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Cour suprême du Canada

Coalitions—Fusion et monopole—Infractions commerciales—Restriction à la liberté du commerce—Fardeau de la preuve—Obligation du ministère public, d’établir le «détriment»—Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C-23, art. 2, 33—Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1952, c. 314, art. 2, 32.

Les intimées ont été inculpées sous des chefs d’accusation d’infractions à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1952, c. 314, dans sa forme modifiée, en vigueur jusqu’au 10 août 1960, et à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C‑23. Les accusations portées en vertu de la Loi de 1952 alléguaient que trois des intimées avaient, premièrement, pris part à la formation et au fonctionnement d’une coalition (c’est‑à‑dire, une fusion, un trust ou un monopole aux termes de la Loi) par suite de l’achat ou de l’acquisition du contrôle de certains journaux du Nouveau-Brunswick; deuxièmement, qu’elles avaient pris part à une coalition en contrôlant pour une grande part ou complètement l’entreprise de production, de fourniture ou de négoce des quotidiens de langue anglaise dans tout le Nouveau-Brunswick; et, troisièmement, que les quatre accusées avaient pris part à la formation d’un monopole en contrôlant pour une grande part ou complètement au Nouveau-Brunswick l’entreprise de production, de fourniture, de vente ou de négoce des quotidiens de langue anglaise de cette province. L’accusation portée en vertu de la Loi de 1970 alléguait que l’intimée K.C. Irving, Limited avait enfreint cette loi en prenant part à la formation d’une fusion par suite de l’achat ou de l’acquisition du contrôle de l’entreprise

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de University Press of New Brunswick Limited, une compagnie engagée dans la production, la fourniture, la vente ou le négoce de quotidiens de langue anglaise. Durant la période en cause, cinq journaux paraissaient quotidiennement dans la province et tous étaient contrôlés part K.C. Irving, Limited. Les accusées ont respectivement été déclarées coupables au regard de la plupart des chefs d’accusation mais en appel, la Division d’appel a acquitté toutes les accusées au regard de tous les chefs d’accusation. L’autorisation d’appel a été donnée sur les trois questions de droit suivantes: la Cour d’appel a-t-elle commis une erreur

(1) dans l’interprétation des termes «au détriment ou à l’encontre de l’intérêt du public, qu’il s’agisse de consommateurs, de producteurs ou d’autres personnes …» tels que ces termes sont employés dans les définitions de «fusion» et de «monopole» dans la Loi et dans la définition de «coalition» dans les lois antérieures;

(2) en statuant que a) le fait que la concurrence a été empêchée ou réduite indûment n’a pas créé de présomption qu’on ait agi ou semblé agir au détriment du public et, b) même si pareille présomption avait existé, il y avait preuve pour la repousser;

(3) dans l’appréciation du sens de «concurrence» au regard des faits en l’espèce.

Arrêt: Le pourvoi doit être rejeté.

On ne pouvait prétendre, à la lumière des motifs de jugement des tribunaux de première instance et d’appel que l’on a prouvé en fait l’existence d’un préjudice. Le groupe Irving possédait un contrôle suffisant sur les quotidiens de langue anglaise du Nouveau-Brunswick pour correspondre au début des définitions de «fusion» et de «monopole» et à une partie de la définition de «fusion, trust ou monopole» mais il restait à déterminer si, par l’acquisition d’un tel contrôle, la concurrence était ou semblait devoir être réduite au détriment ou à l’encontre de l’intérêt public et si la ou les personnes qui exerçaient ce contrôle avaient exploité ou semblaient devoir exploiter [l’entreprise contrôlée] au détriment ou à l’encontre de l’intérêt du public. A la lumière de la définition du terme «fusion» dans la loi actuelle, on ne peut affirmer que l’acquisition d’un contrôle complet sur une entreprise dans une région donnée (par opposition à l’acquisition d’un contrôle partiel) signifie que non seulement la concurrence dans cette région est ou semble devoir être réduite, mais aussi que cette réduction certaine ou possible de la concurrence se fait au détriment ou à l’encontre de l’intérêt du public. En outre, même si l’on pouvait faire une telle déduction, on ne peut la faire en l’espèce compte tenu de la preuve et des conclusions des cours d’instance inférieure.

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Le juge de première instance a commis une erreur en statuant que, comme la preuve démontrait l’existence d’un monopole [c’est-à-dire l’achat de tous les quotidiens de langue anglaise dans la province], il fallait conclure à l’existence, en droit, d’un préjudice. Le ministère public devait prouver le «détriment» ou démontrer que l’intérêt public avait été défavorablement touché, et il ne l’a pas fait. La seule preuve était théorique: certains témoins ont parlé de menace pour la liberté de la presse (d’où un préjudice possible causé au public). Ces déclarations ne sont fondées sur aucune étude de la situation et ces témoins ne faisaient pas précisément allusion à l’exploitation des journaux en cause.

