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R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594

 

Danie Steve Kalanj        Appelant

 

c.

 

Sa Majesté La Reine         Intimée

 

et entre

 

Gerald Joseph Pion        Appelant

 

c.

 

Sa Majesté La Reine         Intimée

 

répertorié:  r. c. kalanj

 

Nos du greffe:  19792, 19805.

 

1988:  28 mars; 1989:  22 juin.

 

Présents:  Les juges Estey*, McIntyre, Lamer, Wilson, Le Dain*, La Forest et L'Heureux‑Dubé.

 

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

 

    Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Procès tenu dans un délai raisonnable ‑‑ Délai antérieur à l'accusation ‑‑ Pertinence ou non du délai antérieur à l'accusation pour déterminer s'il y a eu violation du droit d'un accusé d'être jugé dans un délai raisonnable ‑‑ Sens du mot "inculpé" figurant à l'art. 11b)  de la Charte canadienne des droits et libertés .

 

    Droit criminel ‑‑ Pourvoi à la Cour suprême du Canada ‑‑ Pourvoi contre un appel qui a annulé un acquittement ‑‑ Ordonnance du juge du procès annulant l'acte d'accusation porté contre les accusés écartée par la Cour d'appel ‑‑ Les accusés peuvent‑ils se pourvoir devant la Cour suprême du Canada conformément à l'art. 618(2)a) du Code criminel ?

 

    Après une enquête de la police, les appelants ont été arrêtés sans mandat le 5 mai 1982.  Ils ont été mis en liberté le même jour et aucune accusation n'a été portée contre eux avant le 14 janvier 1983, date à laquelle K a été accusé de vol et P de complot en vue de commettre un vol.  La poursuite a expliqué que le retard mis à déposer la dénonciation découlait du temps requis pour préparer sa preuve.  Après l'enquête préliminaire, la date du procès a été fixée au 4 février 1985.  Au procès, les appelants ont demandé l'annulation de l'acte d'accusation pour le motif que le retard mis à leur faire subir leur procès constituait une violation du droit d'être jugés dans un délai raisonnable que leur garantissait l'al. 11 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés .  Le juge du procès a conclu que les deux appelants et leurs familles avaient subi un traumatisme grave et avaient été humiliés publiquement en raison de ces arrestations.  Il a conclu que même si le temps écoulé entre le dépôt de la dénonciation et la date du procès ne constituait pas un délai déraisonnable, le délai de huit mois environ qui s'était écoulé entre l'arrestation et la mise en liberté, d'une part, et le dépôt de la dénonciation, d'autre part, était abusif et il a annulé l'acte d'accusation.  Lors de l'appel interjeté par la poursuite, la Cour d'appel a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en tenant compte du délai antérieur à la dénonciation pour déterminer s'il y avait eu violation du droit que confère aux appelants l'al. 11 b )  de la Charte .  La Cour a écarté l'ordonnance d'annulation de l'acte d'accusation et a ordonné la tenue d'un procès sur le fond.  Les appelants soutiennent maintenant qu'ils peuvent se pourvoir de plein droit devant cette Cour conformément à l'al. 618(2)a) du Code criminel .

 

    Arrêt (les juges Lamer et Wilson sont dissidents):  Les pourvois sont rejetés.

 

    Les juges McIntyre, La Forest et L'Heureux‑Dubé:  L'alinéa 618(2)a) du Code accorde un pourvoi aux personnes dont l'acquittement d'un acte criminel a été annulé par la Cour d'appel.  En l'espèce, les appelants n'ont pas été acquittés, de sorte qu'à la lecture du Code criminel  il ne semblerait pas y avoir de droit d'appel.  Cependant, si le juge du procès avait eu la possibilité de connaître les arrêts de cette Cour Mills et Jewitt, rendus plus tard sur cette question, il est raisonnable de supposer qu'au lieu d'annuler l'acte d'accusation, il aurait ordonné un arrêt des procédures qui, d'après l'arrêt Jewitt, aurait valu un acquittement et aurait pu faire l'objet d'un pourvoi en vertu de l'al. 618(2)a), après avoir été infirmé par la Cour d'appel.  Donc, dans les circonstances de l'espèce, la Cour a compétence pour entendre ces pourvois.

 

    L'article 11 accorde sa protection après qu'une personne a été inculpée.  Une personne est "inculpée" au sens de cet article quand une dénonciation relative à l'infraction qu'on lui reproche est déposée ou quand un acte d'accusation est présenté directement sans dénonciation.  Il s'ensuit que le délai qu'il faut calculer pour savoir si une personne a été jugée dans un délai raisonnable conformément à l'al. 11b) court à partir de la dénonciation ou de l'acte d'accusation, quand il n'y a pas de dénonciation, et s'étend jusqu'à la fin du procès.  Le délai antérieur à la dénonciation ne compte pas.  Le texte de la Charte de même que son régime et son économie étayent cette interprétation.  Il ne faut ni faire fi des termes exprès de l'art. 11 ni déformer le sens du terme "inculpé" de manière à étendre l'application de cet article au délai antérieur à l'inculpation.  Avant le dépôt de l'accusation, les droits de l'accusé sont protégés par le droit en général et garantis par les art. 7, 8, 9 et 10 de la Charte .  En l'espèce, il n'y a pas eu violation du droit des appelants d'être jugés dans un délai raisonnable.  Le délai écoulé entre le dépôt de la dénonciation et la date du procès ne constitue pas un délai déraisonnable.

 

    Le juge Lamer (dissident):  Le délai dont il faut tenir compte pour déterminer s'il y a eu procès dans un délai raisonnable court, en général, seulement à partir du moment où une personne est inculpée.  Il y a inculpation, au sens de l'al. 11b), dès qu'il y a a) signification d'une sommation, exécution d'un mandat en vertu d'une dénonciation aux termes de l'art. 455.3 du Code criminel , ou dès le moment où les autorités informent la personne de leur existence; ou b) délivrance d'une citation à comparaître en vertu de l'art. 451 du Code ou mise en liberté aux termes des art. 452 ou 453 du Code; ou c) arrestation, dans le cas de toutes les autres personnes arrêtées non visées en a) ou en b).  Cette définition du mot "inculpation" ne fait pas de distinction entre une arrestation avec mandat et une arrestation sans mandat.  Dans l'un et l'autre cas, la personne arrêtée jouit de la protection de l'al. 11b).  Cette définition est aussi la plus conforme au raisonnement qui sous‑tend l'al. 11b) puisque l'inculpation qui fixe le point de départ de l'analyse du "délai raisonnable" correspond au moment où l'on commence à porter atteinte aux droits de l'accusé à la liberté et à la sécurité de sa personne.  La notion de sécurité de la personne, dans le contexte de l'al. 11b), ne se limite pas à l'intégrité physique, mais elle englobe aussi celle de protection contre "un assujettissement trop long aux vexations et aux vicissitudes d'une accusation criminelle pendante".

 

    Si on applique cette définition aux présents pourvois, le délai a commencé à courir au moment où les appelants ont été initialement arrêtés et mis en liberté et le délai écoulé entre l'arrestation et le dépôt des accusations aurait dû compter pour déterminer s'ils ont été jugés dans un délai raisonnable.  Il ne fait pas de doute qu'à compter du moment où ils ont été arrêtés, les appelants ont subi une entrave à leur liberté et une atteinte à leur sécurité.  Il est aussi évident que le délai de huit mois qui s'est écoulé entre l'arrestation et le dépôt des accusations a enfreint l'al. 11b).  Les appelants n'ont pas consenti au délai écoulé et ils ont tenté de faire accélérer le dépôt des accusations.  La poursuite n'a pas fourni d'explication raisonnable justifiant ce retard.  Au contraire, son explication est une reconnaissance du fait qu'elle n'était pas prête à porter des accusations et qu'il n'y aurait pas dû y avoir d'arrestations. Il y a lieu d'ordonner l'arrêt des procédures.

