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Cour suprême du Canada

Dommages—Internement dans institution pour malades mentaux—Responsabilité médicale—Loi des Institutions pour malades mentaux, S.R.Q. 1964, c. 166, art. 10.

L’intimé avait été sous les soins de l’appelant, qui est psychiatre, et hospitalisé à plusieurs reprises. A la suite d’une visite de son épouse et de sa fille faisant part à l’appelant que l’intimé était délirant et menaçait de tuer sa femme et ses enfants et de se suicider, l’appelant rédigea et signa un document recommandant l’hospitalisation de l’intimé dans une institution pour malades mentaux. Après qu’un certificat médical eut été signé devant témoin par un médecin de l’institution attestant que l’intimé souffrait de psychopathie et recommandant son admission, le surintendant signa une formule attestant la nécessité pour l’intimé d’être hospitalisé. Un juge municipal délivra une ordonnance de transport et des constables conduisirent l’intimé à l’hôpital. On le laissa sortir le lendemain et on le libéra définitivement après certains examens. Il réclame des dommages-intérêts de la part de l’appelant pour avoir indûment provoqué son internement. En Cour d’appel la majorité a conclu que l’appelant n’avait pas raison d’écrire le document en question sans procéder à une enquête plus approfondie et citant l’opinion exprimée dans un jugement en séparation de corps, elle a condamné l’appelant à payer des dommages-intérêts, infirmant ainsi le jugement de la Cour supérieure. D’où le pourvoi à cette Cour avec autorisation.

Arrêt: L’appel doit être accueilli.

Le document signé par l’appelant n’était pas le certificat requis par la loi pour l’hospitalisation de l’intimé. Cet autre certificat a été signé par un autre médecin qui ne l’a pas fait simplement sur vu de l’opinion de l’appelant, mais après avoir procédé à sa propre enquête. C’est ce dernier qui a la responsabilité de demander officiellement l’hospitalisation.

Quant à l’opinion exprimée dans le jugement sur l’action en séparation de corps, l’appelant n’y était

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pas partie. C’est donc aller à l’encontre des règles fondamentales de la justice que de faire état contre lui d’une opinion exprimée sur sa conduite par un juge qui n’était pas chargé de la juger, à l’encontre de celle du juge qui a entendu la preuve faite en la présente cause.

APPEL d’un jugement de la Cour d’appel infirmant un jugement de la Cour supérieure rejetant l’action. Appel accueilli.

Hunter Wilson, c.r., pour le défendeur, appelant.

Jules Bernatchez, pour le demandeur, intimé.

Le jugement de la Cour a été rendu par

LE JUGE PIGEON—Ce pourvoi, formé avec l’autorisation de cette Cour, est à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel du Québec qui, avec la dissidence de M. le Juge Casey, a infirmé un jugement de la Cour supérieure rejetant l’action de l’intimé et a condamné le psychiatre Maurice Coulombe, appelant en cette Cour, à payer la somme de $1,500 à titre de dommages-intérêts pour avoir indûment provoqué son internement pendant vingt-quatre heures dans une institution pour malades mentaux.

L’intimé est professeur de judo. En 1956 il a été hospitalisé quelques jours à l’Institut Neurologique avec une histoire de céphalées et d’étourdissements depuis 1954. On a diagnostiqué une épilepsie bitemporale et prescrit une médication à continuer indéfiniment. Au mois de mars 1959, il s’est mis sous les soins de l’appelant. En 1960, sa condition était moins bonne. En 1961, il a été hospitalisé à deux reprises pendant une semaine environ chaque fois. Vers la fin de l’année 1963, il dit au psychiatre qu’il est à la recherche d’une excuse pour se suicider. Au mois de juillet 1964, le psychiatre note: «Visite de l’épouse et du mari. Elle ne veut plus qu’il fasse de judo. Il enseigne aussi à des femmes, elle avoue de la jalousie…» Le mois suivant, deux autres visites où les difficultés matrimoniales tiennent une grande place. A la dernière, le médecin note:

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«Impossible de vérifier avec certitude ce qui revient à l’épouse et au mari. Chacun a sa version…» Le 10 avril 1965, l’épouse de l’intimé va avec une de ses filles voir le docteur Coulombe pour lui faire part que l’intimé fait des crises, qu’il menace de tuer sa femme et ses enfants et de se suicider, qu’il a tenté d’étouffer son épouse. Le 23 juin 1965, l’appelant rédige et signe un document qui se lit comme suit:

Monsieur Armand Watier est suivi par moi à la clinique externe de l’Hôpital de l’Enfant‑Jésus. Il souffre de céphalées temporales (absences—black-out). Déjà examiné à l’Institut neurologique de Montréal. A plusieurs reprises, au cours d’entrevues, il a parlé de suicide—je ne l’ai pas revu depuis plusieurs mois, mais sa fille et son épouse sont venues à plusieurs reprises et même m’ont téléphoné me disant qu’elles craignaient qu’il arrive le pire. Il serait délirant, parfois hallucinant et très jaloux. Refuse de venir me rencontrer à la clinique externe croyant que je le trompe avec son épouse. Je crois qu’il est urgent d’hospitaliser ce patient que j’ai toutes raisons de croire dangereux actuellement.

N.B. Précaution à prendre en allant quérir: ceinture noire 2nd.

(signé) Maurice Coulombe

A l’Hôpital Saint-Michel-Archange, le docteur Lambert Tremblay prend connaissance de cet écrit, recueille les renseignements qui lui fournissent la mère et la fille de l’intimé, remplit et signe devant témoin un certificat médical sur la formule prescrite en vertu de la Loi des Institutions pour malades mentaux, S.R.Q. 1964, c. 166, dont l’article 10 édicte:

10. Un hôpital ne peut recevoir un malade à moins qu’il ne soit remis au surintendant:

a) Un certificat, signé devant un témoin, par un médecin ayant droit d’exercer dans la province, et qui n’est ni parent ni allié du malade, attestant que celui-ci souffre de psychopatie, et recommandant son admission dans une institution pour malades mentaux;…

Le malade ne doit pas être conduit à l’hôpital et ne peut y être reçu sans l’autorisation du surintendant.

Le docteur Tremblay conclut son certificat médical comme suit: «Devant ces témoignages et ces symptômes que j’attribue à une psycho-

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pathie, je recommande une observation de ce malade en milieu spécialisé.» Là-dessus, le surintendant médical signe une formule attestant qu’il y a nécessité d’hospitaliser l’intimé le plus tôt possible, un juge municipal délivre une ordonnance de transport à l’hôpital, des constables vont le quérir à l’école où il enseigne et le conduisent à l’hôpital. On le laisse sortir provisoirement le lendemain et le 28 juin on le libère définitivement après certains examens.

Le juge de première instance, après avoir cité l’article 10 de la Loi susmentionnée, a dit:

Il faut donc se demander si le défendeur était justifiable d’attester, selon les termes de l’écrit P-4, que le demandeur souffrait de psychopathie et de recommander son admission dans une institution pour malades mentaux.

Le défendeur est un psychiatre, détenteur des certificats de la province de Québec et du Collège Royal. Il est chef du service psychiatrique de l’Hôpital de l’Enfant-Jésus. Le docteur Coulombe a déclaré que les symptômes subjectifs du demandeur cadraient avec les symptômes cliniques, c’est-à-dire que les troubles du comportement dont s’était plaint le demandeur au docteur Rabinovitch ainsi qu’à lui-même pouvaient être reliés aux anomalies épileptiques temporales gauches révélées par les examens. Le docteur Coulombe a déclaré en transquestion que l’épilepsie, avec ou sans convulsions, est une maladie grave dont les effets pouvaient en certains cas être contrôlés par une médication appropriée; il a d’autre part déclaré que pendant le temps où il a eu le demandeur sous traitement, son état a connu des hauts et des bas, mais qu’il n’était pas guéri. Le défendeur a décelé chez le demandeur un comportement paranoïde se manifestant surtout au niveau familial.