[Arrêts mentionnés: Howard Smith Paper Mills Ltd. c. La Reine, [1957] R.C.S. 403; R. v. Container Materials Ltd. (1941), 76 C.C.C. 18, confirmé par [1942] R.C.S. 147; R. v. Northern Electric Co. Ltd., [1955] O.R. 431; R. v. Canadian Breweries Ltd., [1960] O.R. 601; R. v. Eddy Match Co. Ltd. (1954), 109 C.C.C. 1; R. v. Morrey (1956), 19 W.W.R. 299]

POURVOI contre un jugement de la Cour suprême du Nouveau-Brunswick, Division d’appel[1] qui a accueilli l’appel des intimées d’une décision du juge Robichaud[2] qui avait reconnu les intimées coupables d’infractions à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1952, c. 314, art. 32 et à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C-23, art. 33. Pourvoi rejeté.

W.L. Hoyt, c.r., et F.N. MacLeod, pour l’appelante.

J.J. Robinet te, c.r., et D.M. Gillis, c.r., pour les intimées.

Le jugement de la Cour a été rendu par

LE JUGE EN CHEF—Les quatre compagnies intimées dans ce pourvoi ont été inculpées sous deux actes d’accusation, en date du 3 octobre 1972, d’infractions (1) à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1952, c. 314, dans sa forme modifiée, en vigueur jusqu’au 10 août 1960, et (2) à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C-23, qui, en ce qui concerne les dispositions pertinentes en l’espèce, reprend les dispositions de la loi antérieure entrée en vigueur le 10 août 1960.

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Selon le premier acte d’accusation, (1) K.C. Irving, Limited, New Brunswick Publishing Company Limited et University Press of New Brunswick Limited auraient pris part, entre le 8 septembre 1948 et le 9 août 1960, dans les villes de Saint-Jean, de Moncton, de Frederiction et ailleurs au Nouveau-Brunswick, à la formation ou au fonctionnement d’une coalition, c’est-à-dire une fusion, un trust ou un monopole, aux termes de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1952, c. 314, dans sa forme modifiée, par suite de l’achat ou de l’acquisition du contrôle de certains journaux du Nouveau-Brunswick; (2) ces trois compagnies auraient pris part, au cours de la même période, à une coalition, c’est-à-dire une fusion, un trust ou un monopole, aux termes de la même loi, en contrôlant pour une grande part ou complètement l’entreprise de production, de fourniture ou de négoce des quotidiens de langue anglaise dans tout le Nouveau-Brunswick; et (3) ces trois compagnies et Moncton Publishing Company Limited auraient pris part, entre le 10 août 1960 et le 30 novembre 1971, dans les villes de Saint-Jean, de Moncton, de Fredericton et ailleurs au Nouveau-Brunswick, à la formation d’un monopole en contrôlant pour une grande part ou complètement dans une région du Canada, à savoir le Nouveau-Brunswick, l’entreprise de production, de fourniture, de vente ou de négoce des quotidiens de langue anglaise du Nouveau-Brunswick, contrairement aux dispositions de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C-23.

Selon le deuxième acte d’accusation, K.C. Irving, Limited aurait enfreint la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C-23, en prenant part, entre le 10 août 1960 et le 30 novembre 1971, dans les villes de Saint-Jean, de Moncton, de Fredericton et ailleurs au Nouveau-Brunswick, à la formation d’une fusion par suite de l’achat ou de l’acquisition du contrôle par l’accusée de l’entreprise de University Press of New Brunswick Limited, une compagnie engagée dans la production, la fourniture, la vente ou le négoce de quotidiens de langue anglaise.

Le juge Robichaud de la Cour suprême du Nouveau-Brunswick a conclu à la culpabilité au regard des quatre chefs d’accusation. Dans ses

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longs motifs rendus le 24 janvier 1974, il a incorporé par renvoi de nombreux passages des plaidoiries écrites du ministère public, qui se composaient principalement d’extraits de jugements publiés ayant trait, pour la plupart, à des accusations de complot visant à réduire indûment la concurrence. K.C. Irving, Limited a été déclarée coupable sous les quatre chefs d’accusation; New Brunswick Publishing Company Limited l’a également été au regard des trois accusations portées contre elle, tandis que University Press of New Brunswick a été déclarée coupable d’une seule des trois infractions dont elle était accusée, savoir sa participation à un monopole illégal entre le 10 août 1960 et le 30 novembre 1971; Moncton Publishing Company Limited a également été déclarée coupable de cette infraction la seule dont elle était accusée.

Dans un jugement unanime rendu le 4 juin 1975 par le juge Limerick, la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a infirmé ces déclarations de culpabilité (ainsi que les sentences) et a acquitté toutes les accusées. L’autorisation de se pourvoir devant cette Cour a été donnée sur les trois questions de droit suivantes:

(1) La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a-t-elle commis une erreur dans l’interprétation des termes «au détriment ou à l’encontre de l’intérêt du public, qu’il s’agisse de consommateurs, de producteurs ou d’autres personnes …» tels que ces termes sont employés dans les définitions de «fusion» et de «monopole» dans la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions», S.R.C. 1970, c. C-23 et dans la définition de «coalition» dans les lois antérieures?

(2) La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a-t-elle commis une erreur en statuant que a) le fait que la concurrence a été empêchée ou réduite indûment n’a pas créé de présomption qu’on ait agi ou semblé agir au détriment du public et, b) même si pareille présomption avait existé, il y avait preuve pour la repousser?

