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Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959

 

Carey Canada Inc., antérieurement

Carey‑Canadian Mines Ltd., National

Gypsum Co., Atlas Turner Inc., Asbestos

Corporation Limited, Bell Asbestos Mines

Limited et Lac d'amiante du Québec Ltée,

antérieurement Lake Asbestos Company Ltd.                                                               Appelantes

 

c.

 

George Ernest Hunt      Intimé

 

et

 

T & N, P.L.C.

et Flintkote Mines Limited       Intimées

 

et entre

 

Flintkote Mines Limited, National

Gypsum Co., Atlas Turner Inc., Asbestos

Corporation Limited, Bell Asbestos Mines

Limited et Lac d'amiante du Québec Ltée,

antérieurement Lake Asbestos Company Ltd.                                                               Appelantes

 

c.

 

George Ernest Hunt      Intimé

 

et

 

T & N, P.L.C. et

Carey Canada Inc., antérieurement

Carey‑Canadian Mines Ltd.     Intimées

 

répertorié:  hunt c. carey canada inc.

 

Nos du greffe:  21508, 21536.

 

1990:  22 février; 1990:  4 octobre.

 

Présents:  Le juge en chef Lamer* et les juges Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Cory.

 

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

 

    Pratique ‑‑ Requête en radiation ‑‑ Action intentée par une personne souffrant d'une maladie qui résulterait de l'exposition aux fibres d'amiante ‑‑ Allégation de complot en vue de cacher des renseignements quant aux risques possibles pour la santé ‑‑ Allégations d'autres délits énumérés ‑‑ Circonstances dans lesquelles une déclaration (ou des parties de celle‑ci) peut être radiée ‑‑ Les allégations fondées sur le délit civil de complot devraient‑elles être radiées? ‑‑ Rules of Court [Colombie‑Britannique], règle 19(24).

 

    L'intimé Hunt, un électricien à la retraite, a intenté une action dans laquelle il allègue qu'il souffre de mésothéliome parce qu'il a été exposé aux fibres d'amiante au cours de son emploi.  Les défenderesses ont exploité des mines d'amiante en vue de produire et de fournir une variété de produits d'amiante entre les années 1940 et 1967.  Il est allégué qu'elles savaient depuis 1934 que les fibres d'amiante pouvaient causer des maladies chez ceux qui y étaient exposés.  Atlas Turner, Babcock, Caposite, Holmes, Johns‑Manville et T & N, P.L.C sont non seulement poursuivies pour négligence, mais encore il est allégué qu'elles ont comploté en vue de cacher des renseignements quant aux dangers associés à l'amiante et que, par suite de ce complot, M. Hunt a souffert de mésothéliome.  Par ordre de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique, Flintkote Mines Limited et T & N, P.L.C. ont été ajoutées comme intimées dans l'appel en Cour d'appel.

 

    Carey Canada Inc. a demandé avec succès que l'action intentée contre elle soit rejetée parce qu'elle ne révélait aucune demande raisonnable.  (L'action n'était fondée que sur des allégations de complot.)  La Cour d'appel a accueilli l'appel interjeté contre cette décision.  En l'espèce, il s'agit de déterminer dans quelles circonstances une déclaration (ou des parties de celle‑ci) peut être radiée et si les allégations fondées sur le délit civil de complot doivent être radiées.

 

    Arrêt:  Les pourvois sont rejetés.

 

    Le critère à appliquer est de savoir s'il est "évident et manifeste" que la déclaration du demandeur ne révèle aucune demande raisonnable.  Ce n'est que si l'action est vouée à l'échec parce qu'elle contient un vice fondamental qui se range parmi les autres énumérés à la règle 19(24) que les parties pertinentes de la déclaration du demandeur devraient être radiées en vertu de la règle 19(24)a).

 

    En l'espèce, il n'est pas "évident et manifeste" que la déclaration du demandeur ne révèle pas une demande raisonnable, compte tenu de la plus récente décision de notre Cour sur les circonstances dans lesquelles le droit de la responsabilité civile reconnaîtra une telle demande fondée sur le complot.  Il n'est pas non plus évident et manifeste qu'en permettant à cette action de suivre son cours, il y aurait recours abusif au tribunal.  Il appartient au juge de première instance de décider, compte tenu de la preuve, s'il existe de bonnes raisons d'étendre le délit civil au présent contexte.

 

    Il n'appartient pas à notre Cour, suite à une requête en radiation, de rendre une décision quant aux chances de succès du demandeur.  Il suffit que le demandeur ait quelques chances de succès.  Les questions de savoir si un objet prédominant a été établi et si la Loi sur les dossiers d'entreprises du Québec restreint l'éventail des renseignements que les défenderesses peuvent produire à l'audience sont des questions qui n'ont rien à voir avec celle de savoir si la déclaration du demandeur révèle une demande raisonnable.  La radiation ne saurait être justifiée parce qu'un acte de procédure révèle "une question de droit contestable, difficile ou importante".  Au contraire, il peut fort bien être capital que l'action puisse suivre son cours.

 

    L'allégation d'un délit civil de complot n'est pas interdite parce qu'on a allégué la perpétration d'un autre délit.  Bien qu'il puisse être discutable que si une partie a gain de cause contre un défendeur en invoquant un délit civil spécifique distinct, une action fondée sur le complot ne devrait pas alors être recevable contre ce défendeur, il est loin d'être clair que le simple fait qu'un demandeur allègue qu'un défendeur a commis d'autres délits l'empêche d'invoquer le délit civil de complot.  On peut déterminer si le demandeur devrait être privé du recours fondé sur le délit civil de complot seulement lorsque l'on a décidé s'il a établi que le défendeur a réellement commis les autres délits allégués.

 

Jurisprudence

 

    Arrêts examinés:  Dyson v. Attorney‑General, [1911] 1 K.B. 410; Drummond‑Jackson v. British Medical Association, [1970] 1 All E.R. 1094; Ross v. Scottish Union and National Insurance Co. (1920), 47 O.L.R. 308; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735; Lonrho Ltd. v. Shell Petroleum Co. (No. 2), [1982] A.C. 173; Ciments Canada LaFarge Ltée c. British Columbia Lightweight Aggregate Ltd., [1983] 1 R.C.S. 452; distinction d'avec l'arrêt:  Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99; arrêts mentionnés:  Metropolitan Bank, Ltd. v. Pooley, [1881‑85] All E.R. 949; Republic of Peru v. Peruvian Guano Co. (1887), 36 Ch. D. 489; Hubbuck & Sons, Ltd. v. Wilkinson, Heywood & Clark Ltd., [1899] 1 Q.B. 86; Attorney‑General of the Duchy of Lancaster v. London & North Western Railway Co., [1892] 3 Ch. 274; Evans v. Barclays Bank and Galloway, [1924] W.N. 97; Kemsley v. Foot, [1951] 1 T.L.R. 197; Nagle v. Feilden, [1966] 2 Q.B. 633; Rex ex rel. Tolfree v. Clark, [1943] O.R. 501; Gilbert Surgical Supply Co. v. F. W. Horner Ltd., [1960] O.W.N. 289; Minnes v. Minnes (1962), 39 W.W.R. 112; McNaughton and McNaughton v. Baker (1988), 25 B.C.L.R. (2d) 17; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; Dumont c. Canada (Procureur général), [1990] 1 R.C.S. 279; Metall und Rohstoff A.G. v. Donaldson, Lufkin & Jenrette Inc., [1989] 3 W.L.R. 563; Mogul Steamship Co. v. McGregor, Gow & Co. (1889), 23 Q.B.D. 598.

 

Lois et règlements cités

 

Loi sur les dossiers d'entreprises, L.R.Q. 1977, ch. D‑12.

 

Règles de procédure civile, Règl. de l'Ont. 560/84, règle 21.01.

 

Rules of Court [Colombie‑Britannique], règle 19(24).

 

Rules of the Supreme Court [Angleterre], R.S.C. 1883, ord. 25, règle 4 [abr. & rempl. R.S.C. (Révision) 1962, ord. 18, règle 19].

 

Supreme Court of Judicature Act, 1873, (Angl.) 36 & 37 Vict., ch. 66.

 

Doctrine citée

 

Baker, John Hamilton.  An Introduction to English Legal History, 2nd ed.  London:  Butterworths, 1979.

 

Burns, Peter.  "Civil Conspiracy:  An Unwieldy Vessel Rides a Judicial Tempest" (1982), 16 U.B.C. L. Rev. 229.

 

Fridman, G. H. L.  The Law of Torts in Canada, vol. 2.  Toronto:  Carswells, 1990.

 

Halsbury's Laws of England, vol. 36, 4th ed.,   London:  Butterworths, 1981.

 

McLachlin, Beverly M. and James P. Taylor.  British Columbia Practice, vol. 1, 2nd ed.  Vancouver:  Butterworths, 1979.

 

Milsom, S. F. C.  Historical Foundations of the Common Law, 2nd ed.  Toronto:  Butterworths, 1981.

 

    POURVOIS contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique qui a infirmé un jugement du juge Hollinrake qui avait rejeté l'action contre Carey Canada Inc. parce qu'elle ne révélait aucune demande raisonnable.  Pourvois rejetés.

 

    Jack Giles, c.r., et Robert McDonell, pour Carey Canada Inc.

 

    D. M. M. Goldie, c.r., pour Lac d'amiante du Québec Ltée.

 

    Marvyn Koenigsberg, pour National Gypsum Co.

 

    David Martin et Michael P. Maryn, pour Atlas Turner Inc., Asbestos Corporation Limited et Bell Asbestos Mines Limited.

 

    James A. Macaulay, c.r., et K. N. Affleck, pour T & N, P.L.C.

 

    Robert Ward et S. E. Fraser, pour Flintkote Mines Limited.

 

    J. J. Camp, c.r., et P. G. Foy, pour George Ernest Hunt.

 

//Le juge Wilson//

 

    Version française du jugement de la Cour rendu par

 

    LE JUGE WILSON ‑‑ La question que soulèvent ces pourvois est de savoir si l'intimé peut intenter contre les appelantes une action pour délit civil de complot.  Les pourvois soulèvent plus particulièrement la question de savoir si les parties de la déclaration de l'intimé [Hunt] dans lesquelles il allègue que les appelantes ont comploté en vue de cacher des renseignements concernant les effets des fibres d'amiante font état d'une demande raisonnable au sens de la règle 19(24)a) des Rules of Court de la Colombie‑Britannique.

