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Tremblay c. Daigle, [1989] 2 R.C.S. 530

 

Chantal Daigle                    Appelante

 

c.

 

Jean‑Guy Tremblay       Intimé

 

et

 

Le procureur général du Canada,

le procureur général du Québec,

l'Association canadienne pour le droit à

l'avortement (ACDA), le Fonds d'action et

d'éducation juridiques pour les femmes

(FAEJ), l'Association canadienne des

libertés civiles, la Campaign Life

Coalition, Canadian Physicians for Life,

l'Association des médecins du Québec pour

le respect de la vie, et REAL Women of Canada                                                           Intervenants

 

répertorié:  tremblay c. daigle

 

No du greffe:  21553.

 

1989:  8 août*.

 

Présents:  Le juge en chef Dickson et les juges Lamer, Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et McLachlin.

 

en appel de la cour d'appel du québec

 

    Injonction ‑‑ Injonction contre un avortement ‑‑ Droits du f{oe}tus ‑‑ Droits du père ‑‑ Femme célibataire voulant se faire avorter ‑‑ Injonction interlocutoire empêchant l'avortement accordée au père de l'enfant non encore né ‑‑ L'injonction aurait‑elle dû être accordée? ‑‑ La législation québécoise reconnaît‑elle au f{oe}tus le droit à la vie? ‑‑ Le père en puissance a‑t‑il le droit d'opposer un veto à la décision de la mère de se faire avorter? ‑‑ Code de procédure civile, L.R.Q., chap. C‑25, art. 752.

 

    Libertés publiques ‑‑ Loi provinciale sur les droits de la personne ‑‑ Droit à la vie ‑‑ Le père d'un enfant non encore né obtient une injonction pour empêcher la mère de se faire avorter ‑‑  Le f{oe}tus est‑il un "être humain" au sens de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec? ‑‑ Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., chap. C‑12, préambule, art. 1, 2.

 

    Droit civil ‑‑ Statut juridique de l'enfant non encore né ‑‑ Le père d'un enfant non encore né obtient une injonction pour empêcher la mère de se faire avorter ‑‑ Le Code civil reconnaît‑il au f{oe}tus la personnalité juridique?  ‑‑ Code civil du Bas Canada, art. 18, 338, 345, 608, 771, 838, 945, 2543.

 

    Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Application ‑‑ Injonction ‑‑ Le père d'un enfant non encore né demande une injonction pour empêcher la mère de se faire avorter ‑‑ Aucune mesure de l'État n'est en cause ‑‑ La Charte canadienne des droits et libertés  peut‑elle être invoquée au soutien de l'injonction?

 

    Les parties se sont quittées après cinq mois de cohabitation.  L'appelante, enceinte de dix‑huit semaines au moment de la rupture, a décidé d'interrompre sa grossesse.  L'intimé, père de l'enfant non encore né, a obtenu en Cour supérieure une injonction interlocutoire empêchant l'avortement.  Le juge de première instance a décidé que le f{oe}tus est un "être humain" au sens de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et jouit en conséquence d'un "droit à la vie" garanti par l'art. 1.  Cette conclusion, a‑t‑il ajouté, s'accorde avec la reconnaissance dans le Code civil de la personnalité juridique du f{oe}tus.  Il a alors statué que l'intimé avait "l'intérêt" requis pour demander l'injonction.  Le juge de première instance a conclu, après avoir considéré les répercussions de l'injonction sur les droits dont jouissait l'appelante en vertu de l'art. 7  de la Charte canadienne des droits et libertés  et de l'art. 1  de la Charte québécoise, que le droit du f{oe}tus à la vie devait l'emporter en l'espèce.  L'injonction a été maintenue par la Cour d'appel à la majorité.

 

    Arrêt:  Le pourvoi est accueilli.

 

    L'injonction doit être annulée parce que les droits substantifs invoqués pour l'appuyer ‑‑ les droits du f{oe}tus ou les droits du père en puissance ‑‑ n'existent pas.

 

    Le f{oe}tus n'est pas compris dans le terme "être humain" employé dans la Charte québécoise et, par conséquent, ne jouit pas du droit à la vie conféré par son art. 1.  La Charte québécoise, prise dans son ensemble, ne traduit aucune intention manifeste de la part du législateur de prendre en considération le statut du f{oe}tus.  La formulation de la Charte est très générale.  Elle ne parle ni du f{oe}tus ni de droits du f{oe}tus; de plus, elle ne définit pas les termes "être humain" et "personne".  Cette absence d'intention de traiter du statut du f{oe}tus milite elle‑même fortement contre la conclusion que la Charte québécoise confère des droits au f{oe}tus.  Si le législateur avait voulu accorder au f{oe}tus le droit à la vie, il est peu probable qu'il eût laissé la protection de ce droit dans une telle incertitude.  Ainsi que le démontre le présent litige, le prétendu droit à la vie du f{oe}tus ne serait protégé qu'à la demande discrétionnaire de tiers.

 

    La question difficile de savoir si le f{oe}tus est une personne juridique ne peut se régler par le recours à un argument purement linguistique selon lequel l'expression "être humain", dans son sens ordinaire, comprend le f{oe}tus.  Comme un argument purement scientifique, un argument purement linguistique tente de trancher un débat juridique par des moyens non juridiques.  Ce qu'il faut ce sont de solides raisons juridiques justifiant la conclusion que l'expression "être humain" a un sens particulier.  Quant à l'emploi dans la Charte québécoise de termes différents, "être humain" et "personne", il ne permet pas de conclure que l'expression "être humain" comprend le f{oe}tus.  Une explication plus plausible est que des termes différents sont employés pour faire une distinction entre les personnes physiques et les personnes morales.

 

    L'examen du statut du f{oe}tus en vertu du Code civil appuie la conclusion que le f{oe}tus n'est pas un "être humain" au sens de la Charte québécoise.  Les dispositions du Code prévoyant la nomination d'un curateur dans le cas d'un enfant non encore né et celles accordant à celui‑ci des droits patrimoniaux ne constituent pas une reconnaissance implicite que le f{oe}tus est une personne juridique.  Les articles 338 et 345, comme l'art. 945, ne font qu'établir un mécanisme qui permet de protéger les intérêts du f{oe}tus énoncés ailleurs dans le Code.  Ils ne confèrent pas au f{oe}tus d'autres droits ou intérêts.  De plus, la réalisation des droits patrimoniaux du f{oe}tus en vertu des art. 608, 771, 838 et 2543 du Code est soumise à la condition suspensive que le f{oe}tus naisse vivant et viable.  La reconnaissance de la personnalité juridique du f{oe}tus est une "fiction du droit civil" à laquelle on a recours pour protéger les intérêts futurs du f{oe}tus.  Vu la façon dont le reste du Code traite le f{oe}tus, le terme "être humain" à l'art. 18 du Code, qui porte que "Tout être humain possède la personnalité juridique", ne peut s'interpréter comme comprenant le f{oe}tus.  Donc, d'une manière générale, le Code civil ne confère pas au f{oe}tus la personnalité juridique.  Le f{oe}tus n'est traité comme une personne que dans les cas où il est nécessaire de le faire pour protéger ses intérêts après sa naissance.

 

    Quoiqu'on ne puisse décider du sens à prêter à certains termes généraux employés dans la Charte québécoise en fonction du droit anglo-canadien, il est instructif d'examiner le statut juridique du f{oe}tus dans cette jurisprudence.  En droit anglo‑canadien, le f{oe}tus doit naître vivant pour avoir des droits.  Vu le traitement des droits du f{oe}tus en droit civil et de surcroît l'uniformité constatée dans les ressorts de common law, ce serait une erreur d'interpréter les dispositions vagues de la Charte québécoise comme conférant la personnalité juridique au f{oe}tus.

 

    La Charte  canadienne  ne peut être invoquée en l'espèce pour fonder l'injonction.  Il s'agit d'une action civile entre deux particuliers et aucune mesure de l'État n'est attaquée.  L'intimé n'a cité aucune "loi" dont il peut affirmer qu'elle porte atteinte à ses droits ou à ceux d'autrui.  On n'a pas soulevé la question de savoir si l'art. 7  de la Charte  canadienne  pourrait être utilisé pour fonder une demande de protection par l'État.  Notre Cour doit, en règle générale, éviter toute déclaration inutile en matière constitutionnelle.

 

    Finalement, rien dans la législation ni dans la jurisprudence du Québec n'appuie l'argument que l'intérêt du père à l'égard d'un f{oe}tus qu'il a engendré lui donne le droit d'opposer un veto aux décisions d'une femme relativement au f{oe}tus qu'elle porte.  L'absence de tout fondement juridique est fatale pour cet argument.

 

Jurisprudence

 

    Arrêts mentionnés:  R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, conf. pour d'autres motifs (1987), 33 C.C.C. (3d) 402; Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616; Montreal Tramways Co. v. Léveillé, [1933] R.C.S. 456; Allard v. Monette (1927), 66 C.S. 291; Lavoie v. Cité de Rivière‑du‑Loup, [1955] C.S. 452; Langlois v. Meunier, [1973] C.S. 301; Assurance‑automobile ‑‑ 9, [1984] C.A.S. 489; Paton v. British Pregnancy Advisory Service Trustees, [1979] Q.B. 276; C. v. S., [1987] 1 All E.R. 1230; Attorney‑General v. T (1983), 46 A.L.R. 275; F. v. F., Fam. Ct. Australia, 12 juillet 1989 (le juge Lindenmayer), inédit; Dehler v. Ottawa Civic Hospital (1979), 101 D.L.R. (3d) 686 (H.C. Ont.), conf. (1980), 117 D.L.R. (3d) 512 (C.A. Ont.); Medhurst v. Medhurst (1984), 9 D.L.R. (4th) 252; Diamond v. Hirsch, B.R. Man., 6 juillet 1989 (le juge Hirschfield), inédit; Duval v. Seguin, [1972] 2 O.R. 686; Steeves v. Fitzsimmons (1975), 66 D.L.R. (3d) 203; Earl of Bedford's Case (1587), 7 Co. Rep. 7b, 77 E.R. 421; Thellusson v. Woodford (1805), 11 Ves. Jun. 112, 32 E.R. 1030; Elliot v. Lord Joicey, [1935] A.C. 209; K. v. K., [1933] 3 W.W.R. 351; Solowan v. Solowan (1953), 8 W.W.R. 288; Re Baby R (1988), 15 R.F.L. (3d) 225; Re Children's Aid Society of the City of Belleville and T (1987), 59 O.R. (2d) 204; Re Children's Aid Society for the District of Kenora and J.L. (1981), 134 D.L.R. (3d) 249; Re F (in utero), [1988] 2 W.L.R. 1288; Paton v. United Kingdom (1980), 3 E.H.R.R. 408; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Whalley v. Whalley (1981), 122 D.L.R. (3d) 717; Mock v. Brandanburg (1988), 61 Alta. L.R. (2d) 235; Doe v. Doe, 314 N.E.2d 128 (1974); Jones v. Smith, 278 So.2d 239 (1973); John Deere Plow Co. v. Wharton, [1915] A.C. 330; Winner v. S.M.T. (Eastern) Ltd., [1951] R.C.S. 887.

 

Lois et règlements cités

 

Charte canadienne des droits et libertés , art. 7 .

 

Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., chap. C‑12, préambule, art. 1 [rempl. 1982, chap. 61, art. 1], 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 9.1 [aj. 1982, chap. 61, art. 2].

 

Code civil du Bas Canada, art. 18, 338, 345, 608, 771, 772, 838, 945, 2543.

 

Code de procédure civile, L.R.Q., chap. C‑25, art. 752.

 

Doctrine citée

 

Baudouin, Jean‑Louis et Yvon Renaud.  Code civil annoté, vol. 1.  Montréal:  Wilson & Lafleur, 1989.

 

Canada.  Commission de réforme du droit.  Les crimes contre le f{oe}tus (Document de travail 58).  Ottawa:  Commission de réforme du droit, 1989.

 

Delaporte, J. B. et P. N. Riffé-Caubray.  Les pandectes françaises, t. 6.  Paris: Riffé-Caubray, 1804.

 

Garant, Patrice.  "Droits fondamentaux et justice fondamentale".  Dans  Charte canadienne des droits et libertés, 2e éd.  Édité par Gérald‑A. Beaudoin et Edward Ratushny.  Montréal: Wilson & Lafleur, 1989.

 

Keyserlingk, Edward W.  "A Right of the Unborn Child to Prenatal Care ‑‑ The Civil Law Perspective" (1982), 13 R.D.U.S. 49.

 

Keyserlingk, Edward W.  The Unborn Child's Right to Prenatal Care:  A Comparative Law Perspective.  Montréal: Centre de recherche en droit privé & comparé du Québec, 1983.