(3) La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a-t-elle commis une erreur dans l’appréciation du sens de «concurrence» au regard des faits en l’espèce?

En l’espèce, les dispositions législatives pertinentes sont (1) les définitions de «fusion, trust ou monopole» en tant que formes de coalitions interdites par la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions en vigueur avant le 10 août 1960, et (2) les

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définitions de «fusion» et de «monopole» qui apparaissent séparément dans la modification législative de 1960 (Can.), c. 45 et que l’on retrouve telles quelles aujourd’hui dans la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C-23. Le paragraphe 32(1) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1952, c. 314, dans sa forme modifiée, édicte que quiconque est partie ou prend part, ou sciemment aide, à la formation ou au fonctionnement d’une coalition est coupable d’un acte criminel. Selon la définition de l’al. 2a), le terme «coalition» signifie, notamment, une fusion, un trust ou monopole qui a fonctionné ou qui est de nature à fonctionner au détriment ou à l’encontre des intérêts du public, qu’il s’agisse de consommateurs, de producteurs ou d’autres personnes; et l’al. 2e) définit les termes «fusion, trust ou monopole» (sans distinction entre les trois) de la manière suivante:

… une ou plusieurs personnes

(i) qui a ou qui ont acheté, pris à loyer ou autrement acquis quelque contrôle ou intérêt sur la totalité ou une partie de l’entreprise d’un tiers, ou

(ii) qui sensiblement ou complètement exerce ou exercent une influence prépondérante, dans une région ou dans un district particulier du Canada tout entier, sur la catégorie ou le genre d’entreprise à quoi cette personne s’est livrée ou ces personnes se sont livrées,

et cette définition s’étend et s’applique seulement aux entreprises de fabrication, de production, de transport, d’achat, de fourniture, d’emmagasinage ou de négoce de denrées susceptibles de faire l’objet d’une industrie ou d’un commerce; mais le présent paragraphe ne doit pas être interprété ou appliqué de façon à restreindre ou affaiblir un droit ou intérêt découlant de la Loi sur les brevets ou de toute autre loi au Canada.

L’article 33 de la loi actuelle édicte que quiconque est partie intéressée ou contribue, ou sciemment aide, à une fusion ou un monopole, ou à la formation d’une fusion ou d’un monopole est coupable d’un acte criminel; et l’art. 2 donne des définitions distinctes des termes «fusion» et «monopole»:

2.

«fusion» signifie l’acquisition, par une ou plusieurs personnes, soit par achat ou location d’actions ou d’éléments d’actif, soit autrement, de tout contrôle sur la

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totalité ou quelque partie de l’entreprise d’un concurrent, fournisseur, client ou autre personne, ou d’un intérêt dans la totalité ou quelque partie d’une telle entreprise, moyennant quoi la concurrence

a) dans un commerce ou une industrie,

b) entre les sources d’approvisionnement d’un commerce ou d’une industrie,

c) entre les débouchés pour les ventes d’un commerce ou d’une industrie, ou

d) autrement que dans les circonstances prévues aux alinéas a), b) et c),

est ou semble devoir être réduite au détriment ou à l’encontre de l’intérêt du public, qu’il s’agisse de consommateurs, de producteurs ou d’autres personnes;

«monopole» sinifie une situation dans laquelle une ou plusieurs personnes contrôlent, pour une grande part ou complètement, dans tout le Canada ou quelqu’une de ses régions, la catégorie ou l’espèce d’entreprise à laquelle se livrent ces personnes, et ont exploité ou semblent devoir exploiter cette entreprise au détriment ou à l’encontre de l’intérêt du public, qu’il s’agisse de consommateurs, de producteurs ou d’autres personnes, mais une situation n’est pas réputée un monopole selon la présente définition du seul fait de l’exercice de quelque droit ou de la jouissance de quelque intérêt découlant de la Loi sur les brevets ou de toute autre loi du Parlement du Canada.

Examinons brièvement les circonstances à l’origine des présentes accusations. Durant la période en cause, cinq journaux de langue anglaise paraissaient quotidiennement au Nouveau-Brunswick, deux le matin et trois l’après-midi ou le soir. Dans la ville de Saint-Jean, New Brunswick Publishing Company Limited publiait un quotidien du matin, The Telegraph Journal, et un quotidien du soir, The Evening Times-Globe. A Moncton, Moncton Publishing Company Limited publiait un quotidien du matin, The Moncton Times, et un quotidien du soir, The Moncton Transcript. A Fredericton, University Press of New Brunswick Limited publiait un quotidien de l’après-midi, The Daily Gleaner. En 1944, K.C. Irving, Limited a acquis toutes les actions de New Brunswick Publishing Company Limited, et en 1948, cette dernière a acquis toutes les actions de Moncton Publishing Company Limited. K.C. Irving, Limited avait ainsi acquis la propriété et le contrôle de quatre des cinq quotidiens de langue anglaise au Nouveau-Brunswick

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durant la période mentionnée dans l’acte d’accusation, soit du 10 septembre 1948 au 9 août 1960. En 1958, elle a acquis 25 pour cent des actions de University Press of New Brunswick Limited, puis le contrôle de cette même compagnie par l’achat, en 1968, de 55 pour cent de ses actions, pour finalement faire l’acquisition, en 1971, du reste des actions en circulation.