Il est intéressant de noter qu’en 1966, au moment de l’examen médical pratiqué par le docteur Libman, le tracé de l’électro-encéphalogramme révélait toujours une anomalie au niveau temporal gauche, et que selon les termes de ce médecin:

[TRADUCTION] «Si l’on compare avec le tracé de 1958, il n’y a aucune amélioration notable».

Il faut donc dire qu’au moment où Madame Watier et sa fille ont fait part au docteur Coulombe de la conduite agressive du demandeur et des propos

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menaçants qu’il tenait, le défendeur savait qu’il avait affaire à un patient dont les troubles cérébraux n’étaient pas guéris, comme cela aurait pu être le cas d’une simple dépression nerveuse, après traitement. Il s’agissait en l’occurrence d’une maladie qui pouvait tout au plus être contrôlée par une médication appropriée (dans la mesure où le patient se conforme aux directives du médecin).

Connaissant les antécédents médicaux du demandeur, le défendeur a-t-il commis une faute en ajoutant foi aux propos de madame Watier et de sa fille? Le tribunal ne le croit pas. Il est vrai que l’épouse du demandeur est une personne nerveuse et surexcitée, mais la Cour n’a aucune raison d’écarter son témoignage non plus que celui de sa fille, aujourd’hui mariée et habitant loin du milieu familial.

Il est vrai qu’il arrive souvent que des maris se portent à des voies de fait sur la personne de leur épouse ou de leurs enfants sans être pour cela atteints de maladie mentale: il s’agit alors simplement de brutalité ou de mouvements de colère non contrôlés. Il est également vrai que de telles inconduites sont souvent causées par des atteintes des facultés mentales. Pour sa part, le docteur Coulombe a affirmé en toute bonne foi qu’il a estimé qu’il y avait danger de ne pas intervenir: «Je suis intervenu pour lui (Watier) et pour sa famille.»

Il importe de noter que tous les faits énoncés au certificat P-4 sont substantiellement exacts et que le surintendant de l’Hôpital Saint-Michel-Archange les a lui-même trouvés suffisamment sérieux pour ordonner l’hospitalisation du demandeur. S’il est vrai que le demandeur a été définitivement libéré de l’hôpital dès le 28 juin, il ne s’ensuit pas, compte tenu de la preuve relatée ci-haut, que le défendeur a eu tort de demander son hospitalisation.

En appel, M. le Juge Montgomery, avec l’accord de M. le Juge Turgeon, a dit:

[TRADUCTION] Devant nous, l’appelant reproche principalement à l’intimé d’avoir accepté d’emblée les déclarations de Mme Watier sans avoir cherché en aucune façon à vérifier leur exactitude. On ne met pas en doute la compétence professionnelle de l’intimé, et on ne lui a pas imputé de mauvaise foi. Par contre, je ne m’explique pas qu’il n’ait pas procédé à une vérification indépendante des déclarations de Mme Watier ou de la nécessité de l’internement forcé de l’appelant. Il est vrai que l’histoire médicale de l’appelant admettait la possibilité d’une détérioration de son

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état au point qu’il puisse devenir un être dangereux, même si rien dans son dossier n’indiquait que sa maladie ait engendré dans le passé un comportement violent. Par contre, l’intimé savait que Mme Watier était névrosée et il aurait dû tenir compte de la possibilité d’exagération. La déclaration, dans la première phrase de sa lettre, que l’appelant «est suivi par moi» paraît propre à induire en erreur si l’on considère que l’intimé l’avait vu pour la dernière fois en novembre 1963, presque deux ans auparavant, excluant les visites faites avec son épouse à l’été 1964, presque un an auparavant.

