories de sujets expressément exceptés dans l'énumération des catégories de sujets exclusivement assignés par le présent acte aux législatures des provinces.

 

92. Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci‑dessous énumérés, savoir:

 

                                                                    ...

 

10. Les travaux et entreprises d'une nature locale, autres que ceux énumérés dans les catégories suivantes:‑‑

 

a. Lignes de bateaux à vapeur ou autres bâtiments, chemins de fer, canaux, télégraphes et autres travaux et entreprises reliant la province à une autre ou à d'autres provinces, ou s'étendant au‑delà des limites de la province;

 

b. Lignes de bateaux à vapeur entre la province et tout pays dépendant de l'empire britannique ou tout pays étranger;

 

c. Les travaux qui, bien qu'entièrement situés dans la province, seront avant ou après leur exécution déclarés par le parlement du Canada être pour l'avantage général du Canada, ou pour l'avantage de deux ou d'un plus grand nombre des provinces;

 

231.                   Le juge Martland poursuit aux pp. 771 et 772:

 

[TRADUCTION]  J'ai cité en entier ces dispositions bien connues de l'Acte, car je pense qu'il est utile de se reporter à leur rédaction exacte pour définir la question que nous avons à trancher en l'espèce. La Loi du salaire minimum est un texte législatif qui tend, entre autres choses, à réglementer dans une certaine mesure les salaires que l'intimée doit payer à ses employés. Si la réglementation des salaires que paie à ses employés une entreprise qui fait partie des catégories exceptées du par. 92(10) est une "matière" tombant dans ces catégories de sujets, elle tombe alors, en vertu du par. 91(29), sous l'autorité législative exclusive du Parlement du Canada.

 


Il s'agit donc de savoir quelles "matières" tombent dans les catégories de sujets législatifs que définit ce paragraphe. Il est évident qu'elles s'étendent au‑delà des ouvrages simplement matériels d'une voie de chemin de fer ou d'un réseau télégraphique, par exemple. Les termes "ouvrages" et "entreprises" doivent se lire séparément (Attorney‑General for Ontario v. Winner, [1954] A.C. 541), et le terme "entreprise" a été défini dans l'arrêt re Regulation and Control of Radio Communication in Canada, [1932] A.C. 304, p. 315.

 

                                                                    ...

 

À mon avis, toutes les matières qui constituent une partie essentielle de l'exploitation d'une entreprise interprovinciale en tant qu'entreprise active sont des matières soumises au contrôle législatif exclusif du Parlement fédéral, en conformité du par. 91(29). On n'a pas contesté, au cours des débats, que la réglementation des tarifs que doivent payer les clients de l'intimée est une matière tombant sous la compétence fédérale. On a jugé dans l'affaire Winner, précitée, que la réglementation des endroits où l'on pouvait prendre des voyageurs d'une ligne interprovinciale d'autobus et de ceux où l'on pouvait les déposer ne pouvait être soumise au contrôle provincial. J'estime de même que la réglementation et le contrôle de l'échelle des salaires que doit payer une entreprise interprovinciale comme celle de l'intimée est une matière qui tombe exclusivement sous le contrôle fédéral.

 

Je fais mienne la déclaration du juge Abott, de cette Cour, dans Reference as to the Validity of the Industrial Relations and Disputes Investigation Act:

 

[TRADUCTION]  Le droit de grève et le droit à la négociation collective sont généralement reconnus de nos jours, et les décisions portant sur des sujets tels que la durée du travail, les taux de salaire, les conditions de travail et autres matières analogues constituent à mon avis une partie essentielle de l'administration et de l'exploitation de toute entreprise commerciale ou industrielle. Ceci étant, le pouvoir de réglementer de telles matières dans les entreprises qui tombent sous l'autorité législative du Parlement revient au Parlement et non aux législatures provinciales. [Je souligne.]

 

232.                   Le juge Martland exprime ensuite l'avis que les conclusions précitées du juge Abbott ne contredisent en rien la jurisprudence antérieure.

 


233.                   Il réfère d'abord à Workmen's Compensation Board et à la législation d'indemnisation des accidents du travail que l'on y juge applicable aux entreprises fédérales et il constate que l'on n'y mentionne pas le par. 92(10)  de la Loi constitutionnelle de 1867  et que l'on n'y tente pas non plus de définir l'étendue de la compétence législative exclusive conférée au Parlement par cette disposition. Le juge Martland distingue cette décision de celle qu'il a à rendre pour des motifs que j'analyserai plus bas dans l'étude de la théorie du double aspect.

 

234.                   Aux pages 774 et 775, le juge Martland cite un passage du juge Duff dans Reference re Legislative Jurisdiction over Hours of Labour, précité:

 

[TRADUCTION]  Il est aujourd'hui bien établi que le Dominion, en vertu de l'autorité que lui donnent sur les ouvrages et entreprises entrant dans sa compétence les par. 91(29) et 92(10), possède certains pouvoirs de réglementation en ce qui concerne l'emploi des personnes travaillant dans ces ouvrages ou entreprises. Le fait que le Dominion adopte une telle législation dans l'exercice de ce pouvoir a pour conséquence de lui accorder prépondérance sur l'autorité provinciale en ce qui concerne l'objet d'une telle législation, autorité qui reste inopérante tant que la législation fédérale est en vigueur.

 

235.                   Le juge Martland commente cette citation et cet arrêt comme suit:

 

[TRADUCTION]  Cette affaire‑là donne un certain poids à l'argument selon lequel le pouvoir du Dominion de légiférer au sujet de la durée du travail en ce qui concerne les entreprises soumises à la législation fédérale en vertu du par. 92(10) est un pouvoir accessoire et non un pouvoir exclusif, mais cette question n'avait pas à y être tranchée.

 

Comme le fait remarquer le juge Rinfret, de la Cour du Banc de la Reine, le jugement de cette cour, prononcé par le juge Duff, dans Reference re Waters and Water‑Powers, [1929] R.C.S. 200, renferme, à la p. 214, une mention du fait que:

 

"la législation des chemins de fer dans leur sens le plus étroit" ["railway legislation strictly so called"] (en ce qui concerne lesdits chemins de fer) est de la compétence exclusive du Dominion, et cette législation peut notamment comprendre la réglementation de la construction, des réparations et des modifications du chemin de fer et celle de son administration.

 

Il a cité l'arrêt Canadian Pacific Railway v. Corporation of the Parish of Notre Dame de Bonsecours, [1889] A.C. 367, p. 372.

 

Il ajoute encore, à la p. 226:

 


En ce qui concerne le premier moyen, il semble inutile de préciser qu'une province excéderait ses pouvoirs si elle tentait d'intervenir dans des matières exclusivement assignées au contrôle du Dominion, en essayant par exemple de s'immiscer dans l'organisation ou l'administration d'un ouvrage entièrement soustrait à la compétence provinciale, comme celui qu'a autorisé le Dominion par une loi dans l'exercice des pouvoirs qu'il tient de l'al. 92(10)a).

 

236.                   Aux pages 775 et 776, le juge Martland poursuit:

 

[TRADUCTION]  Il existe deux arrêts de cette cour qui, à mon avis, ont des liens plus étroits avec les circonstances de la présente affaire que les deux décisions que je viens d'examiner. Le premier est Reference re the Minimum Wage Act of the Province of Saskatchewan.

 

237.                   Le juge Martland résume les faits et les opinions des juges dans l'Affaire du service postal 1948 et il approuve cette partie du sommaire qui résume l'opinion du juge en chef Rinfret et des juges Taschereau et Estey dans cette affaire‑là:

 

[TRADUCTION]  À mon avis, le sommaire du jugement tire la conclusion qui convient de cette affaire, dans les termes suivants:

 

Cet employé est entré au service de l'entreprise que constituent les Postes canadiennes et faisait donc partie du service postal. Son salaire, en tant que tel, est du domaine législatif exclusif du Parlement du Canada et tout empiétement d'une législation provinciale sur ce sujet doit être considéré ultra vires, que le Parlement ait légiféré ou non sur ledit sujet.

 

238.                   À la page 777, le juge Martland commente la ressemblance entre l'Affaire du service postal 1948 et Bell Canada 1966:

 

[TRADUCTION]  Je ne perçois aucune différence de principe entre la situation d'un employé engagé et payé non par la Couronne, mais par un particulier, mais qui a été néanmoins engagé dans le service postal (par. 91(5)), et celle de l'employé d'une entreprise interprovinciale (par. 91(29) et 92(10)), en ce qui concerne le pouvoir exclusif du Parlement fédéral de légiférer quant aux taux de son salaire.

 


239.                   Puis, juste avant d'arriver à ses conclusions, le juge Martland s'appuie sur l'Affaire des débardeurs:

 

[TRADUCTION]  L'autre décision est l'arrêt Reference as to the Validity of the Industrial Relations and Disputes Investigation Act, dont j'ai déjà parlé. Cette Cour devait examiner la validité d'une loi fédérale dans le domaine des relations de travail, loi s'appliquant aux entreprises soumises à l'autorité législative du Parlement du Canada. On a jugé que cette loi entrait dans les pouvoirs fédéraux et cette décision a reconnu, à mon avis, que ce domaine constituait une partie essentielle de l'exploitation d'une entreprise de ce genre.

 

Je souscris respectueusement à ce point de vue. À mon avis, la réglementation du domaine des relations entre employeur et employé dans une entreprise analogue à celle de l'intimée, comme celle des tarifs qu'elle exige de ses clients, est une "matière" qui entre dans la catégorie de sujets que définit l'al. 92(10)a) et, ceci étant, elle est de la compétence législative exclusive du Parlement du Canada. Par suite, toute législation provinciale en ce domaine, bien que valable à l'égard des employeurs qui ne relèvent pas de la compétence législative exclusive du Parlement fédéral, ne peut s'appliquer à des employeurs qui sont soumis à ce contrôle exclusif.

 

240.                   Il me paraît tout à fait impossible de distinguer les circonstances de l'espèce de celles de Bell Canada 1966. Les conditions et les relations de travail ainsi que la gestion des entreprises fédérales comme Bell Canada sont des matières qui tombent dans les catégories de sujets visées par le par. 91(29)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , et relèvent donc de la compétence législative exclusive du Parlement du Canada.

 

241.                   Au surplus, et comme je l'ai indiqué au début de ces motifs, la règle d'exclusivité sanctionnée par Bell Canada 1966 ne joue pas seulement en matière de relations de travail ou pour les entreprises fédérales. C'est là une facette d'un principe plus global, lequel interdit la sujétion des ouvrages, des choses ou des personnes qui relèvent de la compétence particulière et exclusive du Parlement aux lois provinciales, lorsqu'une telle sujétion aurait pour conséquence d'atteindre ces ouvrages, choses ou personnes dans ce qui constitue leur spécificité fédérale.


 

242.                   Cette règle est aussi ancienne que Bonsecours où le Comité judiciaire du Conseil privé décide qu'une législation et une réglementation municipales relatives aux fossés s'appliquent à un fossé longeant une voie ferrée fédérale dans la mesure où il s'agit de l'entretien des fossés et de la suppression des obstacles qui pourraient les obstruer, mais qu'elles ne s'y appliqueraient pas si elles prescrivaient quelle doit être la forme structurale des fossés, par exemple leur largeur ou leur profondeur.

