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Cour Suprême du Canada

Faute—Responsabilité—Gicleurs automatiques—Service de surveillance—Gicleur déclenché par incendie—Retard à alerter les pompiers—Obligation contractuelle—Obligation légale—Code Civil, art. 1053.

Les demanderesses sont les assureurs de la compagnie S qui occupait à titre de locataire un immeuble appartenant à l’épouse de son président. Le bâtiment était muni de gicleurs automatiques. Par contrat avec la propriétaire, la défenderesse s’était engagée à fournir un service de surveillance de ces gicleurs et S avait pris à sa charge le coût de ce service. Avant la fermeture de l’établissement pour deux semaines de vacances, un préposé du service des incendies a demandé au gérant local de la défenderesse qu’on apporte une attention particulière à tout appel venant de ces lieux. Dans la nuit qui suit, un incendie se déclare et un gicleur se déclenche et l’éteint. Mais il s’écoule une heure avant que les préposés de la défenderesse alertent les pompiers auxquels seuls il appartient d’arrêter l’écoulement de l’eau. Les préposés n’ont pas été prévenus qu’il y avait lieu d’apporter une attention spéciale aux bâtiments et sont venus d’abord à l’immeuble voisin dont un signal avait été reçu en même temps. En vertu de leurs contrats avec S, les demanderesses sont tenues de l’indemniser des dégâts. Elles obtiennent la subrogation et intentent une poursuite conjointe contre l’intimée. Celle-ci plaide absence de faute et de lien de droit. Le juge de première instance a statué que la défenderesse avait commis une faute en ne prenant pas immédiatement sur réception des signaux les dispositions nécessaires à une vérification immédiate de la situation et en ne prévenant pas sans délai le service des incendies. Il a considéré que cette faute engageait la responsabilité de la défenderesse envers S malgré l’absence de lien contractuel. La Cour d’appel a infirmé ce jugement. Les demanderesses en ont appelé à cette Cour.

Arrêt: L’appel doit être rejeté.

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La Cour d’appel a raison de dire que la défenderesse n’avait pas par la loi l’obligation de faire ce qu’on lui reproche d’avoir omis, c’est-à-dire prévenir avec diligence les pompiers dès la réception des signaux. La défenderesse n’est pas un service public chargé de surveiller généralement tout un secteur, elle est une entreprise privée qui ne contracte l’obligation de surveillance par le truchement d’une installation électrique qu’à l’égard de celui qui s’abonne à son service. Il est vrai que l’existence de relations contractuelles n’exclut aucunement la possibilité d’une obligation délictuelle ou quasi-délictuelle découlant du même fait. Cependant, le premier des éléments requis pour donner naissance à une telle responsabilité est évidemment une faute.

APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec[1], infirmant un jugement du Juge Brossard. Appel rejeté.

L.P. de Grandpré, c.r., et Francis Fox, pour les demanderesses, appelantes.

Gustave Monette, fils, pour la défenderesse, intimée.

Le jugement de la Cour a été rendu par

LE JUGE PIGEON—Les appelantes sont les assureurs de Sportland Shoe Company Limited qui occupait à titre de locataire un immeuble à Montréal appartenant à Dame Fischler, l’épouse de son président. Pour la protection contre les risques d’incendie, le bâtiment était muni de gicleurs automatiques. Par contrat avec la propriétaire, l’intimée s’était engagée à fournir un service de surveillance de ces gicleurs et par son bail Sportland Shoe avait pris à sa charge le coût de ce service. Celle-ci avait, en outre, conclu directement avec l’intimée un autre contrat en vertu duquel cette dernière fournissait un service d’alarme pour le cas d’effraction.

Le vendredi 5 juillet 1957, après midi, un préposé du service des incendies de la ville de Montréal, informé de la fermeture imminente de l’établissement pour deux semaines de vacances, se rend sur les lieux avec un enquêteur d’une association d’assureurs et, avec un représentant de Sportland Shoe, fait la visite de l’établissement. Cette précaution est motivée par le fait que

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l’année précédente, à la même époque, un incendie d’origine criminelle s’était déclaré et avait causé des dommages considérables. La visite terminée, le préposé du service des incendies fait un appel téléphonique au gérant local de l’intimée, lui rappelle les événements de l’année précédente et demande qu’on apporte une attention particulière à tout appel venant de ces lieux. Dans la nuit qui suit, un incendie se déclare, un gicleur se déclenche et l’éteint mais il s’écoule une heure avant que les préposés de l’intimée alertent les prompiers auxquels seuls il appartient d’arrêter l’écoulement de l’eau. Ayant reçu simultanément des signaux venant du bâtiment occupé par Sportland Shoe et d’un immeuble voisin, le préposé de l’intimée aurait cru qu’il s’agissait seulement d’une hausse subite de pression et non d’un déclenchement de gicleur. Au lieu d’alerter immédiatement les pompiers, il attend d’avoir des hommes disponibles. Ces derniers ne sont pas prévenus qu’il y a lieu de porter une attention speciale à la Sportland Shoe. Ils s’en vont donc d’abord à l’immeuble voisin et n’y trouvent rien d’anormal. Ce n’est qu’ensuite, près d’une heure après la réception des signaux, qu’ils constatent enfin ce qui s’est produit et préviennent les pompiers.