 

    Le juge Wilson (dissidente):  Puisque l'al. 11 b )  de la Charte  vise à protéger le droit à la liberté et à la sécurité des accusés, le moment à compter duquel il faut calculer le délai mentionné à cet alinéa devrait être non pas celui du dépôt, par une partie en l'absence de l'autre, de la dénonciation devant le juge de paix, mais plutôt celui où l'accusé ressent les effets du processus criminel par la signification qui lui est faite d'un acte de procédure sous forme de sommation ou de citation à comparaître ou par une arrestation avec ou sans mandat.  Cependant, pour évaluer le caractère raisonnable du délai, il ne faut pas tenir compte du préjudice causé aux droits à la sécurité de l'accusé du seul fait de la signification de l'acte de procédure.  Le préjudice pertinent en vertu de l'al. 11b) est celui qui résulte du délai écoulé et non celui qui résulte de la signification de l'acte de procédure.  En l'espèce, les appelants ont subi un préjudice en raison du délai écoulé entre l'arrestation et le dépôt de la dénonciation et ce préjudice reste imputable à ce délai et non à la seule signification de l'acte de procédure.  Quoique leur arrestation et le dépôt subséquent d'accusations auraient préjudicié à leurs droits généraux à la sécurité, le retard injustifié qu'on a mis à déposer des accusations précises a aggravé sensiblement ce préjudice bien au‑delà de ce qui est acceptable ou inhérent au processus criminel lui‑même.

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge McIntyre

 

    Arrêts mentionnés:  Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; Carter c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 981; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128; R. v. Boron (1983), 8 C.C.C. (3d) 25; R. v. Young (1984), 13 C.C.C. (3d) 1; R. v. Belton (1982), 3 C.C.C. (3d) 427; R. v. Heaslip (1983), 9 C.C.C. (3d) 480; Re Kott and The Queen (1983), 7 C.C.C. (3d) 317; R. v. Devji (1985), 19 C.C.C. (3d) 310; Re Gray and The Queen (1982), 70 C.C.C. (2d) 62; R. v. Belcourt (1982), 69 C.C.C. (2d) 286; R. v. Davis (1988), 86 N.S.R. (2d) 284; R. v. Mackintosh (1988), 26 B.C.L.R. (2d) 1; Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536; R. c. Chabot, [1980] 2 R.C.S. 985; R. v. Antoine (1983), 5 C.C.C. (3d) 97; Re Garton and Whelan (1984), 14 C.C.C. (3d) 449; R. v. Robbins (1844), 1 Cox C.C. 114.

 

Citée par le juge Lamer (dissident)

 

    Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; Carter c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 981; Cour eur. D. H., affaire Deweer, arrêt du 27 février 1980, série A no 35; Cour eur. D. H., affaire Eckle, arrêt du 15 juillet 1982, série A no 51; Cour eur. D. H., affaire Foti et autres, arrêt du 10 décembre 1982, série A no 56.

 

Citée par le juge Wilson (dissidente)

 

    Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588.

 

Lois et règlements cités

 

Charte canadienne des droits et libertés , art. 7 , 8 , 9 , 10 , 11 , 12 , 13 , 14 .

 

Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 448 "prévenu" [abr. & rempl. 2e supp., chap. 2, art. 5], 451 [idem], 452 [idem], 453 [idem], 455 [idem], 455.1 [aj. idem], 455.3 [aj. idem; mod. 1972, chap. 13, art. 35(2)], 577(3), 602, 605(1)a), c) [aj. 1985, chap. 19, art. 137], 618(2)a) [abr. & rempl. 1974‑75‑76, chap. 105, art. 18(2)], 723, 724, 737(1).

 

Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 223 (1950), art. 6(1).

 

Doctrine citée

 

Mewett, Alan W.  An Introduction to the Criminal Process in Canada.  Toronto: Carswells, 1988.

 

    POURVOIS contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1986), 26 C.C.C. (3d) 136, qui a accueilli l'appel interjeté par le ministère public contre la décision du juge Selbie de la Cour de comté de faire droit à la requête des appelants visant à faire annuler l'acte d'accusation.  Pourvois rejetés, les juges Lamer et Wilson sont dissidents.

 

    E. David Crossin, pour l'appelant Kalanj.

 

    Donald J. Sorochan, pour l'appelant Pion.

 

    Colin Sweeney et Alexander Budlovsky, pour l'intimée.

 

//Le juge McIntyre//

 

    Version française du jugement des juges McIntyre, La Forest et L'Heureux-Dubé rendu par

 

    LE JUGE MCINTYRE ‑‑ La question principale que soulèvent les présents pourvois est de savoir s'il y a eu violation du droit qu'ont les appelants "d'être jugé[s] dans un délai raisonnable" en vertu de l'al. 11 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés .  De façon plus précise, il s'agit de savoir s'il faut tenir compte des délais antérieurs au dépôt de l'accusation pour déterminer si les appelants ont été jugés dans un délai raisonnable.

 

    Les appelants Kalanj et Pion ont été arrêtés sans mandat le 5 mai 1982.  Les policiers soupçonnaient Kalanj de voler de la viande de l'entreprise de salaison et conserverie de viandes qui l'employait et de la livrer à Pion, qui travaillait aussi dans le secteur de la salaison et de la conserverie des viandes, pour qu'il la vende et partage le produit de la vente avec lui.  L'arrestation a eu lieu à la suite d'une enquête minutieuse de la police qui avait été entreprise au début de mars 1982.  Le 17 mars 1982, les policiers ont obtenu une autorisation judiciaire d'intercepter les communications privées de Kalanj et d'autres personnes inconnues et ils ont intercepté quelque soixante‑cinq conversations entre le 18 mars 1982 et le 5 mai 1982.  Grâce aux renseignements ainsi recueillis, les policiers ont obtenu des mandats de perquisition qu'ils ont exécuté et ont procédé aux arrestations.  Après leur arrestation, les appelants ont été soumis à la prise des empreintes digitales et incarcérés, mais ils ont été mis en liberté plus tard le même jour.  On leur a dit de ne pas quitter la ville et on les a également informés que des accusations seraient portées contre eux et qu'ils seraient assignés à comparaître.  Les arrestations ont eu lieu sur les lieux de travail des appelants; elles ont fait l'objet d'une grande publicité et il n'y a pas de doute que les appelants ont subi de graves ennuis.  Le juge du procès a conclu qu'avant d'être accusés, mais après avoir été arrêtés et mis en liberté, les deux appelants et leurs familles avaient subi un traumatisme grave et avait été humiliés publiquement en raison de ces arrestations.

 

    Le 14 janvier 1983, quelque huit mois et dix‑neuf jours après l'arrestation et la mise en liberté des appelants, une dénonciation de vol et de complot en vue de commettre un vol était déposée contre eux.  Selon la poursuite, le retard mis à déposer la dénonciation avait été rendu nécessaire par la préparation de sa preuve.  On avait dû examiner un grand nombre de communications interceptées, afin de déterminer celles qui se rapportaient aux différentes questions soulevées, et les faire transcrire.  On a affirmé que la majeure partie du temps pris par la police avait été consacré à interroger des témoins dont la police avait appris les noms grâce aux conversations interceptées et que l'affaire n'était arrivée à l'étape du dépôt de la dénonciation que le 14 janvier 1983.

 

    Le procès n'a commencé qu'en février 1985, c'est‑à‑dire environ deux ans après le dépôt de la dénonciation.  La première comparution en justice des appelants a eu lieu le 18 février 1983, afin de fixer la date de leur enquête préliminaire.  Le même jour, les procédures ont été ajournées au 9 mars 1983, à la demande des avocats des appelants qui voulaient obtenir des détails de la poursuite.  Ces détails ont été fournis le 30 mars 1983 et l'affaire a été reportée au 13 avril 1983 pour déterminer la date de l'enquête préliminaire.  L'enquête préliminaire a été fixée au 6 septembre et devait durer jusqu'au 20 septembre 1983.  Elle a été ajournée à deux reprises:  d'abord à la demande de l'avocat de Kalanj, qui prenait part à un autre procès, et une autre fois en raison des problèmes causés par une grève des fonctionnaires.  L'enquête préliminaire a débuté le 17 avril 1984 et les appelants ont été renvoyés à leur procès à la clôture de cette enquête à la fin du mois d'avril.  Le 31 mai 1984, la date du procès a été fixée au 4 février 1985.