 

243.                   Dans Bonsecours, on trouve également à la p. 372 le passage suivant, souvent cité:

 

[TRADUCTION]  Par conséquent, selon leurs Seigneuries, le Parlement du Canada a le droit exclusif de prescrire des règlements pour la construction, les réparations et les modifications des chemins de fer et pour leur gestion ... [Je souligne.]

 

244.                   Une distinction analogue a été reprise il y a une douzaine d'années dans les Parents naturels. L'une des questions qui se posaient dans cet arrêt était celle de savoir si l'Adoption Act de la Colombie‑Britannique, une loi d'application générale, avait été incorporée par renvoi à la Loi sur les Indiens, en vertu de l'art. 88 de cette dernière loi. Le juge en chef Laskin, qui écrit pour lui‑même ainsi que pour les juges Judson, Spence et Dickson, plus tard Juge en chef, répond à cette question par l'affirmative au motif que l'art. 88 ne vise que les lois provinciales d'application générale qui ne peuvent s'appliquer aux Indiens sans les toucher en tant qu'Indiens. Le juge en chef Laskin écrit aux pp. 759 à 761:

 


Personne n'a contesté devant cette Cour le principe général depuis longtemps acquis, énoncé dans Union Colliery Co. of British Columbia Ltd. v. Bryden, [1899] A.C. 580, à la p. 588, selon lequel [TRADUCTION]  "le fait que le Parlement du Dominion s'abstient de légiférer dans la plénitude de ses pouvoirs ne saurait avoir pour effet de transférer à une législature provinciale la compétence législative conférée au Dominion par l'art. 91 de l'Acte de 1867". Par conséquent, on ne peut prétendre qu'une loi provinciale peut embrasser des matières relevant exclusivement de la juridiction fédérale simplement parce que cette loi est d'application générale, c'est‑à‑dire que sa portée n'est pas expressément restreinte aux matières de juridiction provinciale. Ainsi, par exemple, cette Cour a décidé qu'une loi provinciale portant sur le privilège foncier des constructeurs est inapplicable à un pipe‑line interprovincial: Campbell‑Bennett Ltd. c. Comstock Midwestern Ltd., [1954] R.C.S. 207. De même, on a jugé inapplicable aux employés d'une entreprise interprovinciale de communications une loi provinciale du salaire minimum: voir Commission du salaire minimum c. Bell Canada, [1966] R.C.S. 767, et, dans la même veine, aux employés d'un maître de poste local: voir Renvoi relatif au Saskatchewan Minimum Wage Act, [1948] R.C.S. 248. S'il en est ainsi, c'est parce qu'interpréter une loi provinciale de façon qu'elle embrasse de telles activités équivaut à la faire empiéter sur un domaine de juridiction exclusivement fédérale. D'autre part, une loi provinciale portant sur les heures de travail a été déclarée applicable aux employés d'un hôtel qui appartenait à une compagnie ferroviaire et était exploité par elle, mais ne faisait pas partie de son réseau de transport: voir La Compagnie de chemin de fer canadien du Pacifique...le texte de l'Adoption Act ne prétend pas englober un domaine relevant exclusivement de l'autorité fédérale, p. ex. les Indiens. Il ne peut s'y étendre que si son application ne touche pas une matière soumise à l'autorité législative fédérale, puisqu'il n'existe aucune loi fédérale visant expressément l'adoption des Indiens. Il me paraît incontestable que l'application de l'Adoption Act provincial à l'adoption d'enfants d'Indiens inscrits qui se verraient alors contraints, en vertu de cette Loi, de les abandonner aux mains de parents adoptifs non indiens, porterait atteinte à la quiddité indienne et aux liens personnels qui font partie intégrante d'une matière qui ne relève pas de l'autorité provinciale. Cela est étranger à la question de la validité de l'Adoption Act, à supposer qu'il soit incorporé par renvoi, dans la mesure où il peut assurer certains avantages aux Indiens en regard des dispositions de la Loi sur les Indiens.

 

L'avocat des intimés a cité un bon nombre de décisions où la législation provinciale a été jugée applicable aux Indiens. Il a cité, entre autres, Rex v. Hill (1907), O.L.R. 406, et Rex v. Martin (1917), 41 O.L.R. 79. Ces décisions, et autres semblables, illustrent simplement l'assujettissement des Indiens à la législation provinciale, lorsqu'ils sont à l'extérieur des réserves, ces lois, à l'instar de celles qui régissent la circulation routière, ne touchent pas à la quiddité indienne. Elles sont d'une nature différente de la législation sur l'adoption qui, si elle était applicable en tant que loi provinciale simpliciter, toucherait sérieusement aux rapports familiaux chez les Indiens. On voit difficilement ce qui resterait de l'autorité fédérale exclusive sur les Indiens si la législation provinciale de cette nature est jugée applicable aux Indiens. Si on la déclare applicable parce qu'elle est censément d'application générale, elle le serait également en visant expressément les Indiens. L'autorité fédérale exclusive en cette matière ne porterait plus alors que sur un système d'enregistrement et sur les règles à observer au sein de la réserve.

 


La faiblesse de l'argumentation des intimés et de tous les intervenants, y compris le procureur général du Canada, réside dans l'attribution d'une valeur ou portée spéciale à la législation provinciale uniquement parce qu'on la qualifie de "loi provinciale d'application générale", comme si cette qualité était en soi suffisante, sinon déterminante. Mais la généralité des termes d'une loi provinciale n'a pas pour effet d'accroître le pouvoir législatif provincial si cet accroissement est constitutionnellement impossible.

 

245.                   Le juge en chef Laskin discute ensuite de la jurisprudence portant sur l'application aux compagnies à charte fédérale, des lois générales sur les compagnies en vigueur dans une province. Puis il continue aux pp. 762, 763 et 764:

 

Les décisions rendues dans ces deux affaires n'ont aucune incidence en l'espèce, mais elles illustrent simplement le soin qu'il faut accorder à l'analyse des points litigieux et de la législation provinciale avant d'assujettir les compagnies à charte fédérale aux lois générales sur les compagnies en vigueur dans une province. J'estime qu'il convient de procéder à une analyse tout aussi soigneuse avant d'assujettir les Indiens, qui font l'objet d'une catégorie spécifique sous l'autorité exclusive du fédéral, aux lois provinciales générales, à moins que celles‑ci ne soient applicables aux Indiens en tant que citoyens ordinaires, sans porter atteinte à leur caractère, leur identité ou leur quiddité d'Indiens.

 

Je tiens à ajouter que le fait de donner priorité aux soi‑disant "lois provinciales d'application générale", en dépit de l'art. 88 de la Loi sur les Indiens, revient à donner dans le piège dont parle le juge Judson dans Nykorak c. Le procureur général du Canada, [1962] R.C.S. 331. En fait, dans la présente situation, une loi fédérale perdrait toute signification si l'on acceptait au pied de la lettre les allégations des intimés et des intervenants. Lorsque l'art. 88 parle de "toutes lois d'application générale et en vigueur, à l'occasion, dans une province", on ne peut présumer qu'il se reporte à des lois sans effet, mais plutôt à des lois provinciales qui, en tant que telles, sont inapplicables aux Indiens aux termes de la Loi sur les Indiens à moins qu'un renvoi fédéral ne décrète le contraire.

 


Je n'ignore pas la prétention selon laquelle il suffit de donner effet aux dispositions initiales de l'art. 88 qui subordonnent le renvoi "provincial" aux dispositions de quelque traité et de quelque autre loi fédérale et à l'incompatibilité avec la Loi sur les Indiens ou quelque arrêté, ordonnance, règle, règlement ou statut administratif établi sous son régime. Selon cette prétention, l'art. 88 serait pour le surplus déclaratoire, et même entièrement, sauf peut‑être lorsqu'il parle "des dispositions de quelque traité". À mon avis, ce serait une explication étrange des autres dispositions de l'art. 88. J'estime également que la fin de l'art. 88, "sauf dans la mesure où ces lois contiennent des dispositions sur toute question prévue par la présente loi ou y ressortissant", dénote clairement l'intention du Parlement d'effectuer l'incorporation par renvoi. Tirer une conclusion différente revient à rejeter le principe formulé dans l'arrêt Union Colliery Co., que j'ai cité précédemment, et à considérer la distribution des pouvoirs législatifs comme une distribution de pouvoirs parallèles [conjoints]. [Je souligne.]

 

246.                   Le point de vue du juge en chef Laskin a été endossé par un arrêt unanime de cette Cour, Dick c. La Reine, précité, à la p. 327. On trouve incidemment à la p. 322 de ce dernier arrêt le passage suivant:

 

À cet égard, la Wildlife Act n'est pas différente d'un bon nombre de lois provinciales en matière de droit du travail qui sont rédigées en des termes généraux et qui, si elles étaient interprétées littéralement, viseraient les entreprises et les ouvrages fédéraux. Mais, ainsi appliquées, elles auraient pour effet de réglementer ces entreprises et ouvrages sous des aspects essentiellement fédéraux. Par conséquent, on leur donne une interprétation atténuée de manière à y faire échapper les entreprises et les ouvrages fédéraux: Reference re Minimum Wage Act of Saskatchewan, [1948] R.C.S. 248; Commission du Salaire minimum v. Bell Telephone Co. of Canada, [1966] R.C.S. 767; Letter Carriers' Union of Canada c. Canadian Union of Postal Workers, [1975] 1 R.C.S. 178.

 

247.                   C'est la même règle d'exclusivité des compétences qui est observée dans Derrickson c. Derrickson, précité, où l'on décide que les dispositions de la Family Relations Act de la Colombie‑Britannique, relative au partage des biens familiaux, sont inapplicables aux terres réservées aux Indiens. Le juge Chouinard qui a rédigé les motifs unanimes de sept membres de cette Cour écrit, à la p. 296:

 

Le droit de posséder des terres sur une réserve indienne relève manifestement de l'essence même de la compétence législative fédérale exclusive que confère le par. 91(24)  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Il s'ensuit que la loi provinciale ne peut s'appliquer au droit de possession sur les terres des réserves indiennes.

 

Lorsqu'une loi provinciale, par ailleurs valide, compte tenu de la généralité de ses termes, s'étend hors du domaine où la législature peut exercer sa compétence provinciale, à une matière de compétence fédérale exclusive, elle doit, pour demeurer constitutionnelle, être atténuée et recevoir le sens restreint qui la confine au champ de compétence provinciale.

 


Il s'ensuit que les dispositions de la Family Relations Act qui traitent du droit de propriété et de possession d'un immeuble, quoique valides dans le cas d'un autre immeuble, ne peuvent s'appliquer aux terres d'une réserve indienne.