En vertu de leurs contrats avec Sportland Shoe les appelantes sont tenues de l’indemniser des dégâts qui s’élèvent à près de $50,000; Elles obtiennent la subrogation et intentent une poursuite conjointe contre l’intimée. Celle-ci plaide absence de faute et de lien de droit.

En Cour supérieure, le juge Brossard a statué que l’intimée avait commis une faute en ne prenant pas immédiatement sur réception des signaux les dispositions nécessaires à une vérification immédiate de la situation et, faute de ne pouvoir les prendre immédiatement, en ne prévenant pas sans délai le service des incendies. Il a considéré que cette faute engageait la responsabilité de l’intimée envers Sportland Shoe malgré l’absence de lien contractuel et il a estimé les dommages en découlant à la moitié du préjudice total, soit à $22,484.70.

La Cour d’appel[2] a infirmé ce jugement. Les motifs essentiels de l’arrêt prononcé par le juge

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en chef de la Province et sur lesquels ses quatre collègues ont été d’accord sont comme suit:

Il me paraît clair que le premier juge a raison d’écarter le contrat passé entre Dominion Electric et madame Fischler. Sportland n’est pas partie à ce contrat et ni elle ni ses cessionnaires ne peuvent l’invoquer.

Il me paraît clair aussi que l’omission peut constituer une faute, mais seulement lorsqu’il y a obligation d’agir, «de faire, soit des actes prescrits par la loi, soit des actes que les rapports nécessaires des hommes doivent faire considérer comme obligatoires» (Carpentier et du Saint, Répertoire général, tome XXXII, vis Responsabilité civile, n° 343, p. 883).

Dans le cas présent, le retard est dû d’abord à une mauvaise interprétation du signal reçu et ensuite au fait que les employés de Dominion Electric ont vérifié d’abord l’immeuble voisin de celui de Sportland Shoe. Dominion Electric avait-elle envers Sportland Shoe l’obligation civile d’alerter les pompiers dès la réception du signal et de vérifier d’abord l’établissement de Sportland Shoe? Il me semble que cette obligation ne lui est imposée ni par la loi, ni par «les rapports nécessaires des hommes». Il me semble qu’un citoyen qui a connaissance, par un moyen quelconque, qu’un système de gicleurs automatiques se déclenche dans deux immeubles n’est pas civilement tenu d’alerter les pompiers et d’aller vérifier un immeuble plutôt que l’autre. Si Dominion Electric avait cette obligation civile, ce ne peut être qu’en vertu de l’engagement contracté par son directeur Neely lors de sa conversation avec le capitaine Rowe le 5 juillet 1957. Mais alors, nous sommes sortis du domaine délictuel ou quasi-délictuel. C’est une obligation que Dominion Electric aurait assumée par son directeur. Or, le premier juge prononce que cette conversation ne constitue pas un contrat. Je crois qu’il a raison. Aux motifs qu’il donne j’ajouterai celui que la preuve démontre sans contradiction que Neely n’avait pas le pouvoir de lier Dominion Electric par contrat.

Je conclus que Dominion Electric n’a commis aucune faute envers Sportland Shoe parce qu’elle n’avait aucune obligation d’accomplir l’acte qu’on lui reproche d’avoir omis.

Les faits de la présente cause se rapprochent de ceux qui donnèrent lieu à notre arrêt Banque de Montréal v. Boston Insurance Company (1963, B.R. 487) confirmé par la Cour suprême du Canada (1964, R.C.S. v).

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Je dois dire d’abord qu’il ne me paraît pas tout à fait certain que Sportland Shoe et ses cessionnaires ne peuvent pas invoquer le contrat entre Madame Fischler et l’intimée. Il n’est pas nécessaire cependant de rechercher si vraiment Sportland Shoe a pris la charge du contrat sans ce bénéfice car, même si elle pouvait s’en prévaloir, la clause suivante ferait obstacle à la réclamation:

[TRADUCTION] 5. Il est convenu entre les parties que Dominion Company n’est pas un assureur, que le tarif ci-après stipulé est établi uniquement d’après la valeur probable du service pour le bon fonctionnement de l’installation décrite et qu’advenant l’omission de fournir le service et une perte en résultant, la responsabilité sera limitée à la somme de cinquante dollars ($50), montant auquel elle est fixée à titre de dommages liquidés.

Je ne vois pas comment sur une poursuite fondée sur le contrat nous pourrions ne pas donner effet à cette stipulation d’un montant nominal de dommages tout comme il faut en principe donner effet à une stipulation de non-responsabilité: Glengoil Steamship Co. c. Pilkington[3]. Il n’est pas question qu’il y ait ici faute lourde comme dans l’affaire Canada Steamship Lines Ltd. v. The King[4]. Il est également clair que la conversation téléphonique n’a pas donné naissance à une convention distincte affranchie des conditions du contrat avec Madame Fischler.