Les présentes intimées n’ont pas soulevé la question de savoir si les journaux contrôlés par K.C. Irving, Limited par le biais de ses filiales en propriété exclusive sont des «denrées susceptibles de faire l’objet d’une industrie ou d’un commerce» aux fins de l’accusation d’avoir pris part à une «fusion, trust ou monopole»; elles n’ont pas non plus soulevé la question de savoir si les journaux étaient une «entreprise» aux fins des accusations de fusion et de monopole portées en vertu de l’actuelle Loi relative aux enquêtes sur les coalitions. Toutefois, le juge Limerick a pris soin de faire la distinction entre le journal en tant qu’objet matériel composé de pages de papier journal et le journal en tant que véhicule d’idées, d’éditoriaux et de nouvelles; il a conclu que, si un journal en tant qu’objet matériel est assujetti à la législation en matière de coalitions, au titre d’article pouvant faire l’objet d’une industrie ou d’un commerce, son contenu, lui, ne peut être assujetti comme tel à cette législation. Je n’ai pas à trancher la question et je préfère la laisser sans réponse, d’autant plus que, selon la preuve, il n’y a eu aucune tentative de centralisation, les directeurs et rédacteurs en chef respectifs des cinq journaux restant seuls responsables de la rédaction. A première vue, il paraît étrange que la politique rédactionnelle des journaux ne puisse faire l’objet d’une fusion ou d’un monopole prohibé par la loi mais, comme je l’ai dit, je préfère ne pas me prononcer sur ce point.

Je n’oublie pas l’argument du ministère public, développé plus à fond dans son factum que dans sa plaidoirie, selon lequel les tribunaux doivent examiner toute allégation de fusion ou de monopole dans le domaine journalistique avec le souci de préserver la liberté dans le domaine de la communication ou de la diffusion des nouvelles et des idées car, à la différence des autres genres d’entreprises commerciales, les journaux sont d’impor-

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tants moyens de communication pour l’information de l’opinion publique et la diffusion des idées et sont donc essentiels au maintien d’un climat démocratique sain. Ce point de vue diffère totalement de celui qu’a formulé le juge Limerick et puisque, dans la mesure où il a été exprimé, il l’a été dans l’argument principal du ministère public sur la preuve des éléments des infractions en cause, il sera plus commode d’en faire l’analyse lorsque j’examinerai cet argument.

Avant d’aborder les prétentions du ministère public et des intimées sur les trois questions du pourvoi, je vais me reporter brièvement aux conclusions du juge de première instance et de la Cour d’appel sur les faits. Le présent pourvoi ne porte sur aucune question de fait et personne n’a invoqué l’absence complète de preuves ni la méconnaissance totale de preuves admissibles à l’égard des points litigieux en l’espèce; cette Cour doit donc admettre les conclusions des tribunaux d’instance inférieure sur les faits, et les conclusions de la Cour d’appel sur les faits lorsqu’elles diffèrent de celles du juge de première instance.

Il est admis que le Nouveau-Brunswick est la région commerciale à considérer pour déterminer s’il existe une fusion ou un monopole prohibé par la loi. Les journaux publiés au Nouveau-Brunswick n’ont qu’une faible diffusion à l’extérieur de la province et, corrélativement, les journaux publiés ailleurs n’ont qu’une faible diffusion au Nouveau-Brunswick, tout au plus 3 pour 100 du marché de cette province. De plus, il est admis que les deux journaux du soir publiés respectivement à Saint-Jean et à Moncton ont une diffusion presque entièrement locale, et que le degré le plus élevé de concurrence au niveau de la diffusion se l’encontre dans la région de la Côte nord où paraissent le St-John Telegraph‑Journal et le Moncton Times. A un degré plus faible, le Daily Gleaner et le Telegraph-Journal se font concurrence dans la région de Fredericton et sa banlieue.

Selon la preuve, l’acquisition par K.C. Irving, Limited des cinq quotidiens de langue anglaise n’a pas modifié le marché desservi par ces derniers. Il n’a pas été question de tentatives d’élimination de

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la concurrence au niveau de la diffusion qui réduiraient la disponibilité de certains journaux; en fait, la diffusion s’est améliorée notablement pour chacun des journaux au cours de la période visée par les actes d’accusation. Quelles que soient les raisons de cette amélioration, personne ne laisse entendre que la compagnie-mère ou l’une de ses filiales auraient tenté de réduire la diffusion d’un journal pour favoriser un autre.

Selon le ministère public, les intimées auraient tenté de contraindre le seul quotidien de langue française au Nouveau-Brunswick, L’Évangéline, à cesser de publier. Il n’est pas nécessaire d’examiner en détail cette allégation puisque le juge de première instance a conclu qu’elle n’était pas fondée. Cette conclusion sur les faits n’a pas été modifiée en appel et ne peut donc pas être contestée ici.