 

2.  Critique de Bell Canada 1966

 

248.                   L'arrêt Bell Canada 1966 a été critiqué par quelques commentateurs. Voir par exemple "Interjurisdictional Immunity in Canadian Federalism", par le professeur Dale Gibson (1969), 47 R. du B. can. 40, aux pp. 53 à 57; "The Supreme Court and the Law of Canadian Federalism", par le professeur Paul C. Weiler (1973), 23 U.T.L.J. 307, aux pp. 340 à 343 et à la p. 363; Constitutional Law of Canada (2nd ed. 1985), par le professeur Peter W. Hogg, aux pp. 329 à 332 et 465 à 466.

 

249.                   Ces critiques se ressemblent sur beaucoup de points et il me paraît suffisant de considérer celles du professeur Hogg qui sont plus élaborées et plus récentes.

 

250.                   Le professeur Hogg écrit aux pp. 330 et 331:

 

[TRADUCTION]  Il importe de faire remarquer que, dans ces décisions portant sur l'exclusivité des compétences, il ne s'agissait pas de lois provinciales prévoyant un traitement différent pour les entreprises fédérales. Au contraire, les lois qui ont été jugées inapplicables aux matières fédérales étaient des lois d'application générale de la validité desquelles, dans la plupart de leurs applications, on ne pouvait douter. Ces décisions ne reposaient pas non plus sur le principe de la prépondérance, car dans aucune des affaires en question il n'existait de loi fédérale incompatible. La théorie qui sous‑tend les résultats semble être que les chefs de compétence fédérale n'ont pas seulement pour effet de conférer des pouvoirs au Parlement, mais ils s'appliquent aussi "défensivement" de manière à refuser ces pouvoirs aux législatures provinciales. À mon avis, cette théorie est incompatible avec le principe fondamental du caractère véritable, suivant lequel une loi "relative à" une matière provinciale peut régulièrement "toucher" une matière fédérale.

 

                                                                    ...

 


Sur le plan de la politique générale, l'exclusivité relative aux entreprises fédérales paraît superflue parce que le législateur fédéral peut, s'il le veut, facilement protéger les entreprises relevant de la compétence fédérale contre l'application de lois provinciales en adoptant des lois appropriées qui auront prépondérance sur les lois provinciales incompatibles.

 

(Les renvois aux notes infra‑paginales sont omis.)

 

251.                   Le professeur Hogg écrit également, aux pp. 465 et 466:

 

[TRADUCTION]  La Cour a statué [dans l'arrêt Bell Canada 1966] que les taux de rémunération et les heures de travail constituaient des "parties essentielles" de l'entreprise interprovinciale et que toutes ces parties essentielles étaient soumises au contrôle législatif exclusif du Parlement fédéral. Par conséquent, bien que la loi provinciale fût valide dans son application à la plupart des emplois dans la province, elle ne pouvait constitutionnellement s'appliquer aux emplois dans une industrie réglementée par le fédéral.

 

L'affaire [Bell Canada 1966] paraît avoir réglé dans le sens d'un pouvoir fédéral exclusif la question de la compétence législative sur l'emploi dans les secteurs relevant du gouvernement fédéral. À mon avis, cet arrêt est mal fondé. L'arrêt Toronto Electric Commissioners v. Snider et l'Affaire des conventions du travail établissent tout au moins que l'emploi est une "matière" qui tombe sous la rubrique "la propriété et les droits civils dans la province". La réglementation de la négociation collective ou des normes de travail dans les industries fédérales doit certainement continuer d'être considérée comme intéressant l'emploi en même temps que l'industrie particulière qui est visée. Il y a double aspect et les deux paliers de gouvernement doivent donc pouvoir légiférer dans ce domaine.

 

(Les renvois aux notes infra‑paginales sont omis.)

 

252.                   Ces critiques appellent plusieurs observations.

 

253.                   La première observation, c'est que ces critiques passent sous silence l'exégèse serrée à laquelle se livre le juge Martland, dans Bell Canada 1966, vis‑à‑vis les textes pertinents des art. 91  et 92  de la Loi constitutionnelle de 1867 .

 



254.                   La deuxième observation, c'est que ces critiques ne se posent pas la question essentielle que pose et tranche le juge Martland; elles s'abstiennent en effet de définir le contenu de la compétence législative exclusive du Parlement sur les entreprises fédérales. Il incombe de le faire car devant le par. 29 de l'art. 91 et les exceptions du par. 10 de l'art. 92, on se trouve en présence de catégories exclusives de sujets, celles des entreprises fédérales, auxquelles il faut bien assigner un contenu minimum élémentaire et irréductible sous forme de matières tombant dans ces catégories. Le juge Martland considère que la gestion de ces entreprises et leurs relations de travail sont des matières qui font partie de ce minimum élémentaire et irréductible car il s'agit là d'éléments essentiels ou vitaux pour toute entreprise. Comment pourrait‑on ne pas être d'accord? Comment le pouvoir exclusif de réglementer ces entreprises ne comprendrait‑il pas au moins le pouvoir exclusif de faire des lois relatives à leur gestion? Et, comme en droit du travail, le pouvoir de gestion de l'entreprise et les conditions de travail déterminées par convention ou par la loi sont des vases communicants, comment le pouvoir exclusif de légiférer sur la gestion ne comprendrait‑il pas le pouvoir, également exclusif, de faire des lois sur les conditions de travail? Le nier, comme le font les critiques, c'est vider la compétence fédérale exclusive de son contenu principal et la transformer en un pouvoir de faire des lois simplement incidentes qui ne se rattachent plus qu'à un pouvoir principal sans substance véritablement autonome, tel le pouvoir de régir la tarification ainsi que la disponibilité et la qualité de services comme les services téléphoniques ou les services de transport ferroviaire. Sans doute ces dernières matières tombent‑elles aussi dans les catégories exclusives de susive du Parlement doive ou puisse être confinée à un domaine aussi exigu. La tarification en effet, ainsi que la disponibilité et la qualité des services, sont indissociables de la masse salariale que l'entreprise doit payer, de la disponibilité de sa main‑d'oeuvre, des congés, des vacances, c'est‑à‑dire des conditions de travail. C'est pourquoi, dans Bell Canada 1966, à la p. 772, le juge Martland réfère à la tarification et aux services dans leurs rapports avec les salaires, et c'est pourquoi il y revient à la p. 777 au moment où il arrive à ses conclusions.

 


255.                   Le professeur Hogg écrit que la théorie qui est le fondement de Bell Canada 1966 non seulement confère un pouvoir au Parlement, mais opère de façon défensive pour nier le pouvoir de la Législature. À mon avis, et je l'exprime avec les plus grands égards, cette théorie ne confère au Parlement aucun pouvoir qu'il ne possède déjà puisqu'il fait partie intégrante et essentielle de sa compétence législative principale sur les entreprises fédérales. Si ce pouvoir est exclusif, c'est parce que les textes constitutionnels, qui auraient pu être différents mais qui ne le sont pas, le prescrivent expressément. Et c'est parce que ce pouvoir est exclusif qu'il écarte celui des législatures tant pour leurs lois d'application générale que pour leurs lois d'application particulière en autant qu'elles touchent à une partie essentielle d'une entreprise fédérale. La règle de l'exclusivité est absolue et ne permet pas de distinguer entre ces deux types de lois. Cependant, la théorie du caractère véritable de la loi ("pith and substance doctrine") oblige, elle, à distinguer entre ces deux types de lois, de même qu'entre les lois d'application générale et leur application à des institutions particulières. Les lois d'application générale relatives à la gestion des entreprises et aux conditions de travail sont des lois relatives à des matières qui tombent dans la catégorie de matières de la propriété et des droits civils. Mais des lois particulières relatives à la gestion des entreprises fédérales et à leurs conditions de travail, comme celles que l'on trouve en l'espèce dans le Code canadien du travail, sont des lois relatives à des matières qui tombent dans une catégorie de sujets exclusivement fédérale, celle des entreprises fédérales. La particularisation des lois provinciales d'application générale qui résulterait de leur application à des entreprises fédérales constituerait en l’espèce un empiétement sur la compétence exclusive du Parlement.  Le principe de l’exclusivité des champs de compétences n’est pas tributaire d’une technique de rédaction législative, comme l'indique clairement l'exemple suivant donné par le professeur Dale Gibson dans "The ‘Federal Enclave’ Fallacy in Canadian Constitutional Law" (1976), 14 Alta. L. Rev. 167, à la p. 172:

 

[TRADUCTION]  La plupart des cas d'application du principe de l'exclusivité des compétences se manifestent comme conséquences naturelles de la manière dont les pouvoirs législatifs sont partagés entre le Parlement du Canada et les législatures provinciales en vertu de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique...

 

A.   Lois provinciales visant des matières relevant de la compétence fédérale.

 

Il s'agit ici du cas le plus évident d'inapplicabilité. Si une province adoptait une loi réglementant le bruit causé par les aéronefs qui décollent et atterrissent dans la province, cette loi serait tout à fait inopérante parce qu'elle porterait sur l'aviation, matière qui relève de la compétence législative exclusive du Parlement du Canada. De même, des lois provinciales contenant des dispositions spéciales visant les parcs nationaux, les réserves indiennes, les établissements de la défense, etc., seraient probablement jugées ultra vires pour le motif qu'elles porteraient sur des sujets hors de la compétence de la province.

 

B.   Lois provinciales générales touchant à des aspects essentiels de matières relevant de la compétence fédérale.

 

Même si une province devait adopter une loi antibruit de portée générale visant toutes les espèces d'activités bruyantes dans toutes les localités de la province, elle serait inapplicable au bruit fait par les aéronefs dans la province. La raison en est qu'aucune loi provinciale ne peut jouer de manière à toucher à une partie "essentielle" ou "intégrante" d'une entreprise qui est du ressort fédéral et le bruit provenant d'aéronefs serait incontestablement considéré comme une partie intégrante de leur utilisation.

 

(Les renvois aux notes infra‑paginales sont supprimés.)

 


256.                   Ces commentaires rejoignent ceux cités plus haut du juge en chef Laskin dans l'arrêt Parents naturels, ceux du juge Chouinard dans Derrickson c. Derrickson ainsi que la décision rendue dans Johannesson v. Rural Municipality of West St. Paul, [1952] 1 R.C.S. 292, où il fut jugé à la p. 311 qu'une matière qui est intrinsèque à un champ de compétence fédéral échappe à la juridiction provinciale même si elle comporte des éléments de droit civil:

 

[TRADUCTION]  S'il est sans doute exact qu'une législation qui présente le caractère de la législation provinciale en cause, lorsqu'on la considère du point de vue de l'utilisation de la propriété, est normalement une législation qui porte sur des droits civils, l'utilisation de cette propriété pour les besoins d'un aérodrome, ou l'interdiction d'une telle utilisation, ne peuvent, à mon avis, être séparées de l'aéronautique prise comme un tout. S'il doit en être ainsi, on ne peut se fonder, pour faire valoir la compétence législative de la province, sur le fait que le Parlement peut ne pas avoir occupé ce champ. [Je souligne.]

 

257.                   Ce principe semble avoir été omis dans la critique de Bell Canada 1966 entreprise par le professeur Hogg. Ce raisonnement explique pourtant la compétence fédérale exclusive puisque les conditions et relations de travail ne peuvent être dissociées de la gestion d'une entreprise fédérale.