 

1.  Les faits

 

    L'intimé, George Hunt, est un électricien à la retraite qui prétend avoir été exposé aux fibres d'amiante au cours de son emploi.  M. Hunt a intenté une action contre Atlas Turner Inc., Asbestos Corporation Limited, The Asbestos Institute, Babcock & Wilcox Industries Ltd., Bell Asbestos Mines Limited, Caposite Insulations Ltd., Carey Canada Inc., Flintkote Mines Limited, Holmes Insulations Ltd., Johns‑Manville Amiante Canada Inc., Lac d'amiante du Québec Ltée, National Asbestos Mines Limited, The Quebec Asbestos Mining Association et T & N, P.L.C. ("les défenderesses").

 

    Monsieur Hunt allègue que les défenderesses exploitaient des mines d'amiante en vue de produire et de fournir une variété de produits d'amiante entre les années 1940 et 1967.  Il allègue qu'après 1934 les défenderesses savaient que les fibres d'amiante pouvaient causer des maladies chez ceux qui y étaient exposés.  En plus de poursuivre Atlas Turner, Babcock, Caposite, Holmes, Johns‑Manville et T & N pour négligence, M. Hunt allègue que toutes les défenderesses ont comploté en vue de cacher des renseignements quant aux dangers associés à l'amiante et que, par suite de ce complot, il a souffert de mésothéliome.

 

    Les parties pertinentes de la déclaration de M. Hunt se lisent ainsi:

 

[TRADUCTION]  16.  À diverses époques dont les détails sont bien connus des défenderesses, y compris pendant la période comprise entre 1940 et 1967, les défenderesses ont procédé à l'extraction et à la transformation de l'amiante et ont conçu, fabriqué, emballé, annoncé, promu, distribué et vendu une variété de produits contenant des fibres d'amiante (les "produits"), dont les détails sont également bien connus des défenderesses.

 

17.  Après 1934 environ, les défenderesses savaient ou auraient dû savoir que les fibres d'amiante contenues dans les produits pouvaient causer des maladies, y compris le cancer et l'amiantose chez les travailleurs ou ceux qui étaient par ailleurs exposés à ces fibres.

 

18.  Après 1934 environ, les défenderesses ou certaines d'entre elles ont comploté ensemble dans le but prédominant de nuire au demandeur et aux autres personnes susceptibles d'être exposées aux fibres d'amiante contenues dans les produits, en empêchant la diffusion de ces renseignements dans le public et, en particulier, auprès du demandeur et des autres personnes susceptibles d'être exposées aux fibres d'amiante contenues dans les produits.

 

19.  Subsidiairement, après 1934 environ, les défenderesses ou certaines d'entre elles ont comploté ensemble pour empêcher, par des moyens illégaux, la diffusion de ces renseignements dans le public et, en particulier, auprès du demandeur et des autres personnes susceptibles d'être exposées aux fibres d'amiante contenues dans les produits, dans des circonstances où les défenderesses savaient ou auraient dû savoir que le préjudice causé au demandeur et aux autres personnes qui seraient exposées aux fibres d'amiante contenues dans les produits découlerait de la conduite des défenderesses.

 

20.  La conduite des défenderesses dans le cadre du complot mentionné aux paragraphes 18 et 19 comprend les actions suivantes:

 

a)avoir frauduleusement, par supercherie ou négligemment supprimé, déformé et présenté de façon inexacte les résultats des recherches médicales et scientifiques sur les effets nocifs de l'amiante sur la santé;

 

b)avoir frauduleusement, par supercherie ou négligemment présenté de façon inexacte les effets nocifs de l'amiante sur la santé en diffusant des renseignements inexacts, incomplets, périmés, erronés et déformés quant à ces effets;

 

c)avoir frauduleusement, par supercherie ou négligemment tenté de nuire à la réputation des médecins et des scientifiques qui prétendaient que l'amiante était à l'origine de maladies;

 

d)avoir frauduleusement, par supercherie ou négligemment mis en marché et promu les produits sans avoir avisé ou suffisamment avisé ceux qui y étaient exposés des dangers qu'ils comportaient;

 

e)avoir frauduleusement, par supercherie ou négligemment tenté d'influencer à leur avantage la réglementation gouvernementale de l'usage de l'amiante et des produits.

 

    Carey Canada Inc. a présenté une requête devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique en vertu de la règle 19(24)a) des Rules of Court de cette province pour que l'action intentée contre elle, qui était fondée seulement sur des allégations de complot, soit rejetée parce qu'elle ne révélait aucune demande raisonnable.  La règle 19(24) prévoit:

 

    [TRADUCTION]  19 (24)  À toute étape d'une procédure, la cour peut ordonner que soient radiés ou modifiés en totalité ou en partie une inscription, un acte de procédure, une requête ou autre document pour le motif

 

a)qu'ils ne révèlent aucune demande ou défense raisonnable, selon le cas,

 

b)qu'ils sont inutiles, scandaleux, frivoles ou vexatoires,

 

c)qu'ils peuvent nuire à l'instruction équitable de la procédure, ou encore la gêner ou la retarder, ou

 

d)qu'ils constituent par ailleurs un recours abusif au tribunal,

 

et elle peut rendre jugement ou ordonner que la procédure soit suspendue ou rejetée et peut ordonner que les dépens de la requête soient payés sur la base de procureur à client.

 

2.  Les décisions des tribunaux d'instance inférieure

 

a)  La Cour suprême de la Colombie‑Britannique

 

    Le juge Hollinrake a retenu la prétention de Carey Canada que le seul préjudice qui pouvait faire l'objet d'une action pour complot était un [TRADUCTION] "dommage direct".  Bien que, dans le mémoire des avocats, le résumé des motifs prononcés oralement par le juge Hollinrake n'explique pas précisément ce que celui‑ci entendait par l'expression [TRADUCTION] "dommage direct", il semblerait qu'il ait voulu parler du préjudice subi par le demandeur, qui découle directement des actes qui le visaient précisément.  Le juge Hollinrake affirme:

 

[TRADUCTION]  Quant à la question du dommage direct ou indirect, dans le premier type de complot, le juge Estey parle de ce que "vise principalement" la conduite des défendeurs [voir:  Ciments Canada LaFarge Ltée c. British Columbia Lightweight Aggregate Ltd., [1983] 1 R.C.S. 452, à la p. 471].  Je pense que cela signifie un dommage direct.  Le deuxième type de complot parle d'une conduite "dirigée contre le demandeur".  Je pense que cela signifie un dommage direct.  Je pense que ces conclusions sont justifiées par ce qui s'est produit dans l'arrêt Ciments Canada LaFarge Ltée.

 

Le juge Hollinrake a donc accueilli la requête et rejeté l'action contre Carey Canada parce qu'elle ne révélait aucune demande raisonnable.

 

b) La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique

 

    Par ordre de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (en date du 30 mars 1989), Flintkote Mines Limited et T & N, P.L.C. ont été ajoutées comme intimées dans l'appel en Cour d'appel.

 

    Le juge Anderson (les juges Macfarlane et Esson souscrivant à ses motifs) a accueilli l'appel et annulé l'ordonnance du juge Hollinrake.  Le juge Anderson justifie ses raisons de la façon suivante:

 

[TRADUCTION]

 

(1)La jurisprudence invoquée par l'avocat de l'intimée Carey Canada Inc. et par le juge de première instance selon laquelle il n'existe aucun délit civil tel le complot de nuire par des moyens illégaux lorsque le dommage est indirect, se rapporte au domaine de la concurrence sur le marché et aux différends en matière de travail.  Elle peut ne pas s'appliquer aux circonstances très différentes invoquées en l'espèce et aux considérations sociales très différentes.

 

(2)Les arguments relatifs au droit et aux faits sont complexes et devraient être évalués au procès après la présentation de toute la preuve.  À ce stade de la procédure, il est impossible de conclure qu'il n'y a aucune cause d'action en fait ou en droit (voir l'arrêt Minnes v. Minnes (1962), 39 W.W.R. 112, à la p. 122).

 

    Le juge Esson (les juges Anderson et MacFarlane partageant son avis) a donné d'autres raisons soulignant que les [TRADUCTION] "expressions de l'objet prédominant et du dommage direct" dans l'arrêt Ciments Canada LaFarge Ltée s'étaient présentées dans des décisions en matière de concurrence et de perte purement économique.  Cependant, dans le cas de M. Hunt, le contexte était très différent.  Monsieur Hunt avait subi un préjudice personnel et prétendait que le complot des défenderesses pour supprimer des renseignements avait créé un risque prévisible de causer le préjudice dont il avait réellement souffert.  Il était impossible à cette étape de la procédure de déterminer que le dommage n'était pas suffisamment direct pour justifier une action fondée sur le délit civil de complot.  Le juge Esson a explicitement refusé de s'engager dans un examen détaillé du droit relatif au complot, soulignant:

 

    [TRADUCTION]  Il ne fait généralement pas partie de notre tradition et, compte tenu de la complexité et de la nouveauté de certaines des questions soulevées en l'espèce, j'estime qu'il ne serait particulièrement pas souhaitable de rendre une telle décision en l'absence de contexte.  Pour ces motifs, ainsi que pour ceux qu'a exposés le juge Anderson, je suis d'avis d'accueillir l'appel.

 

3.  Les questions

 

    Les questions que soulève ce pourvoi sont les suivantes:

 

1.Dans quelles circonstances une déclaration (ou des parties de celle‑ci) peut‑elle être radiée?

 

2.Les allégations de M. Hunt fondées sur le délit civil de complot devraient‑elles être radiées?

 

4.  L'analyse

 

(1)Dans quelles circonstances une déclaration peut‑elle être radiée?