 

Knoppers, Bartha Maria.  Conception artificielle et responsabilité médicale:  une étude de droit comparé.  Cowansville:  Yvon Blais Inc., 1986.

 

Kouri, Robert P.  "Réflexions sur le statut juridique du f{oe}tus" (1980‑81), 15 R.J.T. 193.

 

Lorimier de, Charles Chamilly et Charles Albert Vilbon.  La bibliothèque du Code civil de la Province de Québec, t. 3.  Montréal:  Presses à vapeur de la Minerve, 1874.

 

Mayrand, Albert.  L'inviolabilité de la personne humaine.  Montréal:  Wilson & Lafleur, 1975.

 

Rivet, Michèle.  "La situation juridique de l'enfant non encore né au Canada  (Droit civil)".  Travaux du treizième Colloque international de droit comparé (tenu à Ottawa (Canada) 3 et 4 octobre 1975).  Ottawa:  Éditions de l'Université d'Ottawa, 1978.

 

    POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1989] R.J.Q. 1735, 59 D.L.R. (4th) 609, qui a confirmé un jugement de la Cour supérieure, [1989] R.J.Q. 1980.  Pourvoi accueilli.

 

    Daniel Bédard, Ginette Beattey et Robert Décary, c.r., pour l'appelante.

 

    Henri Kélada, pour l'intimé.

 

    Bernard Laprade, Edward Sojonky, c.r., et René LeBlanc, pour l'intervenant le procureur général du Canada.

 

    Jean Bouchard et Alain Gingras, pour l'intervenant le procureur général du Québec.

 

    Clayton C. Ruby et Dan Brodsky, pour l'intervenante l'Association canadienne pour le droit à l'avortement (ACDA).

 

    Suzanne P. Boivin, Lucie Lamarche, Guy Cournoyer et Michelle Boivin, pour l'intervenant le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes (FAEJ).

 

    John B. Laskin, pour l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles.

 

    Edward L. Greenspan, c.r., pour l'intervenante la Campaign Life Coalition.

 

    John P. Nelligan, c.r., pour les intervenants Canadian Physicians for Life et l'Association des médecins du Québec pour le respect de la vie.

 

    Angela M. Costigan et Karla Gower, pour l'intervenant REAL Women of Canada.

 

    //La Cour//

 

    Le jugement suivant a été rendu par

 

    LA COUR ‑‑ La question soulevée par ce pourvoi est celle de la validité d'une injonction interlocutoire interdisant à Chantal Daigle de se faire avorter.  L'injonction a été accordée à la requête de Jean‑Guy Tremblay, l'ancien ami de Mme Daigle.  Vu l'urgence et l'importance de la cause, Mme Daigle étant enceinte à l'époque d'environ vingt et une semaines, la Cour a accepté d'entendre la demande d'autorisation de pourvoi, puis a entendu le pourvoi lui‑même, à bref délai, pendant ses vacances d'été.  Il ressort de la preuve médicale qu'en règle générale, aucun centre hospitalier de la province de Québec n'effectuait d'avortement volontaire après la vingtième semaine de grossesse; les femmes voulant interrompre leur grossesse après la vingtième semaine devaient se rendre aux États‑Unis et avec chaque semaine qui passait les risques chirurgicaux s'accroissaient.  Le pourvoi a donc été tranché à l'audience le 8 août 1989.  La Cour a jugé à l'unanimité que le pourvoi devait être accueilli.  Elle a indiqué que les motifs de la décision seraient déposés ultérieurement.  Voici ces motifs.

 

I ‑ Les faits et la procédure

 

    Sur le plan des faits, le dossier du présent pourvoi se compose uniquement des affidavits des parties et de celui de Claude Poulin, médecin à Sherbrooke (Québec).

 

    Chantal Daigle, âgée de 21 ans, et Jean‑Guy Tremblay, âgé de 25 ans, ont commencé à se fréquenter vers la fin novembre 1988 et à avoir des rapports sexuels vers la fin décembre 1988.  En janvier 1989, M. Tremblay a fait à Mme Daigle une proposition de mariage.  Il lui a demandé en même temps de cesser de se servir de contraceptifs.  Madame Daigle, malgré ses réticences, s'est laissé persuader par M. Tremblay d'arrêter de prendre la pilule anticonceptionnelle.  Les parties ont commencé à cohabiter au début de février 1989 et la date du mariage a été fixée au 29 juillet 1989.  Au mois de mars de cette année, Mme Daigle a appris de son médecin qu'elle était enceinte.  La paternité de M. Tremblay n'est pas contestée.

 

    Peu après le début de la cohabitation, les relations entre les parties ont commencé à se détériorer.  Dans son affidavit, Mme Daigle allègue que M. Tremblay est devenu autoritaire, jaloux et possessif et qu'il la maltraitait physiquement.  On lit dans le mémoire de l'appelante:

 

Alors même qu'il savait l'appelante enceinte, il la bouscula sur le plancher, menaçant de la "dompter une fois pour toutes".

 

En mai 1989, par suite de l'altération de leurs relations, affirme Mme Daigle, elle a commencé à songer à l'avortement et à rompre avec M. Tremblay.  Le 1er juillet, leurs relations se sont détériorées davantage.  Madame Daigle prétend en effet que M. Tremblay, au cours d'une dispute, l'a saisie à la gorge et qu'elle s'est réfugiée chez le propriétaire, qui a dû appeler la police.  Madame Daigle a quitté M. Tremblay et, le 4 juillet, a pris des dispositions en vue d'obtenir un avortement à Sherbrooke (Québec).  Les motifs de sa décision de chercher à se faire avorter sont exposés dans son affidavit:

 

31.  Ma décision est libre et volontaire, elle a été prise sans contrainte, menace ou promesse de qui que ce soit et après y avoir mûrement réfléchi;

 

32.  Je ne désire pas avoir un enfant de Jean‑Guy Tremblay;

 

33.  Je ne désire pas avoir un enfant présentement, compte tenu de mon âge, de ma situation sociale de personne seule et de mes valeurs morales de fournir à un enfant à naître, un milieu familial serein, stable et dépourvu de toute violence;

 

34.  Je ne veux plus aucun contact de quelque nature que ce soit avec Jean‑Guy Tremblay;

 

35.  Je crois que mener à terme cette grossesse me causera un tort psychologique et moral irrémédiable pour l'avenir;

 

36.  À mon avis, Jean‑Guy Tremblay n'a aucun motif ou intérêt dans le présent dossier, sauf celui d'essayer de maintenir son emprise sur ma personne.

 

    Le 7 juillet 1989, M. Tremblay, invoquant l'art. 752 du Code de procédure civile, L.R.Q., chap. C‑25, a présenté une demande d'injonction provisoire afin d'empêcher Mme Daigle de se faire avorter.  Le juge Richard de la Cour supérieure du Québec y a fait droit le jour même.  Le 8 juillet, alors qu'elle se rendait à Sherbrooke, Mme Daigle a appris l'existence de l'injonction et ne s'est pas fait avorter.

 

    L'injonction provisoire restait en vigueur jusqu'au 17 juillet 1989, date à laquelle M. Tremblay a saisi le juge Viens de la Cour supérieure du Québec d'une demande d'injonction interlocutoire.  Dans son affidavit, M. Tremblay motivait ainsi sa tentative de prévenir l'avortement:

 

12.  L'ordonnance d'injonction interlocutoire est nécessaire pour empêcher l'avortement de l'intimée qui me causerait ainsi qu'à l'être vivant que l'intimée porte en son sein un préjudice sérieux et irréparable;

 

Il ajoutait que Mme Daigle était en bonne santé et que la grossesse se déroulait normalement.  D'après l'affidavit du Dr Claude Poulin, Mme Daigle était enceinte d'environ vingt semaines le 20 juillet 1989.

 

    Le juge Viens a accordé l'injonction le 17 juillet:  [1989] R.J.Q. 1980.  La partie pertinente de son ordonnance porte:

 

    ORDONNE à l'intimée de s'abstenir, sous toute peine que de droit, de se soumettre à un avortement ou de recourir volontairement à toute méthode qui directement ou indirectement conduirait à la mort du f{oe}tus qu'elle porte en elle actuellement;

 

    Madame Daigle a demandé l'autorisation de faire appel de cette ordonnance devant la Cour d'appel du Québec, demande à laquelle le juge Chouinard a fait droit le 19 juillet.  Son autre demande visant à obtenir la suspension de l'injonction interlocutoire en attendant l'arrêt de la Cour d'appel a cependant été rejetée.  Le 20 juillet, la Cour d'appel a entendu l'appel et, le 26 juillet, s'est prononcée à la majorité en faveur du maintien de l'injonction:  [1989] R.J.Q. 1735, 59 D.L.R. (4th) 609 (ci‑après cité au R.J.Q.)  L'appelante a immédiatement demandé l'autorisation de se pourvoir devant notre Cour.  Cette demande a été entendue et accueillie par un banc de cinq juges le 1er août.  Notre Cour au complet a entendu le pourvoi le 8 août.

 

    Malgré le peu de préavis, la qualité d'intervenant a été accordée à plusieurs intéressés.  L'Association canadienne des libertés civiles (ACLC), l'Association canadienne pour le droit à l'avortement (ACDA), le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes (FAEJ) et le procureur général du Canada, ont soutenu que le pourvoi devait être accueilli.  REAL Women of Canada, Campaign Life Coalition, Canadian Physicians for Life ainsi que l'Association des médecins du Québec pour le respect de la vie ont appuyé l'intimé.  Le procureur général du Québec est intervenu pour faire valoir que le gouvernement du Québec détenait le pouvoir de légiférer relativement à certains aspects de l'avortement mais, si nous avons bien compris son argumentation, il n'a pas expressément pris position sur l'issue du pourvoi.

 

    L'audience devant notre Cour a été interrompue au début de l'après‑midi par Me Bédard, l'avocat de Mme Daigle, qui nous a informés qu'il venait d'apprendre que sa cliente s'était fait avorter.  Me Bédard a dit en avoir été informé, après l'ajournement de midi, par un représentant du procureur général du Québec et en avoir reçu la confirmation par la suite.  Il n'a pu préciser à quel moment ni dans quelles circonstances l'avortement avait eu lieu.  Me Bédard a toutefois souligné qu'il souhaitait que l'audience se poursuive étant donné l'importance que continuait de revêtir pour sa cliente et pour d'autres femmes québécoises et canadiennes une décision sur le pourvoi.  La Cour a alors accordé un ajournement avant d'entendre les arguments des parties et des intervenants sur la question de savoir si le pourvoi devait continuer.  Après avoir entendu ces arguments, la Cour a décidé en faveur de la continuation.  Au terme de l'audience la Cour a rendu un arrêt unanime accueillant le pourvoi et disant que les motifs seraient déposés ultérieurement.

 

II ‑ Les dispositions législatives pertinentes

 

    Plusieurs articles pertinents du Code civil du Bas‑Canada seront mentionnés plus loin et il n'est pas nécessaire de les reproduire ici.

 

    La Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., chap. C‑12, déclare notamment ce qui suit:

 

CONSIDÉRANT que tout être humain possède des droits et libertés intrinsèques, destinés à assurer sa protection et son épanouissement;

 

    Considérant que tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi;

 

    Considérant que le respect de la dignité de l'être humain et la reconnaissance des droits et libertés dont il est titulaire constituent le fondement de la justice et de la paix;

 

    Considérant que les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d'autrui et du bien‑être général;

 

    Considérant qu'il y a lieu d'affirmer solennellement dans une Charte les libertés et droits fondamentaux de la personne afin que ceux‑ci soient garantis par la volonté collective et mieux protégés contre toute violation;

 

    À ces causes, Sa Majesté, de l'avis et du consentement de l'Assemblée nationale du Québec, décrète ce qui suit:

 

    PARTIE I

 

    LES DROITS ET LIBERTÉS DE LA PERSONNE

 

    CHAPITRE I

 

    LIBERTÉS ET DROITS FONDAMENTAUX

 

1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu'à la sûreté, à l'intégrité et à la liberté de sa personne.

 

Il possède également la personnalité juridique.

 

2. Tout être humain dont la vie est en péril a droit au secours.

 

    Toute personne doit porter secours à celui dont la vie est en péril, personnellement ou en obtenant du secours, en lui apportant l'aide physique nécessaire et immédiate, à moins d'un risque pour elle ou pour les tiers ou d'un autre motif raisonnable.

 

3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association.

 

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

 

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

 

6. Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi.

 

7. La demeure est inviolable.

 

8. Nul ne peut pénétrer chez autrui ni y prendre quoi que ce soit sans son consentement exprès ou tacite.

 

9. Chacun a droit au respect du secret professionnel.

 

    Toute personne tenue par la loi au secret professionnel et tout prêtre ou autre ministre du culte ne peuvent, même en justice, divulguer les renseignements confidentiels qui leur ont été révélés en raison de leur état ou profession, à moins qu'ils n'y soient autorisés par celui qui leur a fait ces confidences ou par une disposition expresse de la loi.

