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Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892

 

John Ross Taylor et le Western Guard Party                                                                Appelants

 

c.

 

Commission canadienne des droits de la

personne et le procureur général du Canada                                                                  Intimés

 

et

 

Le procureur général de l'Ontario,

le procureur général du Québec,

le procureur général du Manitoba,

le Congrès juif canadien,

la Ligue des droits de la personne de

B'nai Brith, Canada, le Fonds d'action et

d'éducation juridiques pour les femmes, la

Canadian Holocaust Remembrance Association  et

l'Association canadienne des libertés civiles                                                                  Intervenants

 

répertorié:  canada (commission des droits de la personne)  c. taylor

 

No du greffe:  20462.

 

1989:  4 décembre; 1990:  13 décembre.

 

Présents:  Le juge en chef Dickson* et les juges Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et McLachlin.

 

en appel de la cour d'appel fédérale

 

    Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Liberté d'expression -- Propagande haineuse -- Loi fédérale sur les droits de la personne interdisant les messages téléphoniques susceptibles d'exposer une personne ou un groupe à la haine ou au mépris -- La loi fédérale viole‑t-elle l'art. 2b)  de la Charte canadienne des droits et libertés ? -- Dans l'affirmative, cette violation est‑elle justifiable en vertu de l'article premier de la Charte ? -- Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976‑77, ch. 33, art. 13(1).

 

    Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Limites raisonnables --Loi fédérale sur les droits de la personne interdisant les messages téléphoniques susceptibles d'exposer une personne ou un groupe à la haine ou au mépris -- La loi fédérale est‑elle trop imprécise pour constituer une limite prescrite par une règle de droit? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 1  -- Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, ch. 33, art. 13(1).

 

    Droit administratif -- Justice naturelle -- Crainte de partialité -- Renonciation -- Tribunal des droits de la personne -- Procédure de constitution du Tribunal -- L'omission de soulever la partialité au commencement de l'instance équivaut‑elle à une renonciation?

 

    Les appelants ont distribué des cartes qui invitaient à composer un numéro de téléphone à Toronto qui faisait entendre des messages enregistrés.  Ces messages, que l'on pourrait prétendre inoffensifs en partie, contenaient des déclarations dénigrant la race et la religion juives.  En 1979, des plaintes relatives à ces messages ont été portées devant la Commission canadienne des droits de la personne.  La Commission a établi un tribunal qui a conclu que les messages constituaient un acte discriminatoire visé au par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne et a ordonné aux appelants de cesser cet acte.  Suivant ce paragraphe, constitue un acte discriminatoire le fait d'utiliser un téléphone pour aborder des questions susceptibles d'exposer une personne ou un groupe à la haine ou au mépris fondés notamment sur la race ou la religion.  Conformément à la Loi, l'ordonnance d'interdit a été déposée à la Cour fédérale.  Les appelants n'ont engagé aucune action en annulation de cette ordonnance et, en dépit de celle‑ci, ils ont continué à transmettre leurs messages et ont été déclarés coupables d'outrage au tribunal.  Le parti a été condamné à une amende de 5 000 $ et T, le chef du parti, à un an d'emprisonnement.  On a toutefois suspendu l'exécution de ces peines, à condition que les appelants obéissent à l'ordonnance rendue par le Tribunal.  Comme ils n'y ont pas obtempéré, la suspension de l'exécution des peines a été annulée.  Le parti a donc payé l'amende et T a purgé sa peine.  En 1983, alléguant que d'autres messages avaient été transmis et que ces messages violaient eux aussi l'ordonnance du Tribunal, la Commission canadienne des droits de la personne a saisi la Cour fédérale d'une nouvelle demande.  Elle a demandé qu'une nouvelle ordonnance d'incarcération soit rendue contre T et que le parti soit condamné à une amende de 5 000 $.  Invoquant la Charte canadienne des droits et libertés , les appelants ont fait valoir que le par. 13(1) de la Loi enfreignait l'al. 2 b )  de la Charte  et que l'ordonnance du Tribunal était inopérante.  La Division de première instance de la Cour fédérale a rejeté cet argument, a confirmé la déclaration de culpabilité d'outrage au tribunal et a infligé l'amende et rendu l'ordonnance d'incarcération sollicitées par la Commission.  L'appel des appelants à la Cour d'appel fédérale a été rejeté.  Le pourvoi vise à déterminer (1) si le par. 13(1) de la Loi et l'ordonnance d'interdit rendue par le Tribunal violent l'al. 2 b )  de la Charte , et (2) si l'ordonnance du Tribunal est invalide pour cause de partialité.  L'allégation de partialité, avancée pour la première fois devant la Cour d'appel fédérale, procède de ce que le Tribunal a été constitué par la Commission qui s'occupe directement de l'enquête sur la plainte et de la vérification de son bien‑fondé.

 

    Arrêt (les juges La Forest, Sopinka et McLachlin sont dissidents en partie):  Le pourvoi est rejeté.  Le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est constitutionnel.

 

    Le juge en chef Dickson et les juges Wilson, L'Heureux‑Dubé et Gonthier:  L'activité visée au par. 13(1) de la Loi bénéficie de la protection de l'al. 2 b )  de la Charte .  Lorsqu'une activité transmet ou tente de transmettre une signification par une forme d'expression non violente, elle a un contenu expressif et relève en conséquence du champ du mot "expression" utilisé dans la garantie.  Le type de signification transmise n'a aucune pertinence.  L'alinéa 2b) protège tout le contenu de l'expression.  En adoptant le par. 13(1), le Parlement a tenté de limiter l'expression en exposant à la censure des transmissions particulières de messages.  Le paragraphe 13(1) porte donc atteinte à l'al. 2b).

 

    Les messages, qui sont destinés à fomenter la haine contre des groupes identifiables, comme ceux visés au par. 13(1), ne relèvent pas de l'exception possible à l'al. 2b) que pourrait constituer l'expression se manifestant sous une forme de violence.  Cette exception ne comprend que la violence physique et ne s'étend ni aux types analogues d'expression ni à de simples menaces de violence.

 

    Le paragraphe 13(1) de la Loi, qui est d'une précision suffisante pour constituer une restriction prescrite par une règle de droit au sens de l'article premier de la Charte , impose une limite raisonnable à la liberté d'expression.  En premier lieu, l'objectif visé par le législateur fédéral, à savoir celui d'assurer l'égalité des chances indépendamment de considérations à caractère discriminatoire et de prévenir ainsi le préjudice découlant de la propagande haineuse, revêt une importance suffisante pour justifier qu'il soit porté atteinte à une liberté garantie par la Constitution.  La propagande haineuse représente une menace grave pour la société.  Elle porte atteinte à la dignité et à l'estime de soi des membres du groupe cible et, d'une façon plus générale, contribue à semer la discorde entre différents groupes raciaux, culturels et religieux, minant ainsi la tolérance et l'ouverture d'esprit qui doivent fleurir dans une société multiculturelle vouée à la réalisation de l'égalité.  L'engagement international envers l'élimination de la propagande haineuse ainsi que celui du Canada envers les valeurs de l'égalité et du multiculturalisme, qui se trouvent consacrées aux art. 15  et 27  de la Charte , servent à mettre en relief l'importance de l'objectif visé par le législateur fédéral quand il a adopté le par. 13(1).

 

    En second lieu, le par. 13(1) de la Loi est proportionnel à l'objectif visé par le gouvernement.  Il a un lien rationnel avec l'objectif consistant à limiter les activités qui s'opposent à la promotion de l'égalité et de la tolérance dans la société.  Quand on y joint les dispositions réparatrices de la Loi, le par. 13(1) joue de manière à supprimer la propagande haineuse et à écarter ses conséquences préjudiciables.  Il sert en outre à rappeler aux Canadiens notre engagement fondamental envers l'égalité des chances et l'élimination de l'intolérance raciale et religieuse.  Le fait que la communauté internationale considère de telles lois comme une arme importante pour combattre l'intolérance raciale et religieuse laisse fortement entendre que le par. 13(1) ne peut être considéré comme inefficace.

 

    Le paragraphe 13(1) ne limite pas indûment la garantie de la liberté d'expression.  Sa portée n'est pas trop large et il n'est pas excessivement vague.  Ses dispositions, plus précisément les termes "haine [ou] mépris", sont assez précises et restrictives pour limiter son effet aux activités d'expression qui sont contraires à l'objectif poursuivi par le législateur.  Dans le contexte du par. 13(1), les termes "haine [ou] mépris" ne visent que des émotions exceptionnellement fortes et profondes de détestation se traduisant par des calomnies et la diffamation, et tant que les tribunaux des droits de la personne demeureront bien conscients de l'objet du par. 13(1) et qu'ils tiendront compte de la nature à la fois virulente et extrême des sentiments évoqués par ces termes, il y a peu de danger qu'une opinion subjective quant au caractère offensant ne vienne se substituer à la véritable signification du paragraphe en cause.  L'absence dans la Loi d'une disposition d'interprétation qui protégerait la liberté d'expression ne donne pas au par. 13(1) une portée trop large parce que l'objet de ce paragraphe ainsi que le souci traditionnel de la common law de protéger les activités d'expression permettent de l'interpréter d'une manière qui respecte cette importante liberté.   En outre, l'absence de l'élément d'intention au par. 13(1) ne soulève aucun problème en matière d'atteinte minimale si l'on considère que l'objectif de cette disposition exige de mettre l'accent sur les effets discriminatoires.  Comme dans les autres codes des droits de la personne, l'intention d'établir une distinction n'est pas une condition préalable à la conclusion de discrimination.  Inclure dans les dispositions relatives aux droits de la personne l'exigence subjective de l'intention, au lieu de permettre aux tribunaux de porter uniquement leur attention sur les effets, ferait donc échec à l'un des principaux objectifs des lois interdisant la discrimination.  Quant à la possibilité que quelqu'un soit emprisonné par suite d'une ordonnance d'outrage au tribunal, l'intention est loin d'être sans pertinence à cet égard, la connaissance subjective de l'effet probable des messages diffusés étant une condition préalable à la délivrance par la Cour fédérale d'une ordonnance d'outrage.  En outre, le fait que le par. 13(1) ne prévoit aucun moyen de défense à l'égard de l'acte discriminatoire visé et, surtout, qu'il ne renferme pas d'exception pour les déclarations véridiques ne lui donne pas une portée trop large.  Une restriction imposée à la liberté d'expression dans le contexte du par. 13(1) ne devient pas excessive lorsqu'elle joue de manière à réprimer les déclarations qui sont soit vraies soit censées l'être puisqu'il n'est pas nécessaire que des déclarations véridiques soient utilisées à de telles fins.  Enfin, en insistant sur la "répétition" des messages téléphoniques, le par. 13(1) vise la dissémination publique et de grande envergure de la propagande haineuse, soit le type même d'utilisation du téléphone qui menace le plus la réalisation de l'objet de la Loi.

 

    Les effets du par. 13(1) sur la liberté d'expression ne sont pas si dommageables qu'ils rendent son existence intolérable dans une société libre et démocratique.  Le paragraphe vise un objectif gouvernemental d'une grande importance et limite une expression qui n'a que des liens ténus avec le fondement de la garantie de la liberté d'expression.  La propagande haineuse apporte peu aux aspirations des Canadiens ou du Canada, que ce soit dans la recherche de la vérité, dans la promotion de l'épanouissement personnel ou dans la protection et le développement d'une démocratie dynamique qui accepte et encourage la participation de tous.  De plus, puisqu'il s'applique dans le contexte des dispositions de la Loi relatives à la procédure et aux dispositions réparatrices, le par. 13(1) a peu d'effet sur l'imposition de sanctions morales, financières ou d'incarcération, son but premier étant de profiter directement à ceux qui sont susceptibles d'être exposés aux maux de la propagande haineuse.

 

    Même dans l'hypothèse où la Charte  s'appliquerait à l'ordonnance d'interdit rendue par le Tribunal, celle‑ci ne viole pas d'une manière injustifiable l'al. 2 b )  de la Charte .  Interprétée dans le contexte des longs motifs du Tribunal, l'ordonnance n'est ni trop vague ni trop obscure pour que les appelants puissent être déclarés coupables d'outrage au tribunal pour avoir omis de s'y conformer.  Les motifs du Tribunal désignent très clairement ce qui constitue une pratique discriminatoire.

 

    L'omission des appelants de soulever la question de la partialité en temps opportun constitue une renonciation au droit de contester pour ce motif la compétence du Tribunal.   La partialité doit être invoquée à la première occasion où il est pratique de le faire.  En l'espèce, cette question n'a été soulevée qu'à l'audience en Cour d'appel fédérale, soit presque huit ans après que le Tribunal eut rendu son ordonnance.  De toute façon, puisque les appelants n'ont pas contesté directement la validité de l'ordonnance du Tribunal, ils ne peuvent le faire indirectement dans la procédure pour outrage.  Les appelants doivent se soumettre à l'ordonnance d'interdit tant que celle-ci reste en vigueur, quelque imparfaite qu'elle puisse être.

 

    Les juges La Forest, Sopinka et McLachlin (dissidents en partie):  Le paragraphe 13(1) de la Loi porte atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2 b )  de la Charte .  Lorsque, comme en l'espèce, une activité transmet ou tente de transmettre une signification ou un message par une forme d'expression non violente, cette activité relève de la sphère des conduites protégées par l'al. 2b).  Celui-ci protège tout le contenu de l'expression sans égard à la signification ou au message que l'on tente de transmettre.  Le Parlement a adopté le par. 13(1) avec l'intention de contrôler les tentatives de transmettre un message en restreignant le contenu de l'expression.  Ce paragraphe n'interdit pas les communications téléphoniques mais sert plutôt à réglementer le contenu de telles communications.  Il s'ensuit donc que le par. 13(1) impose une restriction à l'al. 2b).

 

    Le paragraphe 13(1) est d'une précision suffisante pour constituer une restriction prescrite par une règle de droit au sens de l'article premier de la Charte .  En reprenant le langage de la common law en matière de diffamation, le Parlement a établi une norme intelligible pouvant être appliquée par le Tribunal.

 

    Le paragraphe 13(1) de la Loi ne constitue pas une restriction raisonnable de la liberté d'expression.  Bien que les objectifs législatifs de la prévention de la discrimination et de l'encouragement de l'harmonie sociale et de la dignité individuelle revêtent dans notre société multiculturelle une importance suffisante pour justifier qu'ils l'emportent sur une liberté garantie par la Constitution, le par. 13(1) ne satisfait pas au critère de proportionnalité.  Vu sa portée excessive, ce paragraphe ne résiste pas à un examen fait à lumière de la Constitution.

 

    En premier lieu, le par. 13(1) de la Loi n'est pas soigneusement adapté à la réalisation de ses objets et n'a pas de lien rationnel avec ceux‑ci.  S'il est bien conçu pour réduire au minimum beaucoup des aspects peu souhaitables de la restriction de la liberté d'expression et que sa façon de freiner la propagande haineuse soit bien préférable au tout ou rien de la criminalisation de cette expression, le par. 13(1) a une portée excessive, est trop envahissant et vise davantage de conduite expressive que ne le justifient ses objets.  L'emploi des termes "haine" et "mépris", qui sont vagues et subjectifs et qui peuvent admettre une large gamme d'acceptions, a pour effet d'élargir la portée du par. 13(1) de manière à englober l'expression  qui ne risque que dans une faible mesure de favoriser la haine ou la discrimination.  L'absence de toute exigence qu'il y ait une intention de fomenter en fait la haine ou le mépris ou de la prévisibilité de cette conséquence vient élargir davantage la portée du paragraphe 13(1).  En l'absence d'une preuve d'un préjudice ou d'une discrimination réelle, le par. 13(1) pourrait bien s'appliquer en fait à l'expression qui est antidiscriminatoire.  Finalement, bien que l'effet paralysant de lois en matière de droits de la personne soit probablement moindre que celui d'une interdiction criminelle, l'imprécision de la Loi a pour conséquence qu'elle pourrait décourager plus de conduite que ne le justifient ses objectifs.

 

    En deuxième lieu, le par. 13(1) ne porte pas le moins possible atteinte à la liberté d'expression.  Il n'y a eu aucune tentative sérieuse d'établir un juste équilibre entre la promotion de l'égalité et la sauvegarde de la liberté d'expression.  La Loi ne contient aucune disposition protégeant la liberté d'expression.  Le paragraphe 13(1) s'applique simplement à toute expression "susceptible [. . .] d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe".  De plus, la portée excessive du paragraphe, l'absence de moyens de défense sous la forme notamment d'une exception à l'égard des déclarations véridiques, et l'inclusion dans la portée du par. 13(1) de communications privées entre des particuliers consentants mettent en lumière la gravité de l'atteinte portée aux droits du particulier par le par. 13(1).  Celui‑ci va beaucoup trop loin; il va en effet au‑delà de ce qui peut être défendu à titre de restriction raisonnable de la liberté d'expression justifiée par la nécessité de combattre la discrimination envers les membres de groupes particuliers.

 

    En troisième lieu, les avantages pouvant découler du par. 13(1) de la Loi ne l'emportent pas sur la gravité de l'atteinte qu'il porte à la liberté d'expression.  La restriction touche l'expression qui peut être pertinente relativement à des questions sociales et politiques.  La liberté d'expression en ce qui concerne ces questions est depuis longtemps considérée comme essentielle au bon fonctionnement d'une démocratie libre et au maintien et à la sauvegarde de nos libertés les plus fondamentales.  Une telle restriction doit être proportionnée au mal et doit tenir compte de la nécessité de conserver le degré de liberté d'expression qui peut être compatible avec la suppression de ce mal.  Dans le cas du par. 13(1), il n'est pas évident que cette mesure, si large que soit sa portée, est de nature à réduire sensiblement les maux de la discrimination contre des groupes.

 

    L'inconstitutionnalité d'une loi sur laquelle repose une ordonnance rendue par une cour ne justifie pas le refus d'obtempérer à cette ordonnance.  On doit obéir même à une ordonnance judiciaire invalide tant qu'elle n'est pas annulée par les voies de justice.  Vu l'inconstitutionnalité du par. 13(1) de la Loi, il s'ensuit que l'ordonnance d'interdit rendue par le Tribunal en vertu de ce paragraphe doit être annulée.  L'annulation ne prend toutefois effet qu'à partir de la date où le présent arrêt est rendu.  Pour les fins des procédures pour outrage au tribunal, l'ordonnance doit être considérée comme valide jusqu'à cette date‑là.  Par conséquent, l'invalidité éventuelle de l'ordonnance ne constitue pas un moyen de défense opposable à la déclaration de culpabilité d'outrage au tribunal et les déclarations de culpabilité intervenues contre les appelants à la suite de la plainte portée en 1983 doivent être confirmées.  Comme la sagesse ou la validité de l'ordonnance primitive est une considération pertinente dans la détermination de la sanction appropriée, il y a lieu de réduire à trois mois d'emprisonnement la peine de T.

 

    L'argument des appelants selon lequel les conclusions du Tribunal des droits de la personne ont été viciées en raison d'une crainte de partialité doit être rejeté.  Les appelants ont soulevé cette question plusieurs années après l'audience initiale.  Comme ils ne l'ont pas soulevé au début de l'instance, les appelants doivent être réputés avoir renoncé implicitement à tout droit d'alléguer la partialité.

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge en chef Dickson

 

    Arrêts appliqués:  R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 000; Re Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Ltée, [1986] 1 C.F. 103; distinction d'avec l'arrêt:  MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856; arrêts mentionnés:  R. c. Andrews, [1990] 3 R.C.S. 000; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038;  Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232; Insurance Corp. of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145; Boucher v. The King, [1951] R.C.S. 265; R. v. Carrier (1951), 104 C.C.C. 75; Taylor et Western Guard Party c. Canada, Communication 104/1981, Rapport du Comité des droits de l'homme, 38 U.N. GAOR, Supp. no 40 (A/38/40) 246 (1983), décision publiée en partie à (1983), 5 C.H.R.R. D/2097; Nealy c. Johnston (1989), 10 C.H.R.R. D/6450; Rasheed v. Bramhill (1980), 2 C.H.R.R. D/249; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114; Re Sheppard and Sheppard (1976), 67 D.L.R. (3d) 592; Canada Metal Co. v. Canadian Broadcasting Corp. (No. 2) (1974), 4 O.R. (2d) 585; Glimmerveen c. Pays-Bas, Comm. Eur. D. H., Requêtes nos 8348/78 et 8406/78, 11 octobre 1979, D.R. 18, p. 187; Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536; Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561.

 

Citée par le juge McLachlin (dissidente en partie)

 

    R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 000; R. c. Andrews, [1990] 3 R.C.S. 000; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Affaire intéressant le Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Ltée, [1986] 1 C.F. 103; MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856; R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Walker v. City of Birmingham, 388 U.S. 307 (1967); R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421.

