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Cour Suprême du Canada

Expropriation—Indemnité—Quantum—Éléments en cause—Au moment de l’expropriation l’usage de la propriété ne constituait pas l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel—Valeur pour le propriétaire—Frais de réinstallation—Valeur marchande pour l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel—The Municipal Expropriation Act, R.S.S. 1965, chap. 166.

Un arbitre a accordé à l’intimée une indemnité de $203,775 pour l’expropriation par la ville de Saskatoon de 19,500 pieds carrés de terrain situé à une intersection, près de la partie commerçante de la ville, et utilisé pour une entreprise de fonderie. L’arbitre a souligné que cet usage était très inférieur au potentiel économique des terres et, citant la jurisprudence, il a jugé qu’un propriétaire, dans la situation de la requérante, qui réclame une indemnité fondée sur l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, ne peut réclamer en outre la valeur des bâtiments sis sur ce terrain ni d’indemnité pour le trouble de jouissance, à moins que la valeur du terrain dans son usage actuel, ainsi que la valeur des bâtiments et la perte engendrée par le trouble de jouissance n’excèdent la valeur du terrain pour son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel.

Par un jugement rendu à la majorité, la Cour d’appel de la Saskatchewan a porté cette indemnité à $362,000 et la ville a interjeté appel de cette décision devant la présente Cour.

Arrêt (le juge Estey étant dissident): Le pourvoi doit être accueilli et l’arrêt de la Cour d’appel modifié pour fixer l’indemnité à $230,000.

Le juge en chef Laskin et les juges Spence, Pigeon et Dickson: Il est admis en l’espèce que l’usage des lieux n’était pas le plus rémunérateur ni le plus rationnel. Donc, pour décider si le propriétaire aurait accepté la valeur marchande des lieux fondée sur l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel et les aurait quittés, il faut prendre en considération tous les frais de réinstallation. Comme l’a fait remarquer le juge Brownridge qui a rendu le jugement majoritaire de la Cour d’appel, même

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en acceptant le coût de remplacement du terrain, le coût d’un bâtiment semblable après dépréciation, les installations électriques et les fondations, il reste une réclamation au titre du préjudice commercial que la requérante évalue à $440,365.50. Le juge Brownridge partageait l’opinion de l’arbitre que cette partie de la réclamation était grandement exagérée. L’arbitre a jugé impossible d’évaluer ce montant et a préféré accorder 10 pour cent de ce qu’il estimait être la véritable valeur marchande des terrains. Ajoutant ce montant, soit $18,525, à la valeur marchande du terrain qu’il a fixée à $185,250, il est arrivé au total de $203,775.

Le juge Brownridge de la Cour d’appel estimait que $100,000 était une indemnité juste et raisonnable au titre du préjudice commercial. Il a donc additionné ce montant, $32,000 pour les fondations et les installations électriques et la valeur marchande du terrain qu’il a fixé à $230,000, pour arriver au total de $362,000.

Le juge Hall, dissident, a abordé le problème sous le bon angle: il a d’abord pris la valeur marchande de $230,000 et, ensuite, pour essayer de déterminer si le vendeur accepterait ce montant et quitterait la propriété, il a tenté d’additionner les frais de réinstallation. Le juge Hall a pris comme valeur pour le propriétaire le montant fixé par le savant arbitre, soit $203,100. Il l’a fait en reventilant le résultat auquel était parvenu l’arbitre: valeur marchande du terrain nu utilisé pour une fonderie $10,000; valeur des bâtiments après dépréciation $51,000; fondations et installations électriques $32,100; frais de réinstallation $110,000; total $203,100.

Ni l’arbitre ni aucun membre de la Cour d’appel n’a laissé entendre que le montant accordé pour le trouble de jouissance devrait être supérieur à $110,000 et le juge Hall a eu raison de retenir ce montant, de l’ajouter aux autres frais de réinstallation du propriétaire, pour parvenir à un total de $203,100, de comparer ce montant à la valeur marchande du terrain pour l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, soit $230,000, et de conclure alors que l’indemnité devait être fixée à ce dernier montant.

Jurisprudence: Diggon-Hibben Ltd. c. Le Roi, [1949] R.C.S. 712, appliqué; distinction faite avec Metropolitan Toronto c. Samuel, Son & Co., [1963] R.C.S. 175, Le Roi c. Edwards, [1946] R.C. de l’É. 311; La Commission de la Capitale nationale c. Budd et autres, [1968] 1 R.C. de l’É. 402; Drew c. La Reine, [1961] R.C.S. 614.

Le juge Estey, dissident: Selon l’expert cité par la requérante, la valeur marchande moyenne du terrain arrondie à $205,000 constitue la juste valeur marchande

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du terrain exproprié sans bâtiments, évalué selon l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel à l’époque de l’expropriation. Pour valoir ce montant, on doit considérer le terrain libre de bâtiments qui ne sont pas liés ou associés à l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel. Selon cette méthode, on ne peut donc accorder aucune valeur aux bâtiments.

Lorsque l’on adopte le critère de la valeur pour le propriétaire, ce dernier recevra au moins la valeur marchande à titre d’indemnité. La valeur globale payable à un propriétaire dans ces circonstances comprend, selon les principes de droit applicable, l’indemnisation du trouble de jouissance réellement subi par le propriétaire. Il n’y a aucune différence (en ce qui concerne l’allocation d’une indemnité pour trouble de jouissance) entre la situation d’un exproprié qui fait du terrain l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel et celle d’un exproprié qui l’utilise de façon moins rentable. Cette distinction n’a pas été faite dans l’arrêt Saint John Harbour Bridge Authority c. J.M. Driscoll Ltd., [1968] R.C.S. 633.

De la formule établie par la majorité dans Horn v. Sunderland Corporation, [1941] 1 All E.R. 480 et appliquée dans La Commission de la Capitale nationale c. Budd et autres, [1968] 1 R.C.de l’É. 402, découle un résultat inéquitable et illogique. En vertu du principe établi dans Horn, on n’indemnisera du trouble de jouissance que lorsque additionné à la valeur marchande du terrain dont l’usage n’est pas le plus rémunérateur et le plus rationnel, le total est inférieur à la juste valeur marchande de ce terrain pour son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel; s’il est supérieur, l’indemnité pour trouble de jouissance se limitera à ce montant seulement. Cette technique d’évaluation signifie qu’un propriétaire qui fait du terrain exproprié un usage qui n’est pas le plus rémunérateur et le plus rationnel ne sera pleinement indemnisé pour le trouble de jouissance que lorsque la valeur du terrain et des bâtiments, d’après l’usage qu’en fait réellement le propriétaire, est, par hasard, égale à la valeur du terrain pour son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel. Par contre, un propriétaire qui fait du terrain exproprié l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel au moment de l’expropriation, sera toujours pleinement indemnisé pour le trouble de jouissance. Il n’y a donc pas de critère constant et rationnel dans la technique qui précède pour déterminer le droit à une indemnité pour trouble de jouissance parce que cette technique ne reconnaît pas le droit fondamental d’un propriétaire de toucher pareille indemnité, indépendamment de l’usage du terrain au moment de l’expropriation.

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En l’espèce, l’arbitre, qui a déclaré que les dépenses de trouble de jouissance «pourraient facilement se chiffrer à $92,150 ou plus», disposait de preuves abondantes au dossier. Toutefois, l’indemnité fut finalement calculée en fonction d’une compensation pour trouble de jouissance égale à 10 pour cent de la juste valeur marchande du terrain fixée par l’arbitre, soit $18,525.50. Mais cette conclusion est fondée sur les calculs de la valeur résiduelle qui ont débuté par l’évaluation de la valeur du terrain et des bâtiments. Le juge Hall de la Cour d’appel a ajouté ces 10 pour cent au montant de $92,150 pour arriver à une indemnité totale de $110,000 au titre du trouble de jouissance. Le juge Brownridge a par ailleurs conclu qu’on pouvait évaluer le trouble de jouissance à environ $100,000 et, compte tenu du dossier soumis à cette Cour, c’est la meilleure estimation. Donc l’indemnité totale due à l’appelante pour l’expropriation de son terrain est de $205,000 plus $100,000 soit au total $305,000.

POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan[1] qui a accueilli un appel d’une indemnité accordée par le juge Maher de la cour de district pour l’expropriation par la ville de Saskatoon de certains terrains, conformément aux dispositions de The Municipal Expropriation Act, R.S.S. 1965, chap. 166. Pourvoi accueilli, le juge Estey étant dissident.

J.B.J. Nutting, c. r., et R.J. Kucey, pour l’appelante.

D.E. Gauley, c. r., et P. Foley, pour l’intimée.