 

    La requête de Carey Canada visant à obtenir le rejet de l'action a été présentée conformément à la règle 19(24)a) des Rules of Court de la Colombie‑Britannique.  Cette règle prévoit qu'un tribunal peut radier en totalité ou en partie une déclaration qui ne [TRADUCTION] "révèle [. . .] aucune demande [. . .] raisonnable".  Les règles de pratique en matière de radiation des déclarations sont semblables dans les autres provinces.  Par exemple, en Ontario, la règle 21.01 des Règles de procédure civile, Règl. de l'Ont. 560/84, prévoit:

 

    21.01 (1)  Une partie peut demander à un juge, par voie de motion:

 

a)soit, qu'une question de droit soulevée par un acte de procédure dans une action soit décidée avant l'instruction, si la décision de la question est susceptible de régler la totalité ou une partie de l'action, d'abréger considérablement l'instruction ou de réduire considérablement les dépens;

 

b)soit, qu'un acte de procédure soit radié parce qu'il ne révèle aucune cause d'action ou de défense fondée.

 

Le juge peut rendre une ordonnance ou un jugement en conséquence.

 

    (2)  Aucune preuve n'est admissible à l'appui d'une motion:

 

a)présentée en application de l'alinéa (1)a), sans l'autorisation d'un juge ou le consentement des parties;

 

b)présentée en application de l'alinéa (1)b).  [Je souligne.]

 

    La règle 19(24) des Rules of Court de la Colombie‑Britannique et les dispositions semblables des autres provinces résultent d'une [TRADUCTION] "codification" du pouvoir d'un tribunal en vertu de sa compétence inhérente de suspendre des actions qui constituent un abus de procédure ou qui ne révèlent aucune cause d'action raisonnable:  voir McLachlin et Taylor, British Columbia Practice (2e éd. 1979), vol. 1, pp. 19 à 71.  Ce processus de codification a d'abord eu lieu en Angleterre peu de temps après l'adoption de la Supreme Court of Judicature Act, 1873, (Angl.) 36 & 37 Vict., ch. 66.  Il peut donc être intéressant d'examiner l'interprétation que les tribunaux d'Angleterre ont donnée à leurs règles en matière de radiation d'une déclaration.

 

a) L'Angleterre:

 

    Dans l'arrêt Metropolitan Bank, Ltd. v. Pooley, [1881‑85] All E.R. 949 (H.L.), à la p. 951, le lord chancelier a expliqué qu'avant l'adoption de la Supreme Court of Judicature Act, 1873, les tribunaux étaient prêts à suspendre une [TRADUCTION] "poursuite manifestement vexatoire qui constituait clairement un recours abusif au tribunal" même s'il n'existait aucune règle écrite permettant aux tribunaux d'agir ainsi.  Le lord chancelier a souligné, à la p. 951, que [TRADUCTION] "Ce pouvoir semblait inhérent à la compétence qu'a chaque cour de justice pour se protéger elle‑même contre le recours abusif à ses procédures".  Ce qui veut dire que les tribunaux pouvaient veiller à ce qu'on ne recoure pas à leurs procédures simplement pour harceler les parties en intentant des actions qui étaient manifestement non fondées.

 

    Avant l'adoption de la Supreme Court of Judicature Act, 1873, et des nouvelles Rules of the Supreme Court (adoptées en 1883), les parties pouvaient faire valoir un [TRADUCTION] "moyen d'irrecevabilité" ("demurrer") pour contester une déclaration.  Ce qui veut dire qu'un défendeur pouvait reconnaître tous les faits invoqués dans les actes de procédure du demandeur et affirmer que ces faits ne suffisaient pas en droit pour justifier l'action du demandeur.  Lorsqu'un moyen d'irrecevabilité était invoqué, la question de droit ainsi soulevée faisait immédiatement l'objet d'un débat et d'une décision:  voir Halsbury's Laws of England (4e éd. 1981), vol. 36, par. 2, n. 7 et par. 35, n. 5, Milsom, Historical Foundations of the Common Law (2e éd. 1981), à la p. 72, et Baker, An Introduction to English Legal History (2e éd. 1979), à la p. 69.  Mais le moyen d'irrecevabilité a éventuellement fait l'objet d'une pratique formelle et technique et il était notoire que les juges hésitaient à apporter des réponses définitives aux questions de droit qui étaient ainsi soulevées.  Comme le lord chancelier l'explique dans l'arrêt Pooley, on en est finalement venu à croire qu'il était préférable de remplacer les moyens d'irrecevabilité par une procédure sommaire plus simple pour écarter les actions qui, à première vue, étaient manifestement non fondées.  C'est avec cet objectif à l'esprit qu'on a adopté la règle 4 de l'ordonnance 25 des Rules of the Supreme Court de 1883:

 

[TRADUCTION]  4.  La cour ou le juge peut ordonner la radiation de tout acte de procédure pour le motif qu'il ne révèle aucune cause d'action ou défense raisonnable et, dans un tel cas ou lorsque l'acte de procédure révèle que la cause d'action ou la défense est frivole ou vexatoire, la cour ou le juge peut ordonner que l'action soit suspendue ou rejetée ou qu'un jugement soit rendu en conséquence, selon ce qui peut se révéler juste de faire.

 

Le juge Chitty, dans ses remarques sur les mérites relatifs des moyens d'irrecevabilité et de la nouvelle règle, a souligné dans l'arrêt Republic of Peru v. Peruvian Guano Co. (1887), 36 Ch. D. 489, à la p. 496:

 

[TRADUCTION]  Compte tenu de la formulation de la règle 4 et des décisions rendues en vertu de celle‑ci, j'estime que cette règle est plus favorable quant à l'acte de procédure auquel on s'oppose que l'ancienne procédure du moyen d'irrecevabilité (demurrer).  En vertu de la nouvelle règle, l'acte de procédure ne sera pas radié à moins de pouvoir faire l'objet d'un moyen d'irrecevabilité ou pis encore.  Si, malgré des vices à l'acte de procédure qui auraient été fatals en vertu de la procédure d'irrecevabilité, la cour croit que des questions de fond lui sont présentées, j'estime qu'elle devrait refuser de radier cet acte de procédure; mais lorsque l'acte de procédure révèle une cause d'action à l'égard de laquelle la cour est convaincue qu'elle n'a aucune chance de succès, elle devrait alors le radier et mettre sommairement fin au litige.

 

    L'un des arguments les plus importants à avoir été invoqué dans les premières décisions portant sur la règle 4 de l'ordonnance 25 était que la règle découlait du pouvoir des cours de justice de veiller à ce qu'elles demeurent une tribune où de véritables questions de droit sont abordées et qu'on ne s'en serve pas pour présenter des actions "vexatoires" dépourvues de fondement juridique et destinées seulement à harceler une autre partie.  Dans l'arrêt Pooley, précité, à la p. 954, lord Blackburn a affirmé que la nouvelle règle [TRADUCTION] "étend considérablement le pouvoir du tribunal d'intervenir de la manière que j'ai décrite, et lui permet de suspendre une action pour d'autres motifs que ceux pour lesquels elle aurait pu être suspendue en common law."  Néanmoins, comme l'a souligné ultérieurement le juge Chitty dans l'arrêt Peruvian Guano Co., la règle n'avait pas pour but d'empêcher que des [TRADUCTION] "questions de fond" soient présentées.  Ses procédures sommaires ne devaient être utilisées que s'il était manifeste que permettre la poursuite de l'instance constituerait un recours abusif au tribunal.

 

    Dans une des décisions les plus connues au sujet des circonstances dans lesquelles il faut recourir à la règle, le maître des rôles Lindley a affirmé:

 

[TRADUCTION]  La seconde procédure plus sommaire n'est appropriée que dans les cas évidents et manifestes, de sorte que tout maître ou juge puisse immédiatement affirmer que la déclaration, telle qu'elle se présente, est insuffisante même si on en fait la preuve pour accorder gain de cause au demandeur.  L'emploi de l'expression "cause d'action [. . .] raisonnable" à la règle 4 indique qu'on ne peut avoir recours à la procédure sommaire qu'elle prévoit que dans les cas évidents et manifestes.  [Je souligne.] 

 

[Voir:  Hubbuck & Sons, Ltd. v. Wilkinson, Heywood & Clark, Ltd., [1899] 1 Q.B. 86 (C.A.), à la p. 91.]

 

Dans ses remarques, le maître des rôles Lindley a expliqué clairement que même si la règle étendait le pouvoir de la cour de suspendre des actions, les tribunaux ne devaient employer la règle que dans les cas exceptionnels où il était "évident et manifeste" que, même si on acceptait la version des faits présentée dans la déclaration, l'action du demandeur ne révélait pas une cause d'action raisonnable.  La question n'était pas de savoir si le demandeur pouvait avoir gain de cause puisqu'il s'agissait d'une question qui devait à bon droit être tranchée à l'audience.  La question était simplement de savoir si le demandeur faisait valoir un argument "raisonnable" qui pouvait légitimement constituer matière à procès.

 

    Le maître des rôles avait justement affirmé la même chose quelque six années auparavant:

 

    [TRADUCTION]  Le vice‑chancelier affirme ensuite:  "Les questions que soulève cette demande sont d'une telle importance et d'une telle difficulté que je ne puis affirmer que cet acte de procédure ne révèle aucune cause d'action raisonnable ou qu'il y a quelque chose de frivole ou de vexatoire; par conséquent, je vais laisser les parties plaider régulièrement".  Cela me semble tout à fait juste.  Dans quelle mesure est‑ce que la cour doit examiner les questions de fait ou de droit difficiles dans l'exercice du pouvoir qui lui est conféré en vertu de la règle 4 de l'ordonnance XXV?  Il me semble que l'objet de la règle est d'écarter les actions qui ne doivent pas être instituées ‑‑ les actions qui sont manifestement frivoles ou vexatoires, ou manifestement non fondées; et si, comme on le laisse entendre, un délai important est nécessaire pour convaincre la cour par des recherches historiques ou autrement que le comté palatin n'a aucune compétence, je suis clairement d'avis qu'une telle requête ne doit pas être présentée.  On peut demander au juge en chambre d'écarter les actions vexatoires; mais j'estime qu'appliquer la règle dans un cas comme celui‑ci revient à mal l'appliquer.  [Je souligne.]