J’ai parlé précédemment de la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’acquisition des journaux par K.C. Irving, Limited n’a donné lieu à aucune tentative pour influencer les directeurs et rédacteurs en chef respectifs de ces quotidiens dans la collecte ou la publication des nouvelles ou dans la politique rédactionnelle. Il a d’ailleurs conclu à l’existence d’une autonomie complète au niveau de la rédaction et il a constaté que les propriétaires avaient gardé à leur service tous les employés de chacun des journaux et même, dans certains cas, augmenté leur personnel. Il a également conclu que ces acquisitions par Irving ne se sont pas faites au détriment du public, au niveau des tarifs d’abonnement, du contenu et des tarifs publicitaires ni de l’amélioration de la qualité et de la quantité des nouvelles. Je reviendrai sur cette question lorsque je traiterai du droit applicable. Le juge de première instance a exposé d’autres conclusions sur les faits lorsqu’il a prononcé la sentence après avoir conclu à la culpabilité compte tenu de son interprétation des exigences du droit applicable. Voici ces conclusions:

[TRADUCTION] (1) Les cinq quotidiens ont enregistré une hausse de leur tirage;

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(2) Les deux journaux du matin n’ont pas cessé de paraître malgré leur situation financière déficitaire;

(3) La publication mensuelle Atlantic Advocate n’a pas cessé de paraître et l’imprimerie sise à Fredericton a continué ses opérations bien que ces deux entreprises soient déficitaires depuis plusieurs années;

(4) Des améliorations importantes ont été apportées à l’outillage et aux installations des compagnies de publication qui ont toutes stabilisé leur situation financière;

(5) L’économie et l’industrie provinciales ont bénéficié du réinvestissement de tous les profits dans des entreprises du Nouveau-Brunswick.

Aucun doute raisonnable ne subsiste quant à la véracité de ces faits étayés par la preuve apportée au cours de l’audience.

Relativement aux trois questions du pourvoi, l’avocat du ministère public (qui les traite dans un ordre différent) allègue que la Cour d’appel a commis une erreur en concluant que les filiales d’une compagnie-mère peuvent se faire concurrence et, par voie de conséquence, qu’elle a commis une erreur en concluant que l’acquisition de journaux indépendants qui, se concurrençaient auparavant, n’a pas eu pour effet de réduire une concurrence antérieure. De plus, le ministère public allègue que l’acquisition ou le contrôle d’une catégorie d’entreprise, dans une région particulière, peut se faire «au détriment ou à l’encontre de l’intérêt du public» en éliminant ou en réduisant la concurrence, et qu’advenant un tel résultat (qui doit être prouvé), il se crée alors une présomption réfutable de l’existence d’un préjudice. Enfin, il prétend que non seulement cette présomption n’a pas été réfutée, mais aussi que le préjudice causé au public a en fait été prouvé.

A mon avis, on ne peut prétendre, à la lumière des motifs de jugement des tribunaux de première instance et d’appel que l’on a prouvé en fait l’existence d’un préjudice. Ces deux jugements font état du contraire. Le juge de première instance a constaté que la seule allégation de préjudice véritable avait trait au quotidien de langue française L’Évangéline et, comme je l’ai déjà souligné, elle n’était pas étayée. Toutefois, le juge de première instance conclut à l’existence d’un préjudice en droit, qu’il expose en ces termes:

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[TRADUCTION] A mon avis, comme la preuve démontre clairement l’existence d’un monopole, du moins en ce qui a trait aux accusations relatives à la période postérieure à 1960, il faut conclure à l’existence, en droit, d’un préjudice.

Naturellement, lorsque le juge de première instance parle de «monopole» dans cet extrait, il ne peut faire allusion qu’à l’achat ou à la prise de contrôle de tous les quotidiens de langue anglaise. Puisque la définition de «monopole» associe un élément de préjudice à l’exploitation certaine ou possible d’une catégorie d’entreprise sur laquelle un contrôle important ou complet a été acquis, et puisque ce même élément se retrouve dans la définition de «fusion, trust ou monopole», dans la législation antérieure au 10 août 1960, peut-on dès lors affirmer sans plus que le préjudice est inhérent à l’acquisition du contrôle?

L’actuelle définition du terme «fusion», qui fait mention d’un contrôle, ne vise pas un contrôle important ou complet comme la définition de «monopole», mais plutôt l’acquisition de contrôle—ou d’intérêt—sur la totalité ou quelque partie d’une entreprise, moyennant quoi la concurrence est ou semble devoir être réduite au détriment ou à l’encontre de l’intérêt du public. La concurrence n’est pas un élément distinct à considérer lorsqu’il est question de monopole puisque, dès qu’il y a preuve de l’existence d’un contrôle important ou complet sur une entreprise dans une région donnée, on considère la concurrence comme étant sensiblement amoindrie ou éliminée. Il ne reste donc plus qu’à démontrer, pour établir l’infraction d’avoir été partie intéressée ou d’avoir sciemment aidé à la formation d’un monopole, que l’entreprise est exploitée ou semble devoir être exploitée au détriment ou à l’encontre de l’intérêt du public, et j’insiste sur le verbe «exploiter».