Le jugement du juge en chef Laskin et des juges Spence, Pigeon et Dickson a été rendu par

LE JUGE SPENCE—Pourvoi est interjeté d’un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan rendu le 13 janvier 1977. Dans une décision en date du 7 janvier 1975, le juge Maher avait accordé à l’intimée, Smith-Roles Ltd., une indemnité de $203,775 pour l’expropriation de 19,500 pieds carrés de terrain situé à l’angle de la promenade Idylwyld et de la 22e rue à Saskatoon.

Par un jugement rendu à la majorité, la Cour d’appel de la Saskatchewan a porté cette indem-

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nité à $362,000. Nous verrons plus loin à quoi correspondent ces montants.

Voici comment le savant arbitre décrit le secteur de la ville de Saskatoon où se trouve la propriété expropriée:

[TRADUCTION] Avant de décrire en détail les diverses évaluations, il convient de situer brièvement le bien-fonds exproprié. Comme on vient de le dire, les six lots se trouvent à l’angle nord-ouest de l’intersection de la promenade Idylwyld et de la 22e rue à Saskatoon. Cette promenade est une grande artère traversant le centre-ville de Saskatoon du nord au sud. Au nord, la promenade Idylwyld se divise en trois branches principales, la route n° 5 ou route Yellowhead vers North Battleford (Saskatchewan) et Edmonton (Alberta), la route n° 12 vers la région rurale du nord-ouest de la province et la route n° 11 vers Prince-Albert et le nord. Au sud, la promenade Idylwyld devient une autoroute, dont un des embranchements est la principale voie entre Regina et Saskatoon; les autres mènent à Winnipeg (Manitoba) par Yorkton (Saskatchewan) et au sud-est de la province.

De plus, la 22e rue conduit vers l’ouest à la route provinciale n° 14 vers Biggar (Saskatchewan) et en direction d’Edmonton (Alberta), et la route n° 7 suit l’axe sud‑ouest à travers cette région de la province et aboutit à Calgary (Alberta). A l’est sur la 22e rue, le terrain en question se situe à moins de deux coins de rue du Centennial Auditorium, la seule grande salle de concert et de spectacle de la ville et du Mid-Town Plaza, son plus grand centre commercial. La partie commerçante de la ville se trouve à quelques rues de là et la 22e rue sert d’artère principale entre le centre-ville et la moitié ouest de la ville.

Le savant arbitre décrit également l’usage que la requérante fait des lieux:

[TRADUCTION] J’estime pertinent en l’espèce d’examiner brièvement l’évolution et les activités de Smith-Roles Ltd. L’entreprise a été fondée en 1947 par Clement Roles, l’actuel président et directeur général de la compagnie, ingénieur diplômé en électricité et mécanique des universités de la Saskatchewan et du Manitoba.

A l’origine, l’entreprise ne vendait que du matériel de soudure, mais la compagnie a grandi et prospéré au cours des années, sous la direction personnelle de M. Roles. Au moment de l’expropriation, elle comportait un secteur de fonderie, Blanchard Foundry, et un secteur de

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fabrication, Milro-Lyn Co. La compagnie fabrique une cinquantaine d’articles différents et exploite un service de vente par correspondance des produits manufacturés et autres produits dans tout l’ouest du Canada et le nord des États-Unis. Elle a un bureau de vente et un entrepôt à London (Ontario) pour approvisionner les clients de cette province.

La compagnie emploie environ 137 personnes et pour l’année qui s’est terminée le 31 août 1973, ses ventes ont dépassé les trois millions de dollars.

En 1965, la compagnie a fait l’acquisition de la fonderie Blanchard, une entreprise en activité, au prix de $110,000. Depuis, elle a remplacé tout l’équipement, à deux exceptions près, et a ajouté de nombreuses machines modernes. Elle a continué d’exploiter l’entreprise dans le bâtiment d’origine qui faisait partie du bien-fonds lors de l’achat, mais l’a agrandi en 1972 au coût de $22,500. C’est le coût inscrit aux registres de la compagnie, mais il faut souligner qu’environ $5,000 sur ce montant correspondent au coût estimé de la supervision et des travaux effectués par le personnel de Smith‑Roles Ltd.

La fonderie fait partie intégrante des activités de Smith-Roles Corporation, y compris sa filiale Milro-Lyn. Les moulages de nombreux articles fabriqués par Smith-Roles Ltd. et Milro-Lyn et vendus par elles sont faits à la fonderie. La plupart des produits fabriqués sont envoyés vers les régions rurales et, en plus d’un service de vente par correspondance important, la compagnie emploie près de deux mille représentants de vente ruraux qui travaillent à temps partiel.

Les principaux articles fabriqués sont des soudeuses électriques, des poids pour roues de tracteur, des appareils de nettoyage vendus au États-Unis et au Canada et des canons épouvantails vendus à travers le monde. Les moulages de ces articles sont tous fabriqués à la fonderie Blanchard et environ 50 pour cent de sa production totale sont vendus par la fonderie elle-même ou mis en marché par Milro-Lyn, la filiale de Smith‑Roles Ltd.

Le déménagement dû à l’expropriation perturbe non seulement les activités commerciales pour la compagnie, ses filiales et représentants, mais implique aussi la réinstallation et la remise en marche de chaudières électriques complexes et d’autres machines.

Voici la conclusion de l’arbitre quant à l’usage du bien-fonds par la requérante:

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(TRADUCTION] Il ressort nettement de la preuve fournie par les deux parties que l’entreprise de fonderie n’est pas l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel de la propriété de la requérante. Telle est l’opinion des trois évaluateurs. En outre le témoin de la requérante, M. Fraser, un spécialiste en fonderie, a admis que le centre-ville n’est pas le meilleur endroit pour exploiter une industrie et qu’il serait à l’avantage de la fonderie actuelle d’être située ailleurs.

La fixation de l’indemnité est régie par les dispositions de l’art. 9 de The Municipal Expropriation Act, R.S.S. 1965, chap. 166:

[TRADUCTION] 9. Pour évaluer le montant de l’indemnité due au réclamant, le juge ou les arbitres doivent tenir compte:

a) de la valeur du bien-fonds et des améliorations y apportées à la date du dépôt du plan en vertu de l’article 4; et

b) du dommage, le cas échéant, causé à la partie du bien-fonds qui n’est pas expropriée,

et déduire du montant ainsi obtenu toute augmentation de la valeur de la partie non expropriée du bien-fonds en raison des ouvrages faits sur le bien-fonds exproprié ou à y faire.

Le savant arbitre a entendu la preuve des évaluateurs experts cités au nom de l’appelante et de l’intimée et a conclu qu’il devait accepter la preuve de l’expert appelé par la requérante, un nommé Magnar Kvatum. Le savant arbitre a dégagé du témoignage de M. Kvatum que, pour l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel des terres expropriées, la valeur marchande était de $182,250 et il a conclu en conséquence. J’y reviendrai plus loin. En appliquant cette disposition, le savant arbitre a, à mon avis, correctement conclu qu’il devait déterminer la valeur du terrain pour le propriétaire. Il a adopté les déclarations à cet effet que l’on retrouve dans plusieurs arrêts de cette Cour, particulièrement les déclarations du juge Rand dans Irving Oil Co. Ltd. c. Le Roi[2], à la p. 561, et dans Diggon-Hibben Ltd. c. Le Roi[3], à la p. 715, que je cite:

[TRADUCTION] que le propriétaire, au moment de l’expropriation, est réputé sans titre, mais tout le reste demeurant inchangé, et la question est de savoir ce qu’en

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homme avisé, il paierait la propriété plutôt que d’en être évincé.

Ce principe a été consacré par cette Cour et on peut le considérer comme le principe cardinal dans la fixation d’une indemnité d’expropriation. Comme je l’ai dit, le savant arbitre a souligné que l’usage des terres par l’actuelle requérante était très inférieur à leur potentiel économique. Après en avoir pris note, il a dit:

[TRADUCTION] Il s’ensuit qu’un propriétaire, dans la situation de la requérante, qui réclame une indemnité fondée sur l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, ne peut réclamer en outre la valeur des bâtiments sis sur ce terrain ni d’indemnité pour le trouble de jouissance, à moins que la valeur du terrain dans son usage actuel, ainsi que la valeur des bâtiments et la perte engendrée par le trouble de jouissance n’excèdent la valeur du terrain pour son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel.