 

[Voir:  Attorney‑General of the Duchy of Lancaster v. London and North Western Railway Co., [1892] 3 Ch. 274 (C.A.), aux pp. 276 et 277.]

 

Ainsi, le fait que l'action du demandeur soit complexe ne pouvait justifier la radiation de la déclaration.  Les affaires complexes qui révélaient des questions juridiques de fond étaient tranchées de la façon la plus appropriée au procès où la preuve relative aux faits pouvait être présentée ainsi que des arguments sur le bien‑fondé de l'action du demandeur.

 

    L'exigence qu'il soit "évident et manifeste" que la totalité ou une partie de la déclaration ne révèle aucune cause d'action raisonnable pour  qu'elle puisse être radiée ainsi que l'affirmation qu'il ne convient particulièrement pas d'utiliser la procédure sommaire de la règle pour empêcher une partie d'ester en justice parce que l'action soulève des questions difficiles a été confirmée à maintes reprises au cours du dernier siècle:  voir Dyson v. Attorney‑General, [1911] 1 K.B. 410 (C.A.), Evans v. Barclays Bank and Galloway, [1924] W.N. 97 (C.A.), Kemsley v. Foot, [1951] 1 T.L.R. 197 (C.A.), et Nagle v. Feilden, [1966] 2 Q.B. 633 (C.A.).  Les observations du lord juge Fletcher Moulton dans l'arrêt Dyson, précité, aux pp. 418 et 419, sont particulièrement révélatrices:

 

    [TRADUCTION]  Il est incontestable, tant en vertu du pouvoir inhérent de la cour qu'en vertu d'une règle précise édictée en ce sens en vertu de la Judicature Act, que la cour a le droit de mettre fin à une action à cette étape si elle est présentée de façon injustifiée et sans apparence de fondement de sorte que permettre qu'elle franchisse les étapes ordinaires jusqu'au procès reviendrait à assujettir le défendeur à des vexations au moyen du processus judiciaire lorsqu'à quelque étape que ce soit il ne pouvait faire aucun doute que l'action était non fondée.  Mais il y a toute une distinction entre cette décision et le rejet sommaire des actions parce que le juge en chambre ne croit pas qu'elle pourra réussir en fin de compte, et les cours ont considéré à juste titre que ce pouvoir de mettre fin à une action et de la trancher sans audition doit être utilisé très modérément et rarement, si jamais, sauf dans les cas où l'action constitue un recours abusif à la procédure judiciaire.  On a répété à maintes reprises que cette procédure n'a pas pour but de remplacer l'ancien moyen d'irrecevabilité par lequel le défendeur contestait la validité en droit de l'action du demandeur.  Les divergences quant au droit, tout comme les divergences quant aux faits, doivent normalement faire l'objet d'une décision au procès à la suite d'une audience devant le tribunal et non se voir priver d'une audition devant le tribunal par une ordonnance d'un juge en chambre.  La preuve on ne peut plus claire de l'objet de la règle est que le demandeur ne peut interjeter appel de plein droit de la décision du juge en chambre dans le cas d'une telle ordonnance.  En ce qui concerne ces règles, cette procédure permet de mettre fin à une action sans même que soit soumise à un tribunal la question de son bien‑fondé.  À mon avis, il est évident que notre système judiciaire ne permettrait jamais qu'un demandeur soit ainsi privé d'un jugement sans qu'une cour ait examiné son droit d'être entendu, sauf dans les cas où la cause d'action est manifestement et presque incontestablement mal fondée.  [Je souligne.]

 

    Dans les motifs qu'il a rédigés dans l'affaire Drummond‑Jackson v. British Medical Association, [1970] 1 All E.R. 1094 (C.A.), lord Pearson nous fournit une analyse plus récente et tout aussi révélatrice de ces principes.  Je note que, dans l'arrêt Drummond‑Jackson, la Cour d'appel a examiné la règle 19 de l'ordonnance 18 des Rules of the Supreme Court (qui a remplacé la règle 4 de l'ordonnance 25 des R.S.C. en 1962), une disposition très semblable aux règles qui régissent maintenant la radiation des actes de procédure au Canada:

 

    [TRADUCTION]  19. -- (1)  La cour peut, à toute étape d'une instance, ordonner que soient radiés ou modifiés tout acte de procédure ou l'inscription sur un bref dans l'action ou quoi que ce soit dans tout acte de procédure ou l'inscription pour le motif ‑‑

 

a)qu'ils ne révèlent aucune cause d'action ou défense raisonnable, selon le cas;

 

b)qu'ils sont scandaleux, frivoles ou vexatoires;

 

c)qu'ils peuvent nuire à l'instruction équitable de l'action, ou encore la gêner ou la retarder; ou

 

d)qu'ils constituent par ailleurs un recours abusif au tribunal;

 

et peut ordonner que l'action soit suspendue ou rejetée ou qu'un jugement soit rendu en conséquence, selon le cas.

 

    (2)  Aucune preuve n'est admissible à l'appui d'une requête présentée en application de l'alinéa (1)a).

 

    Répondant à l'idée exprimée par lord Denning que la longueur et la complexité potentielles d'une instance devrait être prise en compte pour déterminer si une déclaration doit être radiée, lord Pearson (aux motifs duquel sir Gordon Willmer a souscrit dans une opinion distincte) a réaffirmé la proposition que le lord juge Lindley avait avancée quelque quatre‑vingts ans plus tôt dans l'arrêt Attorney‑General of the Duchy of Lancaster:  la longueur et la complexité ne sont pas des facteurs qu'il convient de prendre en considération pour décider si une déclaration doit être radiée.  Lord Pearson a affirmé, aux pp. 1101 et 1102:

 

    [TRADUCTION]  Depuis plusieurs années, bon nombre de précédents ont fermement établi que le pouvoir de radier une déclaration parce qu'elle ne révèle aucune cause d'action raisonnable est un pouvoir sommaire qui ne doit être exercé que dans des cas évidents et manifestes.

 

                                                                        . . .

 

    À mon avis, l'opinion traditionnelle suivie jusqu'à présent ‑‑ que le pouvoir ne devrait être exercé que dans des cas évidents et manifestes ‑‑ est juste pour plusieurs raisons compte tenu de l'objet évident de la règle.  Premièrement, on relève dans la règle 19(1)a) l'expression "cause d'action . . . raisonnable" sur laquelle le maître des rôles Nathaniel Lindley a attiré notre attention dans l'arrêt Hubbuck & Sons Ltd. v. Wilkinson, Heywood and Clark Ltd.  On ne peut fournir de paraphrase exacte, mais je pense que l'expression "cause d'action . . . raisonnable" signifie une cause d'action qui a quelques chances de succès lorsque (comme l'exige la règle 19(2)) on ne considère que les allégations contenues dans les actes de procédure.  Si l'examen de ces allégations révèle que la cause d'action invoquée est vouée à l'échec, la déclaration devrait être radiée.  Dans l'arrêt Nagle v. Feilden, le lord juge Danckwerts affirme:

 

    "Le recours sommaire entériné dans cette action ne devrait être employé que dans les cas évidents et manifestes lorsque l'action n'a aucune chance de succès ou constitue en quelque sorte un recours abusif à la cour".

 

Le lord juge Salmon a affirmé:

 

    "Il est bien établi qu'une déclaration ne devrait pas être radiée et qu'un demandeur ne devrait pas être privé d'un jugement à moins que la cause ne puisse faire l'objet d'un débat".

 

Deuxièmement, la règle 19(1)a) acquiert un certain sens du contexte de la règle 19(1)b) -‑ "scandaleux, frivoles et vexatoires" -‑ de la règle 19(1)c) -‑ "nuire à l'instruction équitable de l'action, ou encore la gêner ou la retarder" -‑ et de la règle 19(1)d) ‑‑ constituent par ailleurs un recours abusif au tribunal".  Le vice dont il est question à la règle 19(1)a) est fondamental et se range parmi ceux qui sont mentionnés dans les autres alinéas.  Troisièmement, une demande de radiation de la déclaration en vertu de cette règle est présentée à l'une des toutes premières étapes de l'action lorsqu'il n'existe que la déclaration sans autre acte de procédure et sans aucun élément de preuve.  Le demandeur ne devrait pas être privé d'un jugement à cette toute première étape à moins qu'il ne soit très clair que la cause d'action qu'il invoque n'a aucune chance de succès.  [Je souligne.]

 

Lord Pearson conclut, à la p. 1102:

 

[TRADUCTION]  C'est là le fondement de la règle et de la pratique qui doivent servir à déterminer si la déclaration du demandeur en l'espèce révèle une cause d'action raisonnable.  Il n'est pas permis d'anticiper la défense ou les défenses ‑‑ il peut en exister de très bien fondées ‑‑ que les défendeurs peuvent faire valoir et être en mesure d'établir au procès, ni quoi que ce soit que le demandeur peut invoquer en réponse et chercher à faire valoir au procès.  [Je souligne.]

 

    Ainsi, en Angleterre, le critère qui régit une requête présentée en vertu de la règle 19 de l'ordonnance 18 des R.S.C. a toujours été simple et le demeure:  en supposant que les faits exposés dans la déclaration peuvent être prouvés, est‑il [TRADUCTION] "évident et manifeste" que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d'action raisonnable?  La déclaration est‑elle entachée d'un vice que l'on peut correctement qualifier de [TRADUCTION] "vice fondamental" qui se range parmi les autres énumérés à la règle 19 de l'ordonnance 18?  S'il est évident et manifeste que l'action est vouée à l'échec parce qu'elle contient un tel vice fondamental, il convient alors de radier les parties pertinentes de la déclaration.  Permettre que cette action suive son cours, même si elle est vouée à l'échec, reviendrait à assujettir le défendeur à des "vexations" et constituerait dès lors un recours abusif au tribunal du genre même de celui que la règle visait à prévenir.  Mais si le demandeur a une chance de réussir, il ne devrait pas alors être [TRADUCTION] "privé d'un jugement".  Ni la longueur ni la complexité des questions de droit et de fait qu'il pourrait être nécessaire d'examiner, ni la possibilité que le défendeur présente une défense bien fondée ne devrait empêcher un demandeur de poursuivre son action.  Pourvu que le demandeur puisse présenter des questions "de fond", cette affaire devrait être entendue.