 

Lois et règlements cités

 

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 2 b ) , 15 , 24(1) , 27 .

 

Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 , art. 319(2) , (3) .

 

Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221 (1950).

 

Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, R.T. Can. 1970 no. 28, Art. 4.

 

Human Rights Act, S.N.S. 1969, ch. 11, art. 12.

 

Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976‑77, ch. 33, art. 2 [abr. & rempl. 1980‑81‑82‑83, ch. 111, art 5 (Annexe IV, art. 1); idem, ch. 143, art. 1, 28(3)], 13(1), 32 [mod. idem, art. 15], 33, 35(1), (2), 36 [en fr. mod. idem, art. 16], 37 [en fr. idem, art. 17], 39(1), 40(1), 41(1), (2) [mod. idem, art. 20], 42, 43(1), (2).

 

Loi constitutionnelle de 1982 , art. 52 .

 

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171 (1966), Art. 20.

 

Doctrine citée

 

Association du Barreau canadien.  Report of the Special Committee on Racial and Religious Hatred.  Par Ken Norman, John D. McAlpine et Hymie Weinstein, 1984.

 

Canada.  Chambre des communes.  Comité spécial sur la participation des minorités visibles à la société canadienne.  L'égalité ça presse!  Ottawa:  Approvisionnements et Services, 1984.

 

Canada.  Commission de réforme du droit.  Document de travail 50.  La propagande haineuse.  Ottawa:  La Commission, 1986.

 

Canada.  Comité spécial de la propagande haineuse au Canada.  Rapport du Comité spécial de la propagande haineuse au Canada.  Ottawa:  Imprimeur de la Reine, 1966.

 

McAlpine, John D.  Report Arising Out of the Activities of the Ku Klux Klan in British Columbia, 1981.

 

Sharpe, Robert J.  Injunctions and Specific Performance.  Toronto:  Canada Law Books Ltd., 1983.

 

Shorter Oxford English Dictionary, 3rd ed.  Oxford:  Clarendon Press, 1987, "hatred".

 

    POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1987] 3 C.F. 593, 37 D.L.R. (4th) 577, 29 C.R.R. 222, 78 N.R. 180, 9 C.H.R.R. D/4929, qui a confirmé une décision de la Division de première instance (1984), 6 C.H.R.R. D/2595.  Pourvoi rejeté, les juges La Forest, Sopinka et McLachlin sont dissidents en partie.

 

    Douglas H. Christie, pour les appelants.

 

    Russell G. Juriansz et Paul B. Schabas, pour l'intimée la Commission canadienne des droits de la personne.

 

    D. Martin Low, c.r., et Stephen B. Sharzer, pour l'intimé le procureur général du Canada.

 

    Personne n'a comparu pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.

 

    Jean Bouchard et Marise Visocchi, pour l'intervenant le procureur général du Québec.

 

    Aaron Berg et Deborah Carlson, pour l'intervenant le procureur général du Manitoba.

 

    Neil Finkelstein, pour l'intervenant le Congrès juif canadien.

 

    David Matas, pour l'intervenante la Ligue des droits de la personne de B'nai Brith, Canada.

 

    Kathleen Mahoney et Linda A. Taylor, pour l'intervenant le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes.

 

    Michael A. Penny, pour l'intervenante la Canadian Holocaust Remembrance Association.

 

    Marc Rosenberg, pour l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles.

 

//Le juge en chef Dickson//

 

    Version française du jugement du juge en chef Dickson et des juges Wilson, L'Heureux-Dubé et Gonthier rendu par

 

    LE JUGE EN CHEF DICKSON ‑‑ Le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976‑1977, ch. 33, dispose:

 

    13. (1)  Constitue un acte discriminatoire le fait pour une personne ou un groupe de personnes agissant d'un commun accord d'utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d'exposer à la haine, au mépris ou au ridicule des personnes appartenant à un groupe identifiable pour un motif de distinction illicite.

 

Les motifs prohibés de discrimination sont énoncés à l'art. 2 de la Loi et comprennent notamment la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur et la religion.

 

    La question principale soulevée par le présent pourvoi est de savoir si le par. 13(1), dans la mesure où il limite la communication de certains messages par téléphone, porte atteinte à la "liberté d'expression" garantie par l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés .  En outre, on conteste sur le même fondement une ordonnance d'interdit rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne en vertu du par. 13(1) et de dispositions réparatrices connexes de la Loi canadienne sur les droits de la personne.  Une autre question mineure est soulevée en ce qui concerne une crainte raisonnable de partialité de la part du Tribunal, mais pas dans le contexte de la Charte .  Les deux questions constitutionnelles concernent la diffusion de "propagande haineuse", une expression que j'utilise pour désigner l'expression destinée à disséminer des sentiments extrêmes d'opprobre et d'inimitié contre un groupe racial ou religieux.

 

    En l'espèce, comme dans les pourvois connexes R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 000, et R. c. Andrews, [1990] 3 R.C.S. 000, plusieurs intervenants ont reçu l'autorisation de présenter des mémoires et des arguments oraux.  Les procureurs généraux de l'Ontario, du Québec et du Manitoba, la Canadian Holocaust Remembrance Association, le Congrès juif canadien, la Ligue des droits de la personne de B'nai Brith, Canada, ainsi que le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes sont intervenus au soutien de la disposition législative et de l'ordonnance contestées.  L'Association canadienne des libertés civiles pour sa part est intervenue pour faire valoir l'inconstitutionnalité de la disposition et de l'ordonnance.

 

I.  Les faits

 

    En 1979, le Tribunal des droits de la personne (ci‑après "le Tribunal") a entendu plusieurs plaintes portées en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne contre les deux appelants, M. John Ross Taylor et le Western Guard Party.  Les plaintes, dont l'auteur était l'intimée, la Commission canadienne des droits de la personne (ci‑après "la Commission"), faisait grief aux appelants d'avoir enfreint la Loi en commettant l'acte discriminatoire visé au par. 13(1), plus précisément, en communiquant par téléphone des messages susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes identifiables sur la base de leur race ou de leur religion.

 

    D'après la preuve produite à l'audience, les appelants avaient établi à Toronto un service de messages téléphoniques grâce auquel n'importe qui pouvait composer un numéro de téléphone et écouter un message enregistré d'une durée d'environ une minute.  Au cours d'une période de deux ans à compter de la mi‑1977, treize messages différents ont été ainsi diffusés, chacun rédigé et enregistré par M. Taylor, le chef reconnu du Western Guard Party.  À la suite d'un examen assez minutieux de ces communications, le Tribunal fait ce résumé de leur teneur:

 

    Bien que plusieurs de ces messages soient difficiles à suivre, il a un thème qui revient.  Il existe une conspiration en vue de contrôler et planifier la société canadienne; il est difficile de découvrir la vérité au sujet de cette conspiration parce que nos livres, nos écoles et nos moyens de communications sont contrôlés par les conspirateurs.  Ceux‑ci sont la cause du chômage et de l'inflation; ils nous affaiblissent en encourageant la perversion, la paresse, l'usage des drogues et le métissage des races.  Ils s'enrichissent en nous volant nos biens.  Ils ont fondé le communisme, qui est responsable d'un grand nombre de nos problèmes économiques, tels que les grèves postales; ils continuent de contrôler le communisme et l'utilisent pour l'avancement de la conspiration. Les conspirateurs sont des Juifs.

 

    Le service téléphonique offrant les messages en question était financé par M. Taylor, par son adjoint M. Jack Prins ou, par le parti, selon le cas.  Bien que le numéro de téléphone de ce service n'ait pas été largement diffusé par les appelants, ils ont tenté de le faire connaître par la distribution de cartes à des particuliers et dans des foules, et en glissant ces cartes sous des portes.  Les cartes ne portaient que la représentation d'une feuille d'érable et l'exhortation à composer le numéro de téléphone.  Ce numéro figurait également dans l'annuaire téléphonique à côté de l'inscription [TRADUCTION] "Message sur le pouvoir blanc".

 

    Ayant examiné la teneur des messages des appelants et entendu les dépositions de plusieurs témoins, le Tribunal a décidé que les appelants avaient commis un acte discriminatoire au sens du par. 13(1).  Cette conclusion est énoncée avec clarté et concision dans l'extrait suivant tiré de la décision du Tribunal:

 

. . .  M. Taylor et le Western Guard Party ont utilisé ou fait utiliser un téléphone de façon répétée, pour transmettre des messages, en totalité ou en partie, en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunications relevant de la compétence du Parlement.  Bien que certains de ces messages fussent en soi quelque peu inoffensifs, la majorité des propos qu'ils ont transmis, sont susceptibles, croyons‑nous, d'exposer des personnes à la haine ou au mépris en raison du fait que la personne visée est identifiable quant à sa race ou sa religion.  Les messages mentionnent des individus en particulier, par leur nom [. . .] et nous croyons que les observations faites à leur sujet sont susceptibles de les exposer à la haine ou au mépris, du seul fait qu'on les déclare Juifs.  De plus, nous estimons que les messages en question exposent à la haine ou au mépris non seulement les personnes juives identifiées mais tous les Juifs.  Par conséquent, nous jugeons que les plaintes sont justifiées.

 

    Étant arrivé à cette conclusion, le Tribunal a ordonné aux appelants de mettre un terme à leur pratique discriminatoire.  L'ordonnance est ainsi conçue:

 

    Par conséquent, nous ordonnons que les défendeurs cessent leur pratique discriminatoire en utilisant le téléphone pour transmettre de façon répétée les messages enregistrés mentionnés dans les plaintes.

 

Cette ordonnance, avec le texte intégral des motifs du Tribunal, a été déposée au greffe de la Cour fédérale et inscrite au livre des jugements et ordonnances de la Division de première instance de la Cour fédérale du Canada, le 23 août 1979.  En vertu du par. 43(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, elle avait donc la force exécutoire d'une ordonnance de cette cour.  Aucune action en annulation de l'ordonnance n'a été engagée.

 

    En dépit de l'ordonnance du Tribunal, les appelants ont continué à transmettre leurs messages et, à la suite d'une demande présentée par la Commission le 21 février 1980, le juge Dubé de la Division de première instance de la Cour fédérale les a déclarés coupables d'outrage au tribunal: (1980) 1 C.H.R.R. D/47.  Il a frappé le Western Guard Party d'une amende de 5 000 $ et a infligé à M. Taylor une peine d'un an d'emprisonnement.  Le juge Dubé a cependant suspendu l'exécution de l'ordonnance pour outrage au tribunal (et des peines dont elle était assortie) à condition que les appelants mettent fin à la pratique discriminatoire constatée par le Tribunal.  Toutefois, les messages n'ont pas cessé et, le 11 juin 1980, le juge Walsh, également de la Division de première instance de la Cour fédérale, a annulé la suspension de l'exécution de l'ordonnance pour outrage au tribunal qu'avait rendue son collègue.  Le parti a donc payé l'amende et M. Taylor a purgé sa peine, avec remise, du 17 octobre 1981 au 19 mars 1982.

 

    Dès sa mise en liberté, M. Taylor et le parti ont rétabli le service de messages téléphoniques.  Le 12 mai 1983, la Commission a saisi la Cour fédérale d'une deuxième requête, qui reprochait aux appelants d'avoir violé l'ordonnance du Tribunal en enregistrant quatre messages entre le 22 juin 1982 et le 20 avril 1983, et qui demandait de nouveau une ordonnance d'incarcération contre M. Taylor et le parti.  Cependant, les appelants ont invoqué la Charte , qui était entrée en vigueur après la première ordonnance d'incarcération, dans un avis de requête alléguant l'invalidité du par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, en raison de la violation de la liberté d'expression.

 

    Le juge en chef adjoint Jerome de la Division de première instance de la Cour fédérale a examiné à la fois la demande d'incarcération présentée par la Commission et la tentative des appelants de faire invalider le par. 13(1) pour cause d'inconstitutionnalité.  Le 15 août 1984, il a rendu l'ordonnance d'incarcération sollicitée par la Commission et a prononcé des motifs oraux rejetant la requête des appelants attaquant la constitutionnalité du par. 13(1).  Des motifs écrits à l'appui de la décision relative à la Charte  ont été rendus le 20 décembre 1984.

 

    Les appelants ont cherché à faire infirmer par la Cour d'appel fédérale la décision du juge en chef adjoint Jerome, mais leur appel a été rejeté dans des motifs datés du 22 avril 1987.  C'est cet arrêt de la Cour d'appel fédérale qu'ils portent maintenant en appel devant notre Cour.

 

II.   Dispositions législatives et dispositions de la Charte 

 

    Voici les dispositions législatives pertinentes en l'espèce:

 

Loi canadienne sur les droits de la personne

 

    2.  La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant:  tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

 

    13. (1)  Constitue un acte discriminatoire le fait pour une personne ou un groupe de personnes agissant d'un commun accord d'utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d'exposer à la haine, au mépris ou au ridicule des personnes appartenant à un groupe identifiable pour un motif de distinction illicite.

 

Charte canadienne des droits et libertés 

 

    1.  La Charte canadienne des droits et libertés  garantit les droits et libertés qui y sont énoncés.  Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

 

    2.  Chacun a les libertés fondamentales suivantes:

 

                                                                        . . .

 

b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

 

    15. (1)  La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

 

    27.  Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens.

 

III.  Les jugements des juridictions inférieures

 

Cour fédérale, Division de première instance

 

    Le juge en chef adjoint Jerome a rendu oralement sa décision sur la question constitutionnelle, le 15 août 1984.  Le 20 décembre suivant, il a rendu de brefs motifs écrits à l'appui de sa décision: C.F. 1er inst., no T-4022-79.  En premier lieu, ces motifs concluent que le par. 13(1) porte atteinte à la liberté d'expression garantie par l'al. 2 b )  de la Charte , de sorte qu'il restait à déterminer si cette atteinte peut se justifier aux termes de l'article premier.  Au moment de ce jugement, l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, n'avait pas encore été rendu et, pour répondre à cette dernière question, le juge en chef adjoint Jerome s'est demandé "si le droit sacrifié [celui garanti par l'al. 2b)] est proportionnel au mal auquel on veut remédier et qu'on veut éliminer du mode de vie canadien" (p. 5).

 

    Au sujet de l'art. 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le juge en chef adjoint Jerome a fait remarquer que promouvoir l'égalité des chances, sans discrimination raciale, était un objectif dont le législateur fédéral devait se préoccuper, tenant pour évident que certaines restrictions devaient être imposées à la liberté d'expression afin de prévenir l'incitation à la haine ou au mépris fondés sur la race.  Pour ce qui est de la manière dont le par. 13(1) limitait la garantie énoncée à l'al. 2b), le juge en chef adjoint Jerome a jugé cette disposition raisonnable, soulignant particulièrement à ce propos le caractère conciliatoire de la loi sur les droits de la personne.  Sa conclusion était motivée notamment par le fait qu'une sanction n'est imposée en vertu de la Loi que lorsque le transgresseur se montre récalcitrant.  Il dit à ce sujet, aux pp. 6 et 7:

 

Nous n'avons pas affaire ici à une suppression du droit de parole ou du droit de faire connaître des opinions.  Il s'agit plutôt d'une déclaration de ce qui sera considéré comme un usage inacceptable de la liberté de parole dans la société canadienne ‑‑ un "acte discriminatoire".  La [Commission des droits de la personne] se voit conférer le pouvoir de procéder à des enquêtes quand des plaintes sont portées, procédure au cours de laquelle le transgresseur prétendu se voit conférer la possibilité de se faire entendre.  L'implication du transgresseur dans le processus, de toute évidence, est une invitation qui lui est faite de ne plus commettre l'acte offensant, faute de quoi,  ultimement,  cela peut mener à une ordonnance le lui interdisant.  Ce n'est que devant un refus caractérisé de se conformer à l'ordonnance qu'il y a possibilité de sanction.

 

    Après avoir fait l'historique des plaintes portées contre les appelants et des différentes mesures d'enquête et de procédure prises en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le juge en chef adjoint Jerome dit que l'affaire dont il est saisi démontre bien la retenue qui caractérise le par. 13(1), car seule la persistance dans le refus de cesser un acte visiblement discriminatoire rend les appelants passibles d'une sanction.  Il conclut en conséquence que le mal combattu par le par. 13(1) ‑‑ les communications susceptibles d'inciter à la haine raciale ‑‑ est inacceptable dans la société canadienne et que toute restriction imposée par ce paragraphe à la liberté d'expression n'est pas disproportionnée à l'objectif de la suppression de ce mal.

 

Cour d'appel fédérale (le juge Mahoney, avec l'appui des juges Stone et Lacombe)

 

    Les appelants ont invoqué en Cour d'appel fédérale plusieurs moyens d'appel, qui ont tous été rejetés: [1987] 3 C.F. 593.  Il suffit d'exposer ici les motifs de la Cour d'appel qui se rapportent aux arguments avancés devant notre Cour.  Ayant ainsi circonscrit la discussion, je commence par examiner la décision de la Cour d'appel sur la question essentielle de la constitutionnalité du par. 13(1).

 

    En ce qui concerne la contestation du par. 13(1) fondée sur la Charte , le juge Mahoney a repoussé l'argument du procureur général du Canada suivant lequel ce paragraphe ne viole pas l'al. 2b).  D'après le juge Mahoney, le par. 13(1) représente une restriction importante et intentionnelle de la liberté d'expression.  Sa constitutionnalité tient donc au caractère convaincant des arguments justificatifs invoqués par le gouvernement en vertu de l'article premier de la Charte .  Aux fins de son examen de l'argument en faveur du maintien de la disposition attaquée, le juge Mahoney adopte l'analyse proposée par notre Cour dans l'arrêt Oakes.

 

    Prenant pour point de départ l'exigence que l'objectif gouvernemental revête une importance suffisante pour justifier la dérogation à un droit ou à une liberté protégés par la Constitution, le juge Mahoney fait remarquer que "la préoccupation de toute société libre et démocratique d'éviter la diffamation de particuliers ou de groupes en raison de leur race ou de leur religion va de soi" (p. 610).  Selon lui, le Canada est un pays multiculturel et ce multiculturalisme est une caractéristique positive de sa personnalité nationale.  Si le Canada est exempt de conflits raciaux et religieux, les grands bouleversements et torts occasionnés par l'intolérance dans certains autres pays démontrent amplement la gravité éventuelle des répercussions d'idées sectaires.  Le juge Mahoney conclut donc qu'"il est en soi urgent et important pour une société libre et démocratique d'éviter la propagation de la haine [pour des motifs de race ou de religion]" (p. 611).

 

    Quant à la proportionnalité, le juge Mahoney dit que le lien rationnel entre le par. 13(1) et son objet "ne pourrait guère être plus manifeste" (p. 611).  Il estime en outre que la limitation qu'il impose à l'al. 2b) "vise précisément les pratiques particulières de ceux qui abusent de leur liberté en utilisant le téléphone pour transmettre de façon répétée des messages haineux" (p. 611).  Passant à l'aspect "effets" du critère de proportionnalité établi dans l'arrêt Oakes, il examine la Loi canadienne sur les droits de la personne dans son ensemble et conclut que le par. 13(1) a sur la liberté d'expression un effet qui témoigne de modération plutôt que de sévérité.  Il souligne notamment (aux pp. 611 et 612):

 

    La décision qu'une personne ou un groupe a contrevenu au paragraphe 13(1) est rendue par un tribunal à la suite d'une audience qui doit se dérouler selon les préceptes de la justice naturelle.  Une plainte ne peut pas être renvoyée à un tribunal sans que le présumé transgresseur ait été informé ‑‑ et puisse jouir ‑‑ de la possibilité de réfuter cette plainte ainsi que les éléments de preuve sur lesquels la Commission va se fonder pour décider de l'opportunité de constituer un tribunal.  À moins que le tribunal se compose lui‑même de trois membres, l'appel est soumis à un tribunal d'appel de trois membres.  Les deux sont assujettis à la surveillance judiciaire quant au déroulement de leurs audiences, et la décision finale est susceptible de contrôle judiciaire.  La seule ordonnance qui puisse être rendue est une ordonnance de cesser et de s'abstenir.  C'est seulement après que l'ordonnance a été déposée au greffe de la Cour et que le contrevenant, après avoir eu la possibilité de comparaître à une audience de justification, a été déclaré coupable dans le cadre d'une poursuite judiciaire d'avoir continué d'enfreindre l'ordonnance de cesser et de s'abstenir, qu'une peine peut être infligée.  La peine maximale prévue actuellement est une amende de 5 000 $ ou une année d'emprisonnement, mais non les deux à la fois.