 

    Au procès, les appelants ont demandé l'annulation de l'acte d'accusation pour le motif que le retard mis à leur faire subir leur procès constituait une violation du droit d'être jugés dans un délai raisonnable que leur garantissait l'al. 11 b )  de la Charte .  Le juge du procès a conclu que même si le temps écoulé entre le dépôt de la dénonciation et la date du procès ne constituait pas un délai déraisonnable, le délai de huit mois environ qui s'était écoulé entre l'arrestation et la mise en liberté, d'une part, et le dépôt de la dénonciation, d'autre part, était abusif.  Il a dit:

 

    [TRADUCTION] Je n'ai pas encore parlé du délai qui s'est écoulé entre le dépôt officiel des accusations en janvier 1983 et le procès en février 1985.  Sans analyser en détail ce qui s'est produit pendant cette période, j'estime que même s'il prête beaucoup à critique ce seul délai n'est pas en soi déraisonnable au point de justifier la mesure extrême que constitue l'annulation de l'acte d'accusation.  Par contre, je crois qu'il en va autrement si l'on tient compte de la période écoulée entre les arrestations et le dépôt officiel de l'accusation.

 

Il a annulé l'acte d'accusation.

 

    Lors de l'appel interjeté par la poursuite, la Cour d'appel (les juges Craig, Macfarlane et McLachlin) a décidé à l'unanimité que le juge du procès avait commis une erreur en tenant compte du délai antérieur à la dénonciation pour déterminer s'il y avait eu violation du droit que confère aux appelants l'al. 11 b )  de la Charte :  (1986), 26 C.C.C. (3d) 136.  La Cour d'appel a écarté l'ordonnance d'annulation de l'acte d'accusation et a ordonné la tenue d'un procès sur le fond.

 

    Les appelants soutiennent maintenant qu'ils peuvent se pourvoir de plein droit devant cette Cour conformément à l'al. 618(2)a) du Code criminel , qui accorde un pourvoi aux personnes dont l'acquittement d'un acte criminel a été annulé par la Cour d'appel.  Cependant, les appelants n'ont pas été acquittés, c'est l'acte d'accusation pour lequel ils devaient subir leur procès qui a été annulé.  L'alinéa 605(1)c) du Code permettait à la poursuite d'interjeter appel à la Cour d'appel, mais le texte de l'al. 618(2)a) n'autorise pas les présents pourvois.  L'article 602  du Code criminel  prévoit qu'aucun appel, sauf ceux que le Code prévoit, ne peut être interjeté relativement à des actes criminels.  À la lecture des dispositions du Code criminel , il ne semblerait donc pas y avoir de droit d'appel.

 

    Le jugement de première instance a été rendu avant l'arrêt de cette Cour Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863.  Dans cet arrêt, le juge Lamer, quoique dissident pour d'autres motifs, a estimé qu'en cas de violation du droit conféré par l'al. 11 b )  de la Charte , la réparation appropriée serait l'arrêt des procédures.  Dans l'arrêt R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128, cette Cour a statué que l'arrêt des procédures accordé au procès équivalait à un acquittement et qu'elle était donc susceptible d'appel de la part de la poursuite, conformément à l'al. 605(1) a) du Code criminel .  Si le juge du procès avait eu la possibilité de connaître les décisions rendues plus tard sur cette question, il est raisonnable de supposer qu'au lieu d'annuler l'acte d'accusation, il aurait ordonné un arrêt des procédures qui, d'après l'arrêt Jewitt, aurait valu un acquittement et aurait pu faire l'objet d'un pourvoi en vertu de l'al. 618(2)a) du Code, après avoir été infirmé par la Cour d'appel.  Je suis donc d'avis que, dans les circonstances de l'espèce, nous avons compétence pour entendre les présents pourvois.

 

    J'examinerai maintenant la question principale soulevée dans ces pourvois.  L'alinéa 11 b )  de la Charte  prévoit que "Tout inculpé a le droit . . . d'être jugé dans un délai raisonnable".  Il faut noter que l'article ne parle que d'un inculpé.  La question qui se pose alors est la suivante:  Quand une personne est‑elle "inculpée" au sens de l'al. 11b)?

 

    Le juge du procès et la Cour d'appel ont examiné cette question. Le juge du procès semble avoir conclu que [TRADUCTION] "pour les fins de la Charte , les appelants ont été inculpés quand un juge de paix a signé la dénonciation en janvier 1983".  Il a jugé toutefois que les délais antérieurs à l'accusation pouvaient compter lorsqu'il s'agit de décider si un inculpé a été jugé dans un délai raisonnable au sens de l'al. 11b).  D'autre part, la Cour d'appel a statué que l'al. 11b) vise précisément et exclusivement le délai écoulé entre le moment où l'accusation a été portée, qui correspond au dépôt de la dénonciation, et la date du procès, et que l'al. 11b) ne peut être invoqué en raison d'un retard à porter une accusation.  On a soutenu ici que la Cour d'appel avait commis une erreur en interprétant l'al. 11b).  Les avocats des appelants soutiennent que ces derniers ont été inculpés au sens de l'al. 11b) au moment de leur arrestation et de leur mise en liberté et que, par conséquent, il faut tenir compte de toute la période écoulée entre le 5 mai 1982 et le début du procès le 4 février 1985, pour déterminer si le procès a eu lieu dans un délai raisonnable.

 

    Le mot "inculpé" ou "inculpation" n'a pas de sens figé ou invariable en droit.  Il peut être et est effectivement utilisé de diverses façons pour désigner divers événements.  Une personne est manifestement inculpée au moment où l'acte d'accusation lui est lu en cour et où on lui demande d'inscrire un plaidoyer.  Une jurisprudence abondante vient, au besoin, étayer cette affirmation:  voir R. c. Chabot, [1980] 2 R.C.S. 985, et la jurisprudence qui y est citée.  Dans un sens large ou populaire, on peut considérer qu'une personne est inculpée lorsque quelqu'un en situation d'autorité l'informe qu'elle sera "sommée de comparaître en justice" ou quand, après avoir demandé ce qui se passe au moment de son arrestation, l'agent de police lui répond "Vous êtes arrêtée pour meurtre".  Il existe de nombreux autres cas où, dans l'esprit des gens, on peut dire qu'une personne est inculpée parce que, selon le professeur Mewett dans son ouvrage intitulé An Introduction to the Criminal Process in Canada (1988), le mot "inculpation" ("charge") n'a pas de sens précis en droit, mais signifie seulement que des mesures sont prises qui aboutiront normalement à des poursuites criminelles.  Cependant, quelle que soit l'imprécision que l'on attribue au mot "inculpation" ou "inculpé", les tribunaux judiciaires doivent préciser le sens dans lequel il est utilisé à l'art. 11  de la Charte .

 

    Pour y arriver, les tribunaux ont en général évité la définition précise mais restreinte que l'on trouve dans l'arrêt Chabot, précité, et ils ont généralement conclu qu'une personne est inculpée au sens de l'art. 11  de la Charte  au moment du dépôt de la dénonciation qui constitue une mesure introductive d'instance judiciaire.  Dans l'arrêt R. v. Boron (1983), 8 C.C.C. (3d) 25 (H.C. Ont.), le juge Ewaschuk a examiné ce qu'il considérait comme les trois interprétations possibles du mot "inculpé" ("charged") pour conclure, à la p. 31:

 

    [TRADUCTION] Somme toute, j'adopte le point de vue prépondérant selon lequel le mot "inculpé" à l'art. 11  de la Charte  désigne le dépôt d'une dénonciation ou la présentation d'un acte d'accusation directement sans dénonciation.  En conséquence, la période à considérer pour déterminer si le procès a lieu dans un délai raisonnable ne part que du dépôt d'une accusation.  Cette règle générale peut comporter certaines exceptions sur lesquelles je reviendrai plus loin.  Le juge du procès a donc commis une erreur en concluant que la Charte  garantit à une personne inculpée le droit à l'initiation rapide de procédures contre elle.

 

Il avait déjà affirmé, à la p. 28, au sujet de l'usage ancien selon lequel l'agent de la paix disait, au moment de procéder à l'arrestation d'une personne:  [TRADUCTION] "Je vous inculpe au nom de la Reine du meurtre de M. Untel":

 

[TRADUCTION] Cependant, cette interprétation du mot "inculpé" est un peu dépassée en raison de l'obligation faite par l'al. 10 a )  de la Charte  à l'agent de la paix d'informer une personne, lors de son arrestation ou de sa détention, des motifs de cette arrestation ou détention.  Par contre, le substitut du procureur général est censé être le fonctionnaire de l'État qui détermine l'accusation à porter . . .    