 

b) Le Canada

 

(i) Les cours d'appel de l'Ontario et de la Colombie‑Britannique

 

    Au Canada, les cours d'appel provinciales ont eu à débattre pendant longtemps les mêmes questions concernant les règles applicables aux déclarations, dont ont été saisis les tribunaux d'Angleterre pendant plus d'un siècle.  Comme je l'ai déjà souligné, les règles de pratique de notre pays s'inspirent en grande partie des règles de pratique de l'Angleterre.  Il n'y a donc rien de surprenant à ce que le critère adopté par les cours d'appel canadiennes soit essentiellement le même que celui favorisé par les tribunaux anglais.

 

L'Ontario

 

    Par exemple, en Ontario, la Cour d'appel a examiné la règle 124 (qui a précédé la règle 21.01) dans l'arrêt Ross v. Scottish Union and National Insurance Co. (1920), 47 O.L.R. 308 (C.A.).  La règle suivait de près la formulation de la règle 4 de l'ordonnance 25 des R.S.C. de 1883 de l'Angleterre et se lisait comme suit:

 

[TRADUCTION]  124.  Un juge peut ordonner la radiation de tout acte de procédure pour le motif qu'il ne révèle aucune cause d'action ou défense raisonnable et, dans un tel cas ou lorsqu'il se révèle que la cause d'action ou la défense est frivole ou vexatoire, il peut ordonner que l'action soit suspendue ou rejetée ou qu'un jugement soit rendu en conséquence.

 

    Dans l'arrêt Ross, le juge Magee a fait sien le critère de [TRADUCTION] "évident et manifeste" élaboré en Angleterre, affirmant à la p. 316:

 

[TRADUCTION]  Cette compétence inhérente se retrouve en partie dans notre règle 124 qui permet la radiation d'un acte de procédure qui ne révèle aucune cause d'action ou défense raisonnable et qui permet donc, dans un tel cas, ou lorsqu'il se révèle que la cause d'action ou la défense est vexatoire ou frivole, que l'action soit suspendue ou rejetée ou qu'un jugement soit rendu en conséquence.  La règle n'a été utilisée que dans les cas évidents et manifestes, et il ne devrait en être ainsi que lorsque la cour est convaincue qu'il s'agit d'un cas qui ne soulève aucun doute et qu'il n'y a aucune cause d'action ou défense raisonnable.  [Je souligne.]

 

Le juge Magee a poursuivi, à la p. 317:

 

[TRADUCTION]  Pour justifier le recours à la règle 124, une déclaration ne devrait pas simplement pouvoir faire l'objet d'un moyen d'irrecevabilité, mais il devrait être manifeste que la situation est pire au point de ne pouvoir être corrigée par une modification:  Dadswell v. Jacobs (1887), 34 Ch. D. 278, p. 281, Republic of Peru v. Peruvian Guano Co. (1887), 36 Ch. D. 489; et il ne suffit pas que l'action du demandeur n'ait  vraisemblablement aucune chance de réussir:  Boaler v. Holder (1886), 54 L.T.R. 298.

 

    Ainsi, très tôt, la Cour d'appel de l'Ontario a fondé son interprétation de la règle 124 sur celle que les tribunaux avaient toujours favorisée en Angleterre.  Avec le temps, la Cour d'appel de l'Ontario a manifesté le même souci que les déclarations ne soient radiées que dans les cas les plus clairs.  Comme le juge Laidlaw l'explique dans l'arrêt Rex ex rel. Tolfree v. Clark, [1943] O.R. 501 (C.A.), à la p. 515:

 

    [TRADUCTION]  C'est avec beaucoup de prudence et d'hésitation que le pouvoir de radier des procédures devrait être exercé.  Les procédures ne devraient pas être arrêtées et les demandes de redressement décidées sans procès, sauf dans les cas où la cour est convaincue que leur poursuite constituerait un abus de procédure:  Evans v. Barclay's Bank et al., [1924] W.N. 97.  Mais si l'on démontre clairement à la cour qu'une action est frivole ou vexatoire, ou qu'elle ne révèle aucune cause d'action raisonnable, il ne conviendrait pas de permettre que les procédures se poursuivent.

 

    Plus récemment, dans l'arrêt Gilbert Surgical Supply Co. v. F. W. Horner Ltd., [1960] O.W.N. 289 (C.A.), aux pp. 289 et 290, le juge Aylesworth a fait remarquer que le fait qu'une action puisse être inédite ne justifie pas la radiation d'une déclaration.  La cour devrait quand même conclure que [TRADUCTION] "l'action de la demanderesse n'avait aucune chance d'être accueillie ou qu'il était manifeste et hors de tout doute qu'aucune cause d'action raisonnable n'avait été établie".

 

    Ainsi, la Cour d'appel de l'Ontario a fermement retenu le critère des cas "évidents et manifestes" et affirmé clairement qu'elle aussi est d'avis que le critère découle de la nécessité pour les tribunaux de veiller à ce qu'on ne recoure pas à eux de façon abusive.  Le fait que la preuve que le demandeur veut présenter puisse comporter des questions complexes de fait et de droit ou qu'elle puisse soulever une nouvelle formulation du droit ne devrait pas l'empêcher de poursuivre son action.

 

La Colombie‑Britannique

 

    En Colombie‑Britannique, la Cour d'appel a abordé la question d'une façon similaire.  La règle qui a précédé celle qu'invoque Carey Canada en l'espèce était formulée exactement de la même façon que la règle 4 de l'ordonnance 25 des R.S.C. de 1883 de l'Angleterre.  Il n'est pas étonnant que la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique ait interprété cette règle de la même façon que l'Angleterre et l'Ontario.  Par exemple, dans l'arrêt Minnes v. Minnes (1962), 39 W.W.R. 112 (C.A.C.‑B.), le juge Tysoe fait remarquer, à la p. 122:

 

    [TRADUCTION]  À mon avis, ce n'est que dans les cas évidents et manifestes que l'on devrait recourir à la procédure sommaire de la règle 4 de l'ordonnance 25 et le pouvoir conféré par la règle ne devrait être exercé que si le cas est absolument au‑delà de tout doute.  Dans la mesure où la déclaration, telle qu'elle existe ou telle qu'elle peut être modifiée, révèle l'existence d'une question susceptible d'instruction par un juge ou un jury, le simple fait que la cause soit faible ou ait peu de chance de réussir ne justifie pas de la radier.  Si l'action comporte l'examen de questions de droit sérieuses ou de questions d'importance générale, ou si les faits doivent être connus avant de se prononcer définitivement sur les droits, la règle ne doit pas être appliquée.  [Je souligne.]

 

De son côté, le juge Norris souligne, à la p. 116 (partageant l'opinion du juge Tysoe):

 

    [TRADUCTION]  En toute déférence, je pourrais ajouter que, suite à la requête, il n'appartenait pas au juge de première instance, comme il ne nous appartient pas de le faire, d'examiner les questions que soulèvent les parties comme elles le seraient au procès.  À l'étape de la requête, il suffisait que la demanderesse établisse que la déclaration, en tenant pour avérées les allégations qu'elle contenait, révélait, avec les modifications que l'on pourrait raisonnablement apporter, une véritable question à trancher.  [Je souligne.]

 

Le juge McLachlin de la Cour d'appel a récemment confirmé dans l'arrêt McNaughton and McNaughton v. Baker (1988), 25 B.C.L.R. (2d) 17 (C.A.), à la p. 23, la règle de droit formulée dans l'arrêt Minnes v. Minnes.  De même, les juges Anderson et Esson se sont appuyés sur l'arrêt Minnes v. Minnes dans le présent pourvoi.

 

    Encore une fois, le critère des cas "évidents et manifestes" a clairement été retenu.  La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a confirmé que la procédure sommaire à laquelle il est possible de recourir en vertu de la règle en question n'établit pas une tribune où il convient d'examiner en détail les points forts et les points faibles de l'action du demandeur.  La seule question est de savoir si, en tenant pour avérés tous les faits allégués par le demandeur, celui‑ci peut présenter une question "susceptible d'instruction".  La complexité ou la nouveauté de la question que le demandeur veut faire trancher au procès ne devrait pas constituer un empêchement à la tenue du procès.

 

(ii)  La Cour suprême du Canada

 

    Bien que notre Cour n'ait eu que peu d'occasions d'examiner l'application des règles concernant la radiation d'une déclaration, elle a toutefois toujours confirmé le critère des cas "évidents et manifestes".  Le juge Estey, s'exprimant au nom de la Cour dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735, affirme, à la p. 740:

 

    Comme je l'ai dit, il faut tenir tous les faits allégués dans la déclaration pour avérés.  Sur une requête comme celle‑ci, un tribunal doit rejeter l'action ou radier une déclaration du demandeur seulement dans les cas évidents et lorsqu'il est convaincu qu'il s'agit d'un cas "au‑delà de tout doute":  Ross v. Scottish Union and National Insurance Co.

 

    J'ai eu l'occasion de confirmer cette affirmation dans l'arrêt Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441.  Aux pages 486 et 487, j'ai présenté le résumé suivant du droit dans ce domaine (auquel les autres membres de la Cour ont souscrit):

 

    Le droit donc paraît clair.  Les faits articulés doivent être considérés comme démontrés.  Alors, la question est de savoir s'ils révèlent une cause raisonnable d'action, c.‑à‑d. une cause d'action "qui a quelques chances de succès" (Drummond‑Jackson v. British Medical Association, [1970] 1 All E.R. 1094) ou, comme dit le juge Le Dain dans l'arrêt Dowson c. Gouvernement du Canada (1981), 37 N.R. 127 (C.A.F.), à la p. 138, est‑il "évident et manifeste que l'action ne saurait aboutir"?

 

Et, à la p. 477, j'ai fait remarquer:

 

    Il semble donc qu'en règle générale les tribunaux hésitent à radier une déclaration pour le motif qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'action.  La nécessité d'un débat pour arriver à une conclusion sur ce point préliminaire n'est pas un élément décisif et la nouveauté de la cause d'action ne joue pas contre les demandeurs.  [Je souligne.]