 

Le juge Mahoney conclut ainsi que le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est justifié aux termes de l'article premier et déclare ceci (à la p. 612):

 

Tout compte fait, l'intérêt d'une société libre et démocratique d'éviter la transmission répétée par téléphone de messages haineux fondés sur la race ou la religion l'emporte manifestement sur l'intérêt qu'elle a de tolérer l'exercice, par ce moyen, de la liberté d'expression des personnes ayant des dispositions de ce genre.

 

    Comme je l'ai déjà fait remarquer, la Cour d'appel fédérale, a examiné non seulement la contestation du par. 13(1) fondée sur la Charte , mais aussi plusieurs autres moyens d'appel.  L'un de ceux‑ci était que l'ordonnance du Tribunal était trop imprécise et trop obscure pour que les appelants puissent être déclarés coupables d'outrage au tribunal pour avoir omis de s'y conformer.  L'argument des appelants reposait en grande partie sur le fait que l'ordonnance comportait uniquement la phrase suivante:

 

    Par conséquent, nous ordonnons que les défendeurs cessent  leur pratique discriminatoire en utilisant le téléphone pour transmettre de façon répétée les messages enregistrés mentionnés dans les plaintes.

 

Ils soutenaient que cette phrase unique ne fournissait aucune indication intelligible quant à la nature des communications qu'elle interdisait.

 

    Le juge Mahoney n'a eu aucune difficulté à écarter cette allégation et a déclaré que le critère de l'imprécision consiste à se demander si l'objet et le sens de l'ordonnance peuvent en être dégagés par une personne d'une intelligence moyenne qui la lit de bonne foi.  Il estime en effet que, vu l'ensemble des motifs du Tribunal, et non pas simplement le paragraphe cité par les appelants, ces derniers "n'ont pas pu douter de bonne foi que ce qui leur était interdit était les messages de nature à exposer les Juifs à la haine ou au mépris" (p. 601).

 

    Une dernière question pertinente abordée par le juge Mahoney concernait la partialité.  Les appelants ont fait ressortir que le Tribunal dont émanait l'ordonnance attaquée avait été constitué par la Commission et ils ont soutenu que, comme la Commission avait non seulement pris l'initiative de la plainte et mené l'enquête, mais avait en outre comparu devant le Tribunal en tant que partie, il existait une crainte raisonnable de partialité de la part de ce dernier.  Bien qu'admettant que le processus de constitution du Tribunal qui existait à l'époque de l'audition aurait normalement engendré une crainte raisonnable de partialité, le juge Mahoney dit que l'omission des appelants de soulever la question en temps opportun constitue une renonciation au droit de contester pour ce motif la compétence du Tribunal.  Selon lui, il n'y a pas lieu de trancher définitivement ce point, car même si le Tribunal a été irrégulièrement constitué, le recours approprié est de contester la validité de l'ordonnance et non de la considérer comme nulle.  "La personne qui est liée par une ordonnance d'un tribunal", déclare le juge Mahoney, "doit se soumettre à cette ordonnance pendant que celle‑ci reste en vigueur, quelque imparfaite qu'elle puisse la considérer ou quelque imparfaite qu'elle puisse réellement être" (p. 601).

 

IV.  Les questions en litige

 

    Les questions constitutionnelles suivantes ont été formulées:

 

1.Le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976‑77, ch. 33, et modifications, est‑il compatible avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés ?

 

2.Si le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976‑77, ch. 33, et modifications, est incompatible avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés , constitue‑t‑il une limite raisonnable de cette liberté au sens de l'article premier de la Charte ?

 

3.L'ordonnance du Tribunal des droits de la personne du 20 juillet 1979 et les ordonnances de la Division de première instance de la Cour fédérale des 24 janvier et 15 août 1984 peuvent‑elles être contestées aux termes de l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  et, dans l'affirmative, sont‑elles compatibles avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2b)?

 

4.Si l'ordonnance du Tribunal des droits de la personne du 20 juillet 1979 et les ordonnances de la Division de première instance de la Cour fédérale des 24 janvier et 15 août 1984 peuvent être contestées aux termes de l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  et sont incompatibles avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2b), constituent‑elles une limite raisonnable de cette liberté au sens de l'article premier de la Charte ?

 

    Est également soulevée par les appelants la question non constitutionnelle de savoir si une crainte raisonnable de partialité peut être invoquée à l'égard du Tribunal.  Comme je l'indique dans mon exposé des motifs de la Cour d'appel fédérale, l'allégation de partialité procède de ce que le Tribunal a été constitué par la Commission qui s'occupe directement de l'enquête sur la plainte et de la vérification de son bien‑fondé.

 

V.  Le paragraphe 13(1) et la liberté d'expression

 

    Si l'on prend d'abord les questions constitutionnelles soulevées par le présent pourvoi, c'est la contestation du par. 13(1) qui est cruciale, car son inconstitutionnalité entraînerait inévitablement l'invalidité de toute ordonnance interdisant des communications téléphoniques.  J'aborde donc en premier la question de la validité du par. 13(1) au regard de  l'al. 2 b )  de la Charte .  Cette question peut être scindée en deux:  (i) La disposition attaquée porte‑t‑elle atteinte à la garantie constitutionnelle de la liberté d'expression?  (ii) Dans l'affirmative, est‑elle néanmoins justifiée en tant que limite raisonnable dans une société libre et démocratique, au sens de l'article premier?

 

    Je signale au départ que, bien que le par. 13(1) vise des messages susceptibles d'exposer certaines personnes à la haine ou au mépris fondés sur tout motif de discrimination interdit par la Loi canadienne sur les droits de la personne, les juridictions inférieures n'ont examiné la constitutionnalité de ce paragraphe qu'en ce qui concerne les motifs fondés sur la race et la religion.  En outre, la question de l'application de la Charte  dans le cas de la suppression d'une expression mettant en cause d'autres motifs de discrimination illicites n'a été posée ni par les parties ni par les intervenants au cours des débats.  Pour ces raisons, les observations qui suivent se bornent à la question de savoir si, par son effet sur les communications tendant à exposer des personnes à la haine ou au mépris fondés sur la race ou la religion, le par. 13(1) viole la Charte .

 

A.  Le paragraphe 13(1):  la violation de l'al. 2b)

 

    La première étape pour déterminer si le par. 13(1) viole la Charte  consiste à décider si la liberté consacrée à l'al. 2b) englobe les communications téléphoniques susceptibles d'exposer certaines personnes à la haine ou au mépris du fait qu'elles sont identifiables sur la base de la race ou de la religion.  Suivant l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, une activité qui transmet ou tente de transmettre une signification est généralement considérée comme possédant un contenu expressif au sens de l'al. 2b).  Il y a violation de la garantie énoncée à l'al. 2b) du moment qu'il est démontré soit (i) que la réglementation gouvernementale attaquée a pour objet de restreindre l'activité expressive, soit (ii) que tel est son effet et que l'activité en question appuie les principes et les valeurs sur lesquels repose la liberté d'expression.

 

    Appliquant aux faits du présent pourvoi l'analyse suivie dans l'arrêt Irwin Toy, je n'ai aucun doute que l'activité visée au par. 13(1) bénéficie de la protection de l'al. 2 b )  de la Charte .  En fait, la Commission intimée concède ce point.  En premier lieu, il va de soi qu'il s'agit là d'une activité qui transmet ou qui tente de transmettre une signification, car le moyen de communication en question ne se prête à mon avis à aucune autre utilisation.  Il me semble en fait impossible de concevoir une situation où "l'utilisation d'un téléphone pour aborder des questions" (pour paraphraser les termes du par. 13(1)) ne comporterait pas la transmission d'une signification.  Force est donc de conclure que l'activité visée au par. 13(1) constitue de l'"expression" au sens où l'entend l'al. 2b).

 

    Pour ce qui est de l'exigence, posée par l'arrêt Irwin Toy, que la mesure de réglementation attaquée ait pour objet ou pour effet de limiter l'activité expressive, il est évident que, par l'adoption du par. 13(1), le Parlement visait à imposer des restrictions à l'expression communiquée par téléphone, car ce paragraphe interdit directement les messages susceptibles d'exposer certaines personnes ou certains groupes à la haine ou au mépris.  Comme le gouvernement a adopté le par. 13(1) avec l'intention de limiter l'expression en exposant à la censure des transmissions particulières de messages, la seconde exigence de l'arrêt Irwin Toy est remplie, ce qui nous mène nécessairement à la conclusion qu'il y a eu violation de l'al. 2b).

 

    Malgré ma conclusion que le par. 13(1) porte atteinte à la liberté d'expression, je dois, avant de passer à l'analyse fondée sur l'article premier, traiter brièvement d'un argument, avancé par plusieurs intervenants, en faveur de l'exclusion totale de la propagande haineuse de la portée de l'al. 2b).  Selon cet argument, l'expression interdite par le paragraphe en cause s'oppose diamétralement aux valeurs soutenant la garantie de la liberté d'expression et ne mérite donc pas la protection de l'al. 2b).  Toutefois, il ressort clairement de mes propos dans l'affaire Keegstra que je ne peux retenir ce point de vue.  La méthode adoptée dans l'arrêt Irwin Toy dépend d'une interprétation large et libérale de la liberté garantie par l'al. 2b) et l'élément essentiel de cette méthode est le refus d'exclure une expression en raison de son contenu.  Comme le dit le juge Lamer dans le Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, qui exprimait sur ce point l'opinion de toute la Cour, "l'al. 2 b )  de la Charte  protège tout le contenu de l'expression sans égard à la signification ou au message que l'on tente de transmettre" (p. 1181).  Mis à part les cas où une réglementation gouvernementale ne touche la transmission d'une signification que par son effet (plutôt que par son objet), il vaut mieux entreprendre l'analyse plus subtile et plus approfondie de l'expression frappée d'une restriction dans le contexte de l'article premier.

 

    Certains intervenants font valoir cependant qu'en dépit de l'hésitation de notre Cour à se lancer dans un examen du contenu aux fins de définir la portée de l'al. 2b), l'arrêt Irwin Toy exclut de la garantie de la liberté d'expression la violence et les menaces de violence.  Puisque les communications interdites par le par. 13(1) s'apparentent, selon eux, à ces formes de communication exclues, nous devrions les situer à l'extérieur du champ de l'expression protégée.  Pour les raisons que j'expose dans l'arrêt Keegstra, toutefois, l'exception proposée dans l'arrêt Irwin Toy ne comprend que la violence physique et ne s'étend ni aux types analogues d'expression ni à de simples menaces de violence.  Or, comme les messages visés au par. 13(1) ne comportent pas le recours direct à la violence physique, je ne puis conclure qu'ils relèvent d'une exception quelconque établie dans l'arrêt Irwin Toy.

 

B.  Le paragraphe 13(1):  l'analyse fondée sur l'article premier de la Charte 

 

    Une fois décidé que le par. 13(1) viole l'al. 2b), il faut se demander si cette disposition peut se justifier en vertu de l'article premier de la Charte .  L'article premier pose comme exigence préliminaire qu'un droit ou une liberté garantis par la Charte  ne soient restreints que "par une règle de droit".  J'ai eu l'avantage de lire les motifs du juge McLachlin et je partage son avis que le par. 13(1) satisfait à cette exigence.

 

    Cette conclusion préliminaire concernant l'expression "par une règle de droit" ne répond pas à la question de savoir si le paragraphe attaqué est une restriction raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.  D'après l'arrêt Oakes, cette partie de l'analyse fondée sur l'article premier comporte deux volets.  Tout d'abord, il faut se demander si l'objectif visé par la mesure contestée revêt une importance suffisante pour justifier la restriction d'un droit ou d'une liberté garantis par la Charte .  Dans l'hypothèse d'une réponse affirmative à cette première question, vient ensuite le second volet de l'analyse, à savoir la question de la proportionnalité.  D'une manière générale, l'exigence de proportionnalité est remplie dès lors qu'une mesure contestée est bien conçue pour atteindre l'objectif visé et que son effet sur un droit ou une liberté consacrés n'est pas d'une sévérité inutile ou inacceptable.

 

    J'expose dans mes motifs de l'arrêt Keegstra le but et la méthodologie de l'analyse fondée sur l'article premier et les observations que j'y fais s'appliquent tout autant au présent pourvoi.  Il importe au premier chef de reconnaître que l'article premier garantit et limite à la fois les droits et libertés garantis par la Charte  en faisant appel aux principes qui sont fondamentaux dans une société libre et démocratique.  Cette analyse nous oblige à tenir compte du contexte d'une affaire donnée, car il est nécessaire d'examiner, à la lumière des faits de l'espèce, la nature et la portée de droits de la personne consacrés par la Constitution.

 

    En appliquant à la législation restreignant la propagande haineuse la méthode de l'arrêt Oakes, on ne peut faire d'étude valable des principes essentiels à une société libre et démocratique sans mentionner l'acceptation par la communauté internationale de la nécessité de protéger les groupes minoritaires contre l'intolérance et la peine psychologique causée par une telle expression.  Cette étude devrait en outre tenir pleinement compte d'autres dispositions de la Charte , notamment des art. 15 et 27 (portant sur les droits à l'égalité et sur le multiculturalisme).  En dernier lieu, la nature du lien entre l'expression en cause dans le pourvoi et les justifications sous‑jacentes à l'al. 2b) est pertinente pour décider si des mesures législatives données visant à éliminer la propagande haineuse constituent une limite raisonnable qui est justifiée dans une société libre et démocratique.

 

    Les considérations qui précèdent fournissent le cadre d'un examen selon l'article premier à la fois du par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne et, comme on le voit dans les affaires Keegstra et Andrews, du par. 319(2)  du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 .  Il est essentiel toutefois de reconnaître qu'en tant qu'outil expressément conçu pour empêcher la propagation des préjugés et pour favoriser la tolérance et l'égalité au sein de la collectivité, la Loi canadienne sur les droits de la personne diffère nettement du Code criminel .  La législation sur les droits de la personne, et en particulier le par. 13(1), n'a pas pour objet de faire exercer contre une personne fautive le plein pouvoir de l'État dans le but de lui infliger un châtiment.  Au contraire, les dispositions des lois sur les droits de la personne tendent plutôt, en règle générale, à éviter ce genre d'affrontement en permettent autant que possible un règlement par voie de conciliation et, lorsqu'il y a discrimination, en prévoyant des redressements destinés davantage à indemniser la victime.

 

    Après ces quelques observations préliminaires sur la nature de l'analyse fondée sur l'article premier, il est possible d'examiner plus attentivement les divers éléments de la méthode de l'arrêt Oakes en ce qu'ils se rapportent aux faits du présent pourvoi.  La tâche initiale consiste à définir et évaluer l'objet du par. 13(1), et c'est à cet aspect de l'enquête que je passe maintenant.

 

    a)  L'objectif

 

    Je crois que l'objectif législatif général visé par le par. 13(1) ressort directement de la loi dans laquelle il figure.  L'objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne est ainsi formulé à l'art. 2:

 

    2.  La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant:  tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

 

Tel est l'objet visé par le par. 13(1):  l'égalité des chances indépendamment de considérations fondées notamment sur la race ou la religion.  En qualifiant d'acte discriminatoire l'activité décrite au par. 13(1), le législateur fédéral a indiqué qu'il tient pour contraires à la promotion de l'égalité les communications téléphoniques répétées susceptibles d'exposer des particuliers ou des groupes à la haine ou au mépris du fait qu'ils sont identifiables sur la base de certaines caractéristiques.

 

    La crainte du Parlement que la diffusion de la propagande haineuse n'aille à l'encontre de l'objet général de la Loi canadienne sur les droits de la personne n'est pas sans fondement.  La gravité du préjudice occasionné par des messages haineux a été reconnue par le Comité spécial de la propagande haineuse au Canada (communément appelé le comité Cohen) en 1966.  Le comité Cohen a fait remarquer que les individus soumis à la haine raciale ou religieuse risquent d'en subir une profonde détresse psychologique, les conséquences préjudiciables pouvant comprendre la perte de l'estime de soi, des sentiments de colère et d'indignation et une forte incitation à renoncer aux caractéristiques culturelles qui les distinguent des autres.  Cette réaction extrêmement douloureuse nuit assurément à la capacité d'une personne de réaliser son propre "épanouissement", pour reprendre le terme employé à l'art. 2 de la Loi.  Le comité indique en outre que la propagande haineuse peut parvenir à convaincre les auditeurs, fût‑ce subtilement, de l'infériorité de certains groupes raciaux ou religieux.  Cela peut entraîner un accroissement des actes de discrimination, se manifestant notamment par le refus de respecter l'égalité des chances dans la fourniture de biens, de services et de locaux, et même par le recours à la violence.

 

    Depuis la publication du Rapport du Comité spécial de la propagande haineuse au Canada, un bon nombre d'autres groupes d'étude ont repris la conclusion du comité Cohen que la propagande haineuse représente une menace grave pour la société.  Les conclusions du comité Cohen sont en effet confirmées dans le Report Arising Out of the Activities of the Ku Klux Klan in British Columbia (1981), de John D. McAlpine, dans le rapport du Comité spécial sur la participation des minorités visibles à la société canadienne, L'égalité ça presse! (1984), le Report of the Special Committee on Racial and Religious Hatred de l'Association du Barreau canadien, également publié en 1984, ainsi que le document de travail 50 de la Commission de réforme du droit du Canada intitulé La propagande haineuse (1986).  On peut donc en conclure que les messages constituant de la propagande haineuse portent atteinte à la dignité et à l'estime de soi des membres du groupe cible et, d'une façon plus générale, contribuent à semer la discorde entre divers groupes raciaux, culturels et religieux, minant ainsi la tolérance et l'ouverture d'esprit qui doivent fleurir dans une société multiculturelle vouée à la réalisation de l'égalité.

 

    Puisqu'il s'agit d'une tentative de prévenir les préjudices découlant de la propagande haineuse, l'objet que vise le par. 13(1) est de toute évidence suffisamment urgent et réel pour justifier certaines restrictions à la liberté d'expression.  Il convient toutefois de souligner l'importance accrue attachée à cet objectif en raison de certains instruments internationaux concernant les droits de la personne, auxquels le Canada est partie, et en raison des art. 15  et 27  de la Charte .

 

    La position prise par la communauté internationale dans le domaine de la protection des droits de la personne est pertinente aux fins de l'examen d'un texte législatif en vertu de l'article premier et surtout aux fins de l'appréciation de l'importance d'un objectif gouvernemental (Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038).  Aussi bien l'article 4 de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, R.T. Can. 1970 no 28, que l'article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171 (1966), ainsi que la jurisprudence concernant la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221 (1950) (voir par exemple Glimmerveen c. Pays‑Bas, Comm. Eur. D. H., Requêtes nos 8348/78 et 8406/78, 11 octobre 1979, D.R. 18, p. 187), démontrent que l'engagement de la communauté internationale envers l'élimination de la discrimination va jusqu'à l'interdiction de la diffusion d'idées fondées sur la notion de supériorité raciale ou religieuse.

 

    De fait, en 1983, une plainte de violation de la liberté d'expression garantie par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, portée devant le Comité des droits de l'homme de l'Organisation des Nations Unies par M. Taylor et le Western Guard Party, a été rejetée au motif que "les opinions que M. T. cherche à diffuser par téléphone constituent nettement une incitation à la haine raciale ou religieuse, que le Canada est tenu d'interdire en vertu du paragraphe 2 de l'article 20 du Pacte": voir Taylor et Western Guard Party c. Canada, Communication no 104/1981), Rapport du Comité des droits de l'homme, 38 U.N. GAOR, Supp. no 40 (A/38/40) 246 (1983), al. 8b), décision publiée en partie à (1983), 5 C.H.R.R. D/2097.  Cette conclusion indique la position qui a été adoptée dans le domaine des droits internationaux de la personne et souligne donc l'importance capitale qu'il faut accorder au but de prévenir les préjudices causés par la propagande haineuse.

 

    Le fait que les valeurs de l'égalité et du multiculturalisme sont consacrées aux art. 15  et 27  de la Charte  met davantage en relief l'importance de l'objectif visé par le législateur fédéral quand il a adopté le par. 13(1).  Il se dégage de ces dispositions de la Charte  que, parmi les principes directeurs de l'analyse fondée sur l'article premier, figurent notamment le respect de la dignité et de l'égalité de l'individu et la reconnaissance que la conception qu'on se fait de soi‑même peut dépendre dans une large mesure de l'appartenance à un groupe culturel particulier.  Comme le préjudice découlant de la propagande haineuse va à l'encontre de ces principes fondamentaux inhérents à la Charte , l'importance de prendre des mesures en vue de limiter les effets pernicieux de cette propagande est évidente.