 

Il a aussi rejeté l'idée qu'une personne est inculpée seulement à partir du moment où elle comparaît devant le tribunal pour répondre à l'accusation, qui correspond, en d'autres termes, à la définition de l'arrêt Chabot.  À partir de cela, le juge Ewaschuk a conclu que le délai qui doit être raisonnable en vertu de l'al. 11 b )  de la Charte , commence à courir lors du dépôt de la dénonciation ou de la présentation d'un acte d'accusation directement sans dénonciation et se termine au procès.  Selon ce point de vue, le délai antérieur au dépôt de la dénonciation ne compte pas, mais il faut se souvenir qu'il a prévu une exception qui, dans certains cas, permettrait de tenir compte du délai antérieur au dépôt de l'accusation.

 

    De nombreux arrêts des cours d'appel ont reconnu qu'une personne n'est inculpée que lors du dépôt de la dénonciation.  Par exemple, dans l'arrêt R. v. Young (1984), 13 C.C.C. (3d) 1, la Cour d'appel de l'Ontario a désigné la date de la dénonciation comme étant [TRADUCTION] "le moment où l'intimé a été inculpé".  Le juge Dubin a affirmé, au nom de la cour, que dans cette affaire il n'y avait pas eu de délai entre le moment de l'inculpation, il parlait alors du moment du dépôt de la dénonciation, et le moment du procès et qu'en conséquence l'al. 11b) ne trouvait pas application.  Voir aussi:  R. v. Belton (1982), 3 C.C.C. (3d) 427 (Man.), R. v. Heaslip (1983), 9 C.C.C. (3d) 480 (Ont.), Re Kott and The Queen (1983), 7 C.C.C. (3d) 317 (Qué.), et R. v. Devji (1985), 19 C.C.C. (3d) 310 (C.‑B.)  Des tribunaux de première instance ont aussi adopté ce point de vue:  Re Gray and The Queen (1982), 70 C.C.C. (2d) 62 (Sask.), R. v. Belcourt (1982), 69 C.C.C. (2d) 286 (C.‑B.), et R. v. Davis (1988), 86 N.S.R. (2d) 284.  Je souligne ici qu'à l'art. 455  du Code criminel , pour les infractions criminelles, et aux art. 723 et 724, pour les infractions punissable sur déclaration sommaire de culpabilité, on parle du dépôt d'une dénonciation et ces articles exigent aussi que la dénonciation soit faite sous serment.  Pour les fins du présent pourvoi les expressions "déposer une dénonciation" ou "faire une dénonciation sous serment" ont le même sens et sont employées indistinctement.

 

    Comme je l'ai déjà mentionné, les appelants soutiennent dans le présent pourvoi qu'ils ont été inculpés au sens de l'al. 11b) le jour de leur arrestation, c'est‑à‑dire quelque huit mois avant le dépôt de la dénonciation.  Les appelants soutiennent que les arrêts de cette Cour Mills c. La Reine, précité, et Carter c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 981, appuient leur thèse.  En bref, ils font valoir que la Cour à la majorité, dans l'arrêt Carter, a entériné l'opinion dissidente du juge Lamer (à laquelle le juge en chef Dickson a souscrit) dans l'arrêt Mills.  Dans l'arrêt Mills, le juge Lamer a exprimé l'avis que le sens du mot "inculpé" doit être conforme à l'objet de l'article.  À son avis, le délai raisonnable mentionné à l'al. 11b) doit se calculer depuis le début de l'atteinte au droit de l'accusé à la liberté et à la sécurité de sa personne.  Il a donc estimé qu'il y a inculpation dès qu'il y a:

 

a)signification d'une sommation, exécution d'un mandat en vertu d'une dénonciation aux termes de l'art. 455.3 du Code criminel  ou dès le moment où les autorités informent la personne de leur existence; ou

 

b)délivrance d'une citation à comparaître en vertu de l'art. 451 du Code ou mise en liberté aux termes des art. 452 ou 453 du Code; ou

 

c)arrestation, dans le cas de toutes les autres personnes arrêtées non visées en a) ou en b).

 

    (Mills, précité, à la p. 946.)

 

Ce point de vue n'a reçu ni l'appui ni l'assentiment d'une majorité de cette Cour.  La Cour a rendu l'arrêt Carter c. La Reine le même jour que l'arrêt Mills.  Les appelants font valoir que, dans l'arrêt Carter, le juge Lamer a appliqué la définition du mot "inculpation" qu'il avait donnée dans l'arrêt Mills. Voici ce qu'il affirme, à la p. 985:

 

    En l'espèce, l'accusé a été "inculpé" dès que lui a été signifiée une sommation par suite du dépôt de la dénonciation, c'est‑à‑dire le 28 janvier 1983.

 

    Comme je l'ai souligné dans l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, rendu en même temps que le présent arrêt, en déterminant si un procès a eu lieu dans un délai généralement raisonnable, on ne doit tenir compte que du temps qui s'écoule à partir de l'inculpation.  En passant, je puis ajouter que je dis «généralement» parce qu'il pourrait y avoir des circonstances exceptionnelles dans lesquelles le délai pourrait courir avant le dépôt de l'accusation dont l'accusé aura à répondre.  Par exemple, si la poursuite retire l'accusation pour la remplacer par une autre mais pour la même affaire, le calcul du délai pourrait bien commencer à partir de la première accusation.  Ce n'est pas la question en l'espèce et je n'utilise cette situation que pour illustrer mon recours au mot «généralement».  Il s'ensuit que la période du 3 avril 1980 au 28 janvier 1983 n'aurait pas dû être prise en considération pour déterminer le caractère raisonnable du délai au sens de l'al. 11b).

 

Plus loin, il ajoute, à la p. 986:

 

    Seule la période du 28 janvier 1983 au 6 mai 1983, date à laquelle a débuté l'enquête sur le caractère raisonnable du délai, peut à bon droit être retenue pour déterminer s'il y a eu violation de l'al. 11b). Or, il ne s'est écoulé que trois mois et demi et le requérant ne prétend pas que ce laps de temps constitue une violation de l'al. 11b).  Il est d'ailleurs évident que le requérant se fonde sur le délai antérieur à l'inculpation; de toute façon, la majeure partie du délai postérieur à l'inculpation a eu lieu avec le consentement de l'accusé, à dire vrai pour une bonne part, à la demande de l'accusé lui‑même.

 

Les appelants soutiennent que puisque sept juges de cette Cour ont souscrit aux motifs du juge Lamer dans l'arrêt Carter, la Cour a, à la majorité, adopté la définition élargie du mot "inculpé" qu'a proposé le juge Lamer dans l'arrêt Mills.

 

    La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a examiné un argument semblable dans l'arrêt R. v. Mackintosh (1988), 26 B.C.L.R. (2d) 1.  Le juge Macfarlane a examiné, au nom de la cour à la majorité, l'opinion minoritaire du juge Lamer dans l'arrêt Mills et les motifs de jugement majoritaires dans l'arrêt Carter, pour affirmer à la p. 11:

 

[TRADUCTION] Il est manifeste qu'une personne est "inculpée" au sens de l'art. 11 quand une accusation officielle (dénonciation ou acte d'accusation) a été déposée. Tel était le cas dans l'affaire Carter.  Le juge Lamer affirme dans Carter (à la p. 985):

 

En l'espèce, l'accusé a été «inculpé» dès que lui a été signifiée une sommation par suite du dépôt de la dénonciation, c'est‑à‑dire le 28 janvier 1983.

 

Puis il en conclut, à la p. 11:

 

[TRADUCTION] L'opinion de la majorité dans l'arrêt Carter envisage la définition du mot "inculpé" de manière plus restrictive que ce n'est le cas dans l'opinion minoritaire du juge Lamer dans l'arrêt Mills.  Je ne puis voir dans l'opinion majoritaire de l'arrêt Carter l'acceptation intégrale de l'opinion minoritaire du juge Lamer dans l'arrêt Mills.

 

Cependant, après avoir conclu qu'une personne est "inculpée" à compter du dépôt de la dénonciation, conformément à l'arrêt Carter de cette Cour, le juge Macfarlane se demande ensuite à quel autre moment une personne est‑elle "inculpée"?  Se fondant sur le langage utilisé dans l'opinion de la majorité dans l'arrêt Carter, il a conclu qu'une personne peut être inculpée [TRADUCTION] "au moment où l'accusation est réellement déposée ou, exceptionnellement, à une date antérieure".  En d'autres termes, le juge Macfarlane a été d'avis que le mot "inculpé" devait recevoir une définition souple, qui varierait selon les circonstances de l'espèce.  Selon ce point de vue, le mot "inculpé" peut signifier dans certains cas la date où la dénonciation est déposée, mais dans d'autres circonstances, il désignerait une date antérieure.