 

258.                   Dans l'un des passages précités, le professeur Hogg oppose les compétences exclusives aux compétences "conjointes". Il ne peut s'agir là que d'une façon de parler. Le professeur Hogg veut probablement référer au chevauchement de lois fédérales et de lois provinciales qui pourrait résulter de l'exercice d'un pouvoir incident du Parlement ou de l'application de la théorie du double aspect. Mais, comme je l'ai dit au début de ces motifs, il ne s'agit pas là de véritables compétences conjointes comme en matière d'agriculture ou d'immigration.

 

259.                   Le professeur Hogg propose également une nouvelle formulation de la théorie du double aspect, différente de celles retenues en l'espèce par la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique et par la Cour d'appel du Québec. J'en traiterai lors de l'étude du double aspect.

 


260.                   Je constate aussi que le professeur Hogg mentionne mais ne discute pas l'arrêt Parents naturels. Quant à l'arrêt Derrickson c. Derrickson, il a été rendu après la deuxième édition du traité du professeur Hogg.

 

261.                   Reste l'argument de "policy" selon lequel il serait toujours loisible au Parlement de protéger les entreprises fédérales contre les lois provinciales par un exercice de son pouvoir soit‑disant incident et l'application de la suprématie des lois fédérales.

 

262.                   J'avoue trouver bien peu d'attrait dans un tel argument, tant en général que dans le domaine particulier de la santé et de la sécurité du travail.

 

263.                   C'est un argument qui fait appel à l'esprit de contradiction entre des systèmes de réglementation, d'enquête, d'inspection et d'avis de correction de plus en plus complexes, particularisés et peut‑être inévitablement pointilleux. Une compétence partagée en la matière risque d'être une source d'incertitudes et de litiges innombrables dans lesquels les tribunaux seraient appelés à décider s'il y a conflit entre les règlements fédéraux et les règlements provinciaux les plus triviaux, prescrivant par exemple l'épaisseur ou la couleur de chaussures ou de casques de sécurité.

 

264.                   Et s'il s'agit de santé et de sécurité du travail, cette dualité de compétence est de nature à favoriser la multiplication des mesures préventives et des contrôles dont les contradictions ou le manque de coordination risqueraient justement de mettre en péril la santé et la sécurité au travail qu'il s'agit de protéger.

 

265.                   Le fédéralisme oblige la plupart des personnes et des institutions à servir deux maîtres. Mais, à mon avis, il faut essayer de faire en sorte que cette double sujétion soit soufferte autant que possible dans des domaines distincts.


 

266.                   Avec égards pour l'opinion contraire, je pense donc que Bell Canada 1966 est un arrêt bien fondé.

 

267.                   Mais même si j'éprouvais des doutes à ce sujet, j'hésiterais beaucoup à décider qu'il n'y a plus lieu de s'y conformer.

 

268.                   Je rappelle d'abord que personne ne nous a demandé de le faire à l'occasion de cette trilogie alors que la Cour a expressément posé la question. Ce que l'on nous a principalement demandé dans ces trois causes, c'est de qualifier la Loi et les Regulations de manière à ce qu'elles ne tombent pas sous le coup de Bell Canada 1966, plutôt que de remettre cette dernière décision en question. Or, pour les raisons données plus haut, c'est là une entreprise impossible.

 


269.                   Bell Canada 1966 est un arrêt qui a des sources aussi anciennes que Bonsecours à la fin du siècle dernier, et que l'Affaire du service postal 1948 au milieu de ce siècle. Depuis plus de vingt ans qu'il se trouve dans nos recueils d'arrêts, il a été directement ou indirectement cité et suivi dans nombre d'arrêts de cette Cour jusqu'à l'époque la plus récente. À ce sujet, j'ai déjà mentionné Parents naturels, Procureur général du Canada c. St. Hubert Base Teachers' Association et Dick c. La Reine. Il y a lieu d'y ajouter Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, [1979] 1 R.C.S. 754, et Four B Manufacturing Ltd. c. Travailleurs unis du vêtement d'Amérique, [1980] 1 R.C.S 1031. (Ces deux derniers arrêts, soit dit en passant, loin de contredire Bell Canada 1966, comme on a pu le suggérer, en confirment expressément les principes.) Il y a aussi lieu d'ajouter à cette liste Northern Telecom Ltée c. Travailleurs en communication du Canada, [1980] 1 R.C.S. 115: le juge Dickson, plus tard Juge en chef, qui rédige les motifs unanimes des neuf juges de cette Cour, résume à la p. 132 des principes tirés de Construction Montcalm Inc. c. Commission du salaire minimum, précité, où il est clair que les deuxième, troisième et quatrième principes ainsi résumés sont fondés sur Bell Canada 1966.

 

270.                   Il va sans dire que d'autres cours ont suivi cette jurisprudence. Il est inutile de dénombrer leurs jugements et leurs arrêts. Je me contente d'en donner quelques exemples: Cour des sessions de la paix du district de Montréal v. Association internationale des travailleurs en ponts, en fer structural et ornemental, local 711, [1970] C.A. 512; Re Field Aviation Co. and International Association of Machinists & Aerospace Workers Local Lodge 1579 (1974), 45 D.L.R. (3d) 751 (C.S. Alb.); Jebsens (U.K.) Ltd. v. Lambert (1975), 64 D.L.R. (3d) 574 (C.A.C.‑B.); Joyal c. Air Canada, [1976] C.S. 1211, renversé pour d'autres motifs par la Cour d'appel à [1982] C.A. 39; Re Culley and Canadian Pacific Air Lines Ltd., [1977] 1 W.W.R. 393 (C.S.C.‑B.); Re Attorney‑General of Quebec and A. & F. Baillargeon Express Inc. (1978), 97 D.L.R. (3d) 447 (C.A. Qué.); Re Canadian Pacific Ltd. and Attorney‑General of Alberta, précité; Bell Canada c. Commission de la santé et de la sécurité du travail, [1983] C.S. 677; Canadian Human Rights Commission v. Haynes, précité; Office de la construction du Québec c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, J.E. 83‑198 (C.S. Qué.)

 

271.                   Il y a également lieu de penser que, devant cette jurisprudence constante, devenue une jurisprudence fixée, les principaux intéressés, c'est‑à‑dire les syndicats et les employeurs, ont généralement pris l'habitude d'organiser leurs affaires en conséquence. On pourrait penser qu'il devrait en aller de même pour les tribunaux administratifs et les bureaucraties concernés. Mais, d'où qu'ils soient, ceux‑ci résistent rarement à la suggestion de reculer les bornes de leur compétence.

 

3. La théorie du double aspect


 

272.                   L'étude de la théorie du double aspect m'amène maintenant à discuter des quatrième et cinquième propositions énoncées au début de mes motifs.

 

273.                   La quatrième proposition a trait à l'applicabilité aux entreprises fédérales des régimes provinciaux d'indemnisation des victimes d'accidents du travail. Ce principe a déjà fait l'objet d'une qualification dans Bell Canada 1966. Pour les raisons que je m'apprête à énoncer, il ne change rien au sort du litige.

 

274.                   La cinquième proposition selon laquelle le Parlement et une province peuvent édicter deux règles relativement semblables en autant qu'ils légifèrent pour des fins différentes et sous un aspect distinct ne trouve pas application en l'espèce.

 

275.                   J'ai cité au début de mon opinion les motifs pour lesquels la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique estime justifié le recours à la théorie du double aspect.

 

276.                   Ces motifs ont été résumés au mémoire produit par le procureur général du Canada dans Alltrans; ce résumé montre le lien direct que la Cour d'appel établit entre la théorie du double aspect et l'argument de la complémentarité nécessaire des mesures préventives en matière de santé et sécurité au travail et des mesures compensatrices en matière d'accidents du travail:

 

[TRADUCTION]  Dans l'arrêt qu'il a rédigé au nom de la Cour d'appel en l'espèce, le juge Lambert a conclu qu'une loi provinciale établissant des normes de sécurité s'appliquait aux entreprises fédérales. Suivant son raisonnement, du moment qu'on admettait le principe de l'assujettissement des entreprises fédérales aux régimes d'indemnisation des accidents du travail, il s'ensuivait que la province pouvait également réglementer la sécurité du travail dans ces entreprises. Mais le Parlement était investi du même pouvoir en raison de sa compétence sur les entreprises fédérales. Par conséquent, selon la théorie du double aspect, une loi provinciale pouvait coexister avec une loi fédérale, sous réserve du principe de la prépondérance de la loi fédérale en cas d'incompatibilité.


 

277.                   L'utilisation de la théorie du double aspect par la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique dépend d'une détermination préliminaire, savoir que le régime préventif établi par la législation de la Colombie‑Britannique est applicable aux entreprises fédérales parce qu'il est constitutionnellement indissociable du régime compensateur établi par la même législation. Comme le Parlement peut également établir et a effectivement établi un régime préventif relativement aux entreprises fédérales, les deux régimes préventifs pourraient, selon la Cour d'appel, subsister côte à côte en vertu de la théorie du double aspect, sauf en cas de conflit.

 

278.                   Ce raisonnement s'écroule avec sa prémisse. Une fois que l'on a décidé, comme il faut le faire, que le régime provincial de prévention doit être dissocié du régime de compensation et qu'il est inapplicable aux entreprises fédérales, il ne subsiste plus, pour ces dernières, deux régimes de prévention mais un seul, le régime fédéral, et il n'y a plus place pour la théorie du double aspect.

 

279.                   L'argument de la complémentarité a impressionné le juge Bouck en Cour suprême de la Colombie‑Britannique. Voici comment il s'exprime à ce sujet à la p. 84:

 

[TRADUCTION]  D'un autre côté, il y a la question de l'application efficace de la Workers Compensation Act. Comme la Commission peut être appelée à fournir aux personnes blessées au lieu de travail des services de réadaptation et à leur verser des pensions, elle doit disposer de quelque moyen de limiter le nombre d'accidents‑‑des amendes et des ordres de fermeture, par exemple. Si regrettable que cela puisse être toutefois, j'ai conclu que ce sont là des méthodes auxquelles la Commission ne peut avoir recours.

 

280.                   Le juge Bouck ajoute, à la page suivante:

 


[TRADUCTION]  Il semble néanmoins que la Commission ne soit pas impuissante à cet égard. L'article 42 l'autorise en effet à fixer un taux spécial pour Alltrans lorsqu'il "a été démontré [. . .] que le risque ou le coût de l'indemnisation diffère de la moyenne de la catégorie ou de la sous‑catégorie dans laquelle tombe l'industrie ou les installations (d'Alltrans)".

 

281.                   Je rappelle que les procureurs d'Alltrans et du procureur général du Canada concèdent que les dispositions compensatrices du Workers Compensation Act s'appliquent aux entreprises fédérales. Le juge Bouck regrette que, relativement aux entreprises fédérales, le pouvoir d'adopter des mesures préventives soit dissocié du pouvoir d'adopter des mesures compensatrices, car des pouvoirs unifiés de prévention et de compensation devraient, en théorie du moins, s'exercer de façon plus cohérente ou mieux coordonnée que des pouvoirs partagés. Dans le mémoire qu'ils ont produit dans Alltrans, le Board et le procureur général de la Colombie‑Britannique invoquent le même argument dans les termes suivants:

 

[TRADUCTION] ... l'appelante accepte le régime dans la mesure où il lui confère le bénéfice d'une protection contre les actions en justice intentées par des employés blessés admissibles à l'indemnisation, mais elle prétend ne pouvoir être astreinte aux obligations concomitantes d'assurer la sécurité du travail prévues par le régime.