Il est certain qu’en l’espèce le groupe Irving possède un contrôle suffisant sur les quotidiens de langue anglaise du Nouveau-Brunswick pour correspondre au début des définitions de «fusion» et de «monopole» et à une partie de la définition de «fusion, trust ou monopole». Relativement à la signification du mot «fusion», il reste à déterminer si, par l’acquisition d’un tel contrôle, «la concurrence est ou semble devoir être réduite au détri-

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ment ou à l’encontre de l’intérêt du public»; et relativement à la signification des termes «monopole» et «fusion, trust ou monopole», il ne reste plus qu’à déterminer si la ou les personnes qui exercent ce contrôle «ont exploité ou semblent devoir exploiter [l’entreprise contrôlée] au détriment ou à l’encontre de l’intérêt du public». Pour y répondre, le ministère public allègue (1) qu’il ne peut exister de concurrence entre les filiales d’une même compagnie engagées dans la même entreprise ainsi contrôlée, ou qu’il est possible de déduire de l’acquisition d’un tel contrôle qu’il en résultera une réduction de la concurrence; (2) qu’une entrave à la concurrence ou sa réduction est préjudiciable à l’intérêt du public; (3) qu’en l’espèce, l’ingérence au niveau de la concurrence est «indue» et crée une présomption de préjudice certain ou possible et que, d’ailleurs, indépendamment de cette présomption, la preuve établit l’existence d’un tel préjudice.

Comme je l’ai déjà souligné, il n’a pas été prouvé qu’en fait un préjudice a été causé. Les autres points que soulève le ministère public se fondent sur ce que j’estime être une application erronée en l’espèce du droit régissant les complots ou accords illégaux visant à empêcher ou diminuer indûment la concurrence. Aucune des intimées n’a été accusée de complot illégal aux termes de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions. Aux termes de l’art. 32 de la loi actuelle, c’est l’accord ou l’arrangement prohibé qui constitue le fondement de l’infraction et, comme l’a fait valoir l’avocat principal des intimées, Me Robinette, il faut examiner une telle accusation en fonction de l’exécution probable de l’accord ou de l’arrangement, compte tenu de son but et de sa portée. C’est là l’opinion émise par cette Cour dans Howard Smith Paper Mills Ltd. c. La Reine[3], et je me reporte particulièrement aux motifs du juge Taschereau (alors juge puîné), du juge Kellock et du juge Cartwright (alors juge puîné) dans cette affaire.

En prétendant que des filiales engagées dans la même entreprise ne sont pas concurrentes ou ne peuvent être considérées comme telles, le ministère public semble les assimiler à des parties à un accord ou arrangement visant à réduire la concur-

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rence, qui résulterait de leur interdépendance structurale, la compagnie-mère étant la dernière bénéficiaire des profits de l’entreprise. A mon avis, c’est sur cette hypothèse que se fonde le ministère public pour invoquer des décisions en matière de complot, comme R. v. Container Materials Ltd.[4], et R. v. Northern Electric Company Limited[5], et pour tirer de ces décisions sur la réduction indue de la concurrence un appui pour sa prétention selon laquelle le caractère indû d’une fusion, s’il est démontré, emporte un préjudice ou du moins une présomption réfutable à cet effet.

De plus, le ministère public invoque à l’appui de sa prétention (1) le jugement du juge McRuer, juge en chef de la Haute Cour, dans R. v. Canadian Breweries Ltd.[6], où il est question de «fusion, trust ou monopole», à titre d’exemple de l’application du critère posé par l’emploi du terme «indûment» en matière de complot, pour démontrer que la «fusion, [le] trust ou [le] monopole» a fonctionné ou est de nature à fonctionner au détriment ou à l’encontre des intérêts du public; et (2) l’arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec dans R. v. Eddy Match Company Limited[7] (autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême du Canada refusée), à l’appui de sa prétention selon laquelle la preuve d’un contrôle sur une entreprise qui a pour effet d’éliminer toute possibilité de concurrence, donne naissance à la présomption que cette entreprise est ou peut être exploitée au détriment de l’intérêt du public.

Dans l’affaire Canadian Breweries, le juge en chef McRuer a accepté la prétention du ministère public selon laquelle, aux fins de la poursuite dans cette affaire, l’expression «ont fonctionné ou sont de nature à fonctionner au détriment ou à l’encontre des intérêts du public» a substantiellement la même signification que le terme «indûment» en matière de complot criminel: voir 126 C.C.C. à la p. 139. S’il entendait par là appliquer littéralement le droit en matière de complot au droit régissant les «fusion, trust ou monopole», selon la loi antérieure au 10 août 1960 et les «monopoles» selon la

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loi postérieure au 10 août 1960, son opinion va à l’encontre de celle qu’a exprimée le juge Kellock alors qu’il parlait en son nom et au nom des juges Rand et Fauteux dans l’affaire Howard Smith. Dans cette affaire, l’accusé avait formulé l’allégation contraire, savoir que le terme «indûment» au regard d’une accusation de complot devait être interprété en fonction de l’expression «a fonctionné ou est de nature à fonctionner au détriment ou à l’encontre des intérêts du public». Le juge Kellock a rejeté cette prétention en ces termes ([1957] R.C.S. à la p. 409):

[TRADUCTION] … S’il existe une différence entre les infractions décrites dans ces deux lois [le Code criminel et la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions], elle résulte de la volonté du Parlement. Nous verrons cependant que l’al. 498(1)d) [du Code criminel, traitant de complot pour prévenir ou diminuer indûment la concurrence] vise effectivement un préjudice causé à l’intérêt du public mais un préjudice dont la nature est expressément énoncée dans l’article lui-même.