 

    En toute déférence pour ceux qui sont d'avis contraire, j'estime qu'on ne saurait dire que cette Cour a, dans l'arrêt Carter, entériné l'opinion minoritaire de l'arrêt Mills sur l'élargissement du sens du terme "inculpé" prôné par le juge Lamer.  Dans l'arrêt Carter, le juge Lamer, avec le concours de sept juges qui ont entendu le pourvoi, a clairement dit qu'une personne est inculpée au moment du dépôt de la dénonciation et l'arrêt Carter appuie le point de vue selon lequel le délai antérieur à l'inculpation ne compte pas pour les fins de l'al. 11b).  Jusque-là, je souscris aux observations précitées du juge Macfarlane dans l'arrêt Mackintosh, mais, en toute déférence, je ne puis souscrire à l'opinion de la majorité dans cette affaire, selon laquelle le mot "inculpé" a un sens souple qui varie selon les circonstances de l'espèce.  Je conclurais donc qu'une personne est "inculpée" au sens de l'art. 11  de la Charte  quand une dénonciation relative à l'infraction qu'on lui reproche est déposée ou quand un acte d'accusation est présenté directement sans dénonciation.  Il s'ensuivrait donc que le délai qu'il faut calculer pour savoir si une personne a été jugée dans un délai raisonnable conformément à l'al. 11b) court à partir de la dénonciation ou de l'acte d'accusation, quand il n'y a pas de dénonciation, et s'étend jusqu'à la fin du procès: voir R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, où le juge La Forest affirme, à la p. 633:

 

La question du délai doit pouvoir être évaluée à tous les stades d'une instance criminelle, depuis le dépôt de l'accusation jusqu'au prononcé du jugement au procès.  [Je souligne.]

 

Voir également l'arrêt Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536, où le même juge affirme, à la p. 548:

 

Il ouvre un droit à un recours fondé sur la Charte  pour les retards qui se produisent après que des poursuites ont été engagées; [Je souligne.]

 

Le délai antérieur à la dénonciation ne compte pas.

 

    Le texte de la Charte de même que son régime et son économie étayent cette interprétation.  L'article 11 est l'un des huit articles figurant sous la rubrique "Garanties juridiques".  L'article 7 garantit le "droit [général] à la vie, à liberté et à la sécurité de sa personne" en plus d'affirmer qu'"il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale".  Cet article s'applique à toutes les étapes du processus d'enquête et du processus judiciaire.  Les articles 8 et 9 garantissent des droits particulièrement importants à l'étape de l'enquête, c'est‑à‑dire celle antérieure à l'accusation, tout comme le fait l'art. 10 qui a trait aux droits que possède une personne en cas d'arrestation.  L'article 11 porte sur une étape ultérieure des procédures, savoir l'initiation de procédures judiciaires par voie d'accusation.  Les articles 12 et 13 ont trait à des questions ultérieures au procès alors que l'art. 14 traite de questions liées au déroulement du procès lui‑même.

 

    Quand on analyse l'art. 11, il faut d'abord reconnaître que, de par son texte même, il ne s'applique qu'à un groupe particulier de personnes, soit les personnes "inculpées".  Il traite principalement de questions liées au procès.  Il y a lieu de noter que l'art. 11 se distingue de l'art. 10 et répond à un objectif différent:  les deux articles ne doivent pas être assimilés.  Les rédacteurs de la Charte  ont clairement distingué les droits garantis à une personne en état d'arrestation de ceux garantis à une personne inculpée.  Les articles 8 et 9 garantissent aussi des droits essentiels généralement importants à l'étape de l'enquête, mais séparés et distincts de ceux que vise l'art. 11.  On a affirmé qu'il fallait tenir compte de l'objet de l'art. 11 pour en déterminer la portée.  Cet objet, a‑t‑on dit, est de protéger les droits à la liberté et à la sécurité de la personne accusée d'un crime.  Bien qu'il soit vrai que l'art. 11 vise cet objet, je souligne qu'il le fait à l'intérieur de son propre champ d'application.  Il n'est pas et on n'a jamais voulu qu'il soit le seul article garantissant ou protégeant ces droits.  Comme je l'ai dit précédemment, l'art. 7 offre une garantie générale de liberté et de sécurité, alors que les autres articles, plus précisément ceux qui portent sur les garanties juridiques, assurent la protection de ces droits dans certaines circonstances précises.  L'article 11 accorde sa protection après qu'une personne a été inculpée.  Il ne faut ni faire fi des termes exprès de l'art. 11 ni déformer le sens du terme "inculpé" de manière à étendre l'application de cet article au délai antérieur à l'inculpation.  L'objet de l'al. 11b) est clair.  Il vise le délai écoulé entre le dépôt de l'accusation et la fin du procès et il prévoit qu'une personne inculpée sera promptement jugée.

 

    La durée du délai antérieur à la dénonciation ou de l'enquête est totalement imprévisible.  Il n'est pas facile de faire une évaluation raisonnable de ce qu'est un délai raisonnable.  Les circonstances diffèrent d'un cas à l'autre et beaucoup de renseignements recueillis au cours d'une enquête doivent, en raison de leur nature même, demeurer confidentiels.  Le tribunal sera rarement, sinon jamais, en mesure de prescrire de manière réaliste un délai pour enquêter sur une infraction donnée.  Il est remarquable que, sous réserve de quelques exceptions restreintes prévues dans les lois, le droit n'a jamais reconnu de délai de prescription pour l'initiation de procédures criminelles.  Cependant, quand l'enquête révèle des éléments de preuve qui justifieraient le dépôt d'une dénonciation, il devient alors possible pour la première fois d'évaluer quel serait le délai raisonnable dans lequel la question devrait être tranchée à l'issue d'un procès.  C'est pour ce motif que l'application de l'art. 11 se limite à la période postérieure au dépôt de la dénonciation.  Avant le dépôt de l'accusation, les droits de l'accusé sont protégés par le droit en général et garantis par les art. 7, 8, 9 et 10 de la Charte .

 

    Je reconnais qu'il est possible qu'on dise qu'en adoptant cette position je m'écarte des arrêts antérieurs de cette Cour qui affirment qu'il y aura des cas exceptionnels où les délais antérieurs au dépôt de l'accusation seront pertinents en vertu de l'al. 11b).  Cependant, j'estime que cet écart est plus apparent que réel.  Dans les affaires R. v. Antoine (1983), 5 C.C.C. (3d) 97 (C.A. Ont.), et Re Garton and Whelan (1984), 14 C.C.C. (3d) 449 (H.C. Ont.), on a traité l'exception dont parle le juge Lamer dans l'arrêt Carter où deux actes d'accusation sont présentés en raison d'appels accueillis après un premier procès.  Ces décisions appuient la thèse selon laquelle le délai antérieur à l'accusation n'est pas pertinent en vertu de l'al. 11b), en concluant que ce délai commence à courir à partir de la date du dépôt de la dénonciation initiale.

 

    On a estimé qu'il pourrait y avoir des circonstances spéciales où l'intérêt de la justice exigerait qu'on tienne compte jusqu'à un certain point du délai antérieur à l'accusation en raison du préjudice qui pourrait en résulter.  J'estime cependant que les cas exceptionnels devraient être réglés en recourant aux règles de droit générales et, si nécessaire, aux autres dispositions de la Charte .  Cette approche tiendrait compte des inquiétudes suscitées par la possibilité de délais antérieurs à l'accusation et y répondrait.  Les retards qui surviennent avant le dépôt de l'accusation ne sont pas inattaquables en droit, même sans invoquer l'al. 11b).  Le Code criminel  lui‑même protège, aux par. 577(3) et 737(1), le droit de présenter une défense pleine et entière si jamais le délai antérieur à l'accusation porte atteinte à ce droit.  L'article 455.1 prescrit le dépôt rapide d'une dénonciation lorsqu'une citation à comparaître a été délivrée ou qu'un prévenu a été mis en liberté en vertu de l'art. 452 ou 453.  De même, on pourrait invoquer la théorie de l'abus de procédure sans compter que, dès 1844, la common law a démontré qu'elle pouvait faire face aux délais antérieurs à la dénonciation.  Dans l'affaire R. v. Robins (1844), 1 Cox C.C. 114, où il s'était écoulé presque deux années entre la perpétration alléguée d'une infraction et le dépôt d'une plainte devant les juges de paix, le baron Alderson dit ceci:

 

[TRADUCTION] Je ne saurais permettre à cette affaire de continuer.  Il est odieux de faire subir son procès à quelqu'un après si longtemps.  Comment peut‑il rendre compte de ses actes si loin dans le passé?  Si vous accusez quelqu'un d'un crime le lendemain du jour où il est censé l'avoir commis, il pourra peut‑être faire déposer ses serviteurs ou des membres de sa famille pour dire où il se trouvait et ce qu'il faisait au moment du crime, mais si vous attendez un an ou plus pour présenter l'accusation, comment peut‑il se défendre?  Nul ne serait en sécurité si de telles poursuites étaient permises.  Ce serait très injuste de lui faire subir son procès.