 

282.                   Le Board et le procureur général de la Colombie‑Britannique soulignent également, peut‑être pour signaler les difficultés pratiques d'un partage auxquelles la Cour d'appel fait allusion dans le dernier passage de ses motifs que j'ai cité plus haut, que les cotisations auxquelles Alltrans Express Ltd. est assujettie n'alimentent pas seulement le fond des accidents du travail mais qu'elles servent également à défrayer l'administration des Regulations.

 


283.                   L'argument de la complémentarité paraît superficiellement séduisant, de lege ferenda, mais il n'a pas de valeur juridique sauf s'il est possible de l'élever au niveau constitutionnel et le juge Bouck s'est rendu compte, à juste titre, que ce ne l'est pas.

 

284.                   Avant de quitter le plan législatif et de passer au niveau constitutionnel, précisons que rien n'indique que les dispositions compensatrices du Workers Compensation Act soient rendues inefficaces du fait que les dispositions préventives soient inapplicables à des entreprises fédérales. D'une part, Alltrans Express Ltd. concède que les lieux de travail qu'elle contrôle restent soumis aux inspections du Board pour les fins des dispositions compensatrices et en autant que cela est nécessaire pour déterminer le niveau de ses contributions au fond d'indemnisation. D'autre part, selon un affidavit non contredit, le Board ne tente ni d'appliquer les mesures préventives aux navires marchands enregistrés de la Loi sur la marine marchande du Canada, ni d'inspecter ces navires, quoique les marins de ces navires bénéficient dans certains cas des indemnisations d'accident prévues par la loi provinciale.

 

285.                   Enfin, reste l'argument selon lequel les cotisations exigées de Alltrans Express Ltd. contribuent au financement non seulement du fond d'accidents du travail, mais aussi de l'administration des mesures préventives. C'est là, me semble‑t‑il, une situation dont seule Alltrans Express Ltd. pourrait se plaindre si, comme je le pense, les mesures préventives ne lui sont pas applicables. Au surplus, c'est une difficulté qui est loin d'être insoluble entre gouvernements qui collaborent.

 


286.                   Je souligne par la même occasion qu'au Québec, comme je l'ai dit auparavant, les mesures compensatrices et les mesures préventives se trouvent dans deux lois distinctes, la Loi et la Loi sur les accidents du travail. L'expérience québécoise démontre que les systèmes préventifs et compensateurs peuvent fonctionner sans être intégrés et sans que l'efficacité propre de chacun de ces systèmes n'en souffre. Le professeur Lippel note au sujet de la dualité du régime québécois:

 

...en plus de[s] services curatifs [. . .], le droit actuel accorde aux travailleurs certaines mesures préventives qui, cette fois, leur sont vraiment destinées spécifiquement, et l'on aurait pu imaginer une cohérence historique dans les politiques législatives relatives aux services curatifs et aux mesures préventives.

 

Notre examen de la législation depuis 1885, date à laquelle le législateur commence à s'intéresser à la question, dans la foulée des premiers effets de l'industrialisation, révèle qu'il n'en est rien. Les deux composantes de l'enveloppe des droits particuliers des travailleurs en cette matière évoluent selon leur logique propre.

 

(Katherine Lippel, "Droit des travailleurs québécois en matière de santé (1885‑1981)" (1981‑82), 16 R.J.T. 329, à la p. 331.)

 

287.                   Resterait également, si l'on tenait absolument à intégrer le régime des mesures compensatrices à celui des mesures préventives, la possibilité que le Parlement du Canada, agissant en vertu de son pouvoir incident, instaure un régime d'indemnisation applicable aux entreprises fédérales. La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique fait allusion à cette possibilité à la p. 391 de son arrêt. Je n'exprime d'opinion ni sur l'opportunité, ni sur la constitutionnalité d'une semblable mesure.

 

288.                   Cependant, la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique pousse plus loin que le juge Bouck l'argument de la complémentarité des mesures préventives et des mesures compensatrices. Erronément à mon avis, soit dit avec égards, elle transforme cet argument législatif, de lege ferenda, en un argument constitutionnel. C'est du moins la façon dont j'interprète les motifs suivants du juge Lambert. Il écrit à la p. 389:

 


[TRADUCTION]  La question présente un aspect provincial en ce sens que c'est la province qui, d'une manière générale, veille à la santé publique [. . .] et, plus particulièrement, à l'application du régime établi par la Workers Compensation Act, visant à assurer la sécurité des ouvriers, leur traitement et leur indemnisation. [Je souligne.]

 

289.                   À la même page, le juge Lambert cite le rapport Tysoe selon lequel le premier objet du Workers Compensation Act est la prévention et le second objet, l'indemnisation. Le juge Lambert ajoute:

 

[TRADUCTION]  Cette déclaration souligne l'aspect provincial de cette question.

 

290.                   Enfin, le juge Lambert tranche à la p. 390:

 

[TRADUCTION] ... mais ils [l'avocat d'Alltrans et celui du procureur général du Canada] cherchent à faire abstraction de ce que le juge Tysoe appelle l'objet premier de la Loi, savoir celui d'assurer la sécurité des ouvriers. Pour ma part, je crois que la Loi ne doit pas être scindée de cette manière dans le cas des entreprises fédérales ... [Je souligne.]

 

291.                   Ce que le juge Lambert décide, en d'autres termes, c'est que, parce que l'entreprise fédérale est soumise aux mesures compensatrices de la législation provinciale, elle est constitutionnellement soumise aux mesures préventives qui découlent de la même loi et qui, avec les dispositions compensatrices, forment selon lui un ensemble indivisible.

 

292.                   À mon avis, cette conclusion est un non sequitur. Cette conclusion d'ailleurs ne se fonde sur aucune analyse des différences marquées qui, du point de vue de la classification constitutionnelle, distinguent les mesures compensatrices des mesures préventives.

 

293.                   Je me réfère dans un premier temps à ce que le juge Martland dit d'un régime compensateur dans Bell Canada 1966 aux pp. 773 et 774:


 

[TRADUCTION]  Il faut à mon avis distinguer entre une loi de ce genre et celle qui est à l'étude dans l'espèce présente. La Workmen's Compensation Act conférait aux employés blessés et aux personnes à charge des employés décédés certains droits à une indemnité lorsque la blessure ou le décès était la conséquence d'un accident survenu par le fait ou à l'occasion de leur travail. Ce n'était pas l'employeur qui devait verser cette indemnité, mais un fonds qu'administrait la Commission et auquel les employeurs étaient tenus de cotiser. Le vicomte Haldane parle (p. 191) du droit que l'employé tient de cette loi comme étant la conséquence d'une "condition du contrat d'emploi légalement imposée", mais je pense qu'il est plus exact de le décrire comme un droit découlant de la loi. La loi ne visait pas à réglementer le contrat d'emploi. Elle se contentait de créer certains droits nouveaux, qui devaient remplacer tous les droits d'ester en justice qu'auraient pu avoir par ailleurs l'employé ou les personnes à sa charge, que ce soit en common law ou en vertu de la loi.

 

D'un autre côté, une loi qui traite d'une matière qui, à défaut d'une réglementation, aurait fait l'objet d'un contrat entre employeur et employé, comme le taux des salaires ou la durée du travail, par exemple, touche à une partie essentielle de l'administration et de l'exploitation de l'entreprise à laquelle elle se rattache. Ceci étant, si cette réglementation se rattache à une entreprise qui entre dans le champ d'application des al. a., b. ou c. du par. 92(10), seul le Parlement fédéral peut, à mon avis, l'adopter.

 


294.                   Les régimes d'indemnisation des accidents du travail, en général, qu'il s'agisse de celui de la Colombie‑Britannique, de celui du Québec et de ceux de toutes les provinces ou de la plupart d'entre elles, sont des régimes législatifs d'assurance et de responsabilité collective sans faute, qui remplacent les anciens régimes de responsabilité civile individuelle fondés sur la faute. Ils sont généralement financés, du moins en partie, par des contributions des employeurs. Ils créent un système complexe de recours statutaires directs et de recours subrogatoires qui ont peu à voir avec les anciens recours de droit commun. Ils sont axés sur l'indemnisation et donc sur une forme de liquidation plus ou moins définitive des recours. Ils sont adoptés par les provinces en vertu de leur compétence sur la propriété et les droits civils, mais non pas de leur compétence sur les contrats. Il est de toute façon difficile d'imaginer en pratique que des régimes aussi complexes et aussi lourds puissent avoir une base simplement contractuelle. Quoiqu'ils visent à l'indemnisation des travailleurs, ils ne font pas partie du contrat de travail, ils ne sont pas des régimes de relations de travail et ils ne constituent pas des conditions de travail: c'est après que la santé ou la sécurité des travailleurs est atteinte qu'ils interviennent pour indemniser ces derniers. Ils ne touchent pas non plus à la gestion ou aux opérations des entreprises.

 

295.                   Or, comme il fut démontré auparavant, c'est précisément parce qu'ils ne touchent ni aux relations de travail, ni aux conditions de travail, ni à la gestion ou aux opérations des entreprises que ces régimes compensateurs peuvent s'appliquer aux entreprises fédérales.

 

296.                   Au contraire de l'indemnisation, qui est un concept relativement fixe ou stable, celui de la prévention est essentiellement dynamique et ne connaît aucune limite naturelle. Mais quelle que soit l'efficacité des régimes de prévention, ils ne feront jamais disparaître la nécessité des régimes d'indemnisation. Les dispositions préventives ne peuvent faire autrement‑‑j'ai essayé de le démontrer plus haut et je ne m'y attarde plus‑‑que de passer par les relations de travail, les conditions de travail et la gestion de l'entreprise. Si elles ne passent pas par elles, elles n'ont pas de prise sur la réalité. Les dispositions préventives de la loi de la Colombie‑Britannique à ces points de vue sont moins élaborées que celles de la Loi, mais elles participent de la même nature.

 

297.                   Il s'ensuit non seulement que l'on peut mais que l'on doit constitutionnellement distinguer entre la classification des régimes de compensation et celle des régimes de prévention pour fins d'application à des entreprises fédérales. La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a donc erré en jugeant que le régime de compensation est indissociable du régime de prévention.

 


298.                   Il me paraît erroné de parler de double aspect à un autre titre. L'examen du régime préventif de la Loi et du régime préventif mis en place par le législateur fédéral dans la partie IV du Code canadien du travail révèle en effet que les deux législateurs y poursuivent exactement le même objet par des techniques et des moyens semblables. La comparaison de l'énoncé de principe des deux lois ne laisse subsister aucun doute quant à la similitude de leur objet:

 

2. La présente loi a pour objet l'élimination à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l'intégrité physique des travailleurs.