A l’appui de cette proposition, le savant arbitre a mentionné deux arrêts: Le Roi c. Edwards[4], particulièrement le président Thorson à la p. 333, et La Commission de la Capitale nationale c. Budd et autres[5], citant le président Jackett (à la p. 407):

[TRADUCTION] Cependant, lorsque l’usage du terrain par le propriétaire ne constitue pas l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, un autre problème surgit. Il semble évident, et il est admis je crois en l’espèce, que dans’ ce cas la valeur pour le propriétaire est alors la plus élevée de:

a) la valeur marchande du terrain nu pour L’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel ou

b) la valeur marchande du terrain nu pour son usage actuel, plus la valeur de l’amélioration apportée par les bâtiments et les installations de l’entreprise et les montants alloués au titre du «préjudice commercial» que j’ai mentionné.

A mon avis, ces deux arrêts ne font qu’illustrer comment fixer la valeur du terrain pour le propriétaire selon le critère exposé par le juge Rand dans Diggon-Hibben Ltd. c. Le Roi, que je viens de citer.

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Ensuite, le savant arbitre a cherché à déterminer si la valeur pour le propriétaire excédait la valeur marchande du terrain qu’il avait fixée, comme je l’ai dit plus haut, à $182,250. Pour en évaluer la valeur, c’est-à-dire ce que le propriétaire paierait la propriété plutôt qu’en être évincé, il faut tenir compte de ses frais de réinstallation parce qu’en l’espèce comme dans la plupart des cas d’expropriation de propriétés industrielles, le propriétaire exproprié a l’intention d’exploiter son entreprise ailleurs et doit donc chercher d’autres locaux. Le savant arbitre a d’abord déterminé ce qu’il appelle la valeur du terrain exproprié pour l’usage qu’en faisait le propriétaire au moment de l’expropriation. Cette terminologie est utilisée dans beaucoup d’autres arrêts mais, à mon avis, ce concept n’est pas réaliste. Le terrain a la même valeur marchande qu’il serve à une entreprise ou qu’il soit inoccupé. Il se peut qu’un propriétaire ne tire pas tout le potentiel économique de sa propriété, mais ce potentiel économique est propre au terrain et sa valeur est la valeur marchande du terrain. En fait, le savant arbitre s’est informé du prix d’achat d’autres terrains convenant à l’exploitation de l’entreprise actuelle du propriétaire, savoir, une entreprise générale de fonderie. Il a retenu la déposition de M. Grant, un évaluateur assigné par la ville, qui a témoigné qu’on pouvait acheter des terrains semblables pour $5,600, savoir des terrains convenant à une entreprise de fonderie, mais que, comme ces terrains ne présentaient pas tous les avantages du terrain exproprié, il était prêt à dire que la valeur de ce terrain aux fins de la fonderie était de $10,000. Cette conclusion est critiquée dans le jugement de la majorité en Cour d’appel de la Saskatchewan, principalement parce que le terrain avait été évalué à $72,500 quelques années auparavant lorsque la requérante l’a acheté avec la fonderie.

Je n’accepte pas cette critique. Comme l’a remarqué le juge Hall dans ses motifs dissidents, sur lesquels je reviendrai, il est impossible de fixer la valeur du terrain dans un contrat qui vise la vente d’une entreprise complète, terrain y compris.

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Il est impossible d’établir un parallèle entre des évaluations de 1953, même si elles indiquent avec exactitude la valeur du terrain, et la valeur en 1973.

Le savant arbitre a ensuite considéré les autres frais que pourrait entraîner la réinstallation de l’industrie de la requérante. Toutes les parties s’entendent sur les deux montants suivants: le coût de remplacement des fondations en béton, $10,600, et le coût de certaines installations électriques, $21,500. Le savant arbitre les a ajoutés aux $10,000 susmentionnés. Il a retenu le chiffre de $51,000 pour la valeur du bâtiment situé sur le terrain exproprié après dépréciation. Il a également ajouté ce montant aux frais de réinstallation au motif que la requérante avait droit à un bâtiment semblable sur son nouveau terrain. La somme obtenue est de $93,100. Elle ne représente cependant pas tous les frais dont le propriétaire exproprié devra tenir compte pour décider s’il va accepter la valeur marchande du terrain et se réinstaller ailleurs. De façon générale, on peut qualifier ces autres frais de préjudice commercial. Le juge Locke les a très bien décrits dans Drew c. La Reine[6], à la p. 625:

[TRADUCTION] les dépenses et inconvénients causés par un déménagement, la perte des avantages dont jouissait le propriétaire en raison de l’emplacement de la propriété expropriée et, dans le cas d’une entreprise que le propriétaire envisage d’exploiter ailleurs, la perte causée par la désorganisation de l’entreprise, le manque à gagner pendant sa réinstallation, les frais de déménagement et autres dépenses inévitables.

L’arbitre a jugé qu’évaluer pareils frais était une tâche impossible. Bien qu’aux termes de l’expropriation, on ait accordé à la requérante une année entière, après l’enregistrement du plan, pour se réinstaller, elle n’a commencé ses démarches que peu avant la date du déménagement. En outre, elle a fourni une masse tellement confuse de preuves que le juge de première instance a estimé impossible de faire une évaluation exacte. Son opinion a été confirmée par la Cour d’appel. Dans ces circonstances, le savant juge de première instance a noté que dans Drew c. La Reine, précité, tous les membres de la Cour étaient d’avis que même si

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l’on ne pouvait accorder automatiquement 10 pour cent de la valeur marchande de la propriété en cas d’expropriation, on pouvait accorder dans certains cas un pourcentage au titre du trouble de jouissance causé par le déménagement. Le savant arbitre a donc ajouté à la valeur marchande, qu’il a fixée à $185,250, 10 pour cent de ce montant, soit $18,525, pour arriver au total de $203,775.

Dans ses motifs en dissidence, le juge Hall fait remarquer que le savant arbitre a en fait accordé un montant de $110,000 pour le trouble de jouissance et donc conclu que la valeur pour le propriétaire était supérieure à la valeur marchande.

Le juge Brownridge de la Cour d’appel de la Saskatchewan a prononcé le jugement de la majorité et a exposé avec justesse le principe dont s’est inspiré le savant arbitre:

[TRADUCTION] Cependant il a conclu que l’entreprise de fonderie n’était pas l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel et décidé qu’un propriétaire dans la situation de la requérante, qui réclame pour le terrain un prix fondé sur l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, ne peut en outre réclamer la valeur des bâtiments sis sur ce terrain ni d’indemnité pour trouble de jouissance, à moins que la valeur du terrain dans son usage actuel, ainsi que la valeur des bâtiments et la perte engendrée par le trouble de jouissance n’excèdent la valeur du terrain pour son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel.

Il a ensuite examiné la conclusion du savant arbitre selon laquelle la valeur marchande du bien-fonds exproprié était de $182,250. Le juge Brownridge a étudié soigneusement les dépositions de tous les experts et en est venu à la conclusion que le savant arbitre s’était trompé et que, selon leurs témoignages, la valeur du bien-fonds exproprié s’élevait à $230,000. Dans ses motifs en dissidence, le juge Hall est parvenu à la même conclusion. Il a cité le témoignage de Kvatum, l’expert assigné par la requérante. Ce dernier a expliqué comment il était arrivé à une valeur marchande de $224,250 pour le terrain nu et de $236,234 pour le terrain avec les bâtiments qui y étaient construits au moment de l’expropriation, puis a répondu aux

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questions suivantes:

[TRADUCTION] Q. Quel montant accorderiez-vous vous-même, selon votre opinion professionnelle quelle serait la valeur du bâtiment compte tenu des deux montants que vous venez d’examiner?

R. Le bâtiment ou la propriété?

Q. Excusez-moi, la propriété.

R. La propriété. J’estime que les deux approches sont valides. Elles ne sont pas exceptionnelles pour des terrains de ce genre. Je crois qu’elles reflètent la pensée des vendeurs et celle des acheteurs. La première se rapproche sans doute davantage de la pensée d’un vendeur qui admet difficilement qu’il vend son bâtiment pour rien. La deuxième représente sans doute davantage celle de l’acheteur qui, dans la plupart des cas de ce genre, a l’impression qu’il paie tant le terrain seulement, puisque généralement les bâtiments sont démolis. A mon avis, la juste valeur marchande de la propriété est, disons, de $230,000.

Je n’ai qu’à répéter la dernière phrase de Kvatum, «A mon avis, la juste valeur marchande de la propriété est, disons, $230,000». Puisque le témoignage de Kvatum a non seulement été accepté par le savant arbitre, mais également par les deux juges qui ont rédigé les motifs en appel, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion que la valeur marchande du terrain exproprié est de $230,000.