 

    Le lord juge a ensuite donné comme directive au jury de rendre un verdict d'acquittement.

 

De plus, en raison de la généralité des termes de l'art. 7 et des autres articles de la Charte  déjà mentionnés, il n'est pas nécessaire, selon moi, de déformer le sens des termes de l'al. 11b) pour se prémunir contre les délais antérieurs à l'accusation.  À mon avis, les inquiétudes qui ont amené la Cour à accepter que des circonstances spéciales justifient de tenir compte du délai antérieur à l'accusation en vertu de l'al. 11b) seront ainsi dissipées.

 

    En l'espèce, les deux tribunaux d'instance inférieure ont estimé qu'on ne pouvait pas dire que les délais postérieurs à la mise en accusation avaient privé les appelants du droit d'être jugés dans un délai raisonnable.  Je souscris à cette conclusion.  Le juge du procès a cependant tenu compte du délai de huit mois environ qui a précédé le dépôt de l'accusation, pour conclure qu'il était déraisonnable et qu'il y avait eu violation de l'al. 11b).  Sur ce point, je partage l'avis de la Cour d'appel et j'estime qu'il a commis une erreur.  Je suis donc d'avis de rejeter les pourvois.

 

    Version française des motifs rendus par

 

//Le juge Lamer//

 

    LE JUGE LAMER (dissident) ‑‑ Mon collègue le juge McIntyre a très bien exposé, dans ses motifs de jugement, les faits et les procédures en l'espèce et il a aussi analysé les décisions des tribunaux d'instance inférieure.  Je me contenterai d'ajouter aux faits qu'il a mentionnés l'observation suivante formulée par le juge Selbie en première instance:

 

    [TRADUCTION]  J'ajouterai une ou deux observations au sujet du délai en question.  Je suis convaincu que les accusés ont, par l'intermédiaire de leurs avocats, fait tout ce qu'ils pouvaient pour faire clarifier leur situation et obtenir le dépôt officiel des accusations afin de pouvoir y répondre.  Je ne suis pas convaincu que les autorités ont fait tout ce qu'elles pouvaient pour accélérer l'arrivée de l'inéluctable, c'est‑à‑dire le dépôt officiel des accusations.

 

    La question véritable qui se pose dans les présents pourvois exige que nous déterminions quand une personne devient "inculpée".  Comme je l'ai déjà indiqué dans les arrêts Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, et Carter c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 981, le délai dont il faut tenir compte pour déterminer s'il y a eu procès dans un délai raisonnable court, en général, seulement à partir du moment où une personne est inculpée.  Voici la définition du mot "inculpé" figurant à l'al. 11b) que j'ai présentée dans l'arrêt Mills, à la p. 946, comme étant la plus appropriée:

 

Il y a inculpation dès qu'il y a:

 

a)signification d'une sommation, exécution d'un mandat en vertu d'une dénonciation aux termes de l'art. 455.3 du Code criminel  ou dès le moment où les autorités informent la personne de leur existence; ou

 

b)délivrance d'une citation à comparaître en vertu de l'art. 451 du Code ou mise en liberté aux termes des art. 452 ou 453 du Code; ou

 

c)arrestation, dans le cas de toutes les autres personnes arrêtées non visées en a) ou en b).

 

    Je persiste à croire que cette définition est la plus conforme au raisonnement qui sous‑tend l'al. 11b) puisque l'inculpation qui fixe le point de départ de l'analyse du "délai raisonnable" correspond au moment où l'on commence à porter atteinte aux droits de l'accusé à la liberté et à la sécurité de sa personne.  De plus, il y a des cas où une personne pourrait être considérée comme "inculpée" avant le dépôt réel de l'accusation pour laquelle elle est poursuivie ou encore avant son arrestation sans mandat ou une citation à comparaître.  Mais ce n'est pas ce qui est en litige ici et ces cas seront étudiés lorsqu'ils se présenteront.

 

    Comme il ne s'agissait pas d'une question en litige dans l'arrêt Mills, je n'ai pas exposé les raisons qui me poussaient à énoncer la définition susmentionnée de l'expression "personne inculpée", sauf pour mentionner sa cohérence avec le raisonnement qui sous‑tend l'al. 11b).  Je crois qu'il convient que je le fasse ici.

 

    De manière générale, une accusation commence par une dénonciation.  À moins que l'accusé ne soit présent au moment du dépôt de la dénonciation, ce qui se produit rarement, le juge ou le juge de paix délivre un mandat ou une sommation pour amener l'accusé à répondre devant lui à l'accusation.  Selon mon collègue le juge McIntyre, c'est là le moment où le délai commence à courir pour les fins de l'al. 11b).  En toute déférence, je crois que c'est plus tard.  En réalité, tant que la procédure n'a pas été signifiée à l'accusé ou que l'accusé n'en a pas eu connaissance, "l'atteinte aux droits de l'accusé" n'a pas réellement commencé.  De plus, il faut reconnaître qu'il faut parfois un certain temps pour retrouver l'accusé.  C'est la raison pour laquelle j'ai choisi comme point de départ la signification de la sommation, l'exécution du mandat, ou encore un moment antérieur à ceux‑là si l'accusé est averti par les autorités de l'existence de l'accusation.  Je continue de penser que c'est le meilleur moment pour commencer à calculer le délai.  C'est ce que j'ai exprimé dans l'alinéa a) de la définition.  Cet alinéa s'applique quand il y a délivrance d'un mandat ou d'une sommation par un juge.  Je tiens à signaler en passant que si les policiers avaient obtenu un mandat dans les présentes affaires, il y aurait forcément eu inculpation et le délai aurait commencé à courir dès l'arrestation ou même plus tôt, si on applique l'avis de mon collègue le juge McIntyre, c'est‑à‑dire dès le dépôt de l'accusation.

 

    Mais quand le délai commence‑t‑il à courir dans les cas où les policiers délivrent une citation à comparaître ou procèdent à une arrestation sans mandat, comme ils l'ont fait dans les présentes affaires?  Je pose la question immédiatement.  Y a‑t‑il une raison pour que le délai ne commence pas à courir dès l'arrestation, c'est‑à‑dire le moment où il aurait commencé à courir si la police avait obtenu un mandat (ou dès le dépôt de la dénonciation, comme mon collègue le juge McIntyre le ferait)? Il serait étrange en effet que l'on jouisse des droits garantis par l'al. 11b) quand on est arrêté en vertu d'un mandat, mais pas quand on est arrêté sans mandat!

 

    Le chapitre XIV du Code criminel  régit toutes les arrestations, avec ou sans mandat.  Je me réfère au droit tel qu'il existait en 1982.  Des changements ont depuis été apportés au chapitre XIV, mais aucun de ces changements n'est pertinent dans les présentes affaires.  Ce chapitre s'intitule "Mesures concernant la comparution d'un prévenu devant un juge de paix et la mise en liberté provisoire".  Le premier article, l'art. 448, définit le mot prévenu comme désignant

 

a) une personne à laquelle un agent de la paix a délivré une citation à comparaître en vertu de l'article 451, et

 

b) une personne arrêtée pour infraction criminelle;

 

Je n'exposerai pas les détails des modalités longues et parfois complexes de la comparution forcée d'un accusé devant un juge de paix.  Essentiellement, notre système fonctionne ainsi:  quand la chose est possible, on obtient un mandat ou une sommation d'un juge de paix ou d'un juge.  Pour l'obtenir, la personne qui demande cette procédure doit déposer une dénonciation sous serment, c'est‑à‑dire déposer une accusation.  La formule no 7 du Code intitulée "Mandat d'arrestation" établit la formulation d'un mandat où on dit:

 

    Le présent mandat est décerné pour l'arrestation de A.B., de                , (profession ou occupation)                  , ci‑après appelé le prévenu.