 

    b)  La proportionnalité

 

    Vu la conclusion que l'objectif du Parlement est d'une importance suffisante pour justifier une certaine restriction de la liberté d'expression, l'étape suivante dans l'analyse fondée sur l'article premier est de déterminer si le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est proportionné à cet objectif légitime.  D'après la méthode analytique proposée dans l'arrêt Oakes, une mesure contestée n'est considérée comme proportionnée que si l'État démontre:  (i) qu'il existe un lien entre la mesure et l'objectif de manière que cette mesure ne puisse être qualifiée d'arbitraire, d'injuste ou d'irrationnelle; (ii) que la mesure porte le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en cause garantis par la Charte ; et (iii) que les effets de la mesure ne sont pas sévères au point de représenter une restriction inacceptable du droit ou de la liberté.

 

    Avant d'entrer dans le c{oe}ur de l'examen de la proportionnalité du par. 13(1) à l'objectif visé par le législateur, un mot s'impose sur les valeurs sous‑tendant la garantie de la liberté d'expression et sur la nature de l'expression dont il est question dans le présent pourvoi.  Dans l'abstrait, il est incontestable que la liberté d'expression est particulièrement choyée dans une société libre et démocratique.  Cette garantie constitutionnelle est l'assise énoncée dans la Charte  qui sert à établir la vérité et un consensus dans tous les aspects de la vie humaine, mais peut‑être plus particulièrement dans l'arène politique.  De plus, c'est grâce à cette liberté que les particuliers peuvent s'orienter et réaliser leur épanouissement personnel et, ce faisant, favoriser le respect de la dignité et de l'autonomie individuelles qui sont cruciales, entre autres, pour le bon fonctionnement du processus démocratique.

 

    Comme l'indique clairement l'arrêt Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232, toutefois, et comme je le souligne dans l'arrêt Keegstra, en soupesant différents intérêts aux fins de l'article premier, on ne peut faire abstraction du contexte dans lequel est invoquée la liberté garantie par l'al. 2b).  Il ne suffit pas simplement de concilier les intérêts servis par un objectif gouvernemental avec des panégyriques abstraits de la libre expression. L'analyse contextuelle aux fins de l'article premier exige plutôt qu'on évalue, compte tenu des faits de l'espèce, dans quelle mesure une restriction à l'activité visée affaiblit ou compromet les principes sous‑jacents à la large garantie de la liberté d'expression.

 

    Dans l'affaire Keegstra, je fais une étude très approfondie de la mesure dans laquelle la protection de la propagande haineuse est justifiée par des arguments généraux en faveur de la liberté d'expression.  L'activité expressive visée au par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne n'est pas identique à celle qu'interdit le par. 319(2)  du Code criminel , pourtant les opinions exprimées dans l'affaire Keegstra s'appliquent pour l'essentiel au présent pourvoi.  J'estime en conséquence qu'il est possible d'adopter en l'espèce la conclusion tirée dans cette affaire, à la p. 000:

 

. . .  je suis d'avis que la propagande haineuse apporte peu aux aspirations des Canadiens ou du Canada, que ce soit dans la recherche de la vérité, dans la promotion de l'épanouissement personnel ou dans la protection et le développement d'une démocratie dynamique qui accepte et encourage la participation de tous.  Si je ne puis conclure que la propagande haineuse ne mérite qu'une protection minimale dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article premier, je peux néanmoins reconnaître le fait que les restrictions imposées à la propagande haineuse visent une catégorie particulière d'expression qui se situe assez loin de l'esprit même de l'al. 2b).  Je conclus donc qu'"il se pourrait que des restrictions imposées à des expressions de ce genre soient plus faciles à justifier que d'autres atteintes à l'al. 2b)" (Collège royal, précité, à la p. 247).

 

    J'espère que ce passage montre assez clairement l'importance de reconnaître qu'on ne doit pas systématiquement réduire la protection constitutionnelle des activités expressives préconisant des positions impopulaires ou discréditées:  la neutralité quant au contenu représente toujours une partie importante du principe de la liberté d'expression lorsqu'il s'agit de soupeser en vertu de l'article premier de la Charte , des intérêts concurrents.  Le fait que l'expression en cause dans le présent pourvoi est aux antipodes de la raison d'être de l'al. 2b), exige toutefois que l'analyse de la proportionnalité se fasse avec la reconnaissance que la suppression de la propagande haineuse n'impose pas d'importantes restrictions aux valeurs sous‑jacentes à la liberté d'expression.  Ayant ainsi énoncé la perspective dans laquelle j'aborde l'analyse à faire dans le présent pourvoi, il convient d'entreprendre un examen approfondi des différents éléments de l'analyse de la proportionnalité selon l'arrêt Oakes, en commençant par la question du lien rationnel.

 

    (i)  Le lien rationnel

 

    À mon avis, dès lors qu'on accepte que la propagande haineuse produit des effets qui portent atteinte aux principes directeurs énoncés à l'art. 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, il n'y a plus à douter que le par. 13(1) a un lien rationnel avec l'objectif de limiter les activités qui s'opposent à la promotion de l'égalité et de la tolérance dans notre société.  Ce paragraphe qualifie de discriminatoire la transmission de messages susceptibles d'exposer des particuliers à la haine ou au mépris parce que ces derniers sont identifiables sur la base de certaines caractéristiques, notamment la race et la religion.  Les articles 41 et 42 de la Loi autorisent le Tribunal des droits de la personne à rendre une ordonnance d'interdit contre un individu qui se livre à cette pratique discriminatoire.  Cette ordonnance peut être exécutée si la Commission en fait la demande à la Cour fédérale du Canada (art. 43).  En résumé, quand on y joint les dispositions réparatrices de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le par. 13(1) joue de manière à supprimer la propagande haineuse et à écarter ses conséquences préjudiciables et il a donc un lien rationnel avec la réalisation de l'objet visé par le législateur fédéral.

 

    Dans les pourvois Keegstra et Andrews, on a soutenu que, dans la pratique, le par. 319(2)  du Code criminel  était inefficace pour diminuer la propagande haineuse au Canada (ou même qu'il la favorisait) et que, par conséquent, il n'avait aucun lien rationnel avec l'objectif du Parlement.  Bien que cet argument ne soit pas invoqué expressément dans le présent pourvoi, il se dégage implicitement de l'allégation des appelants que, de même que l'Allemagne des années 20 et 30 n'a pu arrêter les atteintes aux droits de la personne au moyen de lois interdisant la propagande haineuse, de même le par. 13(1) n'entraînera aucune réduction de la propagande haineuse (et des maux qui en résultent) dans la société canadienne.

 

    Pour des motifs semblables à ceux que j'expose dans l'affaire Keegstra, je ne puis retenir le point de vue selon lequel la mesure législative attaquée n'aide pas à atteindre l'objet visé par le législateur, savoir la réduction de la propagande haineuse.  Le processus consistant à entendre une plainte portée en vertu du par. 13(1) et, si la plainte est fondée, à rendre une ordonnance d'interdit, rappelle aux Canadiens notre engagement fondamental envers l'égalité des chances et l'élimination de l'intolérance raciale et religieuse.  En outre, bien que le droit criminel ait une certaine importance dans la réinsertion sociale des contrevenants, la nature conciliatoire de la procédure dans le domaine des droits de la personne ainsi que l'absence de sanctions criminelles font que le par. 13(1) est particulièrement bien conçu pour encourager le diffuseur de propagande haineuse à s'amender.

 

    Finalement, comme je le dis dans l'arrêt Keegstra, si des lois pénales n'ont pu freiner un racisme virulent en Allemagne, cela tenait à des facteurs à la fois nombreux et complexes; il n'est pas surprenant que des restrictions imposées à la propagande haineuse n'aient pas suffi par elles‑mêmes à empêcher l'Holocauste.  Pour contester l'utilité de telles restrictions dans la création d'un environnement propice à la coexistence pacifique de différentes cultures, il ne suffit pas d'invoquer les horreurs monstrueuses du traitement des Juifs et d'autres minorités sous le régime nazi.  Dans la lutte contre la discrimination, les efforts du législateur pour supprimer la propagande haineuse ne sont qu'une des réactions possibles, et le fait que la communauté internationale considère de telles lois comme une arme importante pour combattre l'intolérance raciale et religieuse laisse fortement entendre que le par. 13(1) ne peut être considéré comme inefficace.

 

    Ordinairement, l'analyse qui précède aurait suffi pour conclure qu'un lien rationnel existe entre le par. 13(1) et un objectif gouvernemental valable.  L'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles (ci‑après "l'ACLC") prétend, cependant, que les mots "haine" et "mépris" employés au par. 13(1) sont en eux‑mêmes imprécis et qu'en l'absence de définition, le paragraphe n'indique pas d'une manière claire et précise la portée de l'acte discriminatoire visé.  Un reproche connexe fait par l'ACLC, touchant encore une fois le "lien rationnel", concerne le fait que le par. 13(1) n'exige pas l'intention.  On soutient en effet que des messages téléphoniques visant à réduire la discrimination pourraient en réalité relever de la proscription qu'établit ce paragraphe.  L'ACLC mentionne à titre d'exemple sa propre méthode pour déceler des pratiques discriminatoires répandues parmi les agences de placement, méthode comportant l'usage du téléphone pour se poser comme un employeur cherchant à engager des "Blancs seulement".  Il serait certainement irrationnel, suivant cet argument, d'interdire de telles activités lorsque les renseignements ainsi obtenus favorisent, plutôt que d'empêcher, la réalisation de l'objectif de l'égalité des chances.

 

    Il faut sans doute répondre aux arguments de l'ACLC, mais je crois qu'il convient de le faire à l'étape de l'examen de la proportionnalité qui porte sur l'atteinte minimale.  La question de l'existence ou de l'inexistence d'un lien rationnel entre une disposition législative donnée et un objectif légitime aux fins de l'article premier ne nécessite pas l'examen minutieux de chaque aspect de la mesure contestée.  Bien entendu, les différentes étapes de l'examen de la proportionnalité selon l'arrêt Oakes servent simplement de cadre analytique.  Il serait illogique de compartimenter ces étapes, car chacune exige l'examen de ce qu'on appelle globalement la "proportionnalité", et aucune ligne de démarcation très nette ne les sépare.  Néanmoins, pour autant que l'uniformité méthodologique favorise la clarté et la précision analytiques, l'examen de la proportionnalité est facilité par la méthode de l'arrêt Oakes.  Pour ce qui est de l'aspect "lien rationnel" de la proportionnalité, si la mesure contestée traduit une conception réfléchie et ne présente aucun caractère arbitraire ‑‑ les caractéristiques d'un lien rationnel ‑‑ le gouvernement franchit une sorte d'obstacle préliminaire et, pourvu que la disposition contestée puisse être considérée comme favorisant d'une manière générale la réalisation d'un objectif gouvernemental important, on ne peut la qualifier d'irrationnelle.

 

    Comme je l'ai dit précédemment, le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne permet d'atteindre les objets visés par le législateur fédéral et, en conséquence, manifeste un lien rationnel avec ces objets.  Cette conclusion ne vide toutefois pas la question de la proportionnalité, car une mesure législative peut contribuer de façon certaine à la réalisation d'un objet urgent et réel et pourtant apporter des restrictions plus grandes que nécessaires à un droit ou à une liberté garantis par la Charte .  C'est la raison pour laquelle la méthode de l'arrêt Oakes exige que le tribunal s'assure qu'une mesure contestée porte le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question et, à mon avis, c'est à ce stade‑ci de l'examen de la proportionnalité qu'il convient d'aborder les critiques formulées par l'ACLC à l'égard du par. 13(1).  Je passe donc à la question de l'atteinte minimale.

 

    (ii)  L'atteinte minimale

 

    Je crois qu'il est utile d'aborder la question de savoir si le par. 13(1) porte le moins possible atteinte à la liberté d'expression en examinant tour à tour les arguments avancés par les appelants et par l'ACLC à l'appui de l'invalidation de ce paragraphe.  Un des arguments les plus puissants est que les termes "haine" et "mépris" au par. 13(1) ont une portée trop large et qu'ils sont trop imprécis.  Plus précisément, on affirme que la vaste gamme d'acceptions qu'admettent les mots "haine" et "mépris" élargit la portée du paragraphe de sorte qu'il englobe l'expression qui ne cause pas le préjudice que le Parlement cherche à prévenir.  Les appelants font valoir en outre que le processus servant à déterminer si une communication donnée est susceptible d'exposer des personnes à la "haine" ou au "mépris" est nécessairement subjectif et donne ouverture à la possibilité que le Tribunal, en décidant du bien‑fondé d'une plainte, tombe dans l'erreur de réprouver l'expression pour la simple raison qu'il la juge offensante.

 

    Il convient de mentionner, aux fins de l'examen de la portée des mots "haine" et "mépris", que la nature même de la législation sur les droits de la personne milite contre une interprétation indûment stricte du par. 13(1).  Comme le dit le juge Lamer dans l'arrêt Insurance Corp. of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, à la p. 158, un code des droits de la personne ne doit pas être considéré "comme n'importe quelle autre loi d'application générale, il faut le reconnaître pour ce qu'il est, c'est‑à‑dire une loi fondamentale".  Je ne souhaite donc pas transgresser le principe bien établi selon lequel les droits énumérés dans un tel code devraient être pleinement reconnus et appliqués grâce à une interprétation juste, large et libérale.  En même temps, toutefois, l'interprétation d'un code des droits de la personne en fonction de l'objet qu'il vise ne saurait aller jusqu'à permettre que soit imposée à un droit où à une liberté garantis par la Charte  une restriction qui, par ailleurs, n'est pas justifiée aux termes de l'article premier.

 

    À mon avis, il n'y a aucune incompatibilité entre le fait de donner au par. 13(1) une interprétation qui le rend efficace et la protection de la liberté d'expression garantie par l'al. 2b), pourvu que l'interprétation des mots "haine" et "mépris" repose sur la pleine conscience que l'objectif du Parlement est de protéger l'égalité et la dignité de tous les individus par la réduction des manifestations de l'expression préjudiciable.  Telle est la perspective adoptée par le Tribunal des droits de la personne dans Nealy c. Johnston (1989), 10 C.H.R.R. D/6450, la décision la plus récente touchant le par. 13(1), où sont faites les observations suivantes à la p. D/6469:

 

Pour le terme "hatred", le tribunal [dans l'affaire Taylor] s'est servi de la définition du Oxford English Dictionary (éd. de 1971), dont voici le texte:

 

active dislike, detestation, enmity, ill‑will, malevolence, (aversion active, détestation, inimitié, malice, malveillance).

 

Le tribunal a trouvé également dans cette (sic) ouvrage la définition du terme "contempt":

 

the condition of being condemned or despised; dishonour or disgrace, (le fait d'être méprisé ou dédaigné; déshonneur, disgrâce).

 

    Comme la [Loi canadienne sur les droits de la personne] ne contient aucune définition des termes "hatred" ou "contempt", il faut s'appuyer sur leur sens ordinaire.  De toute évidence, ils peuvent être chargés émotivement, et la façon dont ils sont utilisés par rapport à des situations de fait particulières par différents individus ne sera pas toujours la même.  Néanmoins, il existe un tronc commun important aux deux que les définitions du dictionnaire reflètent.  Le terme "hatred" connote un ensemble d'émotions et de sentiments comportant une malice extrême envers une autre personne ou un autre groupe de personnes.  Quand on dit qu'on "hait" quelqu'un, c'est que l'on ne trouve aucune qualité qui rachète ses défauts.  Toutefois, il s'agit d'un terme qui ne fait pas appel nécessairement au processus mental de "regarder quelqu'un de haut".  Il est fort possible de "haïr" quelqu'un que l'on estime supérieur à soi en intelligence, en richesse ou en pouvoir.  Aucun des synonymes utilisés dans le dictionnaire pour le terme "hatred" ne donne d'indice sur les motifs de la malice.  Par contraste, "contempt" est un terme qui suggère le processus mental consistant à "regarder quelqu'un de haut" ou à le traiter comme inférieur.  La définition du dictionnaire invoquée dans l'affaire Taylor . . . rend bien cette idée, car on y trouve les mots "despised" (dédaigné), "dishonour" (déshonneur) ou "disgrace" (disgrâce).  Même si la personne peut être "haïe" (c'est‑à‑dire faire l'objet d'une aversion active) et traitée avec "mépris" (c'est‑à‑dire regardée de haut), les termes ne se chevauchent pas complètement, car la haine est, en certains cas, le résultat de l'envie de qualités supérieures, ce que le "mépris" ne peut être par  définition.  [Je souligne.]

 

    Tout en demeurant compatible avec la Charte , le point de vue adopté dans l'affaire Nealy reconnaît pleinement l'objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne et lui permet de produire son plein effet.  Le passage reproduit ci‑dessus dit de la "haine" qu'il s'agit d'une "malice extrême" et d'une émotion qui n'admet chez la personne visée "aucune qualité qui rachète ses défauts".  Le "mépris" paraît être considéré comme un sentiment tout aussi extrême, quoique le Tribunal estime que ce terme s'applique mieux à des circonstances où l'on regarde de haut la personne visée.  Suivant l'interprétation du Tribunal, le par. 13(1) vise donc des émotions exceptionnellement fortes et profondes de détestation se traduisant par des calomnies et la diffamation, et je ne crois pas que ce soit là une interprétation particulièrement large.  Dans la mesure où il se peut que ce paragraphe impose à la liberté d'expression une restriction un peu plus large que le par. 319(2)  du Code criminel , cependant, j'estime que la nature conciliatoire d'une loi sur les droits de la personne rend une telle restriction plus acceptable que s'il s'agissait d'une disposition pénale.

 

    En somme, les termes employés au par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne n'englobent que l'expression qui donne naissance au mal que l'on vise à éliminer et ils établissent une norme de conduite suffisamment précise pour empêcher le résultat inacceptable que serait la paralysie de l'activité expressive.  De plus, tant que le Tribunal des droits de la personne demeurera bien conscient de l'objet du par. 13(1) et tiendra compte de la nature à la fois virulente et extrême des sentiments évoqués par les termes "haine" et "mépris", il y a peu de danger qu'une opinion subjective quant au caractère offensant vienne se substituer à la véritable signification du paragraphe en cause.

 

    L'argument selon lequel la garantie énoncée à l'al. 2b) n'est pas adéquatement protégée par l'emploi des mots "haine" et "mépris" dans la Loi canadienne sur les droits de la personne est relié aussi à l'observation que, dans cette loi, aucune disposition d'interprétation ni aucune exemption destinées à assurer la protection de la liberté d'expression ne limite la portée du par. 13(1).  Cette observation résulte d'une comparaison de la Loi et de textes sur les droits de la personne en vigueur dans la plupart des autres ressorts canadiens, où la pratique est d'interdire les affiches, les enseignes, les symboles et les messages à caractère discriminatoire et à prévoir en même temps une exception portant, dans le cas de la Human Rights Act de la Nouvelle‑Écosse, S.N.S. 1969, ch. 11, art. 12, par exemple:  [TRADUCTION] "Le présent article n'entrave nullement la libre expression d'opinions, oralement ou par écrit, sur quelque sujet que ce soit."  Puisque les lois sur les droits de la personne comportent normalement une exception soulignant l'importance de la liberté d'expression, les appelants soutiennent énergiquement que l'absence d'une telle disposition dans la loi fédérale contribue à rendre sa portée excessivement large.

 

    Bien que ce ne soit pas mon intention de dénigrer les efforts du législateur en vue de renforcer la garantie de la liberté d'expression, plusieurs facteurs me portent à croire qu'on a tort d'attacher trop d'importance à la protection explicite d'activités expressives dans une loi en matière de droits de la personne.  En premier lieu, quoique ce point n'affaiblisse pas nécessairement l'argument des appelants, il convient de souligner que les lois en matière de droits de la personne du Canada, du Québec et du territoire du Yukon, ne contiennent pas de telle disposition protectrice et que, de toute façon, les exceptions mentionnées par les appelants figurent dans des dispositions qui diffèrent radicalement du par. 13(1).  En deuxième lieu, dès lors qu'on décide que la restriction de la propagande haineuse est motivée par un objectif suffisamment important pour justifier que certaines limites soient imposées à la liberté d'expression, il serait illogique d'exiger que le par. 13(1) exclue toute activité tombant dans la catégorie de l'"expression".