 

    Plus récemment, dans l'arrêt Dumont c. Canada (Procureur général), [1990] 1 R.C.S. 279, j'ai expliqué clairement, à la p. 280, que j'estimais que le critère formulé dans l'arrêt Inuit Tapirisat était le bon critère.  Le critère est toujours de savoir si l'issue de l'affaire est "évidente et manifeste" ou "au‑delà de tout doute raisonnable".

 

    Ainsi, au Canada, le critère régissant l'application de dispositions comme la règle 19(24)a) des Rules of Court de la Colombie‑Britannique est le même que celui régissant une requête présentée en vertu de la règle 19 de l'ordonnance 18 des R.S.C.:  dans l'hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est‑il "évident et manifeste" que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d'action raisonnable?  Comme en Angleterre, s'il y a une chance que le demandeur ait gain de cause, alors il ne devrait pas être "privé d'un jugement".  La longueur et la complexité des questions, la nouveauté de la cause d'action ou la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d'intenter son action.  Ce n'est que si l'action est vouée à l'échec parce qu'elle contient un vice fondamental qui se range parmi les autres énumérés à la règle 19(24) des Rules of Court de la Colombie‑Britannique que les parties pertinentes de la déclaration du demandeur devraient être radiées en application de la règle 19(24)a).

 

    La question qu'il nous faut maintenant trancher en l'espèce est de savoir s'il est "évident et manifeste" que les prétentions du demandeur en ce qui concerne le délit civil de complot ne révèlent aucune cause d'action raisonnable ou si le demandeur a présenté une question "susceptible d'instruction", même si elle peut exiger une application complexe ou nouvelle du délit civil de complot.

 

(2)Les allégations de M. Hunt fondées sur le délit civil de complot devraient‑elles être radiées de sa déclaration?

 

    Au cours de la dernière décennie, le délit civil de complot a fait l'objet de plusieurs décisions.  Par exemple, en Angleterre, tant la Chambre des lords que la Cour d'appel ont eu récemment l'occasion d'examiner de façon quelque peu détaillée le délit en question.  Ces arrêts ont établi clairement que le délit civil de complot peut s'appliquer à tout le moins dans deux situations:  (i) lorsque les défendeurs conviennent de recourir à des moyens légaux pour causer un préjudice au demandeur et (ii) lorsque les défendeurs recourent à des moyens illégaux pour causer un préjudice au demandeur.  En ce qui concerne la première situation, le droit est clair:

 

    [TRADUCTION]  Si A et B conviennent d'accomplir des actes qui seraient légaux s'ils étaient accomplis par l'un d'entre eux seulement mais qu'ils accomplissent ensemble et causent un préjudice à C, celui‑ci ne peut intenter une action fondée sur le délit civil de complot à moins que l'objet prédominant visé par A et B en concluant leur entente et en accomplissant les actes qui causent le préjudice soit de nuire à C et non de protéger les intérêts commerciaux légitimes de A et B.  Cette affirmation est confirmée par cinq arrêts rendus par les plus hautes instances:  Mogul Steamship Co. Ltd. v. McGregor, Gow & Co., [1892] A.C. 25; Quinn v. Leathem, [1901] A.C. 495; Sorrell v. Smith, [1925] A.C. 700; Crofter Hand Woven Harris Tweed Co. Ltd. v. Veitch, [1942] A.C. 435, et Lonrho Ltd. v. Shell Petroleum Co. Ltd. (No. 2), [1982] A.C. 173.  [Voir:  Metall und Rohstoff A.G. v. Donaldson, Lufkin & Jenrette Inc., [1989] 3 W.L.R. 563, à la p. 593, le lord juge Slade].  [Je souligne.]

 

En Angleterre, les tribunaux ont cependant éprouvé plus de difficultés à formuler avec précision les principes applicables qui régissent les situations dans lesquelles des moyens illégaux sont utilisés.  En particulier, ils ont eu beaucoup de mal à décider si le demandeur devait établir non seulement que les défendeurs ont utilisé des moyens illégaux qui ont causé un préjudice au demandeur, mais également si les défendeurs avaient réellement eu l'intention de causer un préjudice au demandeur.

 

    Dans l'arrêt Lonrho Ltd. v. Shell Petroleum Co. (No. 2), [1982] A.C. 173, la Chambre des lords était saisie d'un déféré consultatif formulé par des arbitres dans lequel on demandait d'examiner la possibilité d'étendre la portée du délit civil de complot pour comprendre une situation où la convention en question avait donné lieu à une violation du droit pénal (moyens illégaux), mais n'avait comporté aucune intention de nuire au demandeur.  En décidant si la portée du délit devait être ainsi étendue, lord Diplock souligne, aux pp. 188 et 189:

 

    [TRADUCTION]  Vos Seigneuries, le complot comme infraction criminelle existe depuis longtemps.  Il s'agit "d'une convention entre deux ou plusieurs personnes visant une fin illégale, soit comme but ultime ou seulement comme moyen de le réaliser, et le crime est complet dès qu'il y a convention, même si rien n'est accompli pour y donner suite."  Je reproduis les propos maintenant classiques du lord chancelier, le vicomte Simon, dans l'arrêt Crofter Hand Woven Harris Tweed Co. Ltd. v. Veitch, [1942] A.C. 435, p. 439.  Vu comme un délit civil, cependant, le complot est une cause d'action très exceptionnelle.  Elle est fondée sur un préjudice causé au demandeur; tant que la convention, qui à elle seule constitue le crime de complot, n'est pas exécutée, il n'en résulte aucun préjudice; seuls peuvent avoir cet effet les actes accomplis en exécution de la convention.  Donc le délit civil, à la différence du crime, consiste non pas en la convention, mais en l'action concertée entreprise pour l'exécuter.

 

    Lord Diplock a poursuivi en soulignant qu'il était d'avis que la justification rationnelle manifestement à l'origine de l'apparition du délit à la fin du dix‑neuvième et au début du vingtième siècles, c'est‑à‑dire [TRADUCTION] "une combinaison qui peut rendre oppressif ou dangereux ce qui ne le serait pas si cela provenait d'une seule personne" (voir:  Mogul Steamship Co. v. McGregor, Gow & Co. (1889), 23 Q.B.D. 598, à la p. 616, le lord juge Bowen) constituait en quelque sorte un anachronisme compte tenu de l'évolution moderne du commerce.  Quoi qu'il en soit, il n'était pas d'avis que cela signifiait que le délit devait maintenant être écarté.  Il affirme, à la p. 189:

 

    [TRADUCTION]  Mais dire aujourd'hui que les actes accomplis par un épicier du coin de concert avec un autre épicier sont plus oppressifs et dangereux pour un concurrent que les mêmes actes accomplis par une chaîne de supermarchés appartenant à un seul propriétaire ou qu'un conglomérat multinational comme Lonrho ou une compagnie pétrolière comme Shell ou B.P. n'exerce pas un pouvoir économique plus grand que toute combinaison de petites entreprises, revient à se fermer les yeux sur ce qui s'est passé dans le monde commercial et industriel depuis le début du siècle et, en particulier, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.  Selon moi, cette Chambre doit reconnaître le délit civil de complot en vue de nuire aux intérêts commerciaux du demandeur lorsque tel est l'objet prédominant de la convention entre les défendeurs et des actes accomplis en exécution de cette convention qui ont causé un préjudice au demandeur, car il s'agit d'un délit civil trop bien établi pour être écarté, quelque exceptionnel qu'il puisse paraître aujourd'hui.  Cette Chambre l'a appliqué il y a 80 ans dans l'arrêt Quinn v. Leathem, [1901] A.C. 495, et a confirmé sa validité en droit dans l'arrêt Crofter, [1942] A.C. 435, où l'on a signalé clairement que l'accord en exécution duquel les actes dommageables ont été accomplis doit avoir pour objet prédominant de causer un préjudice au demandeur et non pas simplement de servir les intérêts personnels des défendeurs.

 

    Après avoir établi ces paramètres et ainsi confirmé que le délit civil de complot s'appliquait dans des circonstances où les défendeurs ont conclu une entente dont l'objet prédominant était de nuire au demandeur, lord Diplock s'est demandé si la portée du délit devait être étendue au‑delà de ces limites.  Il conclut, à la p. 189:

 

[TRADUCTION]  À mon avis, cette Chambre a l'embarras du choix; elle peut confiner l'action civile en matière de complot dans le domaine restreint où elle est reconnue ou elle peut étendre ce délit, déjà perçu comme une anomalie, au‑delà de ces limites étroites qui correspondent à tout ce que le sens commun et l'application de la logique juridique de la jurisprudence exigent.

 

    Vos Seigneuries, je me range sans hésitation à l'avis du juge Parker et des trois membres de la Cour d'appel.  Je m'oppose à ce que le délit civil de complot soit étendu au‑delà des actes accomplis en exécution d'une convention conclue par au moins deux personnes, non pas pour protéger leurs propres intérêts, mais dans la seule intention de nuire à ceux du demandeur.

 

    Les observations de lord Diplock établissent clairement que, pour avoir gain de cause dans une action fondée sur le délit civil de complot en Angleterre, un demandeur doit démontrer que l'objet pour lequel les parties ont agi conformément à leur entente était de nuire au demandeur.  La Cour d'appel de l'Angleterre a récemment eu l'occasion d'examiner la décision de lord Diplock dans l'arrêt Lonrho (voir:  Metall und Rohstoff A.G. v. Donaldson, Lufkin & Jenrette Inc., précité) et a confirmé, à la p. 604, que [TRADUCTION] "la Chambre a clairement voulu que la présence d'une intention prédominante de nuire constitue la pierre angulaire d'un complot donnant droit à une action".  La Cour d'appel poursuit:

 

[TRADUCTION]  Lorsque l'intention prédominante de nuire est absente, mais que les défendeurs, conformément à la convention intervenue, commettent des délits contre le demandeur, la Chambre a jugé, concluons‑nous, que le sens commun et la logique juridique de la jurisprudence sont respectés si on prive le demandeur d'un redressement en matière de complot et qu'on le laisse intenter une action relativement aux délits matériels précis.