 

    Le tribunal doit, d'office, assurer le respect du secret professionnel.

 

9.1. Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec.

 

    La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice.

 

    L'article 7  de la Charte canadienne des droits et libertés  déclare:

 

    7.  Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

III ‑ Les jugements des cours du Québec

 

La Cour supérieure

 

    Avant de conclure qu'une injonction interlocutoire était justifiée, le juge Viens a étudié en premier lieu la question de la situation juridique du f{oe}tus.  À cette fin, il a examiné la Charte canadienne des droits et libertés , la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et le Code civil.  En ce qui concerne la Charte  canadienne , il a statué que, compte tenu de ce que dit la Cour d'appel de la Saskatchewan dans l'arrêt Borowski v. Attorney General of Canada (1987), 33 C.C.C. (3d) 402 (C.A. Sask.), conf. pour d'autres motifs, [1989] 1 R.C.S. 342, le requérant ne pouvait se prévaloir de l'argument que le f{oe}tus jouit du droit "à la vie, à la liberté et à la sécurité" en vertu de l'art. 7  de la Charte  canadienne .  Le juge Viens a ensuite porté son attention sur la Charte québécoise.  Il note ce qu'écrit le professeur Bartha Maria Knoppers dans son ouvrage intitulé Conception artificielle et responsabilité médicale: une étude de droit comparé (1986), à la p. 182:

 

. . . les droits garantis par les articles 1 et 2 de la Charte québécoise de tout être humain à la vie, à la sécurité, à l'intégrité, à la liberté et au secours lorsque sa vie est en péril, doivent s'interpréter selon le droit québécois.

 

Interprétant la Charte québécoise, le juge Viens a conclu qu'un f{oe}tus est un "être humain" et jouit en conséquence du "droit à la vie" garanti par l'art. 1 ainsi que du "droit au secours" selon l'art. 2.  D'après le raisonnement du juge Viens, le fait que le terme "être humain" est employé dans le préambule et aux art. 1 et 2 de la Charte québécoise, tandis que le mot "personne" est utilisé dans les dispositions suivantes, est important et permet de conclure que le premier terme devrait inclure le f{oe}tus.  Il a soutenu en outre que cette interprétation est appuyée par l'étude du statut du f{oe}tus en vertu du Code civil.  Il a cité les art. 338 et 345 (traitant de la nomination de curateurs), l'art. 608 (traitant du droit de succession) et les art. 771, 838 et 945 (traitant des donations entre vifs et des testaments), qui démontrent, selon lui, que le Code civil reconnaît au f{oe}tus la personnalité juridique.

 

    Le juge Viens a alors examiné si le requérant avait "l'intérêt" requis pour demander l'injonction et a conclu que le requérant possédait lui‑même et au nom du f{oe}tus un intérêt suffisant.

 

    Finalement, le juge Viens a considéré les répercussions d'une injonction sur les droits garantis à Mme Daigle par l'art. 7  de la Charte  canadienne  et l'art. 1  de la Charte québécoise.  Ayant traité des raisons qui l'avaient incitée à chercher à interrompre sa grossesse, il a reconnu que l'injonction lui causerait des inconvénients, mais il a décidé que dans les circonstances c'était le droit du f{oe}tus à la vie qui devait l'emporter.  Il a ajouté que, même si ses conclusions relatives au droit du requérant à une injonction ou au droit du f{oe}tus à la vie étaient contestables, la balance des inconvénients allait nettement en faveur du requérant puisque le refus de l'injonction entraînerait la perte d'une vie.

 

Cour d'appel

 

    Chacun des cinq juges de la Cour d'appel qui ont entendu l'appel a rédigé des motifs:  les juges LeBel, Nichols et Bernier, qui composaient la majorité, étaient d'avis de rejeter le pourvoi, tandis que les juges Tourigny et Chouinard estimaient qu'il y avait lieu de l'accueillir.  Le raisonnement du juge LeBel se rapproche de celui du juge Viens de la Cour supérieure.  En effet, il a d'abord conclu que puisque notre arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 ("Morgentaler (no 2)"), ne reconnaît pas aux femmes un droit absolu à l'avortement et qu'en outre, la question des droits du f{oe}tus n'y est pas abordée, rien n'empêchait la Cour d'appel de décider qu'une loi provinciale conférait des droits au f{oe}tus.  Le juge LeBel a examiné ensuite la Charte québécoise et a dit qu'on pouvait difficilement nier qu'un f{oe}tus, surtout à ce stade de son développement, est un "être humain" qui bénéficie en conséquence de la protection de la Charte québécoise.  Cette conclusion, a‑t‑il ajouté, s'accorde avec la reconnaissance dans le Code civil que le f{oe}tus est partiellement doté de la personnalité juridique.  Sur ce point, le juge LeBel s'est référé aux articles du Code mentionnés par le juge Viens, en soulignant particulièrement l'importance de l'art. 338.

 

    Le juge LeBel a convenu que la reconnaissance de droits au f{oe}tus engendre un conflit entre ces droits et ceux que l'art. 7  de la Charte  canadienne  garantit aux femmes enceintes.  Ayant exposé les raisons pour lesquelles l'appelante voulait interrompre sa grossesse et après avoir souligné le stade de développement du f{oe}tus, le juge LeBel a conclu qu'en l'espèce la balance des inconvénients favorisait clairement les droits du f{oe}tus.  Pour terminer, le juge LeBel a dit que l'injonction pouvait être un recours draconien, mais néanmoins nécessaire et que, par ailleurs, l'intimé, en tant que père en puissance, avait l'intérêt juridique nécessaire pour demander cette réparation.

 

    Le juge Nichols est arrivé à la même conclusion malgré son désaccord avec le juge LeBel quant à l'interprétation de la Charte québécoise.  Selon le juge Nichols, ni la Charte québécoise ni la Charte  canadienne  ne reconnaissent des droits aux f{oe}tus.  Il a dit à ce propos (à la p. 1740):

 

    J'ai de la difficulté à me convaincre que les chartes, canadienne ou québécoise, reconnaissent des droits fondamentaux au f{oe}tus.  Sur ce point je serais davantage disposé à donner raison à l'appelante.

 

Il a ajouté (aux pp. 1740 et 1741):

 

    Mais l'absence de garanties constitutionnelles en faveur du f{oe}tus ne se traduit pas par une négation totale de ses droits ni par un exercice illimité de la liberté.

 

D'après le juge Nichols, les droits du f{oe}tus sont reconnus par la coutume et, implicitement, par nos lois.  À l'appui de cet argument il cite l'historique des restrictions juridiques en matière d'avortement que fait la Commission de réforme du droit dans son Document de travail 58, Les crimes contre le f{oe}tus (1989).  Selon le juge Nichols, les auteurs du Code civil tenaient pour acquis l'existence des droits du f{oe}tus et n'ont donc pas jugé nécessaire de les reconnaître explicitement dans le Code.  Ces droits du f{oe}tus, selon le juge Nichols, sont implicitement reconnus par les articles qui protègent divers intérêts juridiques du f{oe}tus:  "Ils ont été reconnus par la coutume et implicitement consacrés par nos lois" (p. 1742).  Le seul droit de l'appelante qui se trouvait en cause en l'espèce, à son avis, était son droit à la liberté, lequel n'a rien d'absolu.  Comme le juge LeBel, le juge Nichols a conclu que, dans les circonstances particulières de l'espèce, le droit du f{oe}tus à la vie l'emportait sur ce droit de l'appelante et que l'injonction devait par conséquent être maintenue.

 

    Le juge Bernier a tiré la même conclusion que le juge LeBel mais, lui aussi, pour des raisons différentes.  Au départ, il a fait remarquer que le droit d'une femme à l'avortement, s'il existe, n'est pas absolu et qu'il lui fallait donc examiner le statut civil du f{oe}tus.  Pour procéder à cet examen, le juge Bernier n'a pas pris position relativement à la conclusion du juge LeBel qu'un f{oe}tus est une personne selon la Charte québécoise.  Il dit (à la p. 1739):

 

    Vu la conclusion à laquelle j'en arrive, je ne crois pas devoir me prononcer sur l'application des dispositions de la Charte québécoise des droits et libertés (L.R.Q., c. 12, telle qu'amendée).  J'ai à ce sujet certaines réserves, entre autres, quant à la large portée que l'on pourrait donner aux termes "être humain" et "personne" aux articles 1 et 2 de cette charte.  Le terme "personne" n'étant en aucune façon limité, on pourrait en conclure que, en droit privé, quiconque, sans lien de parenté aucun, un pur étranger, aurait, du fait de l'article 2 de cette charte, l'intérêt juridique requis pour s'ingérer dans la vie privée du couple.

 

Il n'a pas traité non plus des dispositions du Code civil, soutenant plutôt que le f{oe}tus jouit d'un "droit naturel" d'être porté à terme, dont il ne peut être privé sans raison valable.  Voici ce qu'il dit (à la p. 1739):

 

    Je suis donc d'avis que l'enfant conçu mais non encore né, peu importe le stade de la grossesse, possède un statut civil, qu'en principe il a droit d'être porté à terme.  Il ne peut être privé de son droit naturel à la vie sans cause juste, suffisante et acceptable dans une société libre et démocratique.

 

Compte tenu des faits de l'espèce, il a partagé l'avis des juges Nichols et LeBel que les raisons pour lesquelles l'appelante voulait interrompre sa grossesse n'étaient pas assez sérieuses et qu'en conséquence le droit du f{oe}tus devait primer.

 

    Le juge Tourigny était dissidente pour le motif qu'on ne pouvait maintenir l'injonction parce que les droits du f{oe}tus dont parlait le juge Viens n'existent pas.  En ce qui concerne la Charte québécoise, le juge Tourigny a dit que le f{oe}tus n'est pas une personne et que cette Charte ne peut donc pas lui conférer de droits.  Elle a ajouté qu'à cet égard la Charte québécoise et la Charte  canadienne  ne diffèrent pas, ce qui lui permettait de s'appuyer sur l'arrêt Borowski, précité, dans lequel la Cour d'appel de la Saskatchewan a statué que le f{oe}tus n'est pas une personne aux fins de la Charte  canadienne .  Quant à la distinction que fait la Charte québécoise entre un "être humain" et une "personne", le juge Tourigny a dit qu'il s'agissait tout au plus de faire une distinction entre les personnes physiques et les personnes morales.  Elle a poursuivi en affirmant que rien dans le Code civil ne justifie une conclusion différente.  Les articles mentionnés par le juge Viens ne confèrent pas de droits au f{oe}tus; ce sont des mesures conservatoires qui protègent les droits des enfants à naître.  Le juge Tourigny a ajouté que la décision du juge Viens selon lequel le f{oe}tus est une personne entraînerait la négation totale du droit de la femme à l'avortement, ce qui va à l'encontre de l'arrêt Morgentaler (no 2) de notre Cour.  Une telle négation, à son avis, ne pouvait se faire qu'au moyen d'un texte législatif précis et non par l'interprétation judiciaire de dispositions législatives générales.

 

    Voici ce que dit le juge Tourigny (à la p. 1757):

 

    Je ne peux donc, avec égards, partager le point de vue du juge de première instance qu'un être humain puisse être autre chose qu'une personne physique.  Le juge de première instance convient d'ailleurs qu'"il serait difficile d'inclure le f{oe}tus humain dans l'expression personne . . ."

 

    À mon avis, le f{oe}tus n'est pas une personne et ne peut bénéficier des droits accordés aux personnes par les chartes.  L'interprétation de ce mot ne peut être différente selon qu'il s'agit de la charte québécoise ou de la charte canadienne et je crois bien fondée la décision de la Cour d'Appel de la Saskatchewan dans Borowski c. Attorney General of Canada sur la protection des droits du f{oe}tus dans la charte canadienne.

 

    En second lieu, le juge de première instance trouve dans les dispositions du Code civil du Québec un appui à son interprétation de la Charte québécoise.  Il soutient que le Code civil du Québec donne des droits à l'enfant conçu qui n'est pas encore né.

 

    Avec égards, je ne suis pas de cette opinion.  Ce qu'édicte le Code civil du Québec, ce sont des droits dont jouira un enfant qui naîtra non seulement vivant mais viable.  Il s'agit essentiellement de mesures conservatoires qui, en attendant la naissance, protégeront les intérêts de celui qui naît vivant et viable.

 

Le juge Tourigny conclut (à la p. 1758):

 

    Dans un tel contexte, je suis d'avis que le jugement de première instance est mal fondé en droit et que, en l'absence de législation précise à cet effet, il ne saurait être question d'interpréter des dispositions générales de lois québécoises comme restreignant et, à plus forte raison, empêchant l'application de droits garantis par la Constitution canadienne.

 

                                                                          . . .