Le ministère public s’appuie sur l’affaire Eddy Match en raison de la déclaration suivante du juge Casey dans la décision unanime de la Cour d’appel du Québec (109 C.C.C. à la p. 21):

[TRADUCTION] Il s’agit ici de ce qu’envisage l’al. 2(4)b)—le contrôle d’une catégorie d’entreprise; un contrôle qui, selon la preuve, a pour effet d’éliminer à toutes fins pratiques la concurrence. Une telle situation engendre la présomption que l’on prive ainsi le public de tous les avantages de la libre concurrence et cette privation, qui est la perte d’un droit, va nécessairement à l’encontre de l’intérêt du public.

Toutefois, on peut réfuter cette présomption et il ne paraît pas illogique qu’un certain «contrôle» puisse, dans des circonstances exceptionnelles, se révéler plus avantageux pour le public qu’un régime de libre concurrence pour l’entreprise. Mais lorsque les faits révèlent l’élimination systématique de la concurrence, la présomption de préjudice devient alors très forte. Dans ces circonstances, il incombe sans aucun doute à ceux contre qui la présomption joue de démontrer l’absence de préjudice. L’appelante n’a présenté aucune défense et il n’y a rien au dossier qui puisse lui venir en aide.

Je tiens à souligner qu’un verdict d’acquittement a été rendu dans l’affaire Canadian Breweries parce que l’on n’avait notamment pas réussi à prouver l’existence d’un contrôle important ou

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total sur l’industrie de la bière, tandis que, dans l’affaire Eddy Match, on avait réussi à prouver l’existence d’un préjudice certain ou possible. Le juge Casey traite de la question en ces termes (109 C.C.C. à la p. 22):

[TRADUCTION] … Ainsi, même si l’on ne peut déduire de l’existence d’un contrôle total, la possibilité d’un préjudice causé au public, cette déduction peut et doit être basée sur des mesures prises au cours de l’acquisition, de l’accroissement et de l’exercice de ce contrôle …

Le point que soulève la prétention du ministère public fut également traité par la majorité de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans R. v. Morrey[8]. Cette question fut soulevée de façon curieuse: il s’agissait d’accusations de participation à une coalition à la suite d’une entente visant (1) à fixer un prix commun pour l’essence, (2) à hausser le prix de ce produit et (3) à éliminer ou amoindrir la concurrence, et le ministère public prétendait que la preuve que la coalition «avait fonctionné ou était de nature à fonctionner au détriment des intérêts du public», constituait un élément essentiel de chacune de ces accusations. Selon l’opinion majoritaire, il s’agissait là d’une interprétation syntaxique douteuse puisque ces mots paraissaient se rapporter uniquement à une coalition ayant pour effet «d’autrement restreindre ou léser l’industrie ou le commerce, ou une fusion, un trust ou monopole». Mais en considérant ces mots selon le sens proposé par le ministère public, la majorité de la Cour d’appel a conclu que le juge de première instance avait commis une erreur en négligeant d’indiquer au jury la nécessité de prouver l’existence d’un préjudice certain ou possible (personne n’a témoigné sur ce point) et en informant le jury que s’il concluait à une réduction de la concurrence, il pouvait conclure que l’exploitation se faisait au détriment des intérêts du public.

De plus, la majorité de la Cour d’appel a rejeté la prétention du ministère public selon laquelle on pouvait présumer l’existence d’un préjudice, selon l’importance de la réduction de la concurrence. Parlant au nom de la majorité et rejetant la possibilité d’appliquer les affaires criminelles en

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matière de complot, le juge Sidney Smith (aux motifs duquel le juge Bird a souscrit) s’est exprimé en ces termes (à la p. 341):

[TRADUCTION] … Ici la Loi [relative aux enquêtes sur les coalitions] est très claire; l’élimination ou la réduction de la concurrence ne suffit pas. Le ministère public doit prouver en outre que les entreprises incriminées ont fonctionné ou sont de nature à fonctionner au détriment ou à l’encontre des intérêts du public….

Deux autres observations s’imposent au sujet de l’affaire Morrey. Le jury a rendu, dans cette affaire-là, un verdict de culpabilité sur les deux accusations susmentionnées mais a rendu un verdict d’acquittement sur l’accusation de participation à une entente visant à empêcher ou à amoindrir la concurrence. L’erreur d’instruction se rapportait aux autres accusations (le ministère public n’a logé aucun appel incident) et se fondait sur le fait que le jury avait dû tenir compte de la présomption de préjudice lorsqu’il a rendu ses verdicts de culpabilité au regard desdites accusations. La seconde observation a trait à la dissidence du juge Davey fondée sur son opinion que le ministère public n’avait pas à prouver l’existence du préjudice en question pour étayer les déclarations de culpabilité. Selon lui, cela ne constituait pas un élément desdites accusations.