 

(art. 2 de la Loi)

 

79.1 La présente Partie a pour raison d'être de prévenir les accidents et les maladies survenant au cours de l'occupation d'un emploi visé par la présente Partie ou qui en résultent ou y sont liés.

 

(art. 79.1 du Code canadien du travail)

 


299.                   L'identité parfaite de ces deux objectifs démontre qu'il n'y a pas deux aspects et deux fins selon que la législation est fédérale ou provinciale. À mon avis, les deux législateurs légifèrent pour les mêmes fins et sous le même aspect. Or ils ne disposent pas en l'espèce d'une compétence législative conjointe, mais de compétences législatives mutuellement exclusives. Le procureur général du Québec plaide, à ce sujet, que les dispositions de la partie IV du Code canadien du travail ont été adoptées par le Parlement, non pas en vertu de sa compétence exclusive sur les entreprises fédérales, mais de sa compétence incidente analogue à celle qu'il pourrait peut‑être exercer s'il instaurait un régime d'indemnisation des victimes des accidents du travail pour les entreprises fédérales. J'ai déjà eu l'occasion d'élaborer sur le sujet. Comme elles portent sur les conditions de travail et la gestion des entreprises fédérales, les dispositions de la partie IV du Code canadien du travail relèvent de la compétence exclusive du Parlement, laquelle serait autrement vidée de tout contenu autonome ou significatif, comme nous l'avons vu plus haut.

 

300.                   J'ai déjà mentionné que le raisonnement de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a été adopté par le juge Monet dans Bell Canada. Tout en approuvant l'opinion du juge Monet sur cette question, le juge Beauregard, au nom de la majorité de la Cour d'appel du Québec, aux pp. 518 et 519, réfère au double aspect mais en utilisant une formulation qui n'est pas identique à celle de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique:

 

Je partage l'opinion de monsieur le juge Monet que l'objet du litige concerne à la fois et la santé et les relations du travail.

 

301.                   Cette opinion du juge Beauregard se rapproche néanmoins des passages suivants des motifs de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (aux pp. 389 et 390):

 

[TRADUCTION]  La question présente un aspect provincial en ce sens que c'est la province qui, d'une manière générale, veille à la santé publique, aux soins médicaux et hospitaliers et, plus particulièrement, à l'application du régime établi par la Workers Compensation Act, visant à assurer la sécurité des ouvriers, leur traitement et leur indemnisation. Cet aspect touche les ouvriers, pris généralement, en tant qu'ouvriers.

 

                                                                    ...

 

Je passe maintenant à l'aspect fédéral. Celui‑ci se rapporte non pas aux ouvriers, pris généralement, en tant qu'ouvriers, mais aux ouvriers ayant des rapports précis avec leurs employeurs ainsi qu'à l'exploitation et à la gestion des entreprises de ces derniers. Sous cet aspect, la santé et la sécurité du travail peut être ou devenir une condition de travail faisant partie des relations entre un employeur et ses employés. [Je souligne.]

 


302.                   Quoi qu'il en soit de ces nuances, j'estime, soit dit avec les plus grands égards, que la formulation du double aspect suggérée par le juge Beauregard n'est pas meilleure que celle de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique et que son raisonnement est erroné en ce qu'il fait une distinction artificielle: il envisage la Loi différemment selon qu'elle est abordée du point de vue des relations employeur‑employé (relations de travail) ou du point de vue de l'employé seulement (sa santé et sa sécurité). Une telle scission est impossible. Les dispositions de la Loi constituent des conditions de travail tant pour les travailleurs que pour les employeurs, vu la corrélation de leurs droits et de leurs obligations. La santé et la sécurité des travailleurs ne sont qu'un "aspect" purement nominal et une fin inaccessible si elles ne se concrétisent pas par un régime de conditions de travail fondé sur les obligations et droits réciproques des employeurs et des travailleurs. Les conditions de travail demeurent un concept global, indissociable, et la Loi les traite comme tel. Comme j'ai essayé de le démontrer auparavant dans la section intitulée "Analyse et qualification de la Loi", il est impossible de dissocier la fin poursuivie‑‑la santé et la sécurité du travailleur‑‑du caractère de conditions de travail qu'elle revêt.

 

303.                   Il existe enfin une autre formulation du double aspect qui a été avancée par le professeur Hogg et qui diffère de celles retenues par la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique et la Cour d'appel du Québec. Dans un passage précité, le professeur Hogg suggère la formulation suivante aux pp. 465 et 466:

 

[TRADUCTION]  L'affaire [Bell Canada 1966] paraît avoir réglé dans le sens d'un pouvoir fédéral exclusif la question de la compétence législative sur l'emploi dans les secteurs relevant du gouvernement fédéral. À mon avis, cet arrêt est mal fondé. L'arrêt Toronto Electric Commissioners v. Snider et l'Affaire des conventions du travail établissent tout au moins que l'emploi est une "matière" qui tombe sous la rubrique "la propriété et les droits civils dans la province". La réglementation de la négociation collective ou des normes de travail dans les industries fédérales doit certainement continuer d'être considérée comme intéressant l'emploi en même temps que l'industrie particulière qui est visée. Il y a double aspect et les deux paliers de gouvernement doivent donc pouvoir légiférer dans ce domaine.


 

304.                   En somme, des lois comme la Loi seraient relatives à la fois aux relations de travail et aux entreprises fédérales. D'une part, on pourrait voir dans cette proposition une concession au moins partielle: il y serait concédé que de telles lois sont relatives à un domaine exclusivement fédéral. Mais, d'autre part et surtout, cette autre formulation de la théorie du double aspect me paraît faussée parce qu'elle se fonde, soit dit avec égards, sur une confusion entre une matière, les relations de travail, et une catégorie de sujets, les entreprises fédérales. Au surplus, cette autre formulation me paraît également faire abstraction du contenu élémentaire ou principal qu'il faut donner à la compétence fédérale, et vider celle‑ci de sa substance.

 

4.                Les entraves aux opérations des entreprises fédérales

 

305.                   Je l'ai dit plus haut, les appelantes et le procureur général du Québec soutiennent que la Loi n'entrave pas les opérations et le fonctionnement de Bell Canada.

 

306.                   Ce moyen serait peut‑être pertinent s'il était décidé que l'application de la Loi ne porte pas sur les conditions et relations du travail ainsi que sur la gestion d'une entreprise fédérale. Mais comme il faut justement décider que la Loi empiète sur un domaine qui relève de la compétence exclusive du Parlement et se trouve pour ce motif inapplicable aux entreprises fédérales, alors il est sans importance que, dans l'hypothèse non retenue où elle s'appliquerait, la Loi entrave ou n'entrave pas les opérations et le fonctionnement de Bell Canada et des Chemins de fer nationaux. Il suffit que l'application de la Loi ait pour conséquence de régir l'entreprise dans sa spécificité fédérale pour que cette dernière échappe à la sujétion de cette loi. Et il faut en dire autant des Regulations dans Alltrans.

 


307.                   Cette analyse me paraît conforme à celle qui a été retenue dans Bell Canada 1966. Ce dont il était immédiatement question dans cette affaire‑là, c'était l'obligation pour l'entreprise de payer un prélèvement de quelque 50 000 $ par an, de 1959 à 1965, et on ne peut imaginer que Bell Canada n'avait pas amplement les moyens de payer ces sommes. On peut présumer en outre que Bell Canada payait déjà à ses employés au moins le salaire minimum prévu par la loi provinciale. L'entreprise n'était donc pas entravée par l'application de la loi provinciale. Néanmoins, à la p. 770, le juge Martland cite l'art. 13 de la Loi du salaire minimum qui donne à la Commission le pouvoir de prescrire par ordonnance le salaire minimum, les termes de paiement, la durée du travail, les conditions de l'apprentissage "et les autres conditions de travail jugées conformes à l'esprit de la loi". Le juge Martland constate que la Commission a effectivement adopté une telle ordonnance qui, selon sa lettre, s'appliquerait à Bell Canada. Plus loin, il conclut que le pouvoir de réglementer les salaires et les conditions de travail, comme celui de réglementer le tarif de l'entreprise, affecte une partie essentielle de l'administration et de l'opération de l'entreprise. Ce qui est jugé inapplicable à Bell Canada, ce n'est donc pas seulement le règlement prélevant une cotisation de 50 000 $ qui avait donné naissance au litige, mais également l'ordonnance adoptée en vertu de l'art. 13, le pouvoir réglementaire créé par cet article ainsi que la Loi du salaire minimum dans son ensemble.

 


308.                   En l'espèce, les appelantes et le procureur général du Québec plaident que le retrait préventif de la travailleuse enceinte ne saurait entraver l'entreprise, d'autant plus que la travailleuse enceinte devra éventuellement quitter son travail de toute façon, à titre au moins temporaire. Pour ma part, j'admets volontiers que l'exercice de ce droit par la travailleuse ne va pas en effet jusqu'à entraver ou paralyser l'entreprise. Mais comme il prive l'entreprise d'une partie de sa force de travail dans le secteur des communications interurbaines requérant l'aide d'un téléphoniste, je ne serais pas disposé à concéder qu'un tel droit de retrait, par nature, n'affecte pas un élément vital ou essentiel de l'entreprise de Bell Canada.

 

309.                   Il en va de même dans Alltrans. Le rapport ordonne à Alltrans Express Ltd. de faire en sorte que ses travailleurs portent des chaussures de sécurité réglementaires, et lui ordonne d'établir et de maintenir un "Industrial Health and Safety Committee". Comme nous le verrons de façon plus particulière dans les motifs de cet arrêt‑là, un tel comité ressemble au comité de santé et de sécurité prévu par la Loi et au comité d'hygiène et de sécurité prévu par le Code canadien du travail. Ce sont des comités paritaires où les représentants de l'employeur ne peuvent être plus nombreux que ceux des travailleurs. Leurs fonctions s'apparentent à celles des comités de santé et de sécurité prévus par la Loi quoique leurs pouvoirs de décision soient moins nombreux et décrits de façon moins précise. J'admets volontiers que Alltrans Express Ltd. pourrait s'y conformer sans se trouver entravée pour autant. Mais les obligations imposées par ce rapport sont de la même nature que la plupart de celles imposées par la Loi aux employeurs: elles portent sur les conditions et les relations de travail ainsi que sur la gestion de l'entreprise. Par nature, elles affectent donc l'entreprise sur des points essentiels et elles empiètent sur la compétence législative exclusive du Parlement. Et comme le rapport ne vise que Alltrans Express Ltd., il est non seulement inapplicable, il est ultra vires.

 

310.                   Je suis donc d'avis que le test de l'entrave est insuffisant et qu'il n'est pas concluant pour les cas où, sans aller jusqu'à l'entrave ou la paralysie des entreprises fédérales, une telle application touche ou affecte une partie essentielle de ces entreprises.