 

    Je précise cependant que je ne dis pas pour autant qu'il est impossible qu'une quelconque atteinte qui se justifierait dans le cadre d'une société libre et démocratique ne puisse être apportée par le législateur qui adopterait des dispositions législatives précises sur cette question.  Il ne s'agit pas de cela ici mais de l'interprétation de dispositions existantes qui donneraient à un f{oe}tus "un droit à la vie à compter de sa conception", comme le mentionne le juge de première instance.

 

    Le juge Chouinard partageait l'avis du juge Tourigny.  Il a souscrit à ses motifs mais y a ajouté quelques observations.  Il a déclaré expressément son désaccord avec l'évaluation comparée qu'a fait le juge Viens des droits du f{oe}tus et des droits de l'appelante.  Le juge Chouinard a certes reconnu qu'à un certain stade de son développement un f{oe}tus possède peut‑être des droits susceptibles de faire l'objet de législation.  Il a conclu toutefois que ces droits ne peuvent être inférés d'un texte général comme la Charte québécoise ou le Code civil.  Il a dit à ce propos (à la p. 1744):

 

Je ne partage pas non plus son [le juge de première instance] interprétation de la Charte des droits et libertés de la personne se référant aux termes du préambule de celle‑ci quant aux notions d'"être humain" ou de "personne" de même qu'aux droits patrimoniaux ou autres non "substantifs" prévus au Code civil relativement aux droits d'un enfant à naître à la condition qu'il naisse vivant et viable.  Pour ma part, je ne puis trouver une apparence sérieuse de droit en faveur de l'intimé dans l'état actuel de notre législation.

 

Le juge Chouinard a ajouté (aux pp. 1745 et 1744):

 

J'estime cependant que, dans le cadre actuel de nos lois, une telle limite n'existe pas.  Ni une certaine interprétation de la charte québécoise des droits et libertés ni non plus la reconnaissance de certains droits surtout patrimoniaux à l'enfant à naître (conditionnellement à la naissance et à la viabilité de celui‑ci) ne m'apparaissent former une base réelle au droit de l'intimé dans la présente cause de sorte qu'il puisse l'opposer au droit fondamental de l'appelante prévu à l'article 7 de la charte des droits et libertés tel qu'interprété dans l'arrêt Morgentaler.

 

                                                                          . . .

 

    Il n'est pas douteux que l'importance du droit à la vie du f{oe}tus, du moins à compter d'un certain stade de développement, pourrait être reconnue par le législateur et même prévaloir sur le droit de la mère de disposer d'elle‑même au cas d'absence de motifs suffisamment sérieux à être déterminés.

 

    En terminant, le juge Chouinard a dit qu'il ne traiterait pas de l'intérêt juridique de l'intimé mais a ajouté qu'à défaut d'une étude sérieuse de la question, une injonction lui paraissait peu appropriée dans un différend privé mettant en cause les droits fondamentaux des parties.

 

IV ‑ Analyse

 

    Ce pourvoi soulève plusieurs questions mais il n'est pas nécessaire de les traiter toutes dans le présent jugement.  Avant d'aborder les questions précises qui seront examinées, il est utile d'exposer brièvement les arguments des parties.

 

    La position de l'intimé et des intervenants qui l'ont soutenu peut se résumer comme suit:

 

(1)  le droit québécois reconnaît au f{oe}tus un droit à la vie; de plus, un père en puissance a un droit de veto à l'égard d'une décision d'avortement touchant sa "progéniture éventuelle";

 

(2)  l'appelante porterait atteinte à chacun de ces droits en se faisant avorter;

 

(3)  l'injonction est un recours approprié pour protéger ces droits.

 

    Le point de vue de l'appelante et des intervenants qui l'ont appuyée peut se résumer aux trois arguments suivants en faveur de l'annulation de l'injonction:

 

(1)  les droits substantifs allégués comme justification de l'injonction n'existent pas;

 

(2)  indépendamment de la position qu'adopterait la Cour sur le premier point, l'injonction n'est pas un recours approprié en l'espèce;

 

(3)  l'injonction équivaut à un empiétement illégitime du droit provincial sur le pouvoir fédéral en matière de droit criminel.

 

    La thèse correspondant au premier des trois arguments de l'appelante, consiste à dire que l'intimé ne possède pas les droits substantifs qui peuvent fonder une injonction.  L'intimé invoque principalement le prétendu droit du f{oe}tus à la vie.  Ce droit existe, selon lui, parce que le f{oe}tus est une personne.  On soutient en outre, quoique ce point de vue se dégage surtout des jugements des juridictions inférieures et de l'argumentation de certains intervenants, qu'un père en puissance a un droit indépendant d'opposer un veto, en son propre nom, à toute décision d'avortement visant sa progéniture éventuelle.  À cela, l'appelante et les intervenants qui ont plaidé en faveur de sa position répondent d'abord que l'affirmation de l'existence de droits du f{oe}tus ou de droits "du père" n'a aucun fondement en droit.  Telle est leur réponse principale.  Ils disent en deuxième lieu que, quels que soient les droits que l'intimé peut revendiquer en son nom ou au nom du f{oe}tus, ceux‑ci ne peuvent prévaloir sur le droit de la femme d'être maîtresse de son propre corps.  Cette réponse repose sur le principe de droit, depuis longtemps reconnu, selon lequel nul ne peut être contraint d'utiliser son corps au service d'une autre personne, même si la vie de cette personne est en danger.  On prétend qu'obliger une femme à porter un f{oe}tus à terme représenterait une abrogation nouvelle et fondamentale de ce principe.  Soulignons que la distinction entre cet argument et l'affirmation que les droits du f{oe}tus ou "du père" n'existent pas du tout n'est pas toujours facile à faire.  On a souvent affirmé que la raison de ne pas reconnaître juridiquement les droits du f{oe}tus ou "du père" est précisément qu'une telle reconnaissance ferait abstraction des droits des femmes et justifierait qu'on les force à mener la grossesse à terme.  Nous sommes bien conscients du fait que le débat relatif aux droits du f{oe}tus et la question de savoir si ces droits pourraient primer ceux de la femme peuvent parfois se confondre.  Ces deux arguments peuvent cependant être séparés et il est souvent utile de le faire.  Pour des raisons qui deviendront évidentes, ces deux aspects de l'argument relatif aux "droits substantifs" seront examinés séparément dans le présent jugement.

 

    Le deuxième des trois arguments généraux avancés en faveur d'une décision accueillant le pourvoi ne concerne pas les droits du f{oe}tus ni ceux du père en puissance.  Selon cet argument, quels que puissent être ces droits, l'injonction n'est pas un moyen approprié de les protéger.  Cet argument comporte trois volets.  On soutient d'abord qu'une injonction en l'espèce revient à ordonner l'exécution intégrale d'un contrat de services personnels, ce que les tribunaux font rarement.  En deuxième lieu, on allègue qu'une injonction interlocutoire n'est pas appropriée parce qu'elle est destinée à assurer le maintien du statu quo ‑‑ chose impossible dans le cas présent ‑‑ et que l'injonction interlocutoire est mal adaptée à ce genre de situation en raison des limites qui lui sont propres en matière de preuve.  La troisième critique formulée à l'égard du recours à l'injonction repose sur l'arrêt Morgentaler (no 2), précité, de notre Cour.  Dans l'arrêt Morgentaler (no 2), la majorité a dit que l'art. 251 du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, l'ancienne disposition relative à l'avortement thérapeutique, contrevenait à l'art. 7  de la Charte  canadienne  notamment parce qu'il causait des retards inutiles dans l'exercice de droits conférés aux femmes et qu'il soumettait cet exercice à des exigences arbitraires et imprévisibles.  Dans le contexte du présent pourvoi, on fait valoir que l'injonction ‑‑ qui ne peut être obtenue que sur l'initiative d'un tiers et par une procédure judiciaire ‑‑ est un processus au moins aussi arbitraire, imprévisible et long, du point de vue de l'exercice de ses droits par une femme, que ne l'était la disposition invalidée dans l'arrêt Morgentaler (no 2).  On soutient qu'accorder au f{oe}tus le droit à la vie dès la conception crée la possibilité d'un conflit avec les droits de la femme à la dignité personnelle, à l'intégrité corporelle et à l'autonomie évoqués dans l'arrêt Morgentaler (no 2), conflit qui devient inévitable dans le cas d'une femme qui veut interrompre sa grossesse.

 

    Le troisième et dernier argument général à l'appui du pourvoi ‑‑ l'argument du fédéralisme ‑‑ n'a été débattu que par les procureurs généraux du Canada et du Québec.  Le procureur général du Canada fait valoir que l'injonction accordée en l'espèce équivaut en fait à une interdiction, assortie de sanctions, de l'avortement.  S'appuyant sur le premier arrêt Morgentaler de notre Cour (Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616), l'avocat allègue qu'une telle interdiction fondée sur la législation québécoise constitue un exercice du pouvoir fédéral en matière de droit criminel.

 

    Chacun de ces trois arguments mérite un examen sérieux.  Pour que l'appelante obtienne gain de cause, cependant, il suffit que la Cour retienne un seul de ces arguments.  À notre avis, la question fondamentale dans ce pourvoi ‑‑ et celle sur laquelle sera centré le présent jugement ‑‑ est soulevée par le premier des trois arguments qui ont été exposés ci‑dessus.  C'est la question de savoir s'il existe des droits substantifs qui peuvent fonder l'injonction.  Notre conclusion sur cette question rendra inutile l'étude des autres arguments à l'appui du pourvoi et nous ne nous prononcerons donc pas à leur sujet.

 

    La question des droits substantifs est fondamentale à plusieurs titres.  Premièrement, pour traiter d'une telle question, la Cour est obligée d'aborder une question de base, celle de savoir qui subirait une atteinte à ses droits, et dans quelle mesure, si on autorisait ou non l'appelante à interrompre sa grossesse.  La question est non seulement primordiale mais doit aussi logiquement être tranchée avant celle du recours approprié, car elle est susceptible d'écarter cette dernière.  Deuxièmement, si cette question n'était pas abordée, alors, dans l'hypothèse où l'un des deux autres arguments de l'appelante serait retenu, l'incertitude subsisterait quant à savoir si une autre femme dans la situation de Mme Daigle pourrait être soumise à des difficultés semblables par le recours à une procédure juridique différente.  Afin de tenter d'éviter qu'une autre femme n'ait à traverser les épreuves qu'a subies Mme Daigle, il importe que notre Cour donne des principes directeurs à cet égard.  Elle ne peut le faire qu'en traitant de la question des droits substantifs.

 

Les droits substantifs sous‑jacents à l'injonction

 

    Trois arguments différents ont été avancés par l'intimé et les intervenants qui l'ont appuyé quant aux droits susceptibles de fonder une injonction:

 

(1)  la Charte québécoise et le Code civil reconnaissent au f{oe}tus le droit à la vie;

 

(2)  la Charte  canadienne  reconnaît au f{oe}tus le droit à la vie;

 

(3)  l'intimé, en tant que père en puissance, a un droit à l'égard des décisions concernant sa progéniture éventuelle.

 

Chacun de ces arguments est examiné ci‑après.

 

    (1)Les droits du f{oe}tus en vertu de la Charte québécoise et du Code civil

 

    L'intimé soutient qu'un f{oe}tus est une "personne" qui, à ce titre, possède un "droit à la vie" en vertu de la Charte québécoise et du Code civil.  Le Code civil paraît revêtir une double importance dans l'argument de l'intimé.  En premier lieu, le statut du f{oe}tus sous le régime du Code civil est pertinent à des fins d'interprétation dans la détermination du statut qu'il peut avoir en vertu de la Charte québécoise.  En deuxième lieu, même si le f{oe}tus n'est pas une personne aux termes de la Charte québécoise, on prétend que le Code civil peut lui‑même fournir un fondement indépendant pour une injonction.

 

    La première thèse a été adoptée par le juge Viens de la Cour supérieure et par le juge LeBel de la Cour d'appel, et semble être la thèse principale de l'intimé.  La seconde thèse a été adoptée par le juge Nichols de la Cour d'appel.  Le présent jugement traitera d'abord de l'interprétation de la Charte québécoise qui mènera nécessairement à un examen du Code civil.  La conclusion tirée quant à la question du Code civil comme outil d'interprétation de la Charte québécoise ‑‑ selon laquelle le Code civil ne considère pas le f{oe}tus comme une personne ‑‑ répond à la thèse que le Code civil peut par lui‑même fonder l'injonction.