Le juge Brownridge a alors examiné la question de la valeur du terrain pour le propriétaire et s’est appuyé sur la décision de cette Cour dans Municipality of Metropolitan Toronto c. Samuel, Son & Co., Limited[7], pour dire:

[TRADUCTION] Alors que la valeur marchande du terrain et des bâtiments n’était que de $650,000 si l’acquéreur l’achetait pour exploiter le même genre d’entreprise, on a accordé au propriétaire du terrain et des bâtiments $1,003,555 soit $423,555 pour le terrain et $580,000 pour les bâtiments. Il n’est donc pas vrai, comme le prétend l’avocat de l’intimée en l’espèce, que, dans l’affaire Samuel, l’usage du terrain était l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel lorsqu’il servait à une entreprise de tôlerie et qu’on peut en conséquence le distinguer des faits de l’espèce. C’est un autre exemple du fait que la valeur pour le propriétaire peut être supérieure à la valeur marchande.

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Avec égards, je crois que le savant juge d’appel a mal interprété la décision de cette Cour, de la Cour d’appel et de l’arbitre dans Metropolitan Toronto c. Samuel, précité. Comme l’a fait remarquer le juge Hall dans ses motifs de jugement, rien dans l’arrêt de la Cour suprême ni dans celui de la Cour d’appel n’indique sur quoi l’arbitre s’est fondé pour fixer la valeur du terrain à $423,555. Cependant, j’ai eu l’avantage de lire le rapport de l’arbitre qui était imprimé au dossier d’appel soumis à cette Cour. Presqu’au début de son rapport, le savant arbitre dans cette espèce-là, le juge Forsyth de la Cour du comté de York, a dit [TRADUCTION] «L’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel de ces biens-fonds est leur usage actuel». Plus loin dans son rapport, le savant arbitre énonce ainsi ses conclusions:

[TRADUCTION] Je suis d’avis que le terrain en question est très bien situé et je conclus qu’il a une valeur marchande de $6.70 le pied carré pour une superficie de 63,217 pieds carrés, soit au total $423,555.

La Cour d’appel et cette Cour ont accepté ces chiffres et cette conclusion sans discussion et il est donc indubitable que Metropolitan Toronto c. Samuel est un cas où l’usage du terrain au moment de l’expropriation était le plus rémunérateur et le plus rationnel. Dans de telles circonstances, la valeur pour le propriétaire est, comme l’a fait remarquer le président Jackett dans La Commission de la Capitale nationale c. Budd, précité, à la p. 406, une valeur égale à a) la valeur marchande du terrain pour l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, plus b) un montant égal à ce que le propriétaire doit dépenser s’il doit déménager son entreprise (frais de déménagement, dépréciation des installations, perte de profits durant le déménagement, etc.), parfois appelé «préjudice commercial».

Dans l’affaire Metropolitan Toronto c. Samuel, le savant arbitre a accordé une indemnité égale à la somme de la valeur des bâtiments après dépréciation, de la valeur marchande du terrain qu’il a fixée et de la valeur de grues qui devenaient inutiles après l’expropriation, soit au total $1,117,555. Le savant arbitre a terminé son rapport en disant:

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[TRADUCTION] Compte tenu de toute la preuve soumise, je crois que la propriété en question a pour le propriétaire une valeur spéciale, supérieure au total de $1,117,555 susmentionné et des 10 pour cent pour expropriation. Je suis certain qu’aux fins de l’entreprise, l’emplacement était excellent et facilitait grandement la publicité. Le chiffre d’affaires de l’an dernier, en dépit des faibles dépenses en publicité, n’est certainement pas étranger à l’emplacement. Bien que l’on ignore l’essor que prendra l’entreprise à son nouvel emplacement, il est peu probable que le déménagement tournera à son avantage. Bien qu’il soit difficile de parler du risque en termes monétaires, j’estime qu’il convient d’accorder un montant supplémentaire de $200,000 au titre de la valeur pour le propriétaire, ce qui fait un total de $1,317,555.

Le juge Roach qui a prononcé le jugement de la Cour d’appel n’a modifié l’indemnité de l’arbitre qu’en retranchant les 10 pour cent accordés pour l’expropriation, compte tenu de la décision de cette Cour dans Drew c. La Reine, précité; le jugement de la Cour d’appel a été intégralement confirmé par cette Cour.

Je suis donc d’avis que l’arrêt Metropolitan Toronto c. Samuel est une application fidèle du principe à suivre pour fixer l’indemnité à accorder au propriétaire exproprié d’une propriété commerciale ou industrielle quand, au moment de l’expropriation, il en fait l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel et qu’il doit se réinstaller ailleurs. Cette décision ne jette aucun doute, à mon avis, sur le principe fondé sur Diggon-Hibben c. Le Roi, précité, ni sur l’analyse qu’en a faite le président Jackett dans La Commission de la Capitale nationale c. Budd.

Comme je l’ai dit, il est admis, en l’espèce, que l’usage des lieux n’était pas le plus rémunérateur ni le plus rationnel. Donc, pour décider si le propriétaire aurait accepté la valeur marchande des lieux fondée sur l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel et les aurait quittés, il faut prendre en considération tous les frais de réinstallation. On peut dire que le montant réclamé à cet égard est énorme. Comme l’a fait remarquer le juge Brownridge dans ses motifs, même en acceptant le coût de remplacement du terrain, le coût d’un bâtiment semblable après dépréciation, les installations élec-

[Page 1135]

triques et les fondations, il reste une réclamation au titre du préjudice commercial que la requérante évalue à $440,365.50. Le juge Brownridge fait la remarque suivante: [TRADUCTION] «Je dois dire immédiatement que je partage l’opinion du savant arbitre que cette partie de la réclamation est grandement exagérée, sans pour cela critiquer ceux qui ont témoigné en sa faveur». Comme je l’ai dit, le savant arbitre a jugé impossible d’évaluer ce montant et a préféré accorder 10 pour cent de ce qu’il estimait être la véritable valeur marchande des terrains.

Après avoir fait mention d’une partie de la preuve, le juge Brownridge a conclu:

[TRADUCTION] Je suis convaincu, compte tenu de ces motifs et de la preuve du préjudice commercial, qu’une indemnité de $100,000 est juste et raisonnable à ce titre.

Il a donc additionné la valeur marchande du terrain qu’il a fixée à $230,000, $32,000 pour les fondations et les installations électriques et ce montant de $100,000, pour arriver au total de $362,000.

A mon avis, le juge Hall a abordé le problème sous le bon angle: il a d’abord pris la valeur marchande de $230,000 et, ensuite, pour essayer de déterminer si le vendeur accepterait ce montant et quitterait la propriété, il a tenté d’additionner les frais de réinstallation, pour parler en termes généraux. Le juge Hall a pris comme valeur pour le propriétaire le montant fixé par le savant arbitre, soit $203,100. Il l’a fait, si je peux m’exprimer ainsi, en reventilant le résultat auquel était parvenu l’arbitre:

Valeur marchande du terrain nu utilisé pour une fonderie

$10,000.00

Valeur des bâtiments après dépréciation

51,000.00

Fondations et installations électriques

32,100.00

Frais de réinstallation, préjudice commercial, et autres éléments ayant une valeur spéciale pour le propriétaire

110,000.00

TOTAL

$203,100.00

[Page 1136]

Le juge Hall est donc parvenu à la conclusion suivante:

[TRADUCTION] La valeur marchande du terrain nu à $230,000 est tellement supérieure à l’autre évaluation de $203,100 qu’aucun homme avisé dans la situation du propriétaire ne paierait la propriété $230,000 plutôt que d’en être évincé. Compte tenu de toutes les circonstances, je crois donc que l’on doit fixer à $230,000 le montant de l’indemnité payable à la requérante.

Il convient de remarquer que le juge Hall et, selon l’analyse de ce dernier, le savant arbitre ont évalué les frais de réinstallation à $110,000. Comme je l’ai signalé plus haut, le juge Brownridge les a évalués à $100,000.

Les cours d’instance inférieure reconnaissent qu’il est à peu près impossible de faire un calcul mathématique des coûts résultant du trouble de jouissance, pour deux raisons. Premièrement, la nature même de ces frais défie toute tentative d’évaluation exacte. Les pertes de gains, la perte possible d’équipement dans le déménagement, la destruction de modèles ou patrons et autres éléments ne se rendent pas mathématiquement. Deuxièmement, la conduite de la requérante, qui a indûment retardé son déménagement et soumis ensuite en preuve des montants exagérés pour celui-ci, rend aussi impossible un calcul mathématique.

L’expropriation a eu lieu en février 1973. Nous sommes maintenant en avril 1978. Il semblerait qu’une nouvelle audition relative à cette partie de l’expropriation serait tout à fait inappropriée. Ni le savant arbitre ni aucun membre de la Cour d’appel n’a laissé entendre que le montant accordé pour le trouble de jouissance devrait être supérieur à $110,000 et je suis donc respectueusement d’avis que le juge Hall a eu raison de retenir ce montant, de l’ajouter aux autres frais de réinstallation du propriétaire, pour parvenir à un total de $203,100, de comparer ce montant à la valeur marchande du terrain pour l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, soit $230,000, et de conclure alors que l’indemnité devait être fixée à ce dernier montant.

Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, de modifier l’arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan pour fixer l’indemnité à $230,000 avec intérêts de 5 pour cent du 22 mai 1973 à la date du paiement.

[Page 1137]

L’appelante a droit à ses dépens dans cette Cour. On a bien sûr accordé les dépens de l’arbitrage à l’intimée. Je ne ferai aucune adjudication des dépens en Cour d’appel.

LE JUGE ESTEY (dissident)—J’ai eu l’avantage de lire le jugement de mon collègue le juge Spence et, avec égards, je dois conclure de façon différente pour les motifs énoncés ci‑dessous. La divergence principale entre le jugement du juge Spence et mon opinion réside en ce qu’à mon avis, il n’y a aucune différence (en ce qui concerne l’allocation d’une indemnité pour trouble de jouissance) entre la situation d’un exproprié qui fait du terrain l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel et celle d’un exproprié qui l’utilise de façon moins rentable.

La norme d’indemnisation applicable ici est celle prévue par The Municipal Expropriation Act de la Saskatchewan, R.S.S. 1965, chap. 166. Selon l’interprétation que les tribunaux de cette province adoptent depuis plusieurs années, le propriétaire a droit en vertu des dispositions pertinentes à une indemnité fondée sur la valeur des terrains expropriés pour lui à la date de l’expropriation. Voir Serviss and Stevenson v. Rural Municipality of Flett’s Springs No. 429[8], un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan qui applique Woods Manufacturing Co. Ltd. c. Le Roi[9]. Les tribunaux canadiens ont depuis longtemps décidé que la valeur pour le propriétaire signifie au moins la valeur marchande des terrains expropriés et, dans certains cas, plus que cela. Lake Erie & Northern Ry. Co. v. Brantford Golf and Country Club[10], le juge Duff (alors juge puîné) à la p. 229; Woods Manufacturing, précité. On doit considérer qu’en choisissant comme norme d’indemnisation la valeur pour le propriétaire plutôt que la valeur marchande, le législateur a délibérément donné un ordre législatif qu’il ne faut jamais oublier dans la formulation de règles de pratique et de procédure visant à déterminer l’indemnité d’expropriation payable au propriétaire.

[Page 1138]

Pour examiner la jurisprudence applicable dans ce domaine, il faut remonter à l’arrêt Horn v. Sunderland Corporation[11], de la Cour d’appel d’Angleterre. Bien que ce soit un point de départ pratique, il faut souligner, pour être complet, que le premier cas publié de refus de compensation pour trouble de jouissance, parce que l’indemnité accordée était égale à la juste valeur marchande, est une affaire ontarienne (Re Boulton and The Standard Fuel Co. and The Toronto Terminais Railway[12]). Dans un très court jugement publié à [1935] 3 D.L.R. 657, le Conseil privé a confirmé la décision de la Cour d’appel. En voici le sommaire:

[TRADUCTION] Quand la valeur du terrain est fixée à un chiffre plus élevé étant donné qu’on présuppose la démolition des bâtiments et la disparition de l’entreprise, on ne peut plus tenir compte de la valeur des bâtiments ni du préjudice commercial.

La question de savoir si un propriétaire perd le droit d’être indemnisé pour les bâtiments existants et pour le trouble de jouissance s’est directement posée dans l’arrêt Horn, précité, où les faits sont essentiellement identiques à ceux de l’espèce qui sont relatés en détail dans les motifs de mon collègue le juge Spence, dans la décision du savant arbitre, Smith-Roles Ltd. v. The City of Saskatoon[13], et dans l’arrêt de la Cour d’appel[14]. Dans l’affaire Horn, l’exproprié faisait l’élevage de chevaux sur des terrains dont l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel était le lotissement, car ces terrains étaient mûrs pour l’aménagement résidentiel. L’arbitre a évalué la propriété comme si elle était utilisée de la façon la plus rentable et, en conséquence, a refusé toute indemnité pour le préjudice subi par l’élevage des chevaux de l’exproprié, selon le principe que le propriétaire ne pouvait obtenir la valeur marchande pour l’usage le plus rémunérateur que s’il renonçait volontairement à l’usage qu’il faisait de sa propriété et la quittait au moment de l’expropriation.

[Page 1139]

La majorité de la Cour d’appel dans l’arrêt Horn a conclu que l’indemnité pour trouble de jouissance n’était qu’un élément de calcul du montant auquel avait droit le propriétaire pour la perte de sa propriété. Il faut se souvenir cependant que cette affaire a été tranchée en vertu de deux lois du Royaume-Uni où l’indemnité comprenait [TRADUCTION] «le montant qu’un vendeur prêt à vendre devrait obtenir sur le marché libre» plus [TRADUCTION] «l’indemnité pour trouble de jouissance ou tout autre facteur non directement lié à la valeur du terrain». Le maître des rôles, sir Wilfred Greene, a déclaré (et le lord juge Scott partageait son opinion) que ces facteurs n’étaient pas [TRADUCTION] «deux droits distincts et indépendants», mais qu’ils se combinaient pour former l’indemnité d’expropriation (Horn v. Sunderland Corporation, précité, à la p. 486). Le juge Rand de cette Cour a parlé de cette question dans Diggon-Hibben, Limited c. Le Roi[15], à la p. 714:

[TRADUCTION] Ici la question se pose relativement aux troubles de possession, y compris les dépenses de déménagement, les dommages ou pertes matérielles et l’interruption des activités de l’entreprise. Il s’agit de savoir si ce sont des éléments de la valeur du terrain pour le propriétaire ou des éléments d’une réclamation indépendante en dommages-intérêts. Leur admissibilité n’est pas sérieusement contestée; on n’a pas mis en doute que leur nature doit être telle qu’ils puissent être considérés comme éléments de la «valeur du terrain pour le propriétaire»; le litige sur ces éléments particuliers est en réalité une subtilité conceptuelle dépourvue de signification pratique.

De toute façon, dans l’arrêt Horn v. Sunderland Corporation, précité, le maître des rôles a conclu, à la p. 486, que le propriétaire:

[TRADUCTION] …ne peut réaliser la valeur du terrain à bâtir que s’il est prêt à abandonner son entreprise agricole pour obtenir le prix le plus élevé. S’il réclame une indemnité pour le préjudice subi par son entreprise agricole, il déclare ne pas vouloir abandonner son entreprise—c’est-à-dire qu’il faut le traiter comme quelqu’un qui aurait continué de cultiver la terre, n’eût été l’expropriation, et qui, par conséquent, ne pouvait réaliser la valeur du terrain à bâtir.

Il ne pourrait obtenir la différence qu’en abandonnant ses activités agricoles et cette différence cou-

[Page 1140]

vrirait largement les frais de déménagement de la ferme s’il y tenait vraiment. Par d’autres exemples, Sa Seigneurie a cherché à démontrer que si un propriétaire, qui n’utilise pas ses terres de la façon la plus rémunératrice et la plus rationnelle, reçoit une indemnité pour trouble de jouissance en plus de l’indemnité correspondant à la valeur marchande pour l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, il recevrait davantage qu’il ne le ferait en mettant ses terres en vente sur le marché, car les troubles de jouissance n’entrent pas dans les calculs de l’acheteur. Cependant, le maître des rôles a reconnu aux pp. 487 et 489 l’existence du droit à l’indemnisation pour trouble de jouissance lorsque la différence entre la valeur marchande pour l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel et la valeur marchande pour l’usage actuel est inférieure aux frais pour trouble de jouissance résultant de l’expropriation. On accorderait alors au propriétaire une indemnité pour trouble de jouissance jusqu’à concurrence de l’excédent, mais pas davantage. Cette limitation est expliquée comme suit, à la p. 489:

[TRADUCTION] En invoquant le trouble de jouissance il demande à être indemnisé non pas d’un dommage pécuniaire réel mais de la perte de la possibilité de s’adonner à sa marotte.

Partageant l’avis du maître des rôles, le lord juge Scott, après avoir décidé que l’indemnité pour trouble de jouissance n’est qu’un élément du prix du terrain, a conclu qu’une fois dédommagé en fonction de la juste valeur marchande du terrain pour son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, l’exproprié n’a plus droit à l’indemnité pour trouble de jouissance; il a déclaré à ce propos, à la p. 497:

[TRADUCTION] Si, sur avis de négocier, un propriétaire peut toucher immédiatement la valeur du terrain à bâtir et obtenir ainsi une indemnité pécuniaire supérieure à la valeur du terrain pour son usage actuel et à toute la perte du propriétaire pour trouble de jouissance, il est à mon avis contraire à la législation de lui accorder, en plus de la valeur de lotissement, une partie quelconque de la perte pour trouble de jouissance.