 

Ainsi, sans égard à la question de savoir si les auteurs présumés du complot ont utilisé des moyens légaux ou illégaux, le droit en Angleterre exige que le demandeur établisse que les défendeurs ont conclu une entente dont l'objet prédominant était de nuire au demandeur.

 

    Bien que la jurisprudence canadienne ait tenu compte de l'évolution en Angleterre, la règle applicable au délit civil de complot au Canada n'est pas en tous points identique à celle formulée dans l'arrêt Lonrho.  En effet, notre Cour a eu l'occasion d'examiner, dans l'arrêt Ciments Canada LaFarge Ltée c. British Columbia Lightweight Aggregate Ltd., [1983] 1 R.C.S. 452, tant le délit civil de complot que les observations de lord Diplock dans l'arrêt Lonrho.  Le juge Estey affirme, à la p. 468:

 

La question qui se pose maintenant est de savoir si, au Canada, le délit civil de complot s'étend au‑delà des situations où le but prédominant des défendeurs est de nuire au demandeur et s'il englobe les cas où cette intention de nuire est absente, quoique la conduite du défendeur soit en elle‑même illégale et porte en fait préjudice au demandeur.

 

    Cet extrait illustre clairement que notre Cour partage l'avis de la Chambre des lords que lorsqu'un demandeur prétend que les défendeurs ont conclu une entente dont l'objet prédominant était de nuire au demandeur et lorsque le demandeur allègue qu'il a, dans les faits, subi un préjudice par suite de l'entente, alors, sans égard à la légalité des moyens que les défendeurs auraient utilisés pour exécuter l'entente, le demandeur aura fait la preuve qu'il a un recours recevable pour délit civil de complot.

 

    Mais qu'en est‑il lorsque le demandeur allègue qu'il y avait une entente qui comportait le recours à des moyens illégaux et qui a eu pour effet de causer un préjudice au demandeur?  Le demandeur doit‑il également établir que l'objet prédominant de l'entente était de lui nuire?  C'est en répondant à cette question que le juge Estey a choisi de suivre une voie quelque peu différente de celle de lord Diplock.  Le juge Estey était d'avis qu'il n'était pas approprié d'aller aussi loin que la Chambre des lords qui avait interdit l'action.  Il affirme, aux pp. 471 et 472:

 

    Bien que le droit soit loin d'être clair sur l'étendue du délit civil de complot, je suis d'avis qu'en matière de responsabilité délictuelle, on ne peut poursuivre un défendeur seul qui a causé préjudice à un demandeur, mais que, lorsqu'il y a au moins deux défendeurs qui ont agi de concert, il est possible d'exercer contre eux un recours délictuel pour complot, si:

 

(1)indépendamment du caractère légal ou illégal des moyens employés, la conduite des défendeurs vise principalement à causer un préjudice au demandeur; ou

 

(2)lorsqu'il s'agit d'une conduite illégale, elle est dirigée contre le demandeur seul ou contre lui et d'autres personnes en même temps et que les défendeurs eussent dû savoir dans les circonstances que le préjudice subi par le demandeur était une conséquence probable.

 

Dans le second cas, il n'est pas nécessaire que l'objet prédominant de la conduite des défendeurs soit de nuire au demandeur, mais il doit y avoir dans les circonstances une intention implicite découlant du fait que les défendeurs auraient dû savoir que le demandeur en subirait un préjudice.  Dans l'un et l'autre cas, cependant, le demandeur doit subir un préjudice réel.  [Je souligne.]

 

    Selon le résumé du droit au Canada que fait le juge Estey, il se peut que, dans les cas relevant de la deuxième catégorie, il ne soit pas nécessaire d'établir une intention réelle.  Comme Fridman le souligne dans son ouvrage The Law of Torts in Canada, vol. 2, à la p. 265:

 

    [TRADUCTION]  La différence entre les formulations anglaise et canadienne du délit civil de complot réside dans la façon dont l'intention des défendeurs est décrite.  Le langage utilisé par lord Diplock semble indiquer que l'intention nécessaire devrait être réelle.  Celui du juge Estey laisse entendre qu'un tribunal peut conclure à l'existence d'une intention de nuire à partir des circonstances même si les défendeurs nient qu'ils ont agi dans cette intention.

 

Fridman poursuit en soulignant, aux pp. 265 et 266:

 

    [TRADUCTION]  De nos jours, au Canada, le complot en tant que délit civil vise donc trois situations distinctes.  Premièrement, il y aurait complot donnant droit à une action si au moins deux personnes s'entendent et s'associent pour agir illégalement dans le but prédominant de nuire au demandeur.  Deuxièmement, il y aura complot donnant droit à une action si les défendeurs s'associent pour agir légalement dans le but prédominant de nuire au demandeur.  Troisièmement, il y aura complot donnant droit à une action si les défendeurs s'associent pour agir illégalement, si leur conduite vise le demandeur (ou le demandeur et d'autres personnes) et si les défendeurs savaient ou auraient dû savoir dans les circonstances que le demandeur risquait d'en subir un préjudice.

 

À mon avis, cet extrait présente un résumé utile de l'état actuel du droit au Canada en ce qui concerne le délit civil de complot.  J'estime qu'il n'appartient pas à la Cour d'examiner en l'espèce si c'est du "droit valable" lorsque la question est simplement de savoir si les actes de procédure du demandeur révèlent une cause d'action raisonnable.  Je suis tout à fait d'accord avec le juge Esson qu'il n'est pas approprié à cette étape d'entreprendre une analyse détaillée des points forts et des points faibles du droit canadien en matière de délit civil de complot.

 

    Je remarque qu'il ne fait pas de doute, en l'espèce, que M. Hunt était tout à fait conscient des observations du juge Estey dans l'arrêt Ciments Canada LaFarge Ltée lorsqu'il a rédigé les paragraphes 18 et 19 de sa déclaration.  Au paragraphe 18 de sa déclaration, il reproduit fidèlement la première proposition formulée par le juge Estey à la p. 471, alléguant que les défenderesses ou certaines d'entre elles [TRADUCTION] "ont comploté ensemble dans le but prédominant de nuire" à M. Hunt.  Au paragraphe 19 de sa déclaration, il présente un argument subsidiaire qui est conforme à la formulation de la deuxième proposition du juge Estey, alléguant que [TRADUCTION] "les défenderesses ou certaines d'entre elles ont comploté ensemble pour empêcher, par des moyens illégaux, la diffusion de ces renseignements dans le public et, en particulier, auprès du demandeur et des autres personnes susceptibles d'être exposées aux fibres d'amiante contenues dans les produits, dans des circonstances où les défenderesses savaient ou auraient dû savoir" que le demandeur en subirait un préjudice.  Si la déclaration de M. Hunt comporte un vice, ce n'est certainement pas parce que les paragraphes 18 ou 19 ne sont pas conformes aux termes utilisés par notre Cour dans sa plus récente décision sur les conditions à respecter pour justifier une demande en matière de délit civil de complot.  En d'autres termes, compte tenu de la plus récente décision de notre Cour sur les circonstances dans lesquelles le droit en matière de responsabilité civile reconnaîtra une telle demande, il n'est pas "évident et manifeste" que la déclaration du demandeur ne révèle pas une demande raisonnable.

 

    Les défenderesses prétendent cependant que les récentes décisions de notre Cour ainsi que celles des tribunaux d'Angleterre établissent clairement que le délit civil de complot ne peut être invoqué en dehors du contexte du droit commercial et qu'il ne peut certainement pas être invoqué dans un litige en matière de lésions corporelles.  Elles soulignent que, dans l'arrêt Lonrho, précité, à la p. 189, lord Diplock n'était pas disposé à étendre la portée du délit aux faits de l'affaire qui lui était présentée.  Elles soulignent que le juge Estey a fait preuve d'une certaine sympathie à l'égard de l'hésitation de lord Diplock d'étendre la portée du délit lorsqu'il a affirmé, à la p. 473 de l'arrêt Ciments Canada LaFarge Ltée:

 

    Le délit civil de complot en vue de nuire, même s'il n'est pas étendu de manière à comprendre un complot en vue d'accomplir des actes illégaux lorsqu'il y a une intention implicite de causer un préjudice, a été la cible de nombreuses critiques partout dans le monde de la common law.  Comme l'indique si bien lord Diplock dans l'arrêt Lonrho, précité, aux pp. 188 et 189, il s'agit réellement d'un anachronisme commercial.  En fait, il est possible que dans le contexte commercial actuel cette action ait perdu en grande partie son utilité et qu'elle survive comme une anomalie dans notre droit.  Quoi qu'il en soit, il est maintenant trop tard pour déraciner de la common law le délit civil de complot en vue de nuire.  Sans aucun doute, les cours tenteront dans l'avenir, pour les mêmes motifs que certains invoquent actuellement à l'appui de sa suppression, de limiter l'application de ce délit civil.

 

    Enfin, les défenderesses font état de mes observations dans l'arrêt Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99, où j'ai eu l'occasion d'examiner si le délit civil de complot pouvait s'appliquer à un cas où le père intentait une action contre son ex‑épouse parce qu'elle l'empêchait de voir ses enfants.  Bien que je sois dissidente quant au résultat final, la Cour a fait siennes mes remarques quant au délit civil de complot (voir le juge La Forest, à la p. 109).  Les défenderesses accordent beaucoup d'importance à mon idée, à la p. 124, que "les critiques à l'égard de ce délit constituent un bon motif pour qu'on hésite à l'étendre au‑delà du contexte commercial".  J'ai conclu que même si le délit pouvait en théorie être étendu aux faits de l'arrêt Frame, il n'était pas souhaitable de l'étendre au contexte de la garde des enfants et du droit de visite.

 

    Il n'est pas étonnant que les défenderesses prétendent qu'il serait tout aussi inadéquat d'étendre l'application du délit civil de complot aux faits de la présente affaire.  La difficulté que j'éprouve cependant, c'est qu'on nous demande en l'espèce d'examiner si les allégations de complot devraient être radiées de la déclaration du demandeur et non pas si le demandeur réussira à convaincre un tribunal que l'application du délit civil de complot devrait être étendue aux faits de l'espèce.  En d'autres mots, la question qu'on nous pose est simplement de savoir s'il est "évident et manifeste" que la déclaration contient un vice fondamental.