En soutenant qu’il y avait une présomption de préjudice, le ministère public semblait prétendre que la présomption découlait non pas de la preuve d’un contrôle important (dans le cas d’un «monopole», tel que défini dans la législation actuelle) ou de la preuve d’un certain contrôle (répondant ainsi partiellement à la définition de «fusion» dans la loi actuelle), mais plutôt de la preuve d’un contrôle complet dans chaque cas, ce qui équivaut au critère du «caractère indû» en matière de complot. En fait, il s’agissait là d’une adaptation du moyen invoqué par le ministère public dans l’affaire Morrey et que, selon moi, on a eu raison de rejeter.

En utilisant le terme «présomption», le ministère public ne parle pas d’une déduction possible mais non nécessaire que l’on peut tirer de la preuve, mais plutôt d’une déduction à tirer à l’égard du fait présumé—en l’espèce, le préjudice requis—d’après la preuve d’un fait essentiel—en l’espèce, l’acquisition du contrôle complet sur une entreprise dans une région donnée.

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Je suis d’avis qu’en l’absence d’une disposition législative à cet effet, un tribunal ne peut, dans une affaire criminelle, soulever une présomption semblable à celle que le ministère public allègue en l’espèce. La déduction, comme étape du processus logique, permet de tirer des conclusions à partir des faits prouvés, alors qu’une présomption légale réfutable a pour effet de renverser le fardeau de la preuve qui incombe, en l’absence de dispositions législatives contraires, au ministère public au regard de chaque élément d’une infraction dont est inculpé un accusé.

A la lumière de la définition du terme «fusion» dans l’actuelle Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, on ne peut affirmer que l’acquisition d’un contrôle complet sur une entreprise dans une région donnée (par opposition à l’acquisition d’un contrôle partiel) signifie nécessairement que non seulement la concurrence dans cette région est ou semble devoir être réduite, mais aussi qu’en raison de ce contrôle, cette réduction certaine ou possible de la concurrence se fait au détriment ou à l’encontre de l’intérêt du public. Même si l’acquisition d’un contrôle complet suffisait pour en déduire la réduction certaine ou possible de la concurrence, on ne peut en l’espèce faire cette déduction compte tenu de la preuve et des conclusions du juge de première instance et de la Cour d’appel, selon lesquelles la concurrence antérieure dans la région en question a persisté et s’est même accrue après l’acquisition des journaux.

Cela suffit à écarter les accusations de participation à une fusion illégale aux termes de la présente loi. Les accusations de participation à une «fusion, [un] trust ou monopole» aux termes de la législation antérieure, et de participation à un «monopole» aux termes de la loi actuelle soulèvent la question de l’exploitation certaine ou possible, au détriment ou à l’encontre de l’intérêt du public, d’une catégorie d’entreprise entièrement contrôlée dans une région donnée. A mon avis, la même conclusion s’impose: il faut faire la preuve de cet élément de l’infraction et on ne peut en présumer l’existence, contrairement à la prétention du ministère public, simplement à partir de la preuve d’un contrôle complet sur une entreprise, et encore moins uniquement à partir de la preuve d’un con-

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trôle important. La preuve doit donc aller plus loin, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Il est vrai que certains témoins, qualifiés d’experts par le juge de première instance, ont déclaré que le regroupement d’un certain nombre de journaux, accompagné d’un droit de contrôle sur les éditoriaux et les reportages, constitue une menace pour la liberté de la presse (d’où un préjudice possible causé au public). Il s’agit là de déclarations théoriques qui ne sont fondées sur aucune étude de la situation au Nouveau-Brunswick, et ces témoins ne faisaient pas précisément allusion à l’exploitation des journaux en cause.

Je suis d’avis de rejeter le pourvoi du ministère public. Par conséquent, il est inutile de décider si, en vertu du principe énoncé dans Kienapple c. La Reine[9], un tribunal doit, après avoir inscrit une déclaration de culpabilité au regard du premier chef du premier acte d’accusation, rendre un verdict d’acquittement sur les autres chefs et sur l’accusation contenue dans le second acte, parce que toutes les accusations reposent sur des faits prétendument identiques.

Pourvoi rejeté.

Procureur de l’appelante: D.S. Thorson, Ottawa.

Procureurs des intimées: McCarthy & McCarthy, Toronto.

 



[1] (1975), 11 N.B.R. (2d) 181.

[2] (1974), 7 N.B.R. (2d) 360.

[3] [1957] R.C.S. 403.

[4] [1941] 3 D.L.R. 145, 76 C.C.C. 18, conf. [1942] R.C.S. 147.

[5] [1955] O.R. 431, 111 C.C.C. 241.

[6] [1960] O.R. 601, 126 C.C.C. 133.

[7] (1954), 109 C.C.C. 1.

[8] (1956), 115 C.C.C. 337, 19 W.W.R. 299.

[9] [1975] 1 R.C.S. 729.

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