 

    Avant d'entamer l'analyse de la Charte québécoise, quelques observations s'imposent concernant la qualité de l'intimé pour demander une injonction au nom du f{oe}tus.  Dans la mesure où M. Tremblay invoque à l'appui de sa demande d'injonction les prétendus droits du f{oe}tus, il est évident qu'il doit agir à titre de représentant du f{oe}tus.  Des arguments ont été présentés relativement à la question de savoir si M. Tremblay devrait avoir qualité pour ce faire, c'est‑à‑dire s'il devrait pouvoir alléguer le danger d'une atteinte aux droits d'une autre personne.  Vu la façon dont le pourvoi est tranché, cette question n'est pas cruciale; mais il convient de faire observer que si les droits du f{oe}tus invoqués par l'intimé devaient être reconnus, il semble qu'il aurait qualité pour faire valoir ces droits.  En tant que père en puissance, M. Tremblay aurait autant et plus que quiconque, à l'exception de l'appelante, un intérêt à l'égard du f{oe}tus et un droit de parler en son nom.

 

    a)  La Charte des droits et libertés de la personne du Québec

 

    Les articles pertinents de la Charte québécoise sont les art. 1 et 2 qui, rappelons‑le, disposent:

 

1.  Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu'à la sûreté, à l'intégrité et à la liberté de sa personne.

 

    Il possède également la personnalité juridique.

 

2.  Tout être humain dont la vie est en péril a droit au secours.

 

    Toute personne doit porter secours à celui dont la vie est en péril, personnellement ou en obtenant du secours, en lui apportant l'aide physique nécessaire et immédiate, à moins d'un risque pour elle ou pour les tiers ou d'un autre motif raisonnable.

 

    L'intimé soutient que le f{oe}tus est un "être humain" qui, à ce titre, a droit à la vie et droit au secours lorsque sa vie est en péril.  Soulignons dès le départ que cet argument doit être examiné dans le contexte de la législation en cause.  La Cour n'est pas tenue d'intervenir dans les débats philosophiques et théologiques quant à savoir si le f{oe}tus est une personne; sa tâche est plutôt de répondre à une question juridique, à savoir si le législateur québécois a attribué au f{oe}tus le statut de personne.  Pour pertinents que puissent être les arguments métaphysiques, ils ne sont pas l'objet principal de l'analyse.  Les arguments scientifiques sur le statut biologique du f{oe}tus ne sont pas déterminants non plus.  La classification juridique et la classification scientifique du f{oe}tus sont deux démarches différentes.  L'attribution de la personnalité au f{oe}tus est en droit une tâche essentiellement normative.  Elle a pour conséquence la reconnaissance de droits et d'obligations ‑‑ une préoccupation totalement étrangère à la classification scientifique.  Bref, la tâche de cette Cour est juridique.  Les décisions fondées sur des choix sociaux, politiques, moraux et économiques au sens large, doivent plutôt être confiés au législateur.

 

    Nous examinerons d'abord le texte de la Charte québécoise avant de considérer d'autres sources qui peuvent être pertinentes dans son interprétation.  On ne nous a cité aucune décision traitant de la question des droits du f{oe}tus sous le régime de la Charte québécoise.  La formulation de la Charte est très générale.  Elle ne parle pas du f{oe}tus ou de droits du f{oe}tus ni ne définit l'expression "être humain".  L'intimé avance toutefois deux arguments fondés sur le texte de la Charte.  Selon le premier, le f{oe}tus est tout simplement un être humain au sens ordinaire du terme.  Cet argument a été invoqué par l'intimé à propos du Code civil, mais il s'applique tout aussi bien à son analyse de la Charte québécoise.  Le mot "humain", selon lui, se rapporte à la "race humaine" dont le f{oe}tus fait partie et le mot "être" signifie "existant", ce qui s'applique certainement au f{oe}tus.  Il s'ensuit donc, conclut l'intimé, que le f{oe}tus est un être humain.

 

    Cet argument n'est pas convaincant.  Une analyse linguistique ne peut trancher la question difficile et controversée de savoir s'il était de l'intention de l'Assemblée nationale du Québec que le f{oe}tus soit visé par l'art. 1.  Ce qu'il faut ce sont de solides raisons juridiques justifiant la conclusion que l'expression "être humain" a tel ou tel sens.  Si la réponse était aussi simple que le prétend l'intimé, la Cour ne serait pas saisie de la question et celle‑ci ne ferait pas l'objet d'aussi vifs débats dans notre société en général.  Le sens de l'expression "être humain" est, pour le moins, une question hautement controversée qui ne peut être réglée par une décision linguistique.  Un argument purement linguistique présente la même faille qu'un argument purement scientifique:  il tente de trancher un débat juridique par des moyens non juridiques, en l'occurrence par le recours à la prétendue définition au "dictionnaire" de l'expression "être humain".

 

    Le second argument de l'intimé fondé sur le texte de la Charte québécoise est que l'emploi de termes différents, "être humain" et "personne" dans ce document appuie la conclusion que l'expression "être humain" comprend le f{oe}tus.  Cet argument tient au fait que, dans son préambule et aux art. 1 et 2, la Charte parle d'"êtres humains", mais de "personnes" aux articles suivants.  L'intimé prétend qu'il s'agit d'une distinction importante parce que l'expression "être humain" est plus large que le terme "personne" et doit correspondre à une catégorie plus large d'"êtres", et donc inclure les f{oe}tus.

 

    Nous ne pouvons souscrire à ce point de vue.  Il n'est pas évident qu'il y a une logique quelconque à l'emploi différent des termes "personne" et "être humain".  Premièrement, la Charte s'intitule "Charte des droits et libertés de la personne" (nous soulignons).  Toutefois, suivant l'argument de l'intimé, la Charte garantit des droits à des êtres qui ne sont pas en réalité des personnes.  Deuxièmement, le quatrième alinéa du préambule déclare:  "Considérant que les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d'autrui et du bien‑être général" (nous soulignons).  Or, l'intimé soutient que l'expression "personne humaine" ne comprend pas le f{oe}tus.  Mais pourquoi le f{oe}tus serait‑il exclu de cet alinéa?  Le f{oe}tus serait précisément l'exemple type d'un être dont les droits seraient inséparables de ceux d'autrui et notamment de ceux de la femme qui le porte.

 

    S'il y a quelque logique à l'emploi de deux termes différents, ce semble être l'explication proposée par le juge Tourigny:  des termes différents ont été employés pour faire une distinction entre les personnes physiques et les personnes morales.  L'expression "être humain", selon le juge Tourigny, peut indiquer l'intention du législateur d'empêcher les personnes artificielles, telles que les sociétés, de bénéficier des droits et libertés conférés par la Charte québécoise.  Cette explication est beaucoup plus plausible que celle de l'intimé.

 

    À notre avis, la Charte québécoise, prise dans son ensemble, ne traduit aucune intention manifeste de la part du législateur de prendre en considération le statut du f{oe}tus.  Cela se dégage très nettement du fait que la Charte ne donne aucune définition des termes "être humain" et "personne".  L'appelante pour sa part fait valoir que l'absence d'intention de traiter du statut du f{oe}tus milite elle‑même fortement contre la conclusion que la Charte confère des droits au f{oe}tus.  Cet argument a une certaine force.  On peut se demander pourquoi, si l'intention du législateur québécois avait été d'accorder au f{oe}tus le droit à la vie, il aurait laissé la protection de ce droit dans une telle incertitude.  Ainsi que le démontre le présent litige, même si les arguments de l'intimé étaient retenus, ce ne serait qu'à la demande discrétionnaire de tiers, comme M. Tremblay, que le prétendu droit à la vie du f{oe}tus serait protégé par la Charte québécoise.  Si le législateur avait voulu conférer au f{oe}tus le droit à la vie, il n'aurait probablement pas permis que la protection de ce droit tienne à de tels aléas.

 

    Ayant considéré la généralité des termes employés dans la Charte québécoise, le professeur Michèle Rivet (maintenant juge du Tribunal de la jeunesse et membre de la Commission de réforme du droit du Canada), dans son article intitulé "La situation juridique de l'enfant non encore né au Canada (Droit civil)", dans Travaux du treizième Colloque international de droit comparé (1978), 73, arrive à une conclusion semblable (à la p. 76):

 

    Nous aurions aimé que le législateur précise la portée de ces termes et notamment qu'il précise, à son article 1 [de la Charte québécoise], le point de départ de ce droit à la vie.  Et, encore là, il est resté muet.  Force nous est donc de reconnaître, comme nous l'avons fait précédemment, qu'à défaut de précisions la personnalité juridique s'acquiert à la naissance alors que le f{oe}tus devient l'être humain.  [Nous soulignons.]

 

Il devrait toutefois être évident que ces arguments fondés sur l'"imprécision" de la Charte québécoise reposent dans une certaine mesure sur une compréhension du contexte juridique dans lequel s'insère la Charte.  C'est ce contexte que nous allons examiner maintenant.

 

    b)  Le Code civil

 

    Le droit civil québécois énoncé dans le Code civil du Québec constitue la première source "contextuelle" à consulter dans l'interprétation de termes généraux employés dans la Charte québécoise.

 

    L'intimé soutient que le f{oe}tus est reconnu comme un être humain par le Code civil.  Son argument repose sur deux propositions:  (1) l'art. 18 reconnaît directement que le f{oe}tus est un être humain; et (2) plusieurs autres articles du Code lui reconnaissent indirectement la "personnalité juridique" et, comme les personnes juridiques sont soit des personnes physiques ‑‑ c.‑à‑d. des êtres humains ‑‑ soit des personnes morales, le f{oe}tus est un être humain.

 

    L'article 18, adopté en 1971, est une disposition générale dont les termes se rapprochent de ceux de l'art. 1 de la Charte québécoise.  En raison de cette similitude, l'interprétation de l'art. 18 devient particulièrement pertinente lorsqu'il s'agit d'interpréter la Charte québécoise.  L'article 18 dit:

 

    18.  Tout être humain possède la personnalité juridique.

 

    Citoyen ou étranger, il a pleine jouissance des droits civils, sous réserve des dispositions expresses de la loi.

 

    Se fondant sur le texte de cet article, l'intimé avance d'abord l'argument linguistique mentionné au sujet de la Charte québécoise, c.‑à‑d. que, selon son sens ordinaire, l'expression "être humain" comprend le f{oe}tus.  Notre réponse antérieure ‑‑ un argument linguistique ne peut trancher la question difficile de savoir si le f{oe}tus est une personne juridique ‑‑ s'applique tout autant dans le contexte du Code civil.  Les mots employés à l'art. 18 ne font rien d'autre que garantir en termes généraux à tous les êtres humains les droits conférés ailleurs dans le Code.  Cette interprétation est étayée par le fait que l'art. 18 n'a été adopté qu'en 1971, sans aucune modification corrélative du Code.  Afin de déterminer si l'art. 18 doit s'appliquer au f{oe}tus, il faut examiner comment le reste du Code traite le f{oe}tus.  Si d'une manière générale le Code traite le f{oe}tus comme une personne juridique, alors l'intimé peut faire valoir que le f{oe}tus est un être humain au sens de l'art. 18 et qu'il devrait également être considéré comme tel aux fins de la Charte québécoise.

 

    Ceci nous amène au second argument de l'intimé, savoir que plusieurs articles du Code reconnaissent implicitement que le f{oe}tus est un être humain.  L'intimé dit que les art. 338, 345, 608, 771, 838, 945 et 2543 contiennent la reconnaissance implicite que le f{oe}tus possède la personnalité juridique.  Ces articles peuvent se regrouper en deux catégories:  les art. 338 et 345 portent sur la nomination de curateurs, tandis que les art. 608, 771, 838, 945 et 2543 traitent des droits patrimoniaux.  Les articles 338 et 345, que nous examinerons d'abord, sont ainsi rédigés:

 

    338.  Les personnes auxquelles on donne des curateurs sont:

 

    1. Les mineurs émancipés en justice;

 

    2. Les interdits;

 

    3. Les enfants conçus mais qui ne sont pas encore nés.

 

    345.  Le curateur à l'enfant conçu, mais qui n'est pas encore né, est chargé d'agir pour cet enfant dans tous les cas où ses intérêts l'exigent; il a, jusqu'à sa naissance, l'administration des biens qui doivent lui appartenir, et il est alors tenu d'en rendre compte.