 

    Il est peut‑être plus juste de voir dans ces prétendues exceptions, dans un bon nombre de lois sur les droits de la personne, une façon d'indiquer aux tribunaux des droits de la personne qu'il faut soupeser l'objectif de l'élimination de la discrimination et la nécessité de protéger la liberté d'expression (voir par exemple, Rasheed v. Bramhill (1980), 2 C.H.R.R. D/249, à la p. D/252).  Quoi qu'il en soit, je ne crois pas me tromper en affirmant que, même en l'absence d'une telle exception, une interprétation du par. 13(1) qui lui fait porter le moins possible atteinte à la liberté d'expression s'impose.  En disant cela j'ai présent à l'esprit la jurisprudence antérieure à la Charte  traitant de la liberté d'expression, d'où il ressort nettement que les tribunaux peuvent adopter une interprétation destinée à empêcher les atteintes indues à la liberté d'expression (voir par exemple, Boucher v. The King, [1951] R.C.S. 265; R. v. Carrier (1951), 104 C.C.C. 75 (B.R. Qué.)).  Il est donc révélateur qu'aux fins de déterminer la portée du par. 13(1) dans l'affaire Taylor, le Tribunal a tenu compte aussi bien de la prédilection de la common law pour des interprétations servant à protéger la liberté d'expression que de la garantie de la liberté de parole prévue à l'al. 1d) de la Déclaration canadienne des droits.

 

    Bien que des mots comme "haine" et "mépris" au par. 13(1) se prêtent à une interprétation compatible à la fois avec l'intention du Parlement d'éliminer la propagande haineuse et avec l'idée d'une atteinte minimale à l'al. 2 b )  de la Charte , les appelants soutiennent qu'aucune interprétation, si favorable soit‑elle, ne peut remédier à la portée excessive résultant du fait que le paragraphe n'exige pas l'intention.  Le paragraphe 13(1) n'envisage que les effets probables et il semble être sans pertinence qu'un individu ait voulu exposer des personnes à la haine ou au mépris en raison de leur race ou de leur religion.  On allègue que ce peu d'importance attachée à l'intention porte gravement et inutilement atteinte à la liberté d'expression et, en fait, dans mes motifs de l'arrêt Keegstra, j'insiste particulièrement sur l'exigence stricte en matière d'intention en décidant que le par. 319(2)  du Code criminel  est sauvegardé par l'article premier de la Charte .  On revient donc à l'argument susmentionné de l'ACLC dans le cadre de l'examen du "lien rationnel".  En effet, cet argument est essentiellement que des personnes inconscientes des conséquences de leurs communications ou qui ont même l'intention de réduire les cas de discrimination pourraient être visées par le par. 13(1).

 

    L'intention d'établir une distinction n'est pas une condition préalable à la conclusion de discrimination en vertu des codes des droits de la personne (Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, aux pp. 549 et 550;  Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561, à la p. 586).  L'accent mis sur les effets, et non sur l'intention, s'explique facilement si l'on tient compte du fait que la discrimination systémique est beaucoup plus répandue dans notre société que la discrimination intentionnelle.  Inclure dans des dispositions relatives aux droits de la personne l'exigence subjective de l'intention, au lieu de permettre aux tribunaux de porter uniquement leur attention sur les effets, ferait donc échec à l'un des principaux objectifs des lois interdisant la discrimination.  En même temps, toutefois, on ne peut nier que ne pas tenir compte de l'intention pour déterminer si un acte discriminatoire a été commis au sens du par. 13(1) accroît le degré de restriction apporté à la liberté d'expression garantie par la Constitution.  Cela résulte de ce que l'on sait qu'un individu risquant la condamnation ou la censure, parce que ses propos peuvent avoir une conséquence non voulue, exercera probablement une plus grande prudence par auto‑censure.

 

    L'absence de l'exigence d'une intention dans la Loi canadienne sur les droits de la personne place la Cour devant un conflit opposant l'objectif d'éliminer les effets discriminatoires de certaines activités expressives et la nécessité de maintenir au minimum les restrictions à la liberté d'expression.  Il peut être préférable de traiter de ce conflit dans le cadre de l'examen du volet "effets" du critère de proportionnalité selon l'arrêt Oakes, car la question n'est pas tant de savoir si l'objectif du par. 13(1) peut être atteint avec des restrictions moindres, que de savoir si le sacrifice demandé pour réussir dans la lutte contre les effets discriminatoires est assez grave pour rendre inacceptable l'effet du par. 13(1) sur la liberté d'expression.  Néanmoins, si l'on écarte cette question de classification, j'estime que l'objectif important visé par le législateur par le par. 13(1) ne peut être atteint que si l'intention n'est pas prise en compte.  En conséquence, l'exigence de l'atteinte minimale, dans le cadre du critère de proportionnalité selon l'arrêt Oakes, est respectée.

 

    Je ne veux pas dire, par cette conclusion, que l'objectif d'éliminer la discrimination sous toutes ses formes peut justifier tout degré d'atteinte à la liberté d'expression, mais il ne faut pas oublier que le présent pourvoi concerne une atteinte à l'al. 2b) résultant d'une loi sur les droits de la personne.  La paralysie de la libre expression dans un tel contexte sera normalement moins grave que s'il s'agissait d'une loi pénale, car toute déclaration de culpabilité, au pénal, s'accompagne de stigmates et de peines importants, alors que l'opprobre attaché à une conclusion de discrimination est beaucoup moins grand et qu'en outre les mesures réparatrices visent plutôt la compensation et la protection de la victime.  Comme le dit l'arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, à la p. 1134, sous le régime d'une loi sur les droits de la personne:

 

C'est l'acte discriminatoire lui‑même que l'on veut prévenir.  La loi n'a pas pour objet de punir la faute, mais bien de prévenir la discrimination.

 

    Ce dernier point est important et mérite d'être souligné.  Rien n'indique que l'objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne soit d'attribuer une responsabilité morale ou de la punir.

 

    En somme, j'estime que l'absence d'un élément d'intention au par. 13(1) ne soulève aucun problème en matière d'atteinte minimale si l'on considère que l'objectif de cette disposition exige de mettre l'accent sur les effets discriminatoires.  De plus, et c'est peut‑être sauter un peu trop tôt au chapitre des "effets" du critère de proportionnalité, le but et le rôle des codes des droits de la personne sont de prévenir des effets discriminatoires plutôt que de punir et de stigmatiser les personnes qui pratiquent la discrimination.  En conséquence et dans ce contexte, l'absence d'intention au par. 13(1) n'a pas d'incidence si préjudiciable sur la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) que la présence de la disposition contestée devient intolérable dans une société libre et démocratique.

 

    Toutefois, les appelants répondent à cela qu'une conclusion de discrimination peut avoir des conséquences effectivement très graves pour un individu, comme le montre bien d'ailleurs la peine d'un an de prison prononcée par la Division de première instance de la Cour fédérale contre M. Taylor.  J'aurais quelque difficulté à défendre des dispositions en matière de droits de la personne contre une attaque fondée sur l'al. 2b) si elles exposaient le contrevenant à l'emprisonnement malgré l'absence d'intention de sa part, mais il ne faut pas oublier que M. Taylor a été condamné à cette peine de prison pour outrage au tribunal.  Quoiqu'une compréhension réaliste de l'application du par. 13(1) exige que l'on tienne compte de l'éventualité d'une ordonnance pour outrage au tribunal dans l'examen de la disposition en vertu de la Charte , j'estime important de comprendre pleinement les circonstances dans lesquelles l'ordonnance peut être prononcée.

 

    Aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, l'ordonnance pour outrage au tribunal doit être précédée par une ordonnance du Tribunal enjoignant de mettre fin à l'acte discriminatoire.  L'ordre ainsi émis par le Tribunal appelle nécessairement l'attention de l'intimé sur le fait que ses messages sont susceptibles d'avoir un effet préjudiciable.  L'incertitude ou l'erreur quant à l'effet probable des messages est donc dissipée et si l'intéressé continue à les diffuser c'est en sachant que certaines personnes ou certains groupes sont susceptibles d'être exposés à la haine ou au mépris en raison de la race ou de la religion.  À ce stade du processus, on ne peut soutenir qu'un individu est innocent ou négligent à l'égard des effets de son message, et le spectre de l'emprisonnement en l'absence d'intention délictueuse, disparaît.  De fait, le risque que l'emprisonnement sanctionne la diffusion non voulue de messages discriminatoires est réduit encore par l'exigence que l'ordonnance pour outrage au tribunal soit fondée sur la conclusion que l'intéressé a volontairement accompli un acte interdit par ordonnance judiciaire (Re Sheppard and Sheppard (1976), 67 D.L.R. (3d) 592 (C.A. Ont.), aux pp. 595 et 596).  En bref, l'emprisonnement ne peut être prononcé que lorsque l'intimé a intentionnellement transmis des messages tout en sachant qu'ils sont jugés susceptibles de causer le mal décrit au par. 13(1), et je ne peux donc être d'accord pour dire que la possibilité qu'une ordonnance pour outrage au tribunal soit prononcée contre un individu paralyse indûment la liberté d'expression.

 

    Bien que je juge acceptable du point de vue constitutionnel l'absence d'exigence en matière d'intention au par. 13(1), celui‑ci comporte une autre particularité qui, dit‑on, lui donne une portée trop large.  À la différence du par. 319(2)  du Code criminel , le par. 13(1) ne prévoit aucun moyen de défense à l'égard de l'acte discriminatoire visé et, surtout, il ne renferme pas d'exception pour les déclarations véridiques.  Si l'on tient pour acquis que la vérité en matière politique et dans tous les autres aspects de la vie est un élément essentiel de la garantie énoncée à l'al. 2b), la question qui se pose alors est de savoir si une restriction imposée à la liberté d'expression devient excessive lorsqu'elle a pour effet de réprimer des déclarations qui sont soit vraies soit perçues comme telles.

 

    Dans l'affaire Keegstra, je traite en détail de la propagande haineuse et du moyen de défense de véracité, quoique dans le contexte de l'infraction criminelle de la fomentation volontaire de la haine contre un groupe identifiable.  Or, il n'était pas strictement nécessaire dans l'arrêt Keegstra de décider si l'existence de ce moyen de défense est essentielle à la constitutionnalité de la disposition pénale attaquée; j'exprime néanmoins l'opinion suivante sur la question (à la p. 000):

 

    Vu ma définition de l'infraction prévue au par. 319(2), dans le contexte de l'objectif visé par la société et de la valeur de l'expression interdite, j'ai quelques doutes sur la question de savoir si la Charte  exige que des déclarations véridiques communiquées avec l'intention de fomenter la haine échappent à la condamnation criminelle.  La vérité peut servir aux fins les plus diverses, et j'ai de la difficulté à accepter qu'il existe des circonstances dans lesquelles des déclarations conformes aux faits puissent être utilisées à la seule fin de fomenter la haine contre un groupe racial ou religieux.  Il semble donc en découler qu'il n'y a aucune raison qu'un individu, qui utilise intentionnellement de telles déclarations à des fins préjudiciables, bénéficie en vertu de la Charte  d'une protection contre les sanctions criminelles.  [Souligné dans l'original.]

 

Pour les raisons exposées dans ce passage, je suis d'avis que la Charte  n'exige pas une exception pour les déclarations vraies dans le contexte du par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

    Je sais bien que mes observations dans l'arrêt Keegstra visent une disposition en vertu de laquelle une personne ne peut être déclarée coupable que si la preuve est faite de l'intention de promouvoir la haine et que dans l'affaire Keegstra l'existence de cette intention est spécialement soulignée.  Manifestement, le par. 13(1) n'exige pas l'intention d'exposer d'autres personnes à la haine ou au mépris en fonction de la race ou de la religion.  Comme je viens tout juste de l'expliquer cependant, le par. 13(1) s'applique dans le contexte d'une loi relative aux droits de la personne.  Par conséquent, l'importance d'isoler des effets (et donc de ne pas tenir compte de l'intention) justifie l'absence de l'exigence de mens rea.  Je rappelle que l'effet de cette disposition est moins conflictuel que s'il s'agissait d'une interdiction pénale, car le cadre législatif favorise un règlement par conciliation et n'autorise l'imposition d'une amende ou de l'emprisonnement que si la personne accomplit intentionnellement les actes prohibés par une ordonnance inscrite en Cour fédérale.  Je n'ai aucune hésitation à conclure que l'avis exprimé dans l'arrêt Keegstra s'applique également au présent pourvoi.

 

    Un dernier argument à l'appui de l'opinion que le par. 13(1) restreint plus que nécessaire la liberté d'expression vise la nature du moyen de communication visé par ce paragraphe.  On soutient qu'en interdisant l'utilisation du téléphone pour diffuser de la propagande haineuse, la disposition interdit l'expression dans des cas où le destinataire de la communication peut être d'accord avec le contenu du message reçu.  S'il n'est pas d'accord avec la teneur de la communication, il peut facilement y mettre fin en raccrochant.  Dans le même ordre d'idées, l'ACLC soutient que la Loi canadienne sur les droits de la personne ne devrait s'appliquer que si on utilise le téléphone pour harceler les personnes appelées.  Selon un autre argument connexe, le par. 13(1) a pour conséquence d'interdire des communications privées, ce qui est une intrusion grave et profonde dans la vie privée des personnes.  Enfin, on souligne que le téléphone offre un moyen peu coûteux d'atteindre un grand nombre de personnes et que des minorités et des groupes de défense des libertés publiques cherchant à diffuser des messages légitimes peuvent être gênés par le par. 13(1) et par conséquent être privés du meilleur moyen pour des organisations peu fortunées de diffuser des idées nouvelles et peut‑être valables.

 

    Je conviens qu'ordinairement les conversations téléphoniques sont censées être privées; il est certainement raisonnable d'espérer que des tiers n'intercepteront pas ces communications.  De plus, pour décider dans l'arrêt Keegstra que l'interdiction pénale de la propagande haineuse au par. 319(2)  du Code criminel  n'est pas trop large pour être constitutionnelle, je me suis fondé, dans une certaine mesure, sur le fait que les communications privées n'étaient pas touchées.  On ne devrait pas écarter inconsidérément le lien entre l'al. 2b) et le droit à la vie privée et je conviens que les justifications d'une restriction de la liberté d'expression sont moins faciles à établir quand l'activité d'expression n'est pas destinée au public, essentiellement parce que le mal qui peut découler de la dissémination d'un message est limité quand la communication est privée, mais aussi peut‑être parce que les libertés de conscience, de pensée et de croyance sont mises en cause de façon particulière dans un cadre privé.

 

    Dire simplement que les communications téléphoniques sont "privées" ne justifie cependant pas de conclure que le par. 13(1) est trop large.  Comme l'ACLC l'a noté, le téléphone permet à de nombreux organismes de communiquer des renseignements et des opinions à une partie importante du public, sous forme d'appels directs ou de messages enregistrés.  Bien que les conversations aient lieu avec une seule personne à la fois, l'effet global des campagnes d'appels téléphoniques est indéniablement public et il est raisonnable de supposer que ces campagnes influencent les opinions et les attitudes du public.  Ainsi, dans la décision récente Nealy, précitée, le témoignage d'expert de M. René‑Jean Ravault, qui a déposé devant le Tribunal dans cette affaire et dans l'affaire Taylor, comporte l'affirmation que le téléphone est parfaitement adapté à la transmission d'opinions fondées sur des préjugés.  Le Tribunal a dit à ce sujet (aux pp. D/6485‑86):

 

Cet argument nous mène au deuxième motif, plus précis dans le contexte, qui justifie la portée de la disposition, c'est‑à‑dire le médium par lequel les messages haineux sont communiqués.  Nous avons fait ressortir précédemment l'important témoignage de M. Ravault pour souligner les avantages que représente la communication téléphonique pour les racistes et ceux qui prônent la suprématie de la race blanche, qui veulent communiquer avec ceux qui, au sein de la collectivité, pour une raison ou pour une autre sont perturbés ou mécontents du fait des événements et des forces sur lesquels ils sentent n'avoir aucune maîtrise et qui veulent les influencer.  M. Ravault a également été en mesure d'établir comment les auteurs des messages haineux peuvent, par une manipulation et une juxtaposition subtile des messages, donner une apparence de crédibilité au contenu des messages.  La combinaison du moyen téléphonique et du message est, à notre avis, particulièrement insidieuse parce que, même s'il s'agit d'un moyen de communication public, ce moyen donne à l'auditeur l'impression d'un contact direct, personnel, presque privé avec le locuteur, qui ne fournit aucun moyen réaliste de contester les renseignements ou les opinions présentés et ne peut être soumis à aucun contre‑argument dans le contexte de ces communications particulières.

 

    Je souscris à l'avis du Tribunal au sujet des communications téléphoniques et de la propagande haineuse et je trouve ses commentaires utiles pour réfuter la prétention que la nature privée des conversations téléphoniques rend particulièrement difficile l'imposition, à l'activité d'expression au téléphone, de restrictions valides du point de vue constitutionnel.  Ceux qui transmettent de façon répétée des messages susceptibles d'exposer d'autres personnes à la haine ou au mépris pour des motifs de race ou de religion cherchent à faire adhérer des gens à leur point de vue.  Les éléments de preuve fournis par le comité Cohen dont il est largement question dans l'affaire Keegstra et les témoignages d'experts devant le Tribunal dans les affaires Taylor et Nealy indiquent que la propagande haineuse contribue de façon insidieuse à répandre un message d'intolérance et d'inégalité et que le téléphone se prête particulièrement bien à ce genre de communications.

 

    Le paragraphe 13(1) est rédigé de  façon à restreindre l'utilisation du téléphone aux fins que je viens de mentionner, parce que, dans le contexte de ce paragraphe, le mot "répétée" doit comporter la condition qu'il y ait une série de messages.  De plus, parce qu'il faut que le Tribunal soit convaincu que les messages sont susceptibles d'exposer des personnes à la haine ou au mépris, il se pourrait que même une série d'appels personnels (c'est‑à‑dire de communications avec des amis ou des connaissances) qui fomente la propagande haineuse ne soit pas une pratique discriminatoire au sens de cette disposition.  Je crois qu'il est fallacieux d'embrouiller la discussion au point de ne voir dans le téléphone qu'un outil de communications privées et d'en conclure à tort que le par. 13(1) interdit des messages qui contribuent peu à causer les maux qui résultent de la propagande haineuse.

 

    Comme l'examen qui précède l'indique, la liberté d'expression n'est pas inutilement limitée en vertu du par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.  Le libellé du paragraphe, et surtout l'expression "à la haine [ou] au mépris" sont assez précis et restrictifs pour limiter son effet aux activités d'expression qui sont contraires à l'objectif poursuivi par le législateur de favoriser l'égalité et la tolérance dans la société.  L'absence de disposition qui soulignerait l'importance de restreindre le moins possible la liberté d'expression ne donne pas au par. 13(1) une portée trop générale ou trop étendue, parce que son objectif et le souci traditionnel de la common law de protéger les activités d'expression permettent de l'interpréter d'une manière qui respecte cette importante liberté.

 

    S'il est vrai que l'absence de l'exigence d'intention en vertu du par. 13(1) peut lui donner une portée plus grande que la disposition de droit pénal dont la validité est confirmée dans l'arrêt Keegstra, cette distinction est rendue nécessaire par l'important objectif de la Loi canadienne sur les droits de la personne d'éliminer la discrimination systémique.  De plus, l'intention n'est certainement pas dénuée de pertinence quand on impose des peines d'emprisonnement à une personne par le biais d'une ordonnance pour outrage au tribunal, car la conscience de l'effet probable des messages est une condition à la délivrance d'une ordonnance par la Cour fédérale.  On peut en affirmer autant au sujet de l'absence de moyens de défense autorisés par la Loi, bien que, comme je l'ai déjà mentionné, il soit concevable que tout l'arsenal des moyens de défense ne soit pas constitutionnellement requis même dans le cas d'une disposition criminelle.  Enfin, en insistant sur la répétition des messages téléphoniques, le par. 13(1) vise la dissémination publique et de grande envergure de la propagande haineuse, soit le type même d'utilisation du  téléphone qui menace le plus la réalisation de l'objet admirable de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

 

    iii)  Les effets

 

    Il ressort de l'examen qui précède que je ne considère pas que l'effet du par. 13(1) sur la liberté d'expression soit si dommageable qu'il rende son existence intolérable dans une société libre et démocratique.  Le paragraphe vise un objet gouvernemental d'une grande importance et limite une expression qui n'a que des liens ténus avec le fondement de la garantie de la liberté d'expression.  De plus, puisqu'il s'applique dans le contexte des procédures et des dispositions réparatrices prévues par la Loi canadienne sur les droits de la personne, le par. 13(1) a peu d'effet sur l'imposition de sanctions morales, financières ou d'incarcération, son but premier étant de profiter directement à ceux qui sont susceptibles d'être exposés aux maux de la propagande haineuse.  Je suis donc d'avis que le par. 13(1) n'impose pas un degré de restriction trop sévère à la liberté d'expression et que la troisième condition du critère de proportionnalité de l'arrêt Oakes est respectée.