Dans le passé, l’appelant avait généralement coopéré en tant que patient; pourtant, l’intimé n’a pas tenté de communiquer directement avec lui, se contentant de lui faire transmettre des messages par l’entremise de Mme Watier. Étant donné les relations de plus en plus difficiles entre le mari et l’épouse, il n’est peut-être pas surprenant que ces messages n’aient produit aucun résultat positif. Je doute donc que l’intimé ait eu raison de déclarer dans sa lettre que l’appelant refusait de le voir. Je suis d’accord avec le juge qui a entendu la demande de séparation de corps, quand il dit au sujet de la conduite de l’intimé (à la p. 434):

…Il déclare qu’il avait toutes les raisons de le croire dangereux en se basant, dit-il, sur les entrevues qu’il avait eues avec lui les années précédentes. Cette déclaration est, pour le moins, très étonnante, car, est-il raisonnable, même pour un psychiatre, d’autoriser l’internement d’une personne qu’il n’a pas vue depuis deux ans.

[TRADUCTION] Il n’y a aucune preuve indiquant qu’il soit survenu au mois de juin un changement dans la situation qui soit propre à justifier la décision subite de l’intimé. Il est possible que son action précipitée puisse s’expliquer par le fait qu’il s’apprêtait à prendre des vacances (Voir son examen préalable, à la p. 26.) Quelle que soit la cause, je suis d’avis qu’il n’avait pas raison d’écrire la lettre précitée sans procéder à une enquête plus approfondie, et qu’il est par conséquent responsable des dommages causés par l’internement de l’appelant, internement qui a été le résultat direct et prévisible de la remise de cette lettre à Mme Watier.

Avec respect, il me paraît qu’en tirant cette conclusion on a omis de tenir compte de ce que le document signé par le docteur Coulombe n’était pas le certificat requis par la loi pour l’hospitalisation de l’intimé. Pour cela, il fallait un autre certificat signé par un médecin sur la

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formule prescrite. Cet autre certificat a été signé par le docteur Tremblay qui ne l’a pas fait simplement sur vu de l’opinion du docteur Coulombe, mais après avoir procédé à sa propre enquête. En ne remplissant pas la formule officielle, le docteur Coulombe faisait en sorte qu’un autre médecin devrait se prononcer. On ne peut pas considérer l’acte de cet autre médecin comme une simple formalité. C’est ce dernier qui prenait la responsabilité de demander officiellement l’hospitalisation. Il est vrai que cet autre médecin n’a pas été appelé à témoigner, mais le document qu’il a signé a été versé au dossier et il y a eu entente entre les procureurs des parties au début de l’enquête pour admettre que si les médecins étaient entendus, ils diraient ce qui est contenu dans leurs rapports.

Quant à l’opinion qui a été exprimée dans le jugement rendu sur l’action en séparation de corps, je dois dire avec respect que c’est une erreur d’en faire état dans la présente affaire. Dans cette cause-là, le grief du mari contre son épouse était précisément de l’avoir fait interner. Celle-ci, de son côté, se plaignait d’injures graves et sa demande reconventionnelle a pour ce motif été admise avec dépens. La demande principale a également été admise mais sans frais parce que «la défenderesse pouvait avoir certaines excuses pour avoir agi de la sorte». Le savant juge en est évidemment venu à ces conclusions en regard de la preuve qui a été faite devant lui dans cette instance-là où le docteur Coulombe n’était pas partie. Par conséquent, rien de ce qui y a été dit ne peut faire preuve contre lui. C’est à bon droit que ses procureurs ont fait objection à la production du jugement rendu dans cette autre affaire et c’est aller à l’encontre des règles fondamentales de la justice que de faire état contre lui d’une opinion exprimée sur sa conduite par un juge qui n’était pas chargé de la juger, à l’encontre de celle du juge qui a entendu la preuve faite en la présente cause.

Pour ces motifs je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel et de rétablir le jugement de la Cour supérieure

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rejetant l’action, le tout avec dépens dans toutes les cours contre l’intimé.

Appel accueilli avec dépens.

Procureurs du défendeur, appelant: Lafleur & Brown, Montréal.

Procureurs du demandeur, intimé: Lazaro-vitch, Bernatchez, McNicoll & Levasseur, Québec.

 

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