Il faut donc, par conséquent, rechercher uniquement si la Cour d’appel a à bon droit écarté la responsabilité quasi-délictuelle sur laquelle le juge de première instance avait basé sa décision. Dans son jugement, ce dernier dit:

Par rapport à Madame Fischler, d’une part, et à la Sportland Shoe, d’autre part, la défenderesse et ses préposés étaient dans une situation identique à celle d’un conducteur d’automobile par rapport, d’une part, à son employeur envers lequel il a des obligations contractuelles et, d’autre part, envers les tiers, automobilistes ou piétons, envers lesquels il a une obligation de prudence.

Avec déférence pour le savant juge, il me faut dire que la comparaison est inexacte. L’obligation du conducteur d’automobile envers les tiers, ou plus exactement le devoir de pru-

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dence qui lui incombe, est établie de façon incontestable par la loi. Ici, au contraire, il me paraît que la Cour d’Appel a raison de dire que l’intimée n’avait pas par la loi l’obligation de faire ce qu’on lui reproche d’avoir omis, c’est-à-dire prévenir avec diligence les pompiers dès la réception de signaux provenant de l’établissement de Sportland Shoe. L’intimée n’est pas un service public chargé de surveiller généralement tout un secteur, elle est une entreprise privée qui ne contracte l’obligation de surveillance d’un établissement par le truchement d’une installation électrique qu’à l’égard de celui qui s’abonne à son service. Le devoir qu’on lui reproche d’avoir omis de remplir et en raison duquel on prétend qu’elle a commis une faute génératrice de responsabilité n’est pas de ceux qui incombent à tous, c’est au contraire uniquement une obligation contractuelle dont elle est chargée.

Il est vrai que l’existence de relations contractuelles n’exclut aucunement la possibilité d’une obligation délictuelle ou quasi-délictuelle découlant du même fait. Encore faut-il pour que cela soit possible que se rencontrent tous les éléments requis pour donner naissance à cette dernière responsabilité. Le premier de ces éléments est évidemment une faute. Pour qu’il y ait faute, il est essentiel comme cela découle du texte de l’art. 1053 C.C., qu’il y ait soit un fait positif dommageable et non justifiable, soit l’omission d’accomplir un devoir envers la partie lésée.

A l’audition, comme dans un factum prolixe, on nous a cité beaucoup de jurisprudence et de doctrine pour démontrer qu’un devoir dont la violation constitue une faute peut fort bien exister sans qu’un texte formel en proclame l’existence. Cela n’est pas douteux mais ne signifie aucunement qu’il y a lieu de considérer comme un tel devoir une obligation qui ne découle pas de la loi mais uniquement d’un contrat avec un tiers.

Comme la Cour d’appel l’a fait à bon droit observer, cette dernière conception de la responsabilité civile signifierait qu’envers les tiers qui ne sont pas parties au contrat, celui-ci pourrait imposer des obligations plus lourdes que celles qui en découlent en faveur du contractant. Il en serait ainsi chaque fois qu’on y trouve une exclusion ou une limitation de responsabilité.

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On nous a cité de nombreux arrêts touchant la responsabilité du manufacturier d’une chose dangereuse envers des personnes qui n’ont pas contracté avec lui. En pareil cas, la source de la responsabilité est le manquement au devoir que l’on reconnaît au manufacturier de ne pas mettre de telles choses sur le marché et ce devoir est indépendant de son obligation contractuelle de vendeur: Ross c. Dunstall[5]. Il en va de même pour le propriétaire d’un immeuble loué envers les personnes que le locataire y reçoit. La responsabilité du dommage découlant d’un état défectueux lui incombe comme propriétaire de la chose et elle existe indépendamment de ses obligations contractuelles de bailleur. On pourrait multiplier les exemples et dans tous les cas où la responsabilité quasi-délictuelle a été retenue l’on constaterait que le fondement en est l’existence d’un devoir autre que celui qui découle uniquement d’une obligation contractuelle.

L’appel doit être rejeté avec dépens. Ce rejet est prononcé sur le fond car, au début de l’audition la permission d’appeler a été accordée sans frais aux appelantes; leur pourvoi de plein droit était irrecevable vu que le montant en litige doit être considéré séparément pour chacune mais l’intimée de son côté avait omis d’en demander le rejet pour ce motif.

Appel rejeté avec dépens.

Procureurs des demanderesses, appelantes: Tansey, de Grandpré, Bergeron, Monet, Lavery & O’Donnell, Montréal.

Procureurs de la défenderesse, intimée: Monette, Filion, Clerk, Michaud, Barakett & Lévesque, Montréal.

 



[1] [1967] B.R. 767.

[2]  [1967] B.R. 767.

[3] (1897), 28 R.C.S. 146.

[4] [1952] A.C. 192, 1 All E.R. 305, 2 D.L.R. 786, 5 W.W.R. (N.S.) 609.

[5] (1921), 62 R.C.S. 393, 63 D.L.R. 63.

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