 

C.Le paragraphe 13(1) et la liberté d'expression:  Conclusion relativement à l'article premier de la Charte 

 

    Ayant constaté que les conséquences du par. 13(1) sont acceptables en raison de l'importance de l'objet recherché par le Parlement, je conclus que le gouvernement a démontré de façon satisfaisante la proportionnalité de la disposition.  En conséquence, le par. 13(1) est sauvegardé en vertu de l'article premier de la Charte  comme limite raisonnable dans une société libre et démocratique.  Il reste seulement à vérifier la validité constitutionnelle de l'ordonnance d'interdit prononcée par le Tribunal et à trancher la question non constitutionnelle de la crainte raisonnable de partialité.

 

VI.  L'ordonnance du Tribunal et la liberté d'expression

 

    Après avoir conclu que les appelants avaient participé à une activité discriminatoire définie au par. 13(1), le Tribunal a délivré une ordonnance d'interdit qui, je l'ai déjà souligné, était ainsi rédigée:

 

    Par conséquent, nous ordonnons donc que les défendeurs cessent leur pratique discriminatoire en utilisant le téléphone pour transmettre de façon répétée les messages enregistrés mentionnés dans les plaintes.

 

Les appelants soutiennent que, même si le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne viole pas l'al. 2 b )  de la Charte  d'une manière qui ne peut se justifier, l'ordonnance du Tribunal est inconstitutionnelle parce qu'elle enfreint la liberté d'expression.  Les arguments avancés par les appelants sur ce point correspondent en bonne partie à ceux qu'ils ont présentés au sujet du par. 13(1).  Le seul argument vraiment spécifique à l'ordonnance du Tribunal est celui que, puisqu'elle n'identifie pas la nature de l'objet de l'interdiction, elle est excessivement vague.

 

    Même dans l'hypothèse où la Charte  s'appliquerait à l'ordonnance du Tribunal, je suis d'avis de rejeter cet argument.  Toute la décision du Tribunal, y compris l'alinéa que je viens de citer, a été inscrit au livre des jugements et ordonnances de la Cour fédérale et il est raisonnable d'interpréter cet alinéa dans le cadre des longs motifs du Tribunal.  Ces motifs désignent très clairement ce qui constitue une pratique discriminatoire, c'est‑à‑dire les messages qui affirment qu'il existe une conspiration juive en vue de miner et détruire la société canadienne, conspiration qui serait responsable de la plupart des maux qui affligent actuellement notre pays et contre lesquels il faut se prémunir à tout prix.

 

    Selon l'expression utilisée par le juge Mahoney de la Cour d'appel fédérale "[l]es appelants n'ont pas pu douter de bonne foi que ce qui leur était interdit était les messages de nature à exposer les Juifs à la haine et au mépris" (p. 601).  Il est donc manifeste que l'ordonnance est valide du point de vue constitutionnel.

 

VII.  La crainte de partialité de la part du Tribunal

 

    Même si le par. 13(1) et l'ordonnance d'interdit sont valides du point de vue constitutionnel, et telle est ma conclusion, les appelants cherchent à se soustraire aux conséquences de l'ordonnance d'outrage de la Cour fédérale en soutenant que la décision du Tribunal est inopérante en raison d'une crainte raisonnable de partialité.  Cet argument s'appuie sur l'arrêt de la Cour d'appel fédérale MacBain v. Lederman, [1985] 1 C.F. 856, qui a statué que les par. 39(1) et (5) de la Loi canadienne sur les droits de la personne sont inopérants dans la mesure où ils permettent à la Commission de nommer le tribunal devant lequel la Commission agit comme poursuivant.  Dans l'arrêt MacBain, la cour s'est fondée sur l'al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits, qui garantit le droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour déclarer inopérante la disposition contestée de la Loi dans la mesure où elle s'appliquait à l'appelant MacBain.

 

    La Cour d'appel fédérale a rejeté l'argument des appelants.  Le juge Mahoney s'est fondé sur l'Affaire intéressant le Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Ltée, [1986] 1 C.F. 103 (C.A.), qui a statué que l'intimée est présumée avoir renoncé à la protection offerte par l'al. 2e) relativement à la crainte raisonnable de partialité à moins que cette partialité ne soit invoquée à la première véritable occasion possible.  En l'espèce, le sujet de la crainte de partialité n'a pas été soulevée avant l'audition en Cour d'appel fédérale au printemps de 1987, presque huit ans après la publication des motifs du Tribunal.  Puisque pendant plusieurs années, les appelants n'ont pas tenté d'invoquer la crainte raisonnable de partialité, le juge Mahoney a conclu que leur conduite comportait renonciation.

 

    Le fondement précis des motifs du juge Mahoney tient cependant à ce que les appelants n'ont pas cherché à contester directement la légalité de l'ordonnance du Tribunal, mais qu'ils ont plutôt considéré l'ordonnance comme nulle et l'ont contestée indirectement dans la procédure pour outrage.  Invoquant les motifs du juge O'Leary dans l'arrêt Canada Metal Co. v. Canadian Broadcasting Corp. (No. 2) (1974), 4 O.R. (2d) 585 (H.C.), à la p. 613, il dit (à la p. 601):

 

    La personne qui est liée par une ordonnance d'un tribunal doit se soumettre à cette ordonnance pendant que celle‑ci reste en vigueur, quelque imparfaite qu'elle puisse la considérer ou quelque imparfaite qu'elle puisse réellement être.  L'ordre public exige que ce soit l'application régulière de la loi qui fasse échec à une ordonnance, et non pas son inobservation.

 

Puisque les appelants ont négligé de contester l'ordonnance selon l'application régulière de la loi, le juge Mahoney conclut que la constatation de l'outrage ne peut être mise en question par l'allégation de crainte raisonnable de partialité.

 

    Je suis tout à fait d'accord avec le raisonnement du juge Mahoney, de la Cour d'appel fédérale, et je conclus que l'argument des appelants au sujet de la crainte raisonnable de partialité n'est pas fondé.  Je dois souligner, de plus, qu'aucune argumentation n'a été soumise au sujet de l'application de la Charte  et que je n'ai pas tenu compte des conséquences possibles de la Charte  sur ce point.

 

VIII.  Dispositif

 

    Ayant conclu que ni le par. 13(1), ni l'ordonnance d'interdit du Tribunal n'enfreignent l'al. 2 b )  de la Charte  d'une façon injustifiable, je répondrais ainsi aux questions constitutionnelles:

 

1.Le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976‑77, ch. 33, et modifications, est‑il compatible avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés ?

 

    Réponse:  Non.

 

2.Si le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976‑77, ch. 33, et modifications, est incompatible avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés , constitue‑t‑il une limite raisonnable de cette liberté au sens de l'article premier de la Charte ?

 

    Réponse:  Oui.

 

3.L'ordonnance du Tribunal des droits de la personne du 20 juillet 1979 et les ordonnances de la Division de première instance de la Cour fédérale des 24 janvier et 15 août 1984 peuvent‑elles être contestées aux termes de l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  et, dans l'affirmative, sont‑elles compatibles avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2b)?

 

Réponse:  Dans l'hypothèse où la Charte  s'applique, ces ordonnances enfreignent l'al. 2 b )  de la Charte .

 

4.Si l'ordonnance du Tribunal des droits de la personne du 20 juillet 1979 et les ordonnances de la Division de première instance de la Cour fédérale des 24 janvier et 15 août 1984 peuvent être contestées aux termes de l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  et sont incompatibles avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2b), constituent‑elles une limite raisonnable de cette liberté au sens de l'article premier de la Charte ?

 

Réponse:  Oui.

 

    Quant à la question non constitutionnelle de la crainte raisonnable de partialité, je souscris au raisonnement du juge Mahoney de la Cour d'appel fédérale et je conclus que l'ordonnance du Tribunal ne peut pas être contestée pour ce motif.

 

    Vu les conclusions qui précèdent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens en faveur de la Commission intimée.

 

    Version française des motifs des juges La Forest, Sopinka et McLachlin rendus par

 

    LE JUGE MCLACHLIN (dissidente en partie) ‑‑ Le présent pourvoi conteste la constitutionnalité du par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976‑77, ch. 33, qui interdit d'utiliser de façon répétée des communications téléphoniques lorsque ces communications sont susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris une personne ou des groupes.

 

    Le Tribunal des droits de la personne a décidé que les appelants avaient enfreint le paragraphe en question en 1979, soit avant l'adoption de la Charte canadienne des droits et libertés , et leur a ordonné de cesser les communications.  Conformément à la Loi, l'ordonnance du Tribunal a été déposée comme ordonnance de la Cour fédérale.  Les appelants, ayant continué à désobéir à l'ordonnance, ont été déclarés coupables d'outrage au tribunal.  Après l'entrée en vigueur de la Charte , les appelants ont été de nouveau traduits devant la justice et reconnus coupables encore une fois de désobéissance à l'ordonnance initiale.  C'est cette seconde condamnation pour outrage au tribunal qui est contestée en l'espèce.

 

    Les appelants soutiennent que le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne et l'ordonnance du Tribunal violent l'al. 2 b )  de la Charte  et sont donc invalides.  Ils demandent l'annulation de la condamnation pour outrage au tribunal au motif que l'ordonnance de la Cour fédérale, à laquelle ils ont désobéi, est sans fondement et invalide.

 

Les faits

 

    Entre 1977 et 1979, les appelants ont distribué des cartes qui invitaient à composer un numéro de téléphone à Toronto qui faisait entendre des messages enregistrés.  Ces messages, que l'on pourrait prétendre inoffensifs en partie, contenaient des déclarations dénigrant la race et la religion juives.  En 1979, des plaintes relatives à ces messages ont été portées devant la Commission canadienne des droits de la personne.  La Commission a établi un tribunal qui, au terme d'une enquête, a conclu que les messages constituaient un acte discriminatoire visé au par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne et a ordonné aux appelants de cesser cet acte.  Le Tribunal a écrit:

 

    Nous soutenons que M. Taylor et le Western Guard Party ont utilisé ou fait utiliser un téléphone de façon répétée, pour transmettre des messages, en totalité ou en partie, en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunications relevant de la compétence du Parlement.  Bien que certains de ces  messages fussent en soi quelque peu inoffensifs, la majorité des propos qu'ils ont transmis, sont susceptibles, croyons‑nous, d'exposer des personnes à la haine ou au mépris en raison du fait que la personne visée est identifiable quant à sa race ou sa religion.  Les messages mentionnent des individus en particulier, par leur nom [. . .]  et nous croyons que les observations faites à leur sujet sont susceptibles de les exposer à la haine ou au mépris, du seul fait qu'on les déclare Juifs.  De plus, nous estimons que les messages en question exposent à la haine ou au mépris non seulement les personnes juives identifiées mais tous les Juifs.  Par conséquent, nous jugeons que les plaintes sont justifiées.

 

    L'ordonnance d'interdit rendue par le Tribunal a été déposée à la Cour fédérale conformément aux par. 43(1) et (2) de la Loi.  La transmission des messages a cependant continué.  Le 21 février 1980, le juge Dubé a déclaré les appelants coupables de désobéissance à l'ordonnance:  (1980), 1 C.H.R.R. D/47.  Le parti s'est vu infliger une amende de 5 000 $ et Taylor, le chef du parti (qui avait fait les enregistrements), a été condamné à un an d'emprisonnement.  Le juge Dubé a sursis à l'exécution de la peine, à la condition que les appelants obéissent à l'ordonnance du Tribunal.

 

    Les appelants ont persisté dans leur désobéissance à l'ordonnance.  La Commission canadienne des droits de la personne a en conséquence demandé la levée du sursis.  Le 11 juin 1980, le juge Walsh a annulé le sursis de l'exécution de la sentence.  Une ordonnance d'incarcération a été rendue par la suite contre Taylor, bien que les appelants aient interjeté appel de l'ordonnance initiale (appel rejeté par la Cour d'appel fédérale le 27 février 1981).  Taylor a purgé sa peine d'emprisonnement.

 

    Le 12 mai 1983, alléguant que d'autres messages avaient été transmis entre le 22 juin 1982 et le 20 avril 1983 et que ces messages violaient eux aussi l'ordonnance initiale du Tribunal, la Commission canadienne des droits de la personne a saisi la Cour fédérale d'une nouvelle demande.  Elle a demandé en effet qu'une nouvelle ordonnance d'incarcération soit rendue contre Taylor et que le parti soit condamné à une nouvelle amende de 5 000 $.  Entre‑temps, soit le 17 avril 1982, la Charte  avait été adoptée.  Invoquant la Charte , les appelants ont fait valoir que le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne enfreignait l'al. 2b) et que l'ordonnance était inopérante.  Le juge en chef adjoint Jerome a rejeté cet argument.  L'appel interjeté devant la Cour d'appel fédérale a échoué.  L'autorisation de se pourvoir devant notre Cour a été accordée le 3 décembre 1987, [1987] 2 R.C.S. x.

 

Les textes législatifs pertinents

 

    La Loi canadienne sur les droits de la personne:

 

    2.  La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant:  tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

 

    13. (1)  Constitue un acte discriminatoire le fait pour une personne ou un groupe de personnes agissant d'un commun accord d'utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d'une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d'exposer à la haine, au mépris ou au ridicule des personnes appartenant à un groupe identifiable pour un motif de distinction illicite.

 

    L'article 13 fait partie d'un régime législatif global qui vise à prévenir les communications téléphoniques discriminatoires répétées.  Toute personne ou tout groupe qui croit qu'une personne commet des actes discriminatoires interdits par le par. 13(1) peut porter plainte en vertu de l'art. 32.  Par ailleurs, la Commission elle‑même peut prendre l'initiative d'une plainte.  Une fois la plainte déposée, la Commission peut nommer un enquêteur pour faire enquête sur la plainte.  À n'importe quel stade après le dépôt d'une plainte, la Commission peut constituer un tribunal des droits de la personne chargé de faire un examen plus poussé de la plainte.  Si le tribunal juge la plainte fondée, il peut rendre une ordonnance d'interdit.  Une ordonnance du tribunal peut être inscrite comme ordonnance de la Cour fédérale.

 

    Il faut noter que ce régime, à la différence des dispositions du Code criminel  en cause dans les affaires R. c. Andrews, [1990] 3 R.C.S. 000, et R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 000 (arrêts rendus simultanément), n'inflige pas de peine, pour l'expression sans mise en garde préalable.  Une personne devient passible d'une peine pour avoir enfreint cet article si elle persiste dans la conduite qu'on lui reproche après que le tribunal a déclaré qu'une conduite antérieure constituait une violation de l'art. 13 et après l'enregistrement de l'ordonnance.

 

    La validité des régimes établis par la Loi canadienne sur les droits de la personne est à déterminer à la lumière des dispositions suivantes de la Charte :

 

    1.  La Charte canadienne des droits et libertés  garantit les droits et libertés qui y sont énoncés.  Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

 

    2.  Chacun a les libertés fondamentales suivantes:

 

                                                                        . . .

 

b)  liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

 

    15. (1)  La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

 

    24. (1)  Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

 

    27.  Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens.

 

Les jugements des juridictions inférieures

 

Cour fédérale, Division de première instance

 

    Le juge en chef adjoint Jerome a décidé que les appelants avaient désobéi à l'ordonnance de la Cour fédérale déposée en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne: C.F. 1er inst., no I-4022-79, le 20 décembre 1984.  Il a exprimé l'avis que le par. 13(1), l'art. 32 et les par. 35(1) et (2), 39(1), 40(1), 41(1) et (2) et 43(1) et (2) de la Loi constituaient une restriction raisonnable du droit à la liberté d'expression garantie aux appelants par la Charte .  Pour arriver à cette conclusion, il a appliqué le critère qui consiste à déterminer "si le droit sacrifié est proportionnel au mal auquel on veut remédier et qu'on veut éliminer du mode de vie canadien" (p. 5).  Il ajoute (à la p. 9):

 

    Il convient que le législateur établisse comme principe que les communications qui ont pour but l'incitation à la haine raciale sont inacceptables dans la société canadienne.  C'est là le mal que les articles en cause de la Loi canadienne sur les droits de la personne cherchent à combattre et, pour les motifs que j'ai exposés, je ne suis nullement convaincu que la restriction apportée à la liberté de parole qui en résulte est hors de proportion avec cet objet.  Il n'y a donc aucun fondement qui autorise à constater que ces dispositions législatives excèdent "des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique".

 

Cour d'appel fédérale, [1987] 3 C.F. 593

 

    La Cour d'appel fédérale a jugé que c'était avec justification que le juge de première instance avait conclu que les appelants avaient commis un outrage au tribunal en désobéissant à une ordonnance du Tribunal encore en vigueur.  De l'avis de la cour, peu importe les vices dont l'ordonnance ait pu être entachée, les appelants étaient tenus d'y obéir tant qu'elle avait force exécutoire.  Comme le dit le juge Mahoney:  "L'ordre public exige que ce soit l'application régulière de la loi qui fasse échec à une ordonnance, et non pas son inobservation" (p. 601).  Même si l'ordonnance était invalide, cela ne justifierait pas le refus d'y obtempérer.

 

    Le juge Mahoney a rejeté l'argument des appelants selon lequel l'ordonnance du Tribunal était trop vague et obscure pour qu'ils puissent être reconnus coupables d'y avoir désobéi, soulignant à ce propos que le critère de l'imprécision consiste à se demander "si l'intention recherchée est vérifiable ou compréhensible pour une personne d'une intelligence moyenne qui lit le texte de bonne foi" (p. 601).  À son avis, les appelants "n'ont pas pu douter de bonne foi que ce qui leur était interdit était les messages de nature à exposer les Juifs à la haine et au mépris" (p. 601).

 

    La Cour d'appel fédérale n'était pas convaincue non plus qu'il était impossible de conclure que les appelants avaient désobéi à l'ordonnance parce que les messages en cause étaient véridiques.  Sur ce point, le juge Mahoney dit (à la p. 604):

 

Aucune personne raisonnable, qui considérerait les messages dans leur ensemble, ne pourrait conclure qu'ils visaient seulement à faire connaître la vérité; il visaient manifestement à divulguer ce que l'ordonnance prohibait:  un message susceptible d'exposer les Juifs à la haine ou au mépris.

 

    Quant à la question constitutionnelle, la Cour d'appel a été d'avis que le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne viole la garantie de liberté d'expression et doit, pour ne pas être frappé d'invalidité, être justifié en vertu de l'article premier de la Charte  comme limite raisonnable imposée à la liberté d'expression des appelants.  Ayant examiné les critères établis par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, pour déterminer le caractère raisonnable d'une telle limite, le juge Mahoney souligne que cette détermination doit se faire dans le contexte de la liberté d'expression de l'ensemble des personnes se trouvant au Canada plutôt que par référence aux circonstances particulières des appelants.  Il ajoute qu'il n'est pas nécessaire que la cour, aux fins de cette détermination, dispose d'éléments de preuve, car on peut lui supposer une connaissance générale de l'histoire et des valeurs de la société canadienne.  En dernière analyse, il a décidé que la restriction attaquée "vise précisément les pratiques particulières de ceux qui abusent de leur liberté en utilisant le téléphone pour transmettre de façon répétée des messages haineux" (p. 611).  L'article premier, conclut‑il, vient sauvegarder la disposition législative en cause étant donné que "l'intérêt d'une société libre et démocratique d'éviter la transmission répétée par téléphone de messages haineux fondés sur la race ou la religion l'emporte manifestement sur l'intérêt qu'elle a de tolérer l'exercice, par ce moyen, de la liberté d'expression des personnes ayant des dispositions de ce genre" (p. 612).

 

Les questions en litige

 

    La présente espèce met en cause la constitutionnalité, au regard de la Charte , du par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne et de l'ordonnance de la Cour fédérale.  Se posent en outre les questions de savoir si l'ordonnance du Tribunal des droits de la personne est invalide pour cause de partialité et si, dans un cas où un tribunal rend une ordonnance fondée sur une disposition législative invalide, cette ordonnance peut tout de même donner lieu à des procédures pour outrage au tribunal.

 

    Les questions constitutionnelles suivantes ont été formulées par le juge en chef Dickson:

 

1.Le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976‑77, ch. 33, et modifications, est‑il compatible avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés ?

 

2.Si le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976‑77, ch. 33, et modifications, est incompatible avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés , constitue‑t‑il une limite raisonnable de cette liberté au sens de l'article premier de la Charte ?

 

3.L'ordonnance du Tribunal des droits de la personne du 20 juillet 1979 et les ordonnances de la Division de première instance de la Cour fédérale des 24 janvier et 15 août 1984 peuvent‑elles être contestées aux termes de l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  et, dans l'affirmative, sont‑elles compatibles avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2b)?

 

4.Si l'ordonnance du Tribunal des droits de la personne du 20 juillet 1979 et les ordonnances de la Division de première instance de la Cour fédérale des 24 janvier et 15 août 1984 peuvent être contestées aux termes de l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  et sont incompatibles avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2b), constituent‑elles une limite raisonnable de cette liberté au sens de l'article premier de la Charte ?