 

    Est‑il évident et manifeste qu'en permettant à cette action de suivre son cours, il y a recours abusif au tribunal?  Je ne le pense pas.  Bien que les tribunaux aient clairement hésité à étendre la portée du délit au‑delà du contexte commercial, je ne crois pas que notre Cour ait jamais laissé entendre que le délit ne pouvait pas s'appliquer dans d'autres contextes.  Bien que le juge Estey ait exprimé l'avis dans l'arrêt Ciments Canada LaFarge Ltée, précité, à la p. 473, que l'action avait en grande partie perdu son utilité, et que j'aie souligné, dans l'arrêt Frame c. Smith, précité, aux pp. 124 et 125, que certains avaient même proposé qu'on examine la possibilité de l'abolir complètement (voir: Burns, "Civil Conspiracy:  An Unwieldy Vessel Rides a Judicial Tempest" (1982), 16 U.B.C. L. Rev. 229, à la p. 254), nous avons tous les deux affirmé que ce délit existait toujours à la date de ces jugements.  À mon avis, il ne serait pas du tout approprié que notre Cour prive une partie, capable de formuler ses allégations de manière qu'elles respectent les deux critères du résumé que fait le juge Estey du droit en matière de délit civil de complot, de l'occasion de convaincre un tribunal que les faits allégués sont exacts et qu'il y a lieu de conclure que le délit civil de complot s'applique à ceux‑ci.  Même si les tribunaux devraient hésiter à étendre le délit au‑delà de ses limites existantes, il se pourrait bien qu'un examen minutieux conduise à la conclusion que ce délit civil a un rôle utile à jouer dans de nouveaux contextes.

 

    Je souligne que, dans l'arrêt Frame c. Smith, précité, à la p. 125, je n'étais pas prête à étendre le délit civil de complot au contexte de la garde des enfants et du droit de visite à la fois parce que cette extension n'était pas dans les meilleurs intérêts des enfants et parce que cette extension n'aurait pas été conforme au raisonnement qui sous‑tend le délit civil de complot:  "savoir que le délit doit exister lorsque la combinaison crée un préjudice qui n'existe pas en l'absence de combinaison".  Mais dans le présent pourvoi, j'estime qu'il est loin d'être aussi évident qu'on parviendrait nécessairement à une conclusion similaire.  Si les faits allégués par le demandeur sont exacts, et pour les fins de ce pourvoi nous devons présumer qu'ils le sont, il se peut alors fort bien qu'une entente entre des sociétés pour retenir des renseignements au sujet d'un produit toxique puisse engendrer un préjudice qui n'aurait pas pu prendre une telle ampleur si une seule société avait décidé de retenir ces renseignements.  Par conséquent, il peut y avoir de bonnes raisons d'étendre le délit civil à ce contexte.  Cependant, c'est précisément le genre de question qu'il appartient au juge de première instance d'examiner en fonction de la preuve.  Il n'appartient pas à notre Cour, suite à une requête en radiation de certaines parties d'une déclaration de rendre une décision dans un sens ou dans l'autre quant aux chances de succès du demandeur.  Comme le droit à l'origine du critère des cas "évidents et manifestes" l'établit clairement, il suffit que le demandeur ait quelques chances de succès.

 

    Il est certain que les questions qui seront soulevées à l'audition de l'action du demandeur en matière de complot seront difficiles.  Le demandeur devra peut‑être présenter des arguments complexes pour établir que la preuve démontre que les défenderesses ont conspiré en vue de lui causer un préjudice ou dans des circonstances où elles auraient dû savoir que leurs actions lui causeraient un préjudice.  Il se peut fort bien qu'il ait à présenter des arguments inédits pour déterminer s'il est suffisant que les défenderesses aient su ou eussent dû savoir que le groupe dont faisait partie l'appelant subirait un préjudice.  Comme certaines des défenderesses l'ont prétendu, le juge de première instance pourrait peut‑être conclure que le demandeur aurait dû poursuivre les défenderesses comme coauteurs des délits plutôt que d'alléguer le délit civil de complot.  Mais les affirmations de notre Cour dans les arrêts Inuit Tapirisat of Canada et Operation Dismantle Inc., ainsi que des arrêts comme Dyson et Drummond‑Jackson, établissent clairement qu'aucun de ces facteurs ne peut être pris en considération dans une demande présentée en vertu de la règle 19(24) des Rules of Court de la Colombie‑Britannique.

 

    À mon avis, les juges Anderson et Esson avaient tout à fait raison de dire qu'il devrait revenir au juge de première instance de déterminer si le demandeur peut établir que l'objet prédominant du complot allégué était de nuire au demandeur.  Il me semble qu'ils avaient également raison de dire qu'il devrait appartenir au juge de première instance d'examiner le bien‑fondé des arguments qui peuvent être présentés pour établir que le critère de "l'objet prédominant" devrait être modifié dans le contexte de cette affaire.  De même, il me semble que l'argument invoqué par certaines des défenderesses, selon lequel il se pourrait que la Loi sur les dossiers d'entreprises du Québec, L.R.Q. 1977, ch. D‑12, restreigne l'éventail des renseignements que les défenderesses pourraient produire à l'audience, est une question qui n'a rien à voir avec celle de savoir si la déclaration du demandeur révèle une demande raisonnable.

 

    Ce n'est pas parce qu'un acte de procédure révèle [TRADUCTION] "une question de droit contestable, difficile ou importante" que l'on peut radier certaines parties de la déclaration.  Certes, j'irais jusqu'à dire que, lorsqu'une déclaration révèle une question de droit difficile et importante, il peut fort bien être capital que l'action puisse suivre son cours.  Ce n'est que de cette façon que nous pouvons nous assurer que la common law en général, et le droit en matière de responsabilité civile en particulier, vont continuer à évoluer pour répondre aux contestations judiciaires qui se présentent dans notre société industrielle moderne.

 

    Enfin, les défenderesses prétendent également qu'une cause d'action en matière de complot ne peut être invoquée lorsqu'un demandeur dispose d'une autre cause d'action.  Puisque le demandeur a allégué au paragraphe 20 de sa déclaration que les défenderesses ont commis divers délits, les défenderesses prétendent que le demandeur ne peut fonder sa demande sur le complot.

 

    À mon avis, cet argument présente au moins deux problèmes.  Premièrement, bien qu'il puisse être discutable que si une partie a gain de cause contre un défendeur en invoquant un délit civil spécifique distinct, une action fondée sur le complot ne devrait pas alors être recevable contre ce défendeur, il est loin d'être clair que le simple fait qu'un demandeur allègue qu'un défendeur a commis d'autres délits l'empêche d'invoquer le délit civil de complot.  Il me semble que l'on peut déterminer si le demandeur devrait être privé du recours fondé sur le délit civil de complot seulement lorsqu'on a décidé s'il a établi que le défendeur a réellement commis les autres délits allégués.  Et bien qu'en présence d'une requête en radiation nous soyons tenus de présumer que les faits allégués sont exacts, je ne crois pas que nous puissions supposer que le demandeur réussira nécessairement à convaincre le tribunal que ces faits établissent la perpétration des autres délits distincts qu'il allègue.  Ainsi, même si l'on acceptait la prétention des appelantes (défenderesses) que, [TRADUCTION] "dès qu'il y a preuve de la perpétration des autres délits allégués" au paragraphe 20 de la déclaration du demandeur, [TRADUCTION] "le complot se confond avec le délit", on ne pourrait tout simplement pas déterminer si cette [TRADUCTION] "fusion" a eu lieu sans décider d'abord si le demandeur a établi la perpétration des autres délits civils.

 

    Cela m'amène à examiner la seconde difficulté que soulève dans mon esprit l'argument des défenderesses.  J'estime qu'en présence d'une requête en radiation d'une déclaration il est tout à fait inopportun de se demander si les allégations du demandeur concernant les autres délits civils spécifiques mentionnés seront couronnées de succès.  Il s'agit d'une question qui devrait être examinée au procès où une preuve quant aux autres délits peut être apportée et où une décision totalement éclairée concernant l'applicabilité du délit civil de complot peut être prise en fonction de cette preuve et des arguments des avocats.  Si le demandeur réussit à faire la preuve des autres délits mentionnés, le juge de première instance peut alors examiner les arguments des défenderesses quant à l'impossibilité de faire valoir le délit civil de complot.  Si le demandeur ne réussit pas à faire la preuve des autres délits, le juge de première instance peut alors examiner s'il pourrait quand même avoir gain de cause en faisant valoir le délit civil de complot.  Sans égard à l'issue de l'affaire, il ne m'apparaît pas approprié à cette étape des procédures de tirer une conclusion quant à la validité des prétentions des défenderesses au sujet de la fusion.  J'estime qu'il s'agit d'une question qu'il appartient encore au juge de première instance d'examiner.

 

    En conséquence, les appelantes n'ont pas démontré que les parties de la déclaration de l'intimé où le délit civil de complot est allégué ne révèlent pas une demande raisonnable.  Ces parties de la déclaration ne devraient donc pas être radiées en application de la règle 19(24)a) des Rules of Court de la Colombie‑Britannique.

 

5.  Le dispositif

 

    Je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

 

    Pourvois rejetés avec dépens.

 

    Procureurs de Carey Canada Inc.:  Farris, Vaughan, Wills & Murphy, Vancouver.

 

    Procureurs de Lac d'amiante du Québec Ltée:  Davis & Co., Vancouver.

 

    Procureurs de National Gypsum Co.:  Koenigsberg & Russell, Vancouver.

 

    Procureurs d'Atlas Turner Inc., Asbestos Corporation Limited and Bell Asbestos Mines Limited:  Douglas, Symes & Brissenden, Vancouver.

 

    Procureurs de T & N, P.L.C.:  Macaulay & Company, Vancouver.

 

    Procureurs de Flintkote Mines Limited:  Edwards, Kenny & Bray, Vancouver.

 

    Procureurs de George Ernest Hunt:  Ladner Downs, Vancouver.

 



     *    Juge en chef à la date du jugement.

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