 


311.                   Ainsi, dans Chemins de fer nationaux, et comme nous le verrons plus en détail dans les motifs de cet arrêt, l'inspectrice Christiane Courtois a tenu une enquête et produit un rapport sur la collision ferroviaire qui a donné lieu au litige. Elle analyse les cause possibles de l'accident et retient la suivante: "L'oubli d'exécuter un ordre de marche tel qu'il avait été rédigé". Elle réfère également à des facteurs reliés au milieu de travail parmi lesquels les lacunes du système de communication qui ne permet pas "de percevoir les conversations sur un autre train ou même de communiquer de façon sûre avec un autre train ou une gare d'où pourrait être exercé un contrôle de l'application des ordres de marche". Elle réfère aussi aux insuffisances de la signalisation lumineuse, à l'horaire de nuit et à ses effets sur la vigilance des équipages. Elle conclut par ce qui ressemble à des avis de correction qu'elle qualifie cependant de "recommandations". La principale recommandation se lit comme suit:

 

2. Je recommande, conformément à l'article 51.5 de la LSST, que le Canadien National soumettre (sic) à la CSST un échéancier dans lequel la compagnie décrira quelles seront les étapes de mise en place d'un système de communication efficace qui permettra une communication en tout temps et en tout point du parcours, entre deux trains ou entre un train et un point de contrôle (régulateur à Montréal ou opérateur dans une gare du parcours). A l'aide de ce système de communication, la compagnie pourra établir une procédure de contrôle visant à s'assurer de l'application des ordres de marche. Cette procédure pourra prévoir des communications fréquentes avec les équipes de train. Elle devrait être soumise à la CSST en même temps que l'échéancier précité.

 

312.                   Elle recommande de plus l'adoption d'une mesure intérimaire "en vue de rappeler aux équipes de train le lieu prévu d'une rencontre".

 


313.                   Je tiens pour acquis, pour les fins de la discussion, que ces recommandations n'entrent en conflit avec aucune réglementation fédérale valide et il ne me paraît pas évident qu'elles entravent les opérations du chemin de fer. Mais il est clair que si ces recommandations avaient pris la forme mandataire des avis de correction, comme la Loi le permet, et comme il aurait pu se faire à propos d'un chemin de fer provincial, alors l'entreprise aurait été touchée dans ses éléments vitaux ou essentiels. De telles dispositions auraient manifestement constitué du "railway legislation strictly so‑called", et comme elles ne s'adressent qu'aux Chemins de fer nationaux et à nul autre, non seulement auraient‑elles été inapplicables, elles auraient été ultra vires. Il y a d'ailleurs lieu de penser que c'est parce que le caractère inconstitutionnel de pareilles dispositions crève les yeux qu'on les a qualifiées de "recommandations".

 

314.                   Que le test de l'entrave soit insuffisant pour les cas où, sans aller jusqu'à l'entrave, l'application d'une loi provinciale à une entreprise fédérale touche ou affecte un élément essentiel de cette entreprise est, me semble‑t‑il, l'idée qu'à la p. 329 de son traité le professeur Hogg énonce à juste titre, et je le dis sous réserve de notre désaccord à un autre point de vue:

 

[TRADUCTION]  Une idée semblable d'immunité a été empruntée de la jurisprudence sur les compagnies et appliquée dans les affaires concernant les entreprises soumises à une réglementation fédérale.

 

315.                   Et le professeur Hogg de commenter, dans une note infra‑paginale:

 


[TRADUCTION]  La question n'est pas tout à fait la même. Le pouvoir fédéral de constituer des sociétés n'autorise pas la réglementation des activités de sociétés constituées sous le régime de la loi fédérale. Il n'y a donc pas d'immunité contre les lois provinciales réglementant les activités de ces sociétés. Les entreprises (qu'elles aient été constituées en société en vertu de la loi fédérale, en vertu de la loi provinciale ou hors du Canada, ou même si elles n'ont pas la personnalité morale) qui exercent leurs activités dans des domaines qui relèvent de la compétence législative fédérale se trouvent, par définition, assujetties à la réglementation fédérale de leurs activités. Cela étant, il est possible qu'elles échappent dans une certaine mesure à l'application de lois provinciales destinées à réglementer les activités de telles entreprises. Plus loin, je dis qu'aucune immunité n'est nécessaire, mais, s'il doit y avoir un certain degré d'immunité, on s'attendrait que celle‑ci soit plus restreinte dans le cas d'entreprises dont l'unique caractéristique "fédérale" consiste en leur qualité de sociétés constituées sous le régime de la loi fédérale qu'elle ne l'est dans le cas d'entreprises qui exercent leurs activités dans des domaines qui relèvent de la compétence législative fédérale.

 

316.                   Pour que joue la règle de l'inapplicabilité, il suffit que la sujétion de l'entreprise à la loi provinciale ait pour effet d'affecter un élément vital ou essentiel de l'entreprise sans nécessairement aller jusqu'à effectivement entraver ou paralyser cette dernière. Les appelantes et le procureur général du Québec n'invoquent d'ailleurs le moyen de l'entrave que parce qu'ils plaident que la Loi n'est pas relative aux conditions et aux relations de travail ainsi qu'à la gestion de Bell Canada. C'est dans cette hypothèse qu'il leur faudrait démontrer en outre, selon une certaine jurisprudence, que la Loi n'entrave pas une entreprise fédérale. Comme je rejette cette hypothèse, je n'aurais normalement rien à ajouter à la question.

 

317.                   Mais il me paraît préférable d'apporter certaines précisions sur la notion d'entrave. Si l'application d'une loi provinciale à une entreprise fédérale a pour effet de l'entraver ou de la paralyser, c'est, à fortiori, le signe quasi infaillible que cette sujétion atteint l'entreprise dans ce qui fait sa spécificité fédérale et constitue un empiétement sur la compétence législative exclusive du Parlement. C'est dans cette mesure qu'il me semble utile de montrer combien plusieurs dispositions de la Loi sont en fait susceptibles d'entraver les opérations et le fonctionnement des entreprises fédérales, ce qui constitue une raison additionnelle de la considérer inapplicable à ces entreprises, et ce, en l'absence de tout conflit entre législation fédérale et législation provinciale.

 


318.                   La notion d'entrave trouve apparemment son origine dans des arrêts du Comité judiciaire où il a fallu décider la mesure dans laquelle les compagnies à charte fédérale sont assujetties aux lois provinciales d'application générale et particulièrement aux lois générales sur les compagnies en vigueur dans une province. Le juge en chef Laskin donne un résumé de la question dans l'arrêt Parents naturels, aux pp. 761 et 762, et je ne saurais mieux faire que de le citer:

 

Nul doute que l'expression "lois provinciales d'application générale" tire son origine des arrêts portant sur l'application, aux compagnies à charte fédérale, des lois générales sur les compagnies en vigueur dans une province. Dans John Deere Plow Co. v. Wharton, [1915] A.C. 330, aux pp. 342‑343, lord Haldane tient les propos suivants:

 

[TRADUCTION]  Il est vrai que, même lorsqu'une compagnie a été constituée en corporation par le Parlement fédéral et autorisée à faire du commerce, elle n'en est pas moins assujettie aux lois provinciales d'application générale adoptées en vertu des pouvoirs conférés par l'article 92.

 

On connaît bien l'historique de ce thème parce que le Conseil privé, dès qu'il eut à s'intéresser à l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, a établi une distinction entre, d'une part, l'autorité qui permet de créer des compagnies, d'établir leurs pouvoirs et de régir leur organisation ainsi que les rapports internes entre actionnaires et administrateurs et, d'autre part, l'autorité qui permet de réglementer les activités ou les entreprises dans lesquelles s'engagent les compagnies. C'est à cela que lord Haldane fait allusion dans son commentaire cité précédemment. Pourtant, dans chaque décision où il a tenu de tels propos, le Conseil privé a conclu qu'une province ne pouvait, en vertu de ses lois générales sur les compagnies, exiger qu'une compagnie à charte fédérale se munisse d'un permis l'autorisant à exercer ses activités dans la province, puisqu'une telle mesure empêcherait cette compagnie d'exercer les pouvoirs dont l'a investie l'autorité fédérale. Attorney General of Manitoba v. Attorney General of Canada, [1929] A.C. 260, et Lymburn v. Mayland, [1932] A.C. 318, sont deux arrêts divergents où le principe énoncé dans John Deere Plow, que l'on retrouve plus tard dans certains arrêts, tel que Great West Saddlery Co. v. The King, [1921] 2 A.C. 91, a été appliqué à une loi provinciale qui, prétendait‑on, mettait les compagnies à charte fédérale à la merci de la province relativement à la vente de leurs actions.

 


319.                   C'est en particulier dans l'arrêt Great West Saddlery Co. v. The King, [1921] 2 A.C. 91, que l'on trouve la règle selon laquelle, même si les compagnies à charte fédérale sont soumises aux lois provinciales d'application générale telles les lois de mainmorte et les lois requérant des permis pour certaines fins, néanmoins le législateur ne peut assortir de telles lois de sanctions qui "stériliseraient ou détruiraient la capacité et les pouvoirs" validement conférés à de telles compagnies par le Parlement.

 

320.                   Ce concept de "stérilisation" ou de "destruction", que j'appelle la notion d'entrave, allait être transposé dans la question de la sujétion des entreprises fédérales aux lois provinciales d'application générale. Ainsi dans Attorney‑General for Ontario v. Israel Winner, [1954] A.C. 541, le Comité judiciaire décide, entre autres, que le contrôle qu'une province peut exercer sur son réseau routier ne va pas jusqu'à lui permettre d'entraver, par exemple par un système de permis de transport local, les opérations d'une entreprise internationale et interprovinciale de transport par autocar, quoiqu'il l'habilite à réglementer la vitesse des véhicules ou le côté de la chaussée sur lequel ils doivent circuler. De même, dans Campbell‑Bennett Ltd. v. Comstock Midwestern Ltd., [1954] R.C.S. 207, cette Cour décide que le privilège foncier des constructeurs est inapplicable à un pipe‑line constituant un ouvrage et une entreprise interprovinciaux car il en permettait la vente par parties et, par conséquent, le morcellement.

 

321.                   Même si elle n'est pas nécessaire pour conclure à l'inapplicabilité d'une loi provinciale, la transposition de la notion d'entrave du domaine des compagnies à charte fédérale à celui des entreprises fédérales peut être utile dans les cas où l'application des lois provinciales aux entreprises fédérales entrave effectivement ces dernières, ou les paralyse, ou les détruit. Or plusieurs dispositions qui se trouvent au coeur de la Loi sont clairement susceptibles d'entraver l'entreprise qui y est soumise.

 


322.                   Quand il s'agit de décider s'il y a entrave, on ne peut faire abstraction des entraves ou des atteintes potentielles, surtout lorsqu'il s'agit, comme en l'espèce, de lois provinciales globales destinées à être complétées par un grand nombre de règlements, d'ordonnances ou d'avis de correction, ou encore susceptibles de produire sur l'entreprise des effets aussi bien majeurs que mineurs, mais impossibles à prévoir au moment où il faut statuer sur l'applicabilité de la loi, comme c'est le cas par exemple pour l'exercice du droit de refus. De plus, même si les questions constitutionnelles posées dans deux des arrêts de cette trilogie ne mentionnent que certaines dispositions de la Loi, il faut replacer ces dispositions dans le contexte de la Loi, considérée dans son ensemble, comme l'ont d'ailleurs fait les procureurs dans leurs mémoires et leurs plaidoiries. À mon avis, plusieurs dispositions cardinales de la Loi ont pour effet d'entraver l'entreprise qui y est assujettie.