 

    D'après l'intimé, puisque ces articles traitent le f{oe}tus comme d'autres entités qui sont incontestablement des êtres humains (les mineurs et les interdits) en ce qui concerne la nomination et les fonctions des curateurs, ils reconnaissent en conséquence le f{oe}tus comme un être humain.  À notre avis cependant, ces articles établissent simplement un mécanisme qui permet de protéger les droits énoncés ailleurs dans le Code:  ils ne confèrent au f{oe}tus aucun droit additionnel.  Cette interprétation est appuyée par le fait qu'il ne paraît pas y avoir de décisions autorisant un curateur à agir relativement aux intérêts extrapatrimoniaux du f{oe}tus (voir E. W. Keyserlingk, "A Right of the Unborn Child to Prenatal Care ‑‑ The Civil Law Perspective" (1982), 13 R.D.U.S. 49, à la p. 61).  Elle s'accorde également avec l'explication de dispositions analogues en France que fournissent de Lorimier et Vilbon dans La bibliothèque du Code civil de la Province de Québec (1874), t. 3.  À la p. 126, les auteurs renvoient à Pothier pour une explication d'articles analogues:

 

    L'enfant, dont on espère la naissance, n'étant pas encore né, il ne peut avoir de tuteur; car ils sont donnés principalement pour gouverner la personne du mineur, d'où il suit qu'il ne peut y avoir de tuteur lorsqu'il n'y a point encore de personne de mineur qui existe.  Néanmoins, comme l'enfant, dont on espère la naissance, est déjà réputé né toutes les fois qu'il s'agit de ses intérêts, qui in utero est, pro jam nato habetur, quoties de ejus commodis agitur, et qu'il est de l'intérêt du posthume, s'il vient à naître, que les biens qui doivent lui appartenir, lorsqu'il naîtra, soient en attendant administrés, il doit être réputé né, non pas à l'effet qu'on lui nomme un tuteur, puisqu'il n'existe pas encore de personne qui puisse être gouvernée, mais à l'effet qu'on lui nomme un curateur pour l'administration des biens qui doivent lui appartenir un jour.  Ce curateur, qu'on appelle en droit curateur au ventre, se nomme ainsi, parce que les Jurisconsultes Romains, in doctrinâ stoicorum, regardaient l'enfant qui était dans le sein de sa mère, comme pars viscerum matris.

 

    Les autres articles du Code civil invoqués par l'intimé sont les suivants:

 

    608.  Pour succéder, il faut exister civilement à l'instant de l'ouverture de la succession; ainsi sont incapables de succéder:

 

    1.  Celui qui n'est pas encore conçu;

 

    2.  L'enfant qui n'est pas né viable.

 

    771.  La capacité de donner et de recevoir entre vifs se considère au temps de la donation.  Elle doit exister à chaque époque chez le donateur et chez le donataire lorsque le don et son acceptation ont lieu par des actes différents.

 

    Il suffit que le donataire soit conçu lors de la donation, ou lorsqu'elle prend effet en sa faveur, s'il est ensuite né viable.

 

    838.  La capacité de recevoir par testament se considère au temps du décès du testateur; dans les legs dont l'effet demeure suspendu après ce décès soit par suite d'une condition, soit dans les cas de legs à des enfants à naître et de substitution, cette capacité se considère au temps où le droit est ouvert.

 

    Il n'est pas nécessaire que la personne avantagée par testament existe lorsque cet acte est fait, ni qu'elle y soit désignée et identifiée d'une manière absolue.  Il suffit qu'elle existe au décès du testateur ou qu'elle soit alors conçue et naisse ensuite viable, et qu'elle soit clairement reconnue à cette époque pour celle qui était dans l'intention du testateur.  Même dans les legs qui demeurent suspendus, tel qu'il est mentionné précédemment au présent article, il suffit que le légataire existe ou soit conçu, avec la condition qu'il naîtra viable, et qu'il se trouve être la personne indiquée, au temps où le legs prend effet en sa faveur.

 

    945.  Tous les appelés nés et à naître sont représentés en tout inventaire ou partage par un curateur à la substitution, nommé en la manière établie pour la nomination des tuteurs.

 

    Toute personne qui a qualité pour provoquer la nomination d'un tuteur à un mineur de la même famille, peut aussi provoquer celle d'un curateur à la substitution.

 

    Ce curateur à la substitution veille aux intérêts des appelés, et les représente dans tous les cas auxquels son intervention est requise ou peut avoir lieu.

 

    L'intervention du curateur est notamment requise dans les cas prévus par l'article 947, mais non en ce qui concerne les revenus appartenant au grevé.

 

    Ce curateur peut intervenir spécialement pour prendre connaissance de tous actes, documents, titres et procédures, concernant les biens substitués, leur placement, leur dépôt en banque ou leur retrait.

 

    Le grevé qui néglige de provoquer cette nomination de curateur peut être déclaré, au profit des appelés, déchu du bénéfice de la disposition.

 

    2543.  Il n'est pas nécessaire que la personne visée existe lors de sa désignation, ni qu'elle soit alors expressément déterminée.  Il suffit qu'à l'époque où le droit a pris naissance en sa faveur, elle existe ou soit conçue et naisse viable, et qu'elle soit reconnue comme la personne visée.

 

    L'intimé soutient que, puisqu'ils protègent divers intérêts économiques du f{oe}tus, ces articles lui reconnaissent implicitement la personnalité juridique.  Invoquant le principe souvent cité selon lequel "l'enfant simplement conçu est réputé né chaque fois qu'il y va de son intérêt", il demande quel intérêt le f{oe}tus pourrait avoir qui soit plus grand que l'intérêt à vivre.  Une proposition semblable a été avancée par le juge Nichols en Cour d'appel quand il disait que, puisque le Code civil protège certains intérêts économiques du f{oe}tus, il faut présumer qu'il protège également l'intérêt le plus fondamental du f{oe}tus, le droit à la vie.  Certains auteurs ont prétendu en outre qu'il serait illogique que le droit reconnaisse les intérêts économiques du f{oe}tus sans lui reconnaître en même temps un droit à la vie (p. ex., R. P. Kouri, "Réflexions sur le statut juridique du f{oe}tus" (1980‑81), 15 R.J.T. 193).  L'intimé convient que les intérêts patrimoniaux du f{oe}tus ne peuvent se réaliser que s'il naît vivant et viable, mais fait valoir qu'il s'agit là d'une condition "résolutoire" plutôt que "suspensive".  En d'autres termes, affirme l'intimé, le f{oe}tus possède toujours les droits que lui confèrent les articles en question; seul son état l'oblige à attendre sa naissance pour que ces droits se concrétisent.

 

    La démarche consistant à dégager de différents articles, par extrapolation, un principe inexprimé dans le Code civil est une méthode d'interprétation établie et même nécessaire.  En l'espèce cependant, elle ne soutient pas la conclusion proposée.  À notre avis, l'argument de l'intimé ne tient pas compte des termes des articles en question ni de la manière dont les tribunaux les ont interprétés.  La reconnaissance de la personnalité juridique du f{oe}tus a toujours été, comme le dit notre Cour dans l'arrêt Montreal Tramways Co. v. Léveillé, [1933] R.C.S. 456, une [TRADUCTION] "fiction du droit civil" à laquelle on a recours pour protéger les intérêts futurs du f{oe}tus.  Ceci est également vrai en droit civil québécois.  Les articles 608, 771, 838 et 2543 portent explicitement qu'à moins que le f{oe}tus ne naisse vivant et viable, il ne bénéficiera pas des droits y reconnus.  Si le f{oe}tus ne naît pas vivant et viable, les droits mentionnés dans ces articles s'éteignent, comme si le f{oe}tus n'avait jamais existé.  Bref, la condition que le f{oe}tus naisse vivant et viable est une condition "suspensive".  Quant au dernier article, l'art. 945, il n'est d'aucun secours à l'intimé.  Il traite des devoirs du curateur en matière de "substitution" et, comme les art. 338 et 345, il ne crée pas de droits, mais traite simplement de l'administration de droits existants.

 

    Cette interprétation est appuyée par ce que disent les auteurs des Pandectes françaises (1804), t. 6, à la p. 168, de ce que prévoit le droit français si l'enfant successible ne naît pas vivant et viable:

 

    S'il périt avant sa naissance, il est censé n'avoir jamais existé, en sorte que n'ayant jamais été saisi, il ne peut pas transmettre.  Il ne remplit pas le degré, et il y a ouverture de la succession dans le degré suivant, comme s'il n'eût jamais été question de l'enfant qui mortui nascuntur neque nati, neque procreati videntur quià nunquàm liberi appellari potuerunt.

 

    Un point de vue semblable a été exprimé par la Cour supérieure du Québec dans la décision Allard v. Monette (1927), 66 C.S. 291, portant sur le cas d'un héritier conçu mais non encore né.  La cour a statué que si l'héritier n'est pas né vivant et viable, la succession passe non pas aux héritiers du f{oe}tus, mais aux autres héritiers du défunt.

 

    Signalons en outre que les art. 338, 345, 608, 771, 838, 945 et 2543 peuvent s'expliquer en fonction des intérêts des donateurs, des testateurs et des défunts qu'ils protègent.  Ces articles assurent le respect de la volonté de ces personnes, objet qui n'a rien à voir avec le statut du donataire, du légataire ni de l'héritier.  Il est intéressant de constater à ce propos que l'art. 772 permet des donations à des enfants qui ne sont même pas encore conçus:

 

    772.  La faveur des contrats de mariage rend valides les donations qui y sont faites aux enfants à naître du mariage projeté.

 

    Il n'est pas nécessaire que les appelés en substitution existent lors de la donation qui l'établit.

 

    En résumé donc, les différents articles invoqués par l'intimé, loin d'étayer son argument, tendent plutôt à justifier la conclusion contraire, savoir que le f{oe}tus n'a pas la personnalité juridique aux fins du Code civil.  Cette conclusion est compatible avec les quelques décisions qui ont étudié le statut du f{oe}tus en vertu du Code civil.  La plupart de ces décisions concerne les blessures prénatales.  L'intimé s'appuie dans une large mesure sur l'arrêt de principe Montreal Tramways, précité, dans lequel notre Cour a permis que soit introduite au nom d'un enfant né avec des pieds bots une action fondée sur l'art. 1053 du Code civil.  On alléguait que la difformité résultait d'un accident survenu pendant la grossesse.  Le passage suivant, tiré de la p. 463 des motifs du juge Lamont, est cité par l'intimé à l'appui de sa thèse:

 

    [TRADUCTION]  À l'argument de la société qu'un enfant non encore né, étant donné qu'il fait simplement partie de sa mère, n'a pas d'existence indépendante et ne saurait en conséquence intenter une action en vertu de l'article 1053 C.c., il faut, selon moi, répondre que, bien que l'enfant ne fût pas en fait né au moment où la société par sa faute a créé les conditions qui ont provoqué la malformation de ses pieds, il est néanmoins réputé l'avoir été en droit civil si cela est dans son intérêt.  Par conséquent, quand l'enfant est par la suite né vivant et viable, il se trouvait revêtu de tous les droits d'action qu'il aurait possédés s'il avait réellement existé lors de l'accident.  La lésion occasionnée par l'acte délictuel de la société s'est manifestée à la naissance de l'enfant et le droit d'action était dès lors acquis.

 

    À notre avis, cette citation appuie la thèse de l'appelante.  Notons d'abord que le juge Lamont n'aurait pas eu à dire que le f{oe}tus était "réputé" posséder des droits civils s'il en jouissait effectivement.  Deuxièmement, quand il affirme que le f{oe}tus se voit accorder les droits "qu'il aurait possédés s'il avait réellement existé lors de l'accident", le juge Lamont admet que le f{oe}tus n'existe pas en tant que personne juridique.  Troisièmement, à la dernière phrase de la citation, le juge Lamont dit que le préjudice a été subi et les droits se sont concrétisés "à la naissance de l'enfant".  Il est utile aussi de rappeler que c'est dans cet arrêt que le juge Lamont qualifie de "fiction du droit civil" le fait que le f{oe}tus est réputé être une personne.  Donc, quoique cet arrêt reconnaisse la possibilité d'une action pour blessures prénatales, il ne reconnaît pas au f{oe}tus la personnalité juridique.

 

    Plusieurs décisions québécoises ont examiné le statut du f{oe}tus dans des cas où un acte de négligence a causé une fausse couche ou un avortement non voulu.  On a conclu chaque fois que le f{oe}tus n'est pas une personne.  Dans l'affaire Lavoie v. Cité de Rivière‑du‑Loup, [1955] C.S. 452, à la p. 457, le juge Lacroix a rejeté l'action engagée par la mère au nom du f{oe}tus parce que:  "Comme elle ne s'est pas rendue jusqu'au terme de sa grossesse, il n'y a pas eu, à véritablement parler, d'enfant".  Dans la décision Langlois v. Meunier, [1973] C.S. 301, le juge Vallerand dit, à la p. 305:  "Cet enfant à naître n'est certes pas une personne et les principes du droit civil concernant le décès ne peuvent s'y appliquer".  Ensuite, dans l'affaire Assurance‑automobile ‑‑ 9, [1984] C.A.S. 489, à la p. 491, la Commission des affaires sociales du Québec dit:  "[L]a Commission, en accord avec ses décisions antérieures précitées (Assurance‑automobile, AA‑10362 et Assurance‑automobile ‑‑ 25), se doit de conclure que l'enfant mort‑né n'est pas une "personne" et que, partant, il ne saurait être une "victime" au sens de l'article 47 de la Loi sur l'assurance automobile".  La Commission a fondé son interprétation de l'art. 47 sur sa conclusion que le Code civil ne reconnaît pas le f{oe}tus comme une personne.