 

    Attendu que le prévenu a été inculpé d'avoir (indiquer brièvement l'infraction dont le prévenu est inculpé);

 

                                                                          . . .

 

    À ces causes, les présentes ont pour objet de vous enjoindre, au nom de Sa Majesté, d'arrêter immédiatement ledit prévenu et de l'amener devant (indiquer le tribunal, le juge ou le juge de paix)               , pour qu'il soit traité selon la loi.

 

    Signé le                 jour de           , en l'an de grâce   ,  à      .                       .

 

..................................... Juge, greffier de la cour, juge de la cour provinciale ou juge de paix

 

La formule no 6, qui énonce la manière de sommer une personne à comparaître, est rédigée dans le même style:

 

    Attendu que vous avez, ce jour, été inculpé devant moi d'avoir (énoncer brièvement l'infraction dont le prévenu est inculpé);

 

    À ces causes, les présentes vous enjoignent, au nom de Sa Majesté:

 

    1.  d'être présent au tribunal le              , jour de                    en l'an de grâce                , à           heures du matin ou de l'après‑midi, à              , ou devant un juge de paix pour ladite (circonscription territoriale) qui s'y trouve et d'être présent par la suite selon les exigences du tribunal, afin d'être traité selon la loi; et

 

    2.  de comparaître le             , jour de             en l'an de grâce 19        , à         heures du matin ou de l'après‑midi, à            , aux fins de la Loi sur l'identification des criminels.  (Ne pas tenir compte de cet alinéa s'il n'est pas rempli).

 

    Vous êtes averti que l'omission, sans excuse légitime, d'être présent au tribunal en conformité de la présente sommation, constitue une infraction en vertu du paragraphe 133(4)  du Code criminel .

 

    Le paragraphe 133(4)  du Code criminel  s'énonce comme suit:

 

    "(4)  Est coupable

 

    a) d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement de deux ans, ou

 

    b) d'une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité,

 

quiconque reçoit signification d'une sommation et omet, sans excuse légitime, dont la preuve lui incombe, d'être présent au tribunal en conformité de cette sommation."

 

    L'article 455.6 du Code criminel  s'énonce comme suit:

 

    "455.6  Lorsqu'un prévenu à qui une sommation enjoint de comparaître aux temps et lieu y indiqués aux fins de la Loi sur l'identification des criminels, ne comparaît pas aux temps et lieu ainsi indiqués, un juge de paix peut décerner un mandat pour l'arrestation du prévenu pour l'infraction dont il est inculpé."

 

    Signé le           jour de             , en l'an de grâce 19   , à                               .

 

...................................

Juge de paix dans et pour         ou juge

 

    Comme la police n'a pas toujours le temps d'aller demander un mandat ou une sommation, le chapitre XIV établit un régime en vertu duquel l'ordre des choses est inversé pour une très courte période.  Je n'exposerai pas toutes les exceptions à la procédure générale puisque, de toute façon, elles n'ont pas d'effet sur le sujet de notre propos.  Essentiellement, avant de se présenter devant le juge, l'agent de police délivre un avis à une personne par lequel il l'informe qu'il se présentera devant un juge et déposera une accusation qu'il précise dans cet avis.  Ensuite, l'agent de police mentionne à la personne qu'elle commettra une infraction au Code criminel  si elle ne se présente pas en cour à la date indiquée.  Si, au lieu de donner l'avis, l'agent de police choisit, lorsque cela est indiqué, de procéder à une arrestation sans mandat, la situation reste la même.  Il ne peut procéder à l'arrestation sans mandat que s'il a surpris l'accusé en train de commettre un acte criminel, ou encore s'il sait que la personne a commis un acte criminel ou s'il a des motifs raisonnables et probables de croire qu'elle a commis ou est sur le point de commettre un acte criminel, ou encore s'il a des motifs raisonnables et probables de croire qu'un mandat d'arrestation a été délivré à l'égard de cette personne.

 

    Quand un agent de police arrête une personne sans mandat, la loi l'oblige à amener cette personne devant un juge ou un juge de paix le plus tôt possible et au plus tard dans les 24 heures de l'arrestation, ou à la mettre en liberté et à lui délivrer une citation à comparaître.  L'article 455.1 du Code dit ceci:

 

    455.1  Quand

 

    a)  une citation a comparaître a été délivrée à un prévenu en vertu de l'article 451, ou

 

    b)  un prévenu a été mis en liberté en vertu de l'article 452 ou 453,

 

une dénonciation relative à l'infraction que le prévenu est allégué avoir commise, ou relative à une infraction incluse ou autre qu'il est allégué avoir commise, doit être faite devant un juge de paix dès que cela est matériellement possible par la suite et, dans tous les cas, avant le moment indiqué, dans la citation à comparaître délivrée au prévenu, la promesse de comparaître remise par lui ou l'engagement contracté par lui, pour sa présence au tribunal.  [Je souligne.]

 

    De même, un accusé qui a été arrêté sans mandat et qui n'a pas été mis en liberté par la suite et n'a pas reçu d'avis, conformément à ce qui précède, est mis en accusation dès que les agents de police l'amènent devant un juge de paix conformément à la loi.  Je souligne tout de suite que si, dans les présentes affaires, les agents de police s'étaient conformés à la loi, nous n'en serions pas à débattre de l'al. 11b) puisque les accusés auraient été inculpés dans les heures qui ont suivi leur arrestation.  En conséquence, il est évident pour moi que, dès son arrestation, une personne est inculpée pour les fins de l'al. 11b) même si la police n'a pas déposé d'accusation pour obtenir un mandat.  En arrêtant une personne sans mandat, les policiers assument, par application de la loi, l'obligation de l'inculper dans les heures qui suivent.  C'est pourquoi je ne vois aucune raison de faire une distinction entre une arrestation avec mandat et une arrestation sans mandat, les accusés n'en voient aucune, non plus que ceux qui voient les accusés conduits menottes aux poignets.  Quand la loi est respectée, le temps qui sépare l'arrestation et l'accusation se mesure en heures.  En revanche, quand la loi n'est pas respectée, comme dans les présentes affaires, il me semble absurde que la conduite illégale des policiers ait comme conséquence de priver un justiciable de la protection de l'al. 11b).

 

    Je ne mets pas en doute le souci de mon collègue le juge McIntyre de ne pas imposer de restriction au délai nécessaire pour mener l'enquête relative à une infraction.  En toute déférence, je ne crois pas que la définition que je propose du mot "inculpation" comporte d'aucune manière cette notion.  Si les agents de police se conforment à nos lois, ils ne procéderont à une arrestation, avec ou sans mandat, qu'après avoir terminé une enquête concluante, si vraiment une enquête est nécessaire.  L'arrestation, les sommations et les citations à comparaître constituent non pas des instruments d'enquête, mais des moyens de poursuivre en justice.  Si un agent de police ne poursuit pas en justice parce qu'il n'a pas suffisamment d'éléments de preuve pour le faire, l'arrestation est prématurée et même illégale.

 

    Pour ces motifs, je réitère la définition que j'ai exposée dans l'arrêt Mills.

 

    Je trouve un certain encouragement dans le fait qu'elle est compatible avec la solution adoptée en Europe.  En effet, ce point de vue est conforme à l'interprétation que la Cour européenne des Droits de l'Homme a donnée au par. 6(1) de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 223 (1950).  Ce paragraphe est ainsi conçu:

 

    1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera [. . .] du bien‑fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

 

Dans l'affaire Deweer, la Cour européenne a statué qu'en matière pénale le délai raisonnable peut avoir pour point de départ une date antérieure à la saisine de la juridiction de jugement, du tribunal compétent pour décider du bien‑fondé de l'accusation, par exemple le moment de l'ouverture des enquêtes préliminaires, de l'arrestation ou de l'inculpation (Cour eur. D. H., arrêt du 27 février 1980, série A no 35, à la p. 22).  La Cour est même allée plus loin dans l'affaire Eckle (Cour eur. D. H., arrêt du 15 juillet 1982, série A no 51, à la p. 33):

 

    En matière pénale, le "délai raisonnable" de l'article 6 {SS} 1, débute dès l'instant qu'une personne se trouve "accusée"; il peut s'agir d'une date antérieure à la saisine de la juridiction de jugement [. . .], celles notamment de l'arrestation, de l'inculpation et de l'ouverture des enquêtes préliminaires [. . .]  L'"accusation", au sens de l'article 6 {SS} 1, peut se définir "comme la notification officielle, émanant de l'autorité compétente, du reproche d'avoir accompli une infraction pénale", idée qui correspond aussi à la notion de "répercussions importantes sur la situation" du suspect . . .