 


323.                   Tel est le cas par exemple du droit de refus du travailleur qui a des motifs raisonnables de croire que l'exécution d'un travail l'expose à un danger (art. 12). Quoique le droit de refus soit un droit individuel et non collectif, la Loi prévoit à l'art. 27 que plusieurs travailleurs peuvent refuser d'exécuter un travail en raison d'un même danger. Elle prévoit également, à l'art. 28, que l'exercice du droit de refus peut avoir pour résultat de priver de travail d'autres travailleurs de l'établissement. Lorsqu'un travailleur ou quelques travailleurs, après l'avis de refus prévu à l'art. 15, persistent dans leur refus, l'intervention d'un inspecteur peut être requise par les travailleurs qui persistent dans leur refus, par le représentant à la prévention ou par l'employeur. "Dans les plus brefs délais", l'inspecteur tranche par une décision motivée et confirmée par écrit: art. 19. Cette décision est exécutoire tant qu'elle n'est pas révisée par l'inspecteur chef régional. Le travailleur, le représentant à la prévention et l'employeur peuvent, dans les dix jours de la mise à la poste de la décision de l'inspecteur, demander la révision de cette dernière par l'inspecteur chef régional: art. 21. La décision de l'inspecteur chef régional est motivée et confirmée par écrit, et elle est exécutoire tant qu'elle n'est pas révisée par la C.S.S.T.: art. 21 et 22. Enfin, le travailleur, le représentant à la prévention et l'employeur peuvent, dans les dix jours de la mise à la poste de la décision de l'inspecteur chef régional, demander la révision de cette décision à la C.S.S.T. qui tranche, dans des délais que la Loi ne précise pas, par une décision motivée et confirmée par écrit: art. 23.

 

324.                   Il est facile d'imaginer toute une gamme de cas où l'exercice du droit de refus aura, à une extrémité, des conséquences minimes pour l'entreprise, mais, à l'autre extrémité, des effets dévastateurs. Dans un cas, le problème pourra être résolu à la satisfaction de tous les intéressés en moins d'une heure. L'interruption n'aura pas privé de travail les autres travailleurs. L'entreprise ne sera que très peu affectée. Mais on peut également imaginer un scénario tout à fait différent mais aucunement théorique: dans un travail à la chaîne, un ou quelques travailleurs se prévalent de leur droit de refus et interrompent la chaîne; des centaines d'autres travailleurs, peut‑être la plupart de ceux de l'entreprise, sont privés de travail par voie de conséquence; le problème, au lieu de se résoudre en une heure, traîne pendant deux ou trois semaines, compte tenu des délais d'appel à l'inspecteur chef régional et à la C.S.S.T. Si l'inspecteur et l'inspecteur chef régional, dont les décisions sont exécutoires, ont statué contre l'employeur, celui‑ci peut se trouver confronté, non pas sur le plan juridique bien sûr, mais sur le plan pratique, à une situation dont les effets équivalent à ceux d'une grève, à une différence près: les travailleurs qui se sont prévalus du droit de refus sont réputés être au travail et ont par conséquent droit à leur salaire. L'exercice du droit de refus dans un tel cas entrave manifestement les opérations de l'entreprise.

 


325.                   Entre cette entrave majeure et l'inconvénient mineur évoqué plus haut, il y a place pour des centaines d'interruptions possibles, de durée plus ou moins longue, affectant un nombre plus ou moins élevé d'autres travailleurs et touchant plus ou moins les opérations de l'entreprise, sans qu'il soit possible, au moment de statuer sur l'applicabilité de la Loi, de prévoir le nombre et l'importance de ces interruptions du moins temporaires. Dans ces conditions, c'est le droit de refus en entier et avec toutes ses virtualités qui doit être déclaré inapplicable à l'entreprise fédérale. Il me paraît évident que les tribunaux ne sauraient être appelés à décider, cas par cas, à quel moment il y a entrave.

 

326.                   D'autres dispositions de la Loi sont susceptibles d'entraver une entreprise fédérale. Ainsi, l'article 62 prescrit‑il que, lors d'un accident, "les lieux doivent demeurer inchangés pour le temps de l'enquête de l'inspecteur, sauf pour empêcher une aggravation des effets de l'événement ou si l'inspecteur autorise un changement". Dans le cas d'un accident comme celui qui est survenu dans Chemins de fer nationaux, cette disposition a pour effet d'entraîner la fermeture de la voie ferrée et l'interruption du service ferroviaire pendant la durée de l'enquête, sauf si l'inspecteur en ordonne autrement. C'est là une entrave temporaire, certes, mais complète tant qu'elle dure.

 


327.                   Un inspecteur peut au surplus, en vertu des art. 186, 187, 188 et 189, ordonner la suspension des travaux, ou la fermeture, en tout ou en partie d'un lieu de travail, et, s'il y a lieu, apposer les scellés lorsqu'il juge qu'il y a danger pour la santé, la sécurité ou l'intégrité physique des travailleurs. Personne n'est alors admis sur les lieux sauf avec l'autorisation de l'inspecteur. Les travaux ne peuvent reprendre ou le lieu de travail être réouvert avant que l'inspecteur ne l'ait autorisé. En vertu de ces pouvoirs, un inspecteur pourrait, si la Loi est applicable aux Chemins de fer nationaux ou à Bell Canada, fermer une gare, un centre de signalisation ferroviaire, une voie ferrée qu'il jugerait décrépite, une partie essentielle du réseau de télécommunications de Bell Canada. De telles mesures ne sont pas des mesures punitives destinées à sanctionner la législation ou la réglementation provinciale, comme celles dont il était question dans Great West Saddlery Co. v. The King, précité, et auxquelles le juge Lambert fait allusion dans Alltrans. Ce sont des mesures destinées à protéger la santé et la sécurité au travail et qui font partie intégrante du régime de prévention mis en place par la Loi. Mais il est évident qu'elles entraveraient alors des entreprises comme les Chemins de fer nationaux et Bell Canada.

 

328.                   L'article 182 de la Loi habilite un inspecteur à "émettre un avis de correction enjoignant une personne de se conformer à la présente loi ou aux règlements et fixer un délai pour y parvenir". L'article 184 prescrit que la personne à qui un inspecteur a donné un avis de correction doit y donner suite dans le délai imparti. Ces dispositions doivent se lire non seulement à la lumière des art. 186 et suivants, relatifs à la fermeture des lieux de travail, mais également en fonction de l'art. 236 qui prévoit des infractions et des peines contre "Quiconque contrevient à la présente loi ou aux règlements ou refuse de se conformer à une décision ou à un ordre rendu en vertu de la présente loi ou des règlements . . .»

 

329.                   Dans ce domaine encore, on peut concevoir une gamme d'avis de correction ayant sur l'entreprise les effets les plus minimes ou l'impact le plus considérable. Un avis de correction enjoignant la réparation ou le remplacement d'un fil électrique défectueux peut n'entraîner qu'une dépense de quelques dollars. Mais un avis enjoignant que l'on remplace dans les plus brefs délais un équipement ancien ou récent, mais jugé dangereux, valant des centaines de milliers de dollars, voire des millions, peut, selon les circonstances, entraver les opérations de l'entreprise ou, à tout le moins, affecter dans ses éléments essentiels l'entreprise fédérale et même, en l'espèce comme dans Chemins de fer nationaux, toucher l'ouvrage fédéral qui constitue l'infrastructure de l'entreprise.

 


330.                   Il me faut, avant de passer au prochain chapitre et d'en arriver à mes conclusions, qualifier l'opinion que j'ai exprimée tout au cours de ces raisons et selon laquelle la Loi est, dans son ensemble, inapplicable aux entreprises fédérales. Il est évident par exemple que les dispositions qui créent la C.S.S.T. demeurent applicables pour les fins de l'administration d'autres lois qui, elles, peuvent s'appliquer aux entreprises fédérales. Il est possible aussi que les règlements adoptés en vertu d'autres lois et qui, en vertu des dispositions transitoires de la Loi, sont présumés être adoptés en vertu de la Loi, demeurent applicables à des entreprises fédérales. Il n'en a pas été question dans la plaidoiries écrites ou orales. Je tiens à préciser qu'il n'a pas été question non plus de la divisibilité de la Loi au point de vue de son applicabilité aux entreprises fédérales. Ce que je dis de l'ensemble de la Loi doit donc se restreindre aux dispositions que j'analyse pour la qualifier et la classifier et qui seules ont été discutées par les parties.

 

IX‑‑Conflit avec la législation fédérale

 

331.                   Les articles 33, 36, 37 et 40 à 45 de la Loi sont‑ils inopérants parce qu'ils entreraient en conflit avec la législation fédérale? Nous l'avons vu plus haut, la majorité en Cour d'appel du Québec juge qu'il y a un conflit insoluble entre la législation provinciale et la législation fédérale. Le juge Monet reconnaît la différence entre les procédures prescrites par les deux législations pour le règlement de différends et maintient que "le conflit doit aller au‑delà de la procédure" pour rendre la loi provinciale inopérante.

 


332.                   À mon avis, que j'exprime avec égards pour l'opinion contraire, un conflit de procédure peut suffire à rendre la loi provinciale inopérante s'il est insoluble ou si, comme le décide la majorité, il aboutit à une impasse. Le simple dédoublement des deux législations ne pourrait sûrement pas rendre la Loi inopérante: Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, précité. Mais, compte tenu de la différence entre les mécanismes qui déclenchent le retrait préventif dans les deux lois, entre les droits qui sont accordés aux travailleurs sous les deux régimes, entre les dangers qui donnent ouverture au droit, entre les procédures et les organismes d'appel, j'incline à penser, comme la majorité de la Cour d'appel, qu'il y a incompatibilité pratique et opérationnelle entre les deux ensembles de dispositions.

 

333.                   Mais je n'ai pas à le décider puisque, selon moi, la Loi n'est pas applicable à Bell Canada.

 

X‑‑Conclusion

 

334.                   Je répondrais à la première question constitutionnelle par la négative.

 

335.                   Vu ma réponse à la première question, il n'est pas nécessaire de répondre à la seconde.

 

336.                   Je rejetterais le pourvoi avec dépens dans toutes les Cours. Toutefois, il ne devrait pas y avoir d'adjudication de dépens pour ou contre les mis en cause.

 

Pourvoi rejeté avec dépens.

 

Procureurs des appelantes: Dallaire, Joly‑Ryan, Lafontaine & Associés, Longueuil.

 

Procureurs de l'intimée: Buist, April & Plouffe, Montréal; Stikeman, Elliott, Tamaki & Associés, Montréal.


Procureur du mis en cause le procureur général du Québec: Réal A. Forest, Ste‑Foy.

 

Procureur du mis en cause le procureur général du Canada: Gaspard Côté, Montréal.

 

 



     * Le juge Chouinard n'a pas pris part au jugement

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