Le lord juge Goddard a exprimé une forte dissidence et aurait accordé une indemnité pour trouble de jouissance en plus de la juste valeur marchande

[Page 1141]

du terrain comme terrain à bâtir. Ce faisant, il a déclaré, à la p. 499:

[TRADUCTION] Voici, à mon sens, le principal argument qui nous a été soumis. On a dit que le requérant utilisait son terrain comme ferme, qu’on lui a accordé une indemnité calculée sur la valeur d’un terrain à bâtir, qu’il ne pouvait obtenir ce prix qu’en cédant le terrain comme lotissement et qu’il faut donc le traiter comme s’il s’était causé à lui‑même un préjudice. Cependant, n’en serait-il pas de même si l’indemnité était fondée sur la valeur agricole? Il ne pourrait l’obtenir qu’en le cédant. L’avocat des appelants a admis que, si l’on avait accordé la valeur agricole du terrain, le requérant aurait eu droit à une indemnité pour trouble de jouissance, mais je ne vois pas où est la différence. La valeur d’un terrain c’est ce qu’il peut rapporter. L’arbitre doit établir sa valeur sans tenir compte du trouble de jouissance, et la valeur est la même, que l’acheteur soit un entrepreneur en construction, un philanthrope qui veut offrir à la ville un parc public ou une municipalité.

Relativement au propriétaire fermier, Sa Seigneurie a dit:

[TRADUCTION] S’il avait l’intention de rester, il a subi un préjudice en étant obligé de vendre contre son gré et je ne vois pas pourquoi il ne serait pas indemnisé sur ce chef aux termes de la règle (6).

Sa Seigneurie a interprété le droit à l’indemnité pour trouble de jouissance comme un droit qui ne découle pas directement de la «valeur du terrain», mais qui résulte de l’expropriation et s’applique indépendamment de l’usage du terrain et des normes d’évaluation. La dissidence suppose bien sûr que le propriétaire établisse que le trouble de jouissance résulte de l’expropriation.

La décision de la majorité dans l’affaire Horn n’a pas reçu l’appui enthousiaste de la doctrine de l’époque ni des procédures d’expropriation subséquentes. Commentant cette affaire, R.E. Megarry, maintenant vice-chancelier de la High Court of Judicature d’Angleterre, disait ceci [(1942) 58 L.Q.R. 29, à la p. 30]:

[TRADUCTION) Nous ne pouvons qu’espérer que le dilemme dans lequel la majorité a placé le requérant ne survivra pas à l’approche rigoureuse de la Chambre des lords et que l’opinion exprimée si clairement par le lord juge Goddard sera finalement reconnue comme non seulement fondée en bonne logique mais également en droit.

[Page 1142]

(Voir également (1969) 47 Rev. Bar. Can. 278, John W. Morden, maintenant juge de la Cour d’appel de l’Ontario.) Au moins une cour canadienne a expressément refusé de suivre l’arrêt Horn. Dans Re Coquitlam School District No. 43 Expropriation[16], le juge Brown a accordé une indemnité pour trouble de jouissance en plus de la valeur marchande du terrain pour son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel. Il est évident qu’il a d’abord conclu que cette valeur était très supérieure à celle du terrain pour son usage réel. De plus, la Division d’appel de la Cour suprême de l’Alberta dans Re Powlan and City of Calgary[17], a accordé $5,000 au requérant [TRADUCTION] «pour les dépenses de déménagement et les inconvénients qui en découlent» et également, un montant représentant la valeur marchande du terrain pour son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel. Il est encore évident que ce montant excédait de beaucoup la valeur du terrain comme résidence et petite propriété.

Dans l’intervalle, l’arrêt Horn a été repris dans des décisions de la Cour de l’Échiquier du Canada, notamment dans Le Roi c. Edwards[18]. Le principe établi par la majorité dans l’arrêt Horn a été mis en formule par cette cour-là dans La Commission de la Capitale nationale c. Budd et autres[19], à la p. 407, où le président Jackett, maintenant juge en chef, a déclaré:

[TRADUCTION] …lorsque pour son entreprise, un propriétaire fait d’un terrain l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, le terrain a une valeur pour le propriétaire égale à

a) la valeur marchande du terrain nu pour l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel,

b) la plus-value que représentent les bâtiments et les installations de son entreprise, et

c) un montant égal à toutes les dépenses qu’il doit faire s’il doit déménager son entreprise (savoir, le préjudice commercial).

Cependant, lorsque l’usage du terrain par le propriétaire ne constitue pas l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, un autre problème surgit. Il semble évident, et il est admis je crois en l’espèce, que dans ce cas la valeur pour le propriétaire est alors la plus élevée de:

[Page 1143]

a) la valeur marchande du terrain nu pour l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel ou

b) la valeur marchande du terrain nu pour son usage actuel, plus la valeur de l’amélioration apportée par les bâtiments et les installations de l’entreprise et les montants alloués au titre du «préjudice commercial» que j’ai mentionné.

On peut résumer et formuler de nouveau le principe de l’arrêt Horn et son application dans l’arrêt Budd, précité, comme suit:

a) lorsque le propriétaire fait du terrain l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, il doit recevoir la valeur marchande calculée sur cette base plus la valeur marchande des bâtiments liés à cet usage;

b) lorsqu’il fait du terrain un usage autre que le plus rémunérateur et le plus rationnel, le propriétaire doit recevoir la plus élevée

(i) de la valeur marchande du terrain nu, pour son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, ou

(ii) de la valeur marchande du terrain nu pour son usage réel, plus la valeur de remplacement, valeur marchande ou autre norme de valeur adaptée aux circonstances, des bâtiments sur le terrain;

c) plus une indemnité pour trouble de jouissance dans tous les cas à l’exception de b)(i).

En bref, on n’indemnisera du trouble de jouissane que lorsque additionné à la valeur marchande du terrain dont l’usage n’est pas le plus rémunérateur et le plus rationnel, le total est inférieur à la juste valeur marchande de ce terrain pour son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel; s’il est supérieur l’indemnité pour trouble de jouissance se limitera à ce montant seulement.

Cette technique d’évaluation signifie qu’un propriétaire qui fait du terrain exproprié un usage qui n’est pas le plus rémunérateur et le plus rationnel ne sera pleinement indemnisé pour le trouble de jouissance que lorsque la valeur du terrain et des bâtiments, d’après l’usage qu’en fait réellement le propriétaire, est, par hasard, égale à la valeur du terrain pour son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel. Par contre, un propriétaire qui fait

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du terrain exproprié l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel au moment de l’expropriation, sera toujours pleinement indemnisé pour le trouble de jouissance. Il n’y a donc pas de critère constant et rationnel dans la technique qui précède pour déterminer le droit à une indemnité pour trouble de jouissance parce que cette technique ne reconnaît pas le droit fondamental d’un propriétaire de toucher pareille indemnité, indépendamment de l’usage du terrain au moment de l’expropriation. Ce résultat, que je considère illogique et inéquitable, découle naturellement de l’application du raisonnement des juges de la majorité dans l’affaire Horn.

S’il est inéquitable d’appliquer cette technique pour calculer l’indemnité due à un propriétaire qui a engagé des dépenses dont il ne sera pas remboursé, que doit-on penser de l’injustice et du manque de réalisme d’une indemnité qui est limitée à la juste valeur marchande fondée sur l’usage réel du terrain exproprié sans tenir aucun compte des améliorations qui ne sont pas reliées à un usage théoriquement plus rémunérateur et plus rationnel. Dans ce cas, si A et B ont acheté au même prix des lots de situation et de potentiel équivalents, l’un (celui qui a laissé son terrain en friche) recouvrera son investissement foncier, l’autre (celui qui s’est lancé dans une entreprise sans lien avec l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel du terrain) ne recouvrera que son investissement foncier, sans rien recevoir à l’expropriation pour l’investissement lié à l’usage réel du terrain ni pour ses frais de déménagement.

Dans l’ouvrage récent de Todd, The Law of Expropriation and Compensation in Canada, (1976), l’auteur fait observer au sujet de l’arrêt Horn que toute expropriation entraîne des troubles de jouissance, que l’exproprié fasse ou non de son terrain l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel et que la formule énoncée par la majorité dans Horn entraîne des illogismes arbitraires. Il conclut, à la p. 255:

[TRADUCTION] Les tribunaux canadiens devraient ne pas tenir compte du principe de l’arrêt Horn et accorder une indemnité appropriée pour trouble de jouissance, indépendamment du mode d’évaluation du terrain.