 

Enfin, la Cour a dit dans l'affaire Foti et autres (Cour eur. D. H., arrêt du 10 décembre 1982, série A no 56, à la p. 18):

 

Si l'"accusation", au sens de l'article 6 {SS} 1, peut en général se définir "comme la notification officielle, émanant de l'autorité compétente, du reproche d'avoir accompli une infraction pénale", elle peut dans certains cas revêtir la forme d'autres mesures impliquant un tel reproche et entraînant elles aussi des "répercussions importantes sur la situation" du suspect . . .

 

    Pour revenir aux présentes affaires, il semble que les deux appelants ont été mis en liberté à la condition de ne pas quitter la région.  Cependant, ni l'un ni l'autre n'a été officiellement accusé avant le 14 janvier 1983, bien que le jour de leur arrestation on ait dit à Kalanj qu'il était arrêté pour vol et à Pion qu'il était arrêté pour complot en vue de commettre un vol.  Au cours des mois qui ont suivi leur arrestation, les deux accusés ont connu des difficultés sur les plans financier, familial et social, ainsi que des problèmes de santé.  Il est évident que, dans une aussi petite ville, ils ont défrayé la chronique et que, dès le moment de leur arrestation, tout le monde connaissait leur histoire.  Je souligne qu'ils ont essayé de faire accélérer le dépôt des accusations, mais qu'ils n'ont pas réussi à persuader la poursuite de le faire.  Ils ont sans doute subi une entrave à leur liberté et une atteinte à leur sécurité.  Voici ce que j'ai affirmé, dans l'arrêt Mills, précité, au sujet de la notion de sécurité de la personne, aux p. 919 et 920:

 

    En outre, en vertu de l'al. 11b), la sécurité de la personne doit être assurée aussi jalousement que la liberté de l'individu.  Dans ce contexte, la notion de sécurité de la personne ne se limite pas à l'intégrité physique; elle englobe aussi celle de protection contre [TRADUCTION] "un assujettissement trop long aux vexations et aux vicissitudes d'une accusation criminelle pendante" [. . .]  Celles‑ci comprennent la stigmatisation de l'accusé, l'atteinte à la vie privée, la tension et l'angoisse résultant d'une multitude de facteurs, y compris éventuellement les perturbations de la vie familiale, sociale et professionnelle, les frais de justice et l'incertitude face à l'issue et face à la peine.  On ne saurait passer ces formes de préjudice sous silence ni les minimiser lorsqu'on évalue le caractère raisonnable du délai.

 

    Après avoir appliqué ces définitions et observations aux présentes affaires, j'estime que le délai a commencé à courir au moment où les appelants ont été initialement arrêtés et mis en liberté à la condition de ne pas quitter la région.  Ce délai est en fait le seul au sujet duquel les tribunaux d'instance inférieure ont divergé d'opinion puisqu'ils ont tous les deux conclu que tous les autres délais étaient raisonnables.  C'est aussi le seul laps de temps qui aurait pu, de l'avis de mon collègue le juge McIntyre, violer le droit que garantit l'al. 11b).  Gardant à l'esprit l'analyse que j'ai faite dans l'arrêt Mills, il est évident que le délai de huit mois qui s'est écoulé entre l'arrestation et le dépôt de  l'"accusation officielle" a enfreint l'al. 11b).  Non seulement ne peut‑on dire que les appelants ont consenti au délai écoulé entre leur arrestation et leur comparution en justice puisque les deux accusés ont tenté de faire accélérer le dépôt des accusations, quoiqu'ils n'aient pas réussi à convaincre la poursuite de le faire, mais encore la poursuite n'a pas fourni d'explication raisonnable justifiant ce retard à faire comparaître les appelants en justice.  En réalité, la poursuite nous dit que l'enquête n'était pas terminée, ce qui, loin d'être une justification de ses actes, est, à mon avis, une reconnaissance du fait qu'elle n'était pas prête à porter des accusations et qu'il n'y aurait pas dû y avoir d'arrestations.  Mais, comme je l'ai déjà dit en d'autres termes, la Charte  existe précisément pour protéger les citoyens contre ce genre de situation et il serait négligent de notre part si, au moyen d'une définition, nous privions les victimes de ces agissements de la protection de la Charte  tout en accordant sa protection à ceux qui n'en ont pas besoin parce que les policiers ont agi légalement.

 

    Puisque ce qui précède règle les présents litiges, je n'ai pas à déterminer si on a donné des explications satisfaisantes au sujet du délai subséquent.

 

    En toute déférence, je suis d'avis que la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a commis une erreur de droit en considérant que le délai de huit mois écoulé entre l'arrestation et le dépôt des accusations est un délai antérieur à l'accusation.  Ce délai aurait dû compter pour déterminer si les accusés ont été jugés dans un délai raisonnable.  En conséquence, je suis d'avis d'accueillir les deux pourvois et d'ordonner l'arrêt des procédures engagées contre Pion et Kalanj.

 

//Le juge Wilson//

 

    Version française des motifs rendus par

 

    LE JUGE WILSON (dissidente) -- J'ai eu l'avantage de lire les motifs de jugement que mes collègues les juges McIntyre et Lamer ont rédigés dans les présents pourvois et je suis du même avis que le juge Lamer quant à la question principale de savoir à partir de quel moment il faut commencer à calculer le délai pour déterminer si les appelants ont été jugés dans un délai raisonnable conformément à l'al. 11 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés .

 

    Je crois que si l'al. 11b) vise à protéger le droit à la liberté et à la sécurité des accusés, et c'est le cas selon moi, alors le moment à compter duquel il faut calculer le délai mentionné à cet alinéa devrait être non pas celui du dépôt, par une partie en l'absence de l'autre, de la dénonciation devant le juge de paix, mais plutôt celui où l'accusé ressent les effets du processus criminel par la signification qui lui est faite d'un acte de procédure sous forme de sommation ou de citation à comparaître ou par une arrestation effectuée avec ou sans mandat.  Cette interprétation souple de l'al. 11b) semble la plus apte à réaliser l'objet manifeste de cette disposition.

 

    Je suis toutefois en désaccord avec le juge Lamer sur un point important que je me sens obligée d'aborder brièvement.  Je ne suis pas d'accord avec mon collègue pour dire qu'en évaluant le caractère raisonnable du délai, il faut tenir compte du préjudice causé aux droits à la sécurité des appelants du seul fait de la signification de l'acte de procédure, c'est-à-dire qu'il faut tenir compte du fait qu'ils ont pour reprendre l'expression imagée du juge Lamer, "défrayé la chronique".  Comme je l'ai indiqué dans l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, et de nouveau dans l'arrêt R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, j'estime que le préjudice qui nous intéresse est celui qui résulte du délai écoulé et non celui qui résulte de la signification de l'acte de procédure.  Ce dernier préjudice survient peu importe qu'il y ait retard ou non. Je crois cependant que les appelants ont subi un préjudice en raison du délai écoulé entre l'arrestation et le dépôt de la dénonciation et que ce préjudice est imputable à ce délai et non à la seule signification de l'acte de procédure.  Suite à leur arrestation, qui a fait l'objet d'un grand battage publicitaire, les appelants ont été forcés de vivre dans un climat général de suspicion et d'infamie pendant huit mois.  Quoique leur arrestation et le dépôt subséquent d'accusations auraient préjudicié à leurs droits généraux à la sécurité, le retard injustifié qu'on a mis à déposer des accusations précises a, selon moi, aggravé sensiblement ce préjudice bien au-delà de ce qui est acceptable ou inhérent au processus criminel lui-même.

 

    En conséquence, je souscris à la façon dont le juge Lamer propose de statuer sur les pourvois.

 

    Pourvois rejetés, les juges LAMER et WILSON sont dissidents.

 

    Procureurs de l'appelant Kalanj:  Doust & Smith, Vancouver.

 

    Procureurs de l'appelant Pion:  Swinton & Co., Vancouver.

 

    Procureur de l'intimée:  Le ministère du Procureur général de la Colombie‑Britannique, New Westminster.

 

 



     *Les juges Estey et Le Dain n'ont pas pris part au jugement.

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