 

    Pour tous les motifs qui précèdent, nous concluons que les articles du Code civil invoqués par l'intimé ne reconnaissent généralement pas au f{oe}tus la personnalité juridique. Le f{oe}tus n'est traité comme une personne que dans les cas où il est nécessaire de le faire pour protéger ses intérêts après sa naissance.  Notons qu'une conclusion semblable a été tirée par le professeur Keyserlingk, qui est un défenseur des droits du f{oe}tus et qui a participé en qualité de coordonnateur à la rédaction du document de la Commission de réforme du droit intitulé Les crimes contre le f{oe}tus, op. cit.  Dans une publication portant le titre The Unborn Child's Right to Prenatal Care:  A Comparative Law Perspective (1983), il écrit, à la p. 16:

 

[TRADUCTION]  Le fait que le Code civil met l'accent sur les droits patrimoniaux de l'enfant à naître et qu'il crée une condition suspensive de viabilité à la naissance ne traduit aucune préoccupation réelle ou explicite à l'égard de la personne et du bien‑être de l'enfant à naître en tant que tel et avant sa naissance.  La curatelle au ventre et la reconnaissance de droits patrimoniaux ne constituent en réalité que la protection des biens de l'enfant à naître en prévision de sa naissance.

 

    Cette conclusion ‑‑ qu'aucun des articles analysés ci‑dessus ne reconnaît au f{oe}tus la personnalité juridique ‑‑ peut être appliquée à l'interprétation des termes généraux employés à l'art. 18 du Code civil, dont il a déjà été question.  Cela nous mène directement à la conclusion que l'expression "être humain" à l'art. 18 n'est pas destinée à comprendre le f{oe}tus.  Nous savons que certains auteurs rejettent cette conclusion (p. ex., A. Mayrand, L'inviolabilité de la personne humaine (1975)), mais nous notons toutefois que plusieurs auteurs l'appuient.  Le professeur Rivet affirme dans son article, loc. cit., aux pp. 74 et 75:

 

    Malheureusement, le législateur québécois n'a pas cru bon de préciser ce qu'il entendait par être humain et les travaux préliminaires de l'Office de Revision du Code civil ne nous éclairent guère davantage.

 

                                                                          . . .

 

    Cet article [l'art. 18] ne nous donne aucune indication sur le moment où la personnalité juridique commence et en l'absence d'autres dispositions, nous sommes donc obligés de reconnaître que les principes de droit civil, qui n'ont pas été modifiés par ce nouvel article, restent ceux connus traditionnellement:  la personnalité juridique commence à la naissance pour se terminer à la mort et étudier la condition juridique de l'enfant non encore né n'équivaut sûrement pas en droit civil à étudier la condition juridique de la personne humaine.  [Nous soulignons.]

 

    Le professeur Keyserlingk arrive à une conclusion semblable dans son article "A Right of the Unborn Child to Prenatal Care ‑‑ The Civil Law Perspective", loc. cit., à la p. 62, où il dit:  [TRADUCTION] "Rien n'indique que ces articles existants ou proposés [18 et 19] sont destinés à inclure l'enfant non encore né dans l'expression "être humain"".  Finalement, nous remarquons que Baudouin (maintenant juge à la Cour d'appel du Québec) et Renaud, en commentant l'art. 18 dans leur Code civil annoté (1989), vol. 1, disent, à la p. 39:

 

Pour qu'un nouveau-né soit considéré comme un être humain, il faut qu'il soit né vivant et viable, c'est‑à‑dire qu'il ait une vie totalement indépendante de celle de sa mère.

 

D'autres auteurs sont arrivés à la même conclusion.  (Par exemple, P. Garant, "Droits fondamentaux et justice fondamentale", dans Beaudoin et Ratushny éd., Charte canadienne des droits et libertés  (2e éd. 1989), 381, à la p. 389:

 

    Suivant l'article 18 du Code civil "tout être humain possède la personnalité juridique"; l'article 1 de la Charte québécoise des droits et libertés est au même effet.  Ni le code ni le législateur québécois n'ont précisé quand commence la personnalité juridique; la jurisprudence en a déduit que c'est à la naissance: . . .)

 

    La conclusion générale qui s'impose au terme de notre analyse du Code civil est donc que celui‑ci ne reconnaît généralement pas au f{oe}tus la personnalité juridique.  Cette conclusion répond à l'argument mentionné au début de la présente partie selon lequel, indépendamment du statut du f{oe}tus en vertu de la Charte québécoise, l'injonction pouvait se fonder uniquement sur le Code civil.

 

    c)  Les droits du f{oe}tus dans le droit anglo‑canadien

 

    Quoiqu'on ne puisse décider du sens à prêter à certains termes généraux employés dans la Charte québécoise en fonction du droit anglo‑canadien, il est instructif d'examiner le statut juridique du f{oe}tus dans cette jurisprudence.  Il est également utile de le faire pour éviter la répétition, dans les provinces de common law, de l'expérience subie par l'appelante.

 

    Le rapport de la Commission de réforme du droit, intitulé Les crimes contre le f{oe}tus, op. cit., fait un bref historique de l'attitude adoptée en droit anglo‑canadien à l'égard de l'avortement (aux pp. 6 à 8):

 

    Des changements tout aussi profonds ont marqué l'évolution de la common law.  Au treizième siècle, Bracton tient tout avortement pour un homicide.  Au dix‑septième siècle, Coke estime qu'il ne constitue pas un crime avant les premiers mouvements du f{oe}tus, mais qu'il s'agit en revanche d'un crime grave à partir de ce moment‑là, et d'un meurtre si l'enfant était bel et bien vivant à sa naissance et qu'il soit mort peu après.  En 1803, la loi de lord Ellenborough donne un caractère criminel à tous les avortements:  l'avortement entraîne la peine de mort s'il est commis après les premiers mouvements du f{oe}tus, et une peine moindre s'il est commis avant ce moment.  En 1837, on renonce à la distinction fondée sur les premiers mouvements du f{oe}tus et on abolit la peine de mort en cas d'avortement.  En 1939, la jurisprudence reconnaît jusqu'à un certain point un moyen de défense fondé sur la nécessité de protéger la vie de la mère.  En 1967, enfin, le Parlement britannique permet l'avortement thérapeutique dans deux cas:  d'une part lorsque la poursuite de la grossesse comporte un risque pour la vie ou la santé physique ou mentale de la femme enceinte ou des enfants qu'elle a déjà, et d'autre part lorsqu'il existe un risque important que l'enfant à naître présente des anomalies physiques ou mentales susceptibles de le handicaper gravement.

 

    Par ailleurs, les règles relatives à la peine capitale témoignent jusqu'à un certain point du respect de la common law pour le f{oe}tus.  Au dix‑huitième siècle, lorsqu'une femme condamnée à mort se trouvait enceinte, son exécution était suspendue jusqu'à la fin de la grossesse, soit habituellement jusqu'à la naissance de l'enfant.  Plus tard, la coutume voudra que l'on ordonne la suspension définitive de l'exécution.  Puis, après l'adoption en 1931 du Sentence of Death (Expectant Mothers) Act, la femme déclarée coupable d'un crime capital mais que le jury reconnaissait enceinte, devait être condamnée non pas à la peine de mort, mais à l'emprisonnement à perpétuité.  Cette règle est donc restée en vigueur jusqu'à l'abolition de la peine de mort en 1965.

 

III.  Le droit canadien

 

    Le Canada d'avant 1867 a dans une très large mesure suivi l'exemple de l'Angleterre.  Ainsi, en 1810, le Nouveau‑Brunswick adopte un texte inspiré de la loi de lord Ellenborough, qui interdit l'avortement sauf lorsqu'il est pratiqué par la femme elle‑même.  En 1836, des dispositions semblables entrent en vigueur à l'{uIc}le‑du‑Prince‑Édouard.  En 1837, Terre‑Neuve fait sien le droit pénal anglais, y compris les règles sur l'avortement.  En 1841, le Parlement du Haut‑Canada interdit l'avortement, sans aucune distinction quant aux premiers mouvements du f{oe}tus, par le moyen du Offences against the Person Act.  En 1842, la distinction relative aux premiers mouvements du f{oe}tus est également abolie au Nouveau‑Brunswick.

 

    Jusqu'à ce moment‑là, le crime d'avortement ne pouvait être reproché qu'à l'avorteur.  Mais en 1849, le Nouveau‑Brunswick décide de réprimer pénalement l'avortement pratiqué par la femme enceinte elle‑même.  La Nouvelle‑Écosse fait de même en 1851 et légifère à nouveau en 1864 pour déclarer que l'infraction peut être poursuivie que la femme ait ou non été enceinte.

 

    En 1867, le Parlement fédéral se voit conférer la compétence législative en matière de droit pénal.  Il unifie donc en 1869 le droit pénal applicable à toutes les provinces et adopte sur l'avortement des dispositions identiques aux règles en vigueur au Nouveau‑Brunswick; l'infraction est punissable de l'emprisonnement à perpétuité.  Enfin, le premier Code criminel  est édicté en 1892.  Ce code renferme diverses dispositions qui touchent les infractions relatives à la naissance, dont les articles 271 et 272.  Ainsi, selon le paragraphe 271(1), le fait de causer la mort d'un enfant qui n'est pas encore un être humain, d'une manière telle que cela aurait été un meurtre si l'enfant avait déjà été né constitue un acte criminel punissable de l'emprisonnement à perpétuité.  Sans doute le législateur a‑t‑il ajouté cette disposition pour préciser que la destruction tardive du f{oe}tus, si à proprement parler elle ne provoque pas une fausse couche ni par conséquent un avortement, n'en revêt pas moins un caractère criminel.  La personne accusée de cette infraction peut, pour sa défense, faire valoir qu'elle a agi de bonne foi afin de préserver la vie de la mère (par. 271(2)).  Et aux termes de l'article 272, constitue un crime punissable de l'emprisonnement à perpétuité la tentative de procurer l'avortement d'une femme, enceinte ou non; dans ce cas le moyen de défense fondé sur la bonne foi ne peut être invoqué.

 

    Les dispositions régissant l'avortement ont subi d'importantes modifications en 1969.  À cette époque, des réformes avaient été entreprises à ce sujet en Angleterre, aux États‑Unis et dans d'autres pays occidentaux.  De plus, la tragédie de la thalidomide avait amené bien des gens à s'interroger sur l'opportunité d'obliger la poursuite de la grossesse lorsque l'on s'attend à de graves malformations du f{oe}tus.  Les nouvelles dispositions (par. 251(4) et (5)) créaient une exception à la prohibition générale.  Elles permettaient l'avortement à des fins thérapeutiques et prévoyaient la formation de comités pour la mise en {oe}uvre de cette exception.  Ces modifications ‑‑ comme du reste l'ensemble de l'article régissant l'avortement ‑‑ ont été déclarées inconstitutionnelles par la Cour suprême du Canada en 1988.

 

    Les auteurs utilisent cet historique pour soutenir que le f{oe}tus a toujours été protégé, dans une certaine mesure, par notre droit.  Par contre, cet historique permettrait de soutenir aussi qu'en règle générale l'avortement n'a pas été assimilé au meurtre par nos lois et qu'en conséquence, le f{oe}tus n'a pas été considéré comme possédant les droits d'une personne dans le plein sens du terme.

 

    Plusieurs tribunaux anglo‑canadiens ont étudié le statut du f{oe}tus dans des cas semblables à celui de l'espèce.  Ces tribunaux ont uniformément conclu que, pour avoir des droits, le f{oe}tus doit naître vivant.  Dans l'arrêt britannique de principe, Paton v. British Pregnancy Advisory Service Trustees, [1979] Q.B. 276, le président Baker a rejeté une demande d'injonction que lui avait adressée le mari d'une femme enceinte qui avait l'intention d'interrompre sa grossesse, et a fait les commentaires suivants, à la p. 279:

 

    [TRADUCTION]  La première question qui se pose est de savoir si ce demandeur possède même un droit d'action.  En droit anglais, le f{oe}tus, selon moi, ne peut avoir de droits qui lui soient propres, du moins avant qu'il naisse et qu'il existe indépendamment de sa mère.  Ce principe joue dans tous les aspects du droit civil de ce pays (j'exclus le droit criminel, qui est actuellement sans pertinence) et constitue en fait le fondement des décisions rendues dans les pays de common law, c'est‑à‑dire les États‑Unis, le Canada, l'Australie et d'autres aussi sans doute.