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Il se peut que les résultats absurdes illustrés dans l’ouvrage de Todd, aux pp. 250-255, viennent d’une confusion dans l’application de la formule entre l’usage peu rentable de bâtiments sur un terrain à haut potentiel économique d’une part, et le coût du trouble de jouissance que subira le propriétaire d’autre part. Il est évident que ni les juges de la majorité ni ceux en dissidence dans l’arrêt Horn ne voulaient dire qu’un propriétaire devrait être indemnisé pour la perte des bâtiments proprement dits, sis sur le terrain pour lequel il reçoit la valeur marchande correspondant à l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, alors que les bâtiments ne servent qu’à un usage économique particulier et moindre et représentent en fait une dépense pour le nouveau propriétaire qui doit les démolir, que ce soit l’expropriant ou un acheteur indépendant.

La deuxième explication possible de l’impasse à laquelle le raisonnement de l’arrêt Horn, précité, conduit ce domaine du droit, est le défaut d’appliquer le principe fondamental formulé par le juge Rand dans Diggon-Hibben, Limited, précité, à la p. 715, quant à la valeur pour le propriétaire:

[TRADUCTION] …le propriétaire, au moment de l’expropriation, est réputé sans titre, mais tout le reste demeurant inchangé, et la question est de savoir ce qu’en homme avisé, il paierait la propriété plutôt que d’en être évincé.

ou selon lord Moulton dans Pastoral Finance Association, Limited v. The Minister[20], à la p. 1088:

[TRADUCTION] Les appelants avaient droit à une indemnité non pas pour les bénéfices d’entreprise ou les économies qu’ils espéraient faire par l’usage du terrain, mais pour la valeur du terrain pour eux.

La façon la plus pratique d’exposer la question est sans doute de dire qu’ils avaient le droit d’obtenir ce qu’un homme avisé dans leur situation aurait été prêt à donner pour le terrain plutôt que de ne pas l’acquérir.

Le juge Duff a discuté de la valeur pour le propriétaire dans Lake Erie & Northern Ry. Co. v. Brantford Golf and Country Club, précité, à la p. 229:

[TRADUCTION] Cela ne signifie pas que le propriétaire exproprié n’a droit qu’à une indemnité calculée en

[Page 1146]

fonction du prix de vente du terrain sur le marché. Quoi qu’il advienne, il y a droit, mais il se peut qu’il utilise le terrain pour une entreprise rémunératrice ou qu’il désire le faire et, en pareilles circonstances, le prix de vente du terrain sur le marché pourrait très bien être insuffisant pour compenser la perte de la possibilité d’y exploiter son entreprise.

Il est intéressant de noter qu’en Angleterre, l’arrêt Horn n’a pas été érigé en principe comme cela s’est produit dans les décisions canadiennes mentionnées. Dans Bailey v. Derby Corporation[21], à la p. 445, lord Denning n’a appliqué l’arrêt Horn que pour illustrer le processus à suivre, soit établir premièrement la valeur du terrain sur le marché et deuxièmement l’indemnité pour trouble de jouissance. Le jugement ne discute aucunement de restrictions imposées à une cour qui accorde une indemnité pour trouble de jouissance.

En fait, cette Cour s’est, à l’occasion, écartée du principe établi par l’arrêt Horn et je pense notamment à l’arrêt Saint John Harbour Bridge Authority c. J.M. Driscoll Ltd.[22] Dans cette affaire, tous les témoins experts ont reconnu que l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel du terrain était d’y installer [TRADUCTION] «un vaste entrepôt ou une usine». Son usage réel [TRADUCTION] «ne correspondait pas à la valeur du terrain, car il consistait en une petite entreprise approvisionnant les navires en bois d’oeuvre. Avant de pouvoir utiliser le terrain pour l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, il faudrait que l’acheteur en enlève les nombreux bâtiments à structure de bois qui existaient au moment de l’expropriation; ces bâtiments étaient utiles et répondaient bien à l’usage qu’en faisait le propriétaire à cette époque». (Le juge Spence à la p. 641.) Comme cette Cour a opté pour l’évaluation d’après l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel plutôt que d’après l’usage réel, elle a conclu que c’était une erreur de principe d’accorder une indemnité additionnelle pour la valeur des bâtiments. Cependant, cette Cour a accordé une

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indemnité pour «le préjudice commercial», adoptant la définition qu’en donnait le juge Ritchie de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick: [TRADUCTION] «un montant couvrant les dommages subis par une compagnie obligée de délaisser son entreprise». L’indemnité effectivement accordée tenait compte de la perte de profit net subie par le propriétaire pendant la période immédiatement postérieure à l’expropriation moins l’intérêt sur le montant de l’indemnité accordée pour cette période. Ce jugement a été par la suite appliqué dans les cours d’instance inférieure, dont la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse dans Re Conn and Martel Ltd. and City of Halifax[23].

Au contraire, le maître des rôles Greene disait dans l’arrêt Horn, à la p. 486:

[TRADUCTION] Il [le propriétaire] ne peut réaliser la valeur du terrain à bâtir que s’il est prêt à abandonner son entreprise agricole pour toucher le prix le plus élevé.

Avant d’aller plus loin, il importe de dire que de nombreux arrêts anciens en matière d’expropriation font la distinction entre la juste valeur marchande des terrains expropriés selon leur usage réel au moment de l’expropriation et la juste valeur marchande de ces terrains selon l’usage censément le plus rémunérateur et le plus rationnel. Avec égards, je partage entièrement l’opinion de mon collègue le juge Spence selon lequel il n’existe qu’une valeur marchande des terrains dans la communauté, quel que soit l’usage qu’on en fait à l’époque en cause. Lorsque l’on analyse d’anciens jugements, il convient toutefois de les remettre dans leur contexte en examinant les indemnités accordées conformément à ces deux techniques possibles.

L’application de l’arrêt Horn au terrain de l’intimée en l’espèce produit un résultat bizarre et anormal. Pour mettre à l’épreuve le principe ainsi que l’ont appliqué certaines cours canadiennes, on peut prendre comme exemples deux parcelles imaginaires contigües, de même superficie, façade et zonage et dont les autres caractéristiques pertinentes seraient identiques. La seule différence serait que l’une est utilisée selon son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, par exemple, un

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emplacement d’hôtel, alors que l’autre sert d’exploitation agricole. Selon la majorité dans Horn, chaque propriétaire recevrait la juste valeur marchande de son terrain en tant qu’emplacement d’hôtel, mais le propriétaire de l’hôtel aurait droit à une indemnité pour le trouble de jouissance qu’il a subi, alors que le fermier n’y aurait pas droit. Selon l’extrait du jugement du maître des rôles Greene à la p. 486, précité, lorsque l’usage réel n’est pas le plus rentable, le propriétaire doit délaisser son entreprise sans indemnité pour trouble de jouissance (sauf une exception), alors que celui qui en fait un usage plus rémunérateur est indemnisé à ce titre. Le lord juge Goddard a déclaré en dissidence que les deux propriétaires ont droit à une indemnité pour trouble de jouissance. Ce raisonnement différent est fondé sur le fait que, selon le juge dissident, les deux propriétaires doivent renoncer à l’usage actuel de leur terrain pour obtenir une indemnité correspondant à sa valeur marchande et doivent donc être indemnisés de la même manière lorsque la cessation de l’usage résulte d’une expropriation. Bien sûr, aucun propriétaire ne recevrait d’indemnité pour trouble de jouissance dans une vente privée. Refuser l’indemnité pour trouble de jouissance au propriétaire qui n’utilise pas le terrain exproprié de la manière la plus rentable revient à dire que ce propriétaire doit assumer le coût du trouble de jouissance parce que, pour des raisons personnelles, il a préféré utiliser son terrain à des fins autres que son usage le plus rémunérateur et le plus rationnel. Tout comme le jugement de la majorité dans Horn, une telle règle ne tient aucunement compte de ce [TRADUCTION] «…que l’indemnité pour trouble de jouissance est un corollaire de la notion de «valeur pour le propriétaire» et diffère considérablement de la valeur marchande du terrain lui-même»: The Law of Expropriation and Compensation in Canada, Todd, op. cit., à la p. 251. On ne saurait répondre que le paiement d’une indemnité pour trouble de jouissance à tel propriétaire le met dans une meilleure situation que s’il avait vendu volontairement. C’est ce qui se produit dès qu’on verse une indemnité pour trouble de jouissance.