 

Les appelants soulèvent en outre la question suivante:

 

    [TRADUCTION]

 

5.Pouvait‑il y avoir une crainte raisonnable de partialité à l'égard du Tribunal des droits de la personne, constitué par la Commission canadienne des droits de la personne, du fait qu'il a entendu une plainte portée par cette même Commission, et un accusé non représenté par un avocat renonçait‑il à invoquer ce moyen antérieurement à l'arrêt MacBain?

 

Analyse

 

I.  Contexte

 

    Dans mes motifs de l'arrêt Keegstra, précité, j'examine la base historique et philosophique de la liberté d'expression au Canada, ainsi que la façon dont la propagande haineuse est traitée ici et dans d'autres ressorts.

 

    Du point de vue historique, il est évident que la liberté d'expression, du moins dans le contexte politique, a été reconnue comme un droit fondamental ayant un statut quasi constitutionnel même avant l'adoption de la Charte .  La Charte a confirmé le droit à la liberté d'expression et lui a donné de l'expansion, car elle a élargi sa portée en faisant bénéficier de la garantie une large gamme d'expression, et elle a consacré son caractère fondamental en l'enchâssant dans la Constitution à titre de droit constitutionnel de vaste portée.

 

    Du point de vue philosophique, il existe trois justifications générales possibles de la liberté d'expression.  Les deux premières revêtent un caractère "instrumental" en ce qu'elles conçoivent la liberté d'expression d'abord comme une façon de favoriser le "marché des idées" qui est essentiel à une société dynamique et, ensuite, comme indispensable au bon fonctionnement du gouvernement démocratique.  La troisième justification est celle de l'épanouissement personnel.  La liberté d'expression est perçue comme une fin en soi, une part utile de la liberté à laquelle chaque membre de notre société a droit.  Notre Cour a confirmé chacune de ces trois justifications comme soutenant la garantie de liberté d'expression à l'al. 2 b )  de la Charte .

 

    La position adoptée dans d'autres ressorts à l'égard de la propagande haineuse varie.  Aux États‑Unis, où la liberté d'expression est considérée comme étant peut‑être la plus fondamentale des libertés, les textes législatifs imposant des restrictions à la fomentation de la haine et la discrimination sont tenus pour incompatibles avec la liberté d'expression et, pour être valides, doivent satisfaire à des critères sévères, tels que l'existence d'un lien entre la loi en question et un danger clair et présent pour la société.  Dans le droit international des droits de la personne, la liberté d'expression est limitée au départ du fait qu'elle doit céder le pas à des mesures raisonnables interdisant la fomentation de la haine et la discrimination à l'endroit de groupes.  Cette position ne fait naître aucun conflit entre la liberté d'expression et la loi restrictive; la liberté d'expression peut être facilement limitée de manière à admettre des lois visant à prévenir la fomentation de la haine et de la discrimination.  La Charte  canadienne  semble commander une analyse qui se rapproche davantage du modèle américain que du modèle international en ce qu'elle confère un droit large et  presque illimité qui, en cas de conflit, doit en vertu de l'article premier être opposé à des valeurs qui lui font contrepoids afin de déterminer si l'État a établi que la restriction imposée au droit par la loi interdisant la fomentation de la haine est raisonnable et justifiable dans le cadre d'une société libre et démocratique.

 

II.  La portée de l'al. 2b)  de la Charte 

 

    La question posée est de savoir si le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne vient limiter la liberté d'expression garantie par l'al. 2 b )  de la Charte .

 

    Dans l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, notre Cour à la majorité a adopté une analyse en deux étapes.  On doit commencer par déterminer si l'activité en question relève ou non de la sphère d'activité protégée par la garantie.  Si l'activité est comprise dans la sphère protégée de la conduite expressive, il faut alors décider si l'action du gouvernement a pour objet ou pour effet de restreindre la liberté d'expression.

 

    La majorité dans l'affaire Irwin Toy a fait une distinction entre le contenu et la forme de la conduite expressive qu'on prétend visée par l'al. 2b).  La garantie de liberté d'expression protège la totalité du contenu de l'expression, mais peut ne pas protéger certaines formes d'expression, par exemple la violence et les menaces de violence.

 

    Le paragraphe 13(1) doit être considéré comme limitant le contenu de l'expression.  Bien que la forme d'expression soit précisée (c.‑à‑d. que seules sont visées les communications téléphoniques), la Loi n'interdit pas les communications téléphoniques.  Elle ne fait en réalité que réglementer leur contenu.  Il est donc évident que la première étape prévue dans l'arrêt Irwin Toy est franchie.

 

    La seconde question est de savoir si l'action du gouvernement a pour objet ou pour effet de restreindre la liberté d'expression.  Si le but est de limiter les tentatives de transmettre un message, une restriction imposée à l'al. 2b) par une règle de droit est établie et il faut procéder à une analyse en vertu de l'article premier afin de déterminer si cette règle de droit est incompatible avec la Constitution.  D'une manière générale, "si le gouvernement a voulu contrôler la transmission d'un message soit en restreignant directement le contenu de l'expression soit en restreignant une forme d'expression liée au contenu, son objet porte atteinte à la garantie": Irwin Toy, précité, à la p. 976.  Si ce n'était pas là le but du gouvernement, la Cour doit passer à l'analyse des effets de l'action du gouvernement.

 

    Il est évident que le Parlement a adopté le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne avec l'intention de contrôler la tentative de transmettre un message en restreignant le contenu de l'expression.  Je conclus donc que la seconde exigence du critère de l'arrêt Irwin Toy est remplie et que le par. 13(1) viole l'al. 2b).  Il reste à décider si le par. 13(1) est une disposition dont la justification peut se démontrer au sens de l'article premier de la Charte .

 

III.  L'article premier de la Charte 

 

    Le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne porte atteinte à la garantie de liberté d'expression énoncée à l'al. 2 b )  de la Charte .  La question qui se pose ensuite est donc de savoir si l'État a démontré que, en dépit de cette violation, la disposition en cause est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.  Les points fondamentaux soulevés par cette question sont identiques à ceux abordés dans les affaires Keegstra et Andrews.  Il s'agit d'un conflit entre la liberté d'expression, d'une part, et la prévention de la discrimination et de la propagation de la haine à l'égard de groupes particuliers, d'autre part.  Il y a toutefois des différences importantes entre ces causes.  La différence principale est le moyen par lequel la fomentation de la haine doit être freinée.  Dans les affaires Keegstra et Andrews, la méthode en cause était la criminalisation des tentatives volontaires de fomenter la haine contre des groupes.  En l'espèce, la méthode est une interdiction édictée dans une loi relative aux droits de la personne assortie des modalités d'application prévues dans la loi.

 

    Avant d'examiner le caractère justifiable de la limitation imposée à la liberté d'expression par le par. 13(1) de la Loi, il faut d'abord se prononcer sur un argument préliminaire, invoqué en l'espèce seulement, selon lequel le par. 13(1) est tellement large et imprécis qu'il ne constitue pas une restriction prescrite "par une règle de droit" et ne peut en conséquence être sauvegardé par l'article premier de la Charte .

 

1.  Restriction prescrite par une règle de droit

 

    Pour que l'article premier puisse s'appliquer, il faut au préalable que la loi ou l'article en question soit jugé constituer une limite prescrite "par une règle de droit".

 

    Les appelants font valoir que le par. 13(1) est vicié par une imprécision qui met le citoyen respectueux des lois dans l'impossibilité de déterminer quand au juste ses opinions peuvent commencer à exposer une personne ou un groupe à la haine, d'une manière interdite.  Le sens des termes "haine" et "mépris" est vague et incertain, soutient‑on.  De plus, l'expression "susceptible d'exposer" n'exige pas qu'il y ait un effet réel ou actuel et ne peut être définie avec exactitude.  On répond à cela que le par. 13(1) n'est pas plus imprécis que bien d'autres dispositions et que, de toute façon, il est assez précis pour constituer une limite prescrite par une règle de droit au sens de l'article premier de la Charte .

 

    Dans l'arrêt Irwin Toy, notre Cour a traité de la question de savoir si des règlements régissant la publicité commerciale destinée aux enfants étaient assez précis pour constituer des prescriptions légales.  L'intimée soutenait que le critère énoncé dans la loi en cause dans l'affaire Irwin Toy était imprécis en ce qu'il investissait le juge d'un pouvoir discrétionnaire démesurément large pour déterminer si une publicité commerciale s'adressait aux enfants.  La majorité, le juge en chef Dickson, avec l'appui des juges Lamer et Wilson, a rejeté cet argument, à la p. 983:

 

    En droit, la précision absolue est rare, voire inexistante.  La question est de savoir si le législateur a formulé une norme intelligible sur laquelle le pouvoir judiciaire doit se fonder pour exécuter ses fonctions.  L'interprétation de la manière d'appliquer une norme dans des cas particuliers comporte toujours un élément discrétionnaire parce que la norme ne peut jamais préciser tous les cas d'application.  Par contre, s'il n'existe aucune norme intelligible et si le législateur a conféré le pouvoir discrétionnaire absolu de faire ce qui semble être le mieux dans une grande variété de cas, il n'y a pas de restriction prescrite "par une règle de droit".

 

    À mon avis, le par. 13(1) satisfait au critère énoncé dans l'arrêt Irwin Toy.  En reprenant le langage de la common law en matière de diffamation, le Parlement a établi une norme intelligible pouvant être appliquée par le Tribunal.  Je conclus que les limites imposées à l'expression par le par. 13(1) sont d'une précision suffisante pour constituer une restriction prescrite "par une règle de droit".

 

    Cela ne veut pas dire que la prétendue imprécision de la norme fixée par cette disposition n'a aucune pertinence relativement à l'analyse requise par l'article premier.  Pour les raisons exposées plus loin, je suis d'avis que la difficulté qu'il y a à prêter un sens invariable et universel aux termes employés est un facteur à prendre en considération pour déterminer s'il s'agit d'une règle de droit "dont la justification [peut] se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique".  J'hésiterais toutefois à contourner complètement l'analyse en vertu de l'article premier en concluant que les mots employés sont à ce point vagues qu'ils ne constituent pas une restriction prescrite "par une règle de droit", à moins de pouvoir vraiment dire de la disposition qu'elle n'énonce pas de norme intelligible.  Tel n'est pas le cas en l'espèce.

 

    D'où la nécessité de déterminer si les restrictions qu'impose le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne représentent des limites qui sont "raisonnables" dans une "société libre et démocratique".

 

2.  Limites "raisonnables" dans une "société libre et démocratique"

 

    Les critères servant à déterminer si une atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la Constitution est raisonnable et justifiée dans le cadre d'une société libre et démocratique ont été établis dans l'arrêt R. c. Oakes, précité, et, depuis lors, ce sont ces critères qu'on applique.  Deux exigences doivent être remplies.  En premier lieu, l'objectif que la restriction vise à atteindre doit présenter une importance suffisante pour justifier la dérogation à un droit protégé par la Constitution.  En deuxième lieu, si l'existence d'un tel objectif est établi, la partie qui invoque l'article premier doit démontrer que les moyens choisis pour atteindre l'objectif sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.  Pour pouvoir conclure que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer, la Cour doit être convaincue de trois choses:

 

1.  Les mesures conçues pour réaliser l'objectif législatif (en l'occurrence le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne) doivent avoir un lien rationnel avec cet objectif;

 

2.  Les moyens employés doivent porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question;

 

3.  Il doit y avoir proportionnalité entre l'effet des mesures qui limitent le droit ou la liberté garantis par la Charte  et l'objectif législatif visé par la limitation de ces droits.  Cela implique qu'on soupèse l'atteinte portée à des droits garantis par la Charte  et l'objectif de la limitation de ces droits.

 

a)  L'objet du par. 13(1) de la Loi

 

    Dans l'arrêt Oakes, le juge en chef Dickson dit que la première question à se poser dans une analyse en vertu de l'article premier de la Charte  est de savoir si l'objet visé par la mesure constituant une violation revêt une importance suffisante pour justifier qu'il l'emporte sur une garantie constitutionnelle fondamentale.  La norme doit être élevée afin de s'assurer que des objets peu importants ne bénéficient pas de la protection de l'article premier ‑‑ de fait, l'objet que la loi attaquée vise à atteindre doit présenter un caractère urgent et réel.

 

    L'objectif législatif de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui est énoncé à son art. 2, est de donner effet au principe suivant:

 

. . . tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

 

    Le paragraphe 13(1) vise particulièrement les communications téléphoniques susceptibles d'encourager d'autres actes discriminatoires proscrits par la Loi.  Comme le fait valoir la Commission canadienne des droits de la personne, intimée, le par. 13(1) a en outre un objet spécial, celui d'empêcher qu'un moyen de communication soumis à une réglementation fédérale ne soit utilisé pour la fomentation de la haine ou du mépris à l'endroit de groupes protégés par la Loi.  L'objet large du par. 13(1) peut être ainsi résumé:  décourager la discrimination envers des groupes qui ont traditionnellement fait l'objet de discrimination lorsque cette discrimination est destinée à provoquer la perte de l'égalité des chances, la perte de respect et, dans des cas extrêmes, la violence contre des personnes membres de ces groupes.  D'un point de vue plus positif, le par. 13(1) peut être considéré comme visant à valoriser et à protéger l'identité culturelle des groupes et, par le fait même, à favoriser le maintien du patrimoine multiculturel du Canada qui est expressément reconnu par la Charte .  Il peut être vu également comme une déclaration quant au genre de société dans lequel nous voulons vivre.  Le paragraphe 13(1) cherche à atteindre ces objets larges dans le contexte de services téléphoniques réglementés par le fédéral.  Pris globalement, les objets du par. 13(1) peuvent se résumer par la formule que j'emploie dans l'affaire Keegstra:  la promotion de l'harmonie sociale et de la dignité individuelle.

 

    Pour les raisons que j'expose dans l'affaire Keegstra, je suis convaincue que le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne traite de questions urgentes et réelles.  Ses objectifs revêtent une importance suffisante pour que, à condition que les moyens employés pour les atteindre soient proportionnels, ils puissent prévaloir sur le droit à la liberté d'expression garanti par l'al. 2 b )  de la Charte .  La véritable question à trancher est de savoir si le par. 13(1) satisfait au critère de proportionnalité.

 

b)  La proportionnalité

 

(i)  Généralités

 

    Comme dans les affaires Keegstra et Andrews, la véritable question en litige en l'espèce est de savoir si les moyens choisis pour réaliser l'objet de mettre un frein à la discrimination sont raisonnables et proportionnés à la restriction de la liberté d'expression.  À ce stade de l'analyse, le conflit entre la liberté à laquelle il est porté atteinte ‑‑ la liberté d'expression ‑‑ et les valeurs opposées représentées par le texte législatif ‑‑ le par. 13(1) de la Loi ‑‑ doit être placé dans le contexte factuel du litige.  La question n'est pas de savoir si l'objectif de prévenir la discrimination dirigée contre des groupes est susceptible de l'emporter sur la liberté de parole; cette question a été tranchée dans le cadre de l'examen de l'importance de l'objectif visé par la loi.  La question est plutôt de savoir si l'atteinte particulière portée par le par. 13(1) de la Loi peut se justifier par l'avantage réel que cette loi est destinée à conférer.

 

    J'ai conclu que le par. 13(1) de la Loi ne peut être validé en vertu de l'article premier puisqu'il ne satisfait pas au critère de proportionnalité.  Pour important et souhaitable que soit l'objectif de la suppression de messages haineux, à mon avis, le par. 13(1) n'atteint pas cet objectif d'une manière qui soit conforme au critère de proportionnalité énoncé dans l'arrêt Oakes.  La portée large et imprécise du par. 13(1), sans restriction notable, entraîne l'interdiction inutile d'une grande quantité d'expression défendable et démentit ainsi l'idée qu'un effort sérieux a été fait pour assurer la reconnaissance du droit important à la liberté d'expression.  Malgré les modalités d'application souples et appropriées prévues par la Loi, la portée de la disposition en cause est à ce point excessive qu'elle ne peut remplir les critères, établis par notre Cour, qui conditionnent l'application de l'article premier.

 

    Les considérations générales évoquées dans mes motifs de l'arrêt Keegstra sont tout aussi pertinentes en l'espèce.  Il importe de se rappeler que ce qui est en cause n'est pas la conduite de M. Taylor, mais bien la validité du par. 13(1) de la Loi, qui peut avoir des implications dépassant de loin celles des faits de la présente instance.  Il importe en outre de ne pas perdre de vue le rôle particulier que joue la liberté d'expression dans le maintien de notre système de gouvernement démocratique et de tous les autres droits et libertés.  On doit également prendre en considération l'effet paralysant qu'auront vraisemblablement des restrictions imposées à l'expression.  Souvent l'effet de ces restrictions se fait sentir bien au‑delà des formes d'expression visées par la loi ou contestées en justice.  Finalement, dans l'examen du caractère raisonnable de la loi, il est important de tenir compte d'autres façons d'atteindre son objet.

 

    C'est dans ce contexte que j'aborde les facteurs précis à prendre en considération pour déterminer si l'avantage que procure la loi l'emporte sur la gravité de l'atteinte qu'elle porte à des droits.

 

(ii)  Le lien rationnel

 

    La première question est de savoir si le par. 13(1) est, pour reprendre ce que disait le juge en chef Dickson dans l'arrêt R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3, à la p. 20, "soigneusement conçu[. . .] pour atteindre l'objectif du texte législatif" et s'il a "un lien rationnel avec l'objectif".  Pour répondre à cette question, il est pertinent non seulement d'examiner les liens entre le texte législatif et son objectif tels que les voyait le Parlement, mais aussi de se demander si, dans la pratique, les effets du texte législatif peuvent aller à l'encontre de l'objectif énoncé:  voir l'arrêt Keegstra.

 

    Le lien rationnel doit être considéré non seulement dans la perspective de l'intention du législateur, mais aussi en fonction de la question de savoir si la loi atteindra vraisemblablement ses objectifs.  Le législateur doit avoir une certaine latitude; toutefois, lorsqu'il appert que la loi n'atteindra probablement pas ses objets ou qu'elle pourra même avoir l'effet contraire aux objectifs invoqués pour la justifier, on ne peut lui prêter un lien rationnel avec ces objectifs.

 

    Par ailleurs, le lien rationnel peut être absent lorsque l'atteinte portée par la loi dépasse la mesure de ce qui peut être justifié par ses objectifs.  C'est pour cette raison que le juge en chef Dickson a insisté pour que la loi soit adaptée étroitement à ses objectifs.  Dans la mesure où l'atteinte ne peut se justifier par le fait qu'elle permet d'atteindre l'objectif, il n'existe pas de lien rationnel entre la mesure et son objet.

 

    On dit que le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne satisfait pas au critère du lien rationnel en ce qu'il n'aura probablement pas pour effet de freiner la discrimination et qu'il risque même d'avoir l'effet contraire.  L'Association canadienne des libertés civiles soutient en effet qu'il ne peut être démontré que ce paragraphe met un frein à la discrimination, et qu'en réalité il peut produire l'effet contraire en valorisant les idées avancées par des fomentateurs de haine.

 

    L'argument selon lequel le par. 13(1), loin d'atteindre ses objectifs, peut avoir l'effet contraire, est nettement moins fort en l'espèce que dans les affaires Keegstra et Andrews.  Le recours aux procédures prévues en matière de droits de la personne pour assurer l'application du paragraphe ainsi que l'absence d'une défense de véracité peuvent réduire considérablement le danger d'un effet contraire à celui souhaité.  De plus, dans la mesure où la haine et la discrimination raciales peuvent être provoquées par des messages téléphoniques, la loi peut avoir un effet salutaire, quoique l'ampleur de cet effet soit douteuse étant donné que seuls reçoivent les messages ceux qui le désirent.

 

    C'est le second argument invoqué pour dire que le par. 13(1) ne satisfait pas au critère du lien rationnel, savoir que ce paragraphe n'est pas étroitement adapté à ses objectifs et porte en conséquence atteinte à la liberté d'expression de façons injustifiées et essentiellement irrationnelles, qui soulève les plus fortes préoccupations en l'espèce.