 

    Pendant longtemps, la question de savoir si, après la naissance, un enfant pouvait avoir un droit d'action découlant d'une lésion prénatale a été vivement controversée.  La Law Commission s'est penchée sur la question et a produit en 1973 le Document de travail no 47 suivi d'un rapport final (Law Commission Report No 60 (Comnd. 5709)), mais il était universellement admis alors, et l'a été par la suite, que, pour jouir d'un droit le f{oe}tus doit naître et être un enfant.  L'unique exception possible qu'on connaissait, et on en fait mention dans le Document de travail, est l'affaire américaine White v. Yup (1969) 458 P. 2d 617, dans laquelle un tribunal américain a reconnu l'existence d'une cause d'action dans le cas d'un f{oe}tus viable de huit mois mort‑né par suite d'un acte délictuel occasionnant des lésions, mais il ne fait pas de doute, à mon avis, qu'en Angleterre et au Pays de Galles, le f{oe}tus ne possède aucun droit d'action, absolument aucun, avant la naissance.  On a mentionné les décisions en matière successorale, mais il n'y a aucune différence.  Certes, un enfant peut avoir des droits à une succession dès la conception en vertu de ce qu'on a appelé une "interprétation fondée sur une fiction"; l'enfant doit toutefois naître vivant par la suite.  Voir les motifs de lord Russell of Killowen dans l'affaire Elliot v. Lord Joicey [1935] A.C. 209, à la p. 333.  [Nous soulignons.]

 

Cette décision a été confirmée par la Cour du Banc de la Reine et par la Cour d'appel d'Angleterre dans l'affaire C. v. S., [1987] 1 All E.R. 1230.  La Haute Cour de l'Australie dans l'affaire Attorney‑General v. T (1983), 46 A.L.R. 275, et le Tribunal de la famille de l'Australie dans l'affaire inédite F. v. F. du 12 juillet 1989 (le juge Lindenmayer), sont arrivés à une conclusion semblable.  En appel, la Commission européenne des droits de l'homme a conclu que cette décision était compatible avec la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 223 (1950); voir Paton v. United Kingdom (1980), 3 E.H.R.R. 408.

 

    Au Canada, la décision Paton a été suivie dans deux affaires ontariennes.  Dans Dehler v. Ottawa Civic Hospital (1979), 101 D.L.R. (3d) 686 (H.C. Ont.), conf. (1980), 117 D.L.R. (3d) 512 (C.A. Ont.), un demandeur avait sollicité au nom de personnes non encore nées une injonction pour empêcher un hôpital de pratiquer des avortements, notamment parce que le f{oe}tus possède un droit à la vie.  La Haute Cour de l'Ontario conclut, à la p. 699, qu' [TRADUCTION] "en droit, c'est la naissance qui a été choisie comme le moment où le f{oe}tus devient une personne possédant pleinement et indépendamment des droits".  La décision Dehler a été confirmée dans Medhurst v. Medhurst (1984), 9 D.L.R. (4th) 252, une affaire comportant des faits semblables où la Haute Cour de l'Ontario a affirmé spécifiquement qu'en droit le f{oe}tus n'est pas considéré comme une personne.  La décision manitobaine inédite Diamond v. Hirsch, B.R. Man., 6 juillet 1989 (le juge Hirschfield), va dans le même sens.

 

    Le statut du f{oe}tus en matière délictuelle, en droit des biens et en droit de la famille révèle une situation similaire à celle qui existe sous le régime du Code civil, savoir qu'en droit privé, le f{oe}tus n'a pas de droits.  Dans le domaine délictuel, c'est en fait l'affaire québécoise Montreal Tramways, précitée, qui est le plus souvent invoquée dans d'autres ressorts canadiens (voir, p. ex.:  Duval v. Seguin, [1972] 2 O.R. 686 (H.C.); Steeves v. Fitzsimmons (1975), 66 D.L.R. (3d) 203 (H.C. Ont.))  Comme nous l'avons déjà dit, l'arrêt Montreal Tramways ne reconnaît pas au f{oe}tus la personnalité juridique.  En matière de biens, le droit anglo‑canadien, tout comme celui du Québec, permet qu'un f{oe}tus soit bénéficiaire d'un legs ou d'une donation, mais ne protège ses intérêts que dans les cas où il naît vivant et viable (voir:  Earl of Bedford's Case (1587), 7 Co. Rep. 7b, 77 E.R. 421; Thellusson v. Woodford (1805), 11 Ves. Jun. 112, 32 E.R. 1030; et Elliot v. Lord Joicey, [1935] A.C. 209).  En droit de la famille, le f{oe}tus semble bénéficier d'une certaine protection mais, comme dans d'autres domaines juridiques, ses droits ne s'acquièrent et ne se concrétisent qu'à la naissance (voir K. v. K., [1933] 3 W.W.R. 351 (B.R. Man.), et Solowan v. Solowan (1953), 8 W.W.R. 288 (C.S. Alb.))

 

    La question de la protection du f{oe}tus en vertu de lois provinciales sur la protection de l'enfance a été traitée dans trois décisions judiciaires récentes:  Re Baby R (1988), 15 R.F.L. (3d) 225 (C.S.C.‑B.), Re Children's Aid Society of City of Belleville and T (1987), 59 O.R. (2d) 204 (C. prov. Ont. (Div. fam.)), et Re Children's Aid Society for the District of Kenora and J.L. (1981), 134 D.L.R. (3d) 249 (C. prov. Ont. (Div. fam.))  Dans les décisions Belleville et Kenora, les tribunaux ont statué que chacun des f{oe}tus en question était un "enfant" qui avait besoin de protection en vertu respectivement de la Loi de 1984 sur les services à l'enfance et à la famille et de la Loi sur le bien‑être de l'enfance.  Cette position fait cependant contraste avec celle adoptée par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique qui, dans la décision Baby R, est arrivée à la conclusion contraire relativement au mot anglais "child" ("enfant") employé dans la Family and Child Service Act de la Colombie‑Britannique.  La position anglaise appuie la conclusion du juge Macdonell dans la décision Baby R.  En effet, dans la cause célèbre Re F (in utero), [1988] 2 W.L.R. 1288, la Cour d'appel d'Angleterre a conclu qu'à aucun stade de son développement, le f{oe}tus n'avait d'existence indépendante de celle de sa mère et que la cour ne pouvait donc pas exercer à l'égard du f{oe}tus sa compétence de tutelle.

 

    Pour conclure:  vu ce traitement des droits du f{oe}tus en droit civil et de surcroît l'uniformité constatée dans les ressorts de common law, ce serait une erreur que d'interpréter les dispositions vagues de la Charte québécoise comme conférant la personnalité juridique au f{oe}tus.

 

    Voilà qui termine notre examen de l'argument de l'appelante relatif aux "droits substantifs" en autant que cet argument se fonde sur la législation québécoise.  Il est à noter qu'étant donné notre décision sur la question des "droits du f{oe}tus", il n'a pas été nécessaire d'étudier le second aspect de l'argument relatif aux "droits substantifs", savoir que, même dans l'hypothèse de l'existence de droits du f{oe}tus, ceux‑ci ne sauraient justifier que l'on contraigne une femme à porter un f{oe}tus à terme.

 

    (2)  La Charte canadienne des droits et libertés 

 

    Bien que l'argument principal invoqué à l'appui de l'injonction soit fondé sur le droit du Québec, l'intimé et certains intervenants ont aussi indiqué que la Charte  canadienne  pourrait fournir une base distincte à l'injonction.

 

    Cet argument repose sur l'affirmation que le terme "chacun" employé à l'art. 7  de la Charte  canadienne  comprend le f{oe}tus, qui jouit de ce fait du droit "à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne".  Il convient de citer de nouveau l'art. 7:

 

    7.  Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

    À notre avis, il n'est pas nécessaire dans le cadre de ce pourvoi de traiter cette question.  Il s'agit d'une action civile entre deux particuliers.  Pour que la Charte  canadienne  puisse être invoquée, l'État doit avoir pris une mesure quelconque qu'on attaque (voir  SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S 573, et Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342).  L'argument selon lequel la Charte suffit par elle‑même pour fonder l'injonction en cause ne constitue pas une attaque dirigée contre un acte de l'État.  L'intimé n'a cité aucune "loi" dont il peut affirmer qu'elle porte atteinte à ses droits ou à ceux d'autrui.  On n'a pas soulevé la question de savoir si l'art. 7 pourrait servir de fondement à une demande de protection par l'État.  Ni l'intimé ni les intervenants qui ont invoqué la Charte  canadienne  comme base possible de l'injonction n'ont contesté le bien‑fondé de l'arrêt Dolphin Delivery ni offert de raison de distinguer cet arrêt de l'espèce.  En conséquence, cet arrêt permet de répondre entièrement à l'argument fondé sur la Charte.

 

    Comme nous l'avons souligné, la Cour a exercé son pouvoir discrétionnaire de poursuivre l'audition du pourvoi bien qu'il fût devenu théorique, afin de résoudre l'importante question juridique qu'il soulevait et donner ainsi des éclaircissements sur la situation des femmes se trouvant à faire face aux difficultés rencontrées par Mme Daigle.  Ce serait tout autre chose cependant de traiter d'autres questions juridiques qu'il n'est pas nécessaire d'aborder pour atteindre cet objectif.  La jurisprudence de notre Cour indique qu'il convient d'éviter en matière constitutionnelle toute déclaration inutile:  Morgentaler (no 2), précité, à la p. 51; Borowski, précité; John Deere Plow Co. v. Wharton, [1915] A.C. 330 (C.P.), à la p. 339; Winner v. S.M.T. (Eastern) Ltd., [1951] R.C.S. 887, à la p. 915.

 

    (3)  Les "droits du père"

 

    L'argument relatif aux "droits du père" (plus exactement "droits du père en puissance") constitue le troisième et dernier fondement possible des droits substantifs dont l'existence est nécessaire pour justifier l'injonction contestée en l'espèce.  Cet argument paraît reposer sur la proposition que le père en puissance, en raison de sa participation à la conception, possède un droit égal de décider du sort du f{oe}tus.  On n'a pas beaucoup insisté sur cet argument au cours des débats.  Plusieurs parties y ont fait allusion de façon indirecte, mais il semble avoir été retenu par le juge Viens en Cour supérieure et par le juge LeBel en Cour d'appel.

 

    L'argument paraît dénué de tout fondement jurisprudentiel.  Aucun tribunal du Québec ni d'ailleurs, n'a jamais admis l'argument voulant que l'intérêt du père à l'égard d'un f{oe}tus qu'il a engendré puisse fonder le droit d'opposer un veto aux décisions d'une femme relativement au f{oe}tus qu'elle porte.  Plusieurs juridictions en dehors du Québec ont examiné et explicitement rejeté cet argument:  Paton v. British Pregnancy Advisory Service Trustees, précité; Medhurst v. Medhurst, précité; Whalley v. Whalley (1981), 122 D.L.R. (3d) 717 (C.S.C.‑B.); Mock v. Brandanburg (1988), 61 Alta. L.R. (2d) 235 (B.R.); Doe v. Doe, 314 N.E.2d 128 (Mass. 1974); Jones v. Smith, 278 So.2d 339 (Fla. Dist. Ct. App. 1973).  Nous n'avons pu trouver une seule décision, au Québec ou ailleurs, qui appuie l'allégation de l'existence des "droits du père" nécessaires pour fonder l'injonction en cause.  Rien dans le Code civil ni dans aucune loi québécoise ne peut être invoqué au soutien de cet argument.  Cette absence de tout fondement juridique est fatal pour l'argument relatif aux "droits du père".

 

V ‑ Conclusion

 

    La conclusion à tirer de l'analyse qui précède est qu'il n'existe pas de droits substantifs qui puissent fonder l'injonction en cause.  Cela suffit pour décider en faveur de l'appelante.  Nous concluons en conséquence que le pourvoi doit être accueilli.  Comme en a statué la Cour dans sa décision initiale, il n'y aura pas d'adjudication de dépens relativement au pourvoi.

 

    Pourvoi accueilli.

 

    Procureurs de l'appelante:  Cliche & Cliche, Val D'Or.

 

    Procureurs de l'intimé:  Kélada, Binda, Montréal.

 

    Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada:  John C. Tait, Ottawa.

 

    Procureur de l'intervenant le procureur général du Québec:  Jean Bouchard, Ste‑Foy.

 

    Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne pour le droit à l'avortement (ACDA):  Ruby & Edwardh, Toronto.

 

    Procureurs de l'intervenant le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes (FAEJ):  Goyette, Cossette & Associés, Montréal.

 

    Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles:  Tory, Tory, DesLauriers & Binnington, Toronto.

 

    Procureurs de l'intervenante la Campaign Life Coalition:  Greenspan, Rosenberg, Toronto.

 

    Procureurs des intervenants Canadian Physicians for Life et l'Association des médecins du Québec pour le respect de la vie:  Nelligan & Power, Ottawa.

 

    Procureur de l'intervenant REAL Women of Canada:  Angela M. Costigan, Toronto.

 



     *Motifs déposés le 16 novembre 1989.

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