Les partisans de la règle établie par la majorité dans Horn v. Sunderland, précité, contredisent ce raisonnement en affirmant que l’indemnité pour

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trouble de jouissance versée au propriétaire de l’hôtel n’est pas un élément ajouté à la juste valeur marchande de son terrain, mais correspond au coût de réinstallation dans un endroit équivalent. On passe alors de la «juste valeur marchande» aux frais engagés par l’expropriant pour reloger et réinstaller le propriétaire. En bref, on affirme le droit du propriétaire de l’hôtel d’être réinstallé exactement dans la même propriété et dans la même situation économique qu’avant l’expropriation et donc la nécessité de verser une indemnité pour trouble de jouissance.

Si l’on applique ce raisonnement au fermier qui cultive des terres où l’on pourrait installer un hôtel, on lui versera aussi une indemnité pour trouble de jouissance. A titre d’exemple, supposons que la terre agricole ait une juste valeur marchande de $10,000. Avant l’expropriation le propriétaire tire également de cette terre des revenus agricoles. A ce titre, il a sûrement droit à une compensation de l’expropriant, sinon le propriétaire qui garde la même terre en friche reçoit un traitement de faveur. Après l’expropriation, le propriétaire de cette terre cultivée, pour être traité sur le même pied que le propriétaire de l’hôtel, doit soit posséder une terre semblable d’une valeur de $10,000 et en tirer également un revenu agricole, soit recevoir l’équivalent en argent afin d’être dans la même situation économique qu’avant l’expropriation. Si le propriétaire fermier décide de continuer à cultiver un terrain convenant à l’emplacement d’un hôtel, sa réinstallation sur pareil terrain ne le met pas dans une meilleure situation que celle antérieure à l’expropriation et le laisse sans indemnisation du trouble de jouissance subi; l’expropriation lui aura donc causé une perte économique. Par ailleurs, il peut acheter d’autres terres agricoles pour un montant de $5,000 et conserver le solde du montant reçu lors de l’expropriation, soit $5,000. Si toutefois le trouble de jouissance lui a coûté $5,000, par exemple, et ne lui est pas remboursé, il subit une perte économique par rapport au propriétaire de l’hôtel, car, après l’expropriation, le fermier sera propriétaire d’une ferme d’une valeur de $5,000, mais sans disposer du capital de $5,000 qui aura été dépensé pour sa réinstallation. Ainsi, l’actif total du fermier est passé d’un montant de $10,000 plus la valeur de

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son entreprise agricole avant l’expropriation, à une valeur de $5,000 plus la valeur de son entreprise agricole après l’expropriation.

On peut difficilement dire que cette indemnité correspond à la norme statutaire fondée sur la «valeur pour le propriétaire», ainsi que l’a interprétée cette Cour dans Diggon-Hibben, Limited c. Le Roi, précité.

Dans l’examen du principe à appliquer pour calculer l’indemnité payable selon la norme de la «valeur pour le propriétaire», il convient également de tenir compte de l’usage productif fait par le propriétaire du bien exproprié. Une formule d’indemnisation du propriétaire d’un terrain vacant et du propriétaire cultivateur d’une terre semblable, lorsque tout le reste est identique, n’est qu’une règle pratique de calcul et non un principe adéquat pour fixer l’indemnité d’expropriation. Le législateur a reconnu cette distinction, à mon avis, lorsqu’il a adopté comme mesure d’appréciation la «valeur pour le propriétaire».

Si l’on regarde maintenant la preuve concernant l’évaluation des actifs du propriétaire intimée en l’espèce, le tableau suivant énonce de façon sommaire les divers biens auxquels le savant arbitre, le juge Maher (maintenant membre de la Cour du Banc de la Reine) et les juges Brownridge et Hall de la Cour d’appel de la Saskatchewan ont accordé une valeur.

 

Arbitre

le juge Brownridge

le juge Hall

1. Valeur du terrain pour l’usage véritable

$10,000

$72,500

$10,000

2. Juste valeur marchande du terrain selon l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel

$185,250

$230,000

$230,000 (selon l’expert Kvatum)

3. Juste valeur marchande des bâtiments

$51,000

Se retrouve au poste 2.

0

4. Trouble de jouissance

$18,525 (10% du poste 2)

$100,000

$110,000

5. Fondations et installations électriques ayant une valeur spéciale pour le propriétaire

$32,100 (compris au poste 6)

$32,100

$32,100

6. Valeur du terrain et des bâtiments comme fonderie

$93,100 (combine les postes 1,3 et 5)

$80,000

S/O

Indemnité totale

$203,775

$362,000

$230,000

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Le savant arbitre ainsi que la Cour d’appel ont préféré le témoignage de l’évaluateur Kvatum. Il est parvenu à une valeur estimative du terrain en question par deux méthodes, d’abord la méthode du coût et deuxièmement la méthode du marché (il avait renoncé à la méthode du revenu tôt dans la préparation de son expertise). Selon ces méthodes, il a conclu que la valeur du terrain seul variait de $185,000 à $224,250. Il est parvenu à une valeur monétaire d’approximativement $236,000, y compris les bâtiments, mais il a fixé la valeur maximale du terrain seul, pour l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel, à $224,250. La valeur marchande moyenne du terrain, selon Kvatum, est de $204,750, que j’arrondis à $205,000; je conclus que c’est la juste valeur marchande du terrain exproprié sans bâtiments, évalué selon l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel à l’époque de l’expropriation. Pour valoir ce montant, on doit considérer le terrain libre de bâtiments qui ne sont pas liés ou associés à l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel. Selon cette méthode, on ne peut donc accorder aucune valeur aux bâtiments.

Comme je l’ai déjà dit, lorsque l’on adopte le critère de la valeur pour le propriétaire, ce dernier recevra au moins la valeur marchande à titre d’indemnité. Pour les raisons déjà soulignées, je conclus que la valeur globale payable à un propriétaire dans ces circonstances comprend, selon les principes de droit applicable, l’indemnisation du trouble de jouissance réellement subi par le propriétaire. Le savant arbitre, qui a déclaré que ces dépenses [TRADUCTION] «pourraient facilement se chiffrer à $92,150 ou plus», disposait de preuves abondantes au dossier. Toutefois, l’indemnité fut finalement calculée en fonction d’une compensation pour trouble de jouissance égale à 10 pour cent de la juste valeur marchande du terrain fixée par le savant arbitre, soit $18,525.50. Mais cette conclusion est fondée sur des calculs de la valeur résiduelle qui ont débuté par l’évaluation de la valeur du terrain et des bâtiments, une estimation que je ne trouve d’aucun secours pour les raisons susmentionnées. Le juge Hall de la Cour d’appel a ajouté ces 10 pour cent au montant de $92,150 pour arriver à une indemnité totale de $110,000 au titre du trouble de jouissance. Le juge Brownridge a par ailleurs conclu qu’on pouvait évaluer le

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trouble de jouissance à environ $100,000 et, compte tenu du dossier soumis à cette Cour, c’est, je crois, la meilleure estimation. A mon avis donc l’indemnité totale due à l’intimée pour l’expropriation de son terrain est de $205,000 plus $100,000, soit au total $305,000.

Rien ne justifie la modification de l’intérêt de 5 pour cent fixé par la Cour d’appel. Les adjudications de dépens doivent être maintenues. Compte tenu des conclusions auxquelles je parviens et de leur fondement juridique, je n’accorderais aucun dépens en cette Cour, chaque partie payant les siens.

Appel accueilli et l’intimée a droit à une indemnité de $230,000 avec intérêts; Le juge Estey, dissident, aurait fixé l’indemnité à $305,000 avec intérêts.

Procureur de l’appelante: J.B.J. Nutting, Saskatoon.

Procureurs de l’intimée: Gauley, Dierker & Dahlem, Saskatoon.

 



[1] [1977] 1 W.W.R. 604, 11 L.C.R. 193.

[2] [1946] R.C.S. 551.

[3] [1949] R.C.S. 712.

[4] [1946] R.C. de l’É. 311.

[5] [1968] l R.C. de l’É. 402.

[6] [1961] R.C.S. 614.

[7] [1963] R.C.S. 175

[8] (1960), 26 D.L.R. (2d) 633.

[9] [1951] R.C.S. 504.

[10] (1917), 32 D.L.R. 219.

[11] [1941] 1 All E.R. 480.

[12] [1933] O.W.N. 298.

[13] (1975), 7 L.C.R. 218.

[14] [1977] 1 W.W.R. 604.

[15] [1949] R.C.S. 712.

[16] (1960), 32 W.W.R. 513 (B.C.S.C.).

[17] (1969), 4 D.L.R. (3d) 262.

[18] [1946] R.C. de l’É. 311.

[19] [1968] 1 R.C. de l’É. 402.

[20] [1914] A.C. 1083.

[21] [1965] 1 All E.R. 443.

[22] [1968] R.C.S. 633.

[23] (1970), 13 D.L.R. (3d) 162.

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