 

    Comme dans l'affaire Keegstra, on peut avancer de solides arguments pour soutenir que l'art. 13 s'applique à beaucoup d'expression qui ne risque que dans une faible mesure de favoriser la haine à l'égard de certains groupes ou la discrimination, mais qui peut pourtant relever des justifications traditionnelles de la protection de l'expression.  De fait, la portée du par. 13(1) est nettement plus large que celle du par. 319(2)  du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 .  Le mot "haine", qui figure dans les deux dispositions, englobe une gamme d'émotions depuis l'antipathie active jusqu'à l'hostilité et l'inimitié: Shorter Oxford English Dictionary (3e éd. 1987).  Le mot "mépris", signifiant manque de respect, est encore plus large.  De plus, les deux termes sont imprécis et subjectifs, pouvant admettre un élargissement de leur portée si telle est l'inclination de la personne qui les interprète.  Où finit l'antipathie et où commencent la haine ou le mépris?  L'emploi de ces mots au par. 13(1) ouvre la porte à des investigations et à des enquêtes dans des cas qui relèvent davantage de l'antipathie que de la discrimination.  Ces termes ne servent pas à indiquer d'une façon claire et précise aux membres de la société où se situent les limites de l'expression proscrite.  Bref, en employant sans les définir des termes aussi imprécis et traduisant tant d'émotion, l'État court nécessairement le risque de faire inclure dans le champ de la réglementation l'expression qui n'est pourtant pas haineuse.

 

    L'absence de toute exigence d'une intention de fomenter la haine ou le mépris ou de la prévisibilité de cette conséquence vient élargir davantage la portée de ce paragraphe.  Bien que cela concorde avec la destination réparatrice plutôt que répressive de la législation en matière de droits de la personne, il en résulte un élargissement du champ d'application du paragraphe. Il vise en effet toute expression "susceptible d'exposer" des personnes à la haine ou au mépris pour un motif de distinction illicite, qu'on ait voulu ou pu prévoir, ou non, que tel serait l'effet de cette expression.  Par conséquent, le par. 13(1) peut s'appliquer en fait à l'expression qui est antidiscriminatoire.  Par exemple, l'Association canadienne des libertés civiles dit que sa pratique de se présenter au téléphone comme un employeur désireux d'engager des employés de race blanche exclusivement lui a permis d'exposer au grand jour des actes discriminatoires répandus dans le domaine de l'emploi.  Elle affirme en outre que c'est la seule façon pratique de le faire.  Or, de tels appels pourraient relever du par. 13(1), comme le pourrait tout aussi bien l'expression destinée à révéler des actes discriminatoires ou à dénoncer des injustices dans le système.  Cette portée excessive serait peut‑être plus excusable si le par. 13(1) exigeait la preuve qu'il y a eu en fait préjudice ou discrimination.  Mais comme il n'exige ni qu'on ait eu l'intention de produire un tel effet, ni la prévisibilité de cet effet, ni la réalisation de cet effet, ce paragraphe peut s'appliquer à une conduite qui dépasse manifestement la portée de ses objets.

 

    Les défenseurs de la disposition en cause réagissent au problème de la portée excessive en faisant valoir que, dans les faits, le processus envisagé par la Loi élimine le danger que cette disposition soit appliquée de manière à englober une conduite qui dépasse les objets de la disposition.  Ils font observer que la violation du par. 13(1) n'entraîne pas elle‑même une peine quelconque.  Elle n'est que le point de départ d'un processus qu'on peut prétendre destiné à séparer l'expression justifiable de celle qui ne devrait pas être transmise par un service public et qui sert vraiment à fomenter la haine et le mépris et à mettre un terme, de préférence volontairement, à la conduite illicite.  La première étape de ce processus est l'enquête menée par la Commission.  À ce stade, la Commission ne fait pas qu'enquêter; elle fait une tentative de conciliation.  Si le prétendu contrevenant est prêt à faire des concessions et à changer sa conduite, l'affaire est réglée.  Si, par contre, le contrevenant se montre intransigeant dans son inobservation de la loi, un tribunal peut être constitué pour entendre la plainte.  Étant donné la nature publique et l'inconvénient d'une audience, nombre de contrevenants choisissent de changer leur conduite volontairement.  La Commission et le Tribunal procèdent sans beaucoup de formalités et peuvent tenir compte des circonstances dans lesquelles la déclaration a été faite pour ainsi exclure les messages dont le contenu ou l'objet est en fait innocent.  Même lorsque l'observation volontaire de la loi ne peut être obtenue et que les messages en question sont jugés réellement préjudiciables aux droits de la personne et aux valeurs qui s'y rattachent, de sorte qu'une audience est tenue, le Tribunal ne rend pas un verdict de culpabilité, mais ne fait qu'enjoindre de ne pas répéter les messages.  Ne peut être reconnu coupable d'outrage au tribunal et s'exposer à une sanction pénale que celui qui désobéit délibérément à une telle ordonnance.  Même dans ce cas‑là, un juge peut excuser la désobéissance s'il existe un motif valable de le faire, car la question de l'outrage au tribunal relève dans une certaine mesure de son pouvoir discrétionnaire.

 

    La Loi prévoit un processus exemplaire permettant d'établir l'équilibre qui s'impose entre la promotion de l'harmonie et de la dignité, d'une part, et la sauvegarde de la liberté d'expression, d'autre part.  Elle est bien conçue pour réduire au minimum beaucoup des aspects peu souhaitables de la restriction de la liberté d'expression.  Cette façon de freiner la propagande haineuse est bien préférable au tout ou rien de la criminalisation de cette expression.  Assortie d'une interdiction de portée plus étroite, cette méthode pourrait bien résister à l'examen de la Constitution.  Mais à ce stade‑ci se pose la question de savoir si le système est en mesure de remédier à la portée excessive du par. 13(1).  Je ne puis conclure qu'il l'est.  À mon avis, on ne saurait justifier l'absence d'un lien rationnel entre la large portée d'un texte législatif et ses objectifs en alléguant que les commissaires et les membres de tribunaux peuvent dans la pratique choisir de ne pas appliquer les aspects d'une disposition qui rendent sa portée excessive.  Les droits et libertés garantis par la Charte  ne peuvent être confiés à la discrétion administrative de personnes qui sont les employés de l'État ou dont les services ont été retenus par l'État.  Il ne s'agit pas d'un cas où des problèmes constitutionnels ne se présentent que si l'on suppose que les fonctionnaires administratifs exerceront leur pouvoir discrétionnaire d'une manière contraire à la Charte .  Il s'agit plutôt de la délégation explicite ou nécessairement implicite du pouvoir d'enfreindre la Charte  par la disposition en cause, si bien que sa validité est à déterminer en fonction de ses propres termes:  voir le juge Lamer dans l'arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, à la p. 1078.

 

    De plus, on ne saurait faire abstraction de l'effet paralysant qu'aurait le maintien de dispositions d'une portée excessive.  Bien que l'effet paralysant de lois en matière de droits de la personne soit probablement moindre que celui d'une interdiction criminelle, l'imprécision de la loi a pour conséquence qu'elle pourrait décourager plus de conduites que ne le justifient ses objectifs.

 

    Tout compte fait, je ne puis m'empêcher de conclure que le par. 13(1) peut s'appliquer à une large gamme d'expression dépassant ce qui peut être légitimement limité dans la poursuite des objectifs de la prévention de la discrimination et du maintien de l'harmonie sociale et de la dignité individuelle.  Dans la mesure où ce paragraphe vise ce genre d'expression, il n'est pas soigneusement adapté à la réalisation de ses objets et n'a pas de lien rationnel avec ceux‑ci.

 

(iii)  L'atteinte minimale

 

    À la deuxième étape de l'examen de la proportionnalité se pose la question de savoir si le par. 13(1) porte le moins possible atteinte au droit à la liberté d'expression.  Dans l'étude de cette question, on doit une certaine déférence au Parlement.  Le fait que la Cour puisse concevoir une manière d'atteindre l'objet législatif qui porterait moins atteinte à ce droit n'est pas nécessairement fatal au régime législatif, si ce régime, considéré dans son ensemble, représente une atteinte mesurée et proportionnée.  La question doit être celle de savoir s'il s'agit objectivement d'une atteinte raisonnable compte tenu des objets de la loi ou, pour reprendre les termes de l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, si on a fait un "effort sérieux" pour composer avec le droit auquel il a été porté atteinte, "sans préjudicier indûment à la portée et à la qualité de l'objectif" (p. 783).

 

    Comme le dit l'arrêt Edwards Books, notre Cour ne devrait pas conclure que l'on n'a pas porté "le moins possible" atteinte à un droit simplement parce qu'elle peut concevoir une autre mesure législative qui semble pouvoir atteindre le but recherché tout en constituant une atteinte moins grave.  Par ailleurs, lorsque la mesure en cause a une portée vraiment excessive et viole de façon injustifiable le droit ou la liberté en question, la Cour est contrainte de conclure que le critère n'est pas rempli.

 

    Je conclus que le par. 13(1) constitue une atteinte grave et, en dernière analyse, injustifiable à la liberté d'expression.

 

    Les considérations relatives à la portée excessive examinées dans le contexte de la question de savoir s'il existe un lien rationnel entre le par. 13(1) de la Loi et les objectifs qu'il vise sont pertinentes à ce stade de l'analyse.  En effet, ce paragraphe peut s'appliquer à beaucoup d'expression n'ayant aucun lien avec ses objets.  Cet état des choses aggrave l'effet paralysant que risquent d'avoir sur l'expression les termes imprécis et émotifs de l'interdiction.

 

    Il peut y avoir de bonnes raisons de s'en remettre au jugement du législateur sur la question de l'équilibre à établir entre la promotion de l'égalité et la sauvegarde de la liberté d'expression, surtout dans le contexte d'une loi sur les droits de la personne.  Toutefois, le problème en l'espèce est qu'on ne semble pas avoir fait de tentative sérieuse d'établir cet équilibre.  La Loi, contrairement à d'autres codes des droits de la personne, n'engage pas le tribunal à tenir compte de la liberté d'expression de celui qui s'exprime en appliquant la disposition en cause.  En outre, elle ne contient pas une seule des défenses ou exceptions qui sont énoncées au par. 319(3)  du Code criminel  et que le comité Cohen estimait tellement importantes pour trouver cet équilibre:  Rapport du comité spécial de la propagande haineuse au Canada (1966), aux pp. 67 et 68.  Au contraire, elle s'applique simplement à toute expression "susceptible [. . .] d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe".

 

    Plus précisément, un facteur qui accroît la gravité de la violation de la liberté d'expression est l'absence du moyen de défense de la véracité.  On peut soutenir pour justifier cette omission que même des déclarations vraies peuvent favoriser la discrimination (par exemple les handicapés peuvent éprouver en milieu de travail plus de difficultés que les personnes non handicapées), et que faire de la véracité un moyen de défense fournit simplement aux fomentateurs de haine une tribune pour leurs idées.  Pour ces raisons, je ne souhaite pas être considérée comme laissant entendre qu'une interdiction de fomenter la haine, décrétée par une loi sur les droits de la personne qui ne prévoit pas de moyen de défense de véracité mais qui est à tous autres égards irréprochable, ne pourrait pas résister à un examen constitutionnel.  En même temps, la valeur que représente la recherche de la vérité figure parmi les plus fortes justifications de la liberté d'expression.  Elle est essentielle à l'existence du "marché des idées" qui est à son tour la condition d'une société libre et dynamique.  C'est un élément tout aussi fondamental des justifications que sont le bon fonctionnement de la démocratie et l'épanouissement personnel qui sous‑tendent la liberté d'expression.  Les particuliers dans une société libre tiennent pour acquis que, quelle que soit la restriction qui peut devoir être imposée à la liberté d'expression, ils auront toujours le droit de dire ce qui est vrai.  Ce droit ne peut être limité à la légère.  Cela étant, le fait que le par. 13(1) ne prévoit pas de défense de véracité augmente nécessairement beaucoup la gravité de l'atteinte portée à la liberté d'expression par cette disposition.

 

    Un autre aspect de la portée excessive du par. 13(1) est qu'il autorise la Commission à s'immiscer dans la communication strictement privée d'idées.  À cet égard aussi, le par. 13(1) va plus loin que le par. 319(2)  du Code criminel .  L'avantage tiré de l'interdiction de conversations privées entre des particuliers consentants est peut‑être peu important, puisque seules voudront vraisemblablement recevoir de tels messages les personnes prédisposées à les accueillir favorablement.  D'un autre côté, l'atteinte à la vie privée peut être importante.  Quoique je ne prétende pas que l'interdiction d'appels téléphoniques offensants ne pourrait jamais se justifier, le fait que des communications privées soient proscrites ne peut qu'accentuer la gravité de l'atteinte portée aux droits du particulier par le par. 13(1) de la Loi.

 

    Par ailleurs, les défenseurs du par. 13(1) font remarquer que sa portée est limitée en ce sens qu'il ne vise que les communications téléphoniques.  Cela n'explique toutefois pas pourquoi une disposition moins envahissante, telle qu'une interdiction de se servir du téléphone pour recommander des actes discriminatoires, ne ferait pas tout aussi bien l'affaire.  De plus, il ne faut pas sous‑estimer l'importance du téléphone comme moyen de communication.  Le téléphone est peut‑être le moyen le moins coûteux auquel les groupes ou les personnes désavantagés peuvent avoir recours pour communiquer leurs idées et leurs croyances.  Des interdictions excessivement larges imposées aux communications téléphoniques pourraient décourager des groupes d'autochtones, des minorités religieuses et d'autres groupes qui se distinguent par leur couleur, leur religion ou leur origine ethnique, de se servir du téléphone pour exprimer des griefs légitimes contre les injustices que, selon eux, leur fait subir la culture de la majorité.  Or, si la Charte  a pour objet d'assurer à tous, indépendamment de leurs moyens économiques, une mesure justifiable de liberté d'expression, alors il faut se montrer particulièrement prudent dans la rédaction de dispositions législatives supprimant la communication par téléphone.

 

    Pour conclure, je suis convaincue que le par. 13(1) porte atteinte à la liberté d'expression fondamentale, et ce, de façons qui, même avec la plus grande déférence pour le Parlement, ne peuvent se justifier par les objectifs que vise cette disposition.  Les efforts pour composer avec le droit à la liberté d'expression sont insuffisants.  Le paragraphe 13(1) vise l'expression qui n'est ni destinée à favoriser la discrimination ni conçue à cette fin.  Il s'applique à des propos qui peuvent être parfaitement exacts et véridiques, à l'expression qui ne cherche qu'à faire connaître les griefs légitimes d'un groupe, à l'expression qui expose simplement au ridicule, à l'expression qui ne fait que communiquer des renseignements par téléphone à une seule personne, qui a toute liberté de raccrocher si le message lui déplaît, et à l'expression privée entre personnes consentantes.  Bref, le par. 13(1) va beaucoup trop loin; il va au‑delà de ce qui peut être défendu comme restriction raisonnable de la liberté d'expression justifiée par la nécessité de combattre la discrimination envers les membres de groupes particuliers.

 

(iv)L'importance relative du droit par rapport à l'avantage conféré

 

    J'aborde finalement la question de savoir si les effets préjudiciables de la violation de la liberté d'expression que représente l'art. 13 l'emportent sur les avantages en découlant.  Suivant l'analyse contextuelle exposée par le juge Wilson dans l'arrêt Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, la nature et le degré de l'atteinte doivent être opposés aux maux auxquels cette atteinte vise à remédier.

 

    La violation du droit en cause en l'espèce est extrêmement grave.  La restriction touche l'expression qui peut être pertinente relativement à des questions sociales et politiques.  La liberté d'expression en ce qui concerne ces questions est depuis longtemps considérée comme essentielle au bon fonctionnement d'une démocratie libre et au maintien et à la sauvegarde de nos libertés les plus fondamentales.  Il ne faut pas restreindre à la légère le droit de s'exprimer librement sur ces questions.  Toute restriction imposée à ce genre d'expression doit être proportionnée au mal et doit tenir compte de la nécessité de conserver le degré de liberté d'expression qui peut être compatible avec la suppression de ce mal.

 

    D'autre part, il n'est pas évident que la mesure en question, si large que soit sa portée, est de nature à réduire sensiblement les maux de la discrimination contre des groupes.  L'élimination de la discrimination ou la promotion de l'harmonie sociale peuvent théoriquement être favorisées par la suppression d'une partie de l'expression visée au par. 13(1), mais on peut avoir des doutes à ce sujet.  En même temps, une large part de l'expression à laquelle s'applique le par. 13(1) peut n'avoir aucun rapport avec ces objets.  Dans ces circonstances, on peut difficilement soutenir que le coût de cette disposition en terme de violation du droit à la liberté d'expression se justifie par l'avantage qu'elle confère.

 

    Je conclus que les avantages pouvant découler du par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ne l'emportent pas sur la gravité de l'atteinte à la liberté d'expression.

 

(v)  L'analyse en vertu de l'article premier -‑ conclusion

 

    La Couronne a‑t‑elle établi que la restriction imposée à la liberté d'expression par le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est raisonnable et justifiable dans le cadre d'une société libre et démocratique?  Je ne le crois pas.

 

    Une société libre et démocratique attache une grande valeur au droit à la liberté d'expression.  De fait, sans liberté d'expression une société libre et démocratique ne peut pas fonctionner et les droits qui en constituent le fondement ne pourront subsister bien longtemps.  Toutes ces sociétés reconnaissent que la liberté d'expression n'est pas absolue.  Mais elles reconnaissent aussi que lorsque l'expression en cause porte sur des questions politiques et sociales, les restrictions doivent être proportionnées au préjudice pouvant résulter de l'expression offensante et prendre en considération la nécessité de n'imposer à la liberté d'expression que des restrictions raisonnables et nécessaires.

 

    Il ne fait aucun doute que la prévention de la discrimination et le maintien de l'harmonie sociale et de la dignité individuelle revêtent une importance capitale dans notre société multiculturelle.  L'expression qui menace ces valeurs peut à bon droit être restreinte par les législateurs fédéral et provinciaux.  Mais la restriction doit être imposée d'une manière qui est raisonnable, qui est proportionnée au mal et qui tient compte du droit fondamental à la liberté d'expression.  C'est la large portée de l'interdiction qui crée la difficulté en l'espèce.  Le paragraphe 13(1) de la Loi ne satisfait à aucun des trois critères de proportionnalité énoncés dans l'arrêt Oakes.

 

IV.  Conclusion sur les questions touchant la Charte 

 

    Je conclus que le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne viole l'al. 2 b )  de la Charte  et que la Couronne n'a pas démontré, comme il lui incombait, qu'il s'agit d'une mesure raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.  Le paragraphe en question a une portée excessive et il est trop envahissant.  Il outrepasse ses objectifs et, en dernière analyse, ne peut être justifié par ceux‑ci.

 

V.  La partialité

 

    Les appelants, se fondant sur l'arrêt MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856, de la Cour d'appel fédérale, font valoir que les conclusions du Tribunal des droits de la personne étaient viciées en raison d'une crainte de partialité.  La Commission, en conformité avec la Loi, a mené une enquête, a conclu qu'il y avait une justification suffisante pour engager des procédures et a en fait engagé des procédures relativement à la plainte.  La même Commission a nommé les membres du Tribunal qui a entendu l'affaire et rendu une décision.  Les appelants soutiennent que cela fait naître une crainte de partialité et qu'ils n'ont donc pas bénéficié d'une audition équitable en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

    Dans l'affaire MacBain on a contesté la même méthode de nomination que celle dont il s'agit en l'espèce.  La Cour d'appel fédérale a conclu à l'existence d'une crainte raisonnable de partialité parce qu'il y avait un lien direct entre la poursuivante (la Commission canadienne des droits de la personne), et l'entité qui prenait la décision.  Ce lien créait un soupçon de dépendance ou d'influence.  La cour a décidé en conséquence qu'on n'avait pas accordé au requérant une audition équitable en conformité avec les principes de justice fondamentale, consacrés à l'al. 2e) de la Déclaration canadienne des droits.

 

    La Commission canadienne des droits de la personne soutient que la décision MacBain est erronée.  Elle allègue en outre que si la validité de l'ordonnance du Tribunal est douteuse en raison d'une crainte de partialité, ce vice ne fait que rendre annulable l'ordonnance de la Cour fédérale et n'a aucune incidence sur les procédures pour outrage au tribunal.  Les appelants devraient donc présenter une requête en annulation de l'ordonnance.

 

    Puisque la présente instance, par ses faits, est manifestement différente de l'affaire MacBain, il est inutile que je décide du bien‑fondé des principes énoncés dans cet arrêt.  Dans l'affaire MacBain, la question de la partialité a été soulevée dès le début des procédures, car MacBain a allégué la partialité même avant la première séance du tribunal.  Inversement, les appelants en l'espèce ont soulevé la question de la partialité plusieurs années après l'audience initiale.  Puisqu'ils ne l'ont pas soulevée ni au départ ni au cours des audiences du Tribunal ni aux audiences relatives à l'outrage au tribunal, les appelants doivent être réputés avoir maintenant renoncé au droit d'invoquer la partialité.

 

    Je fais miens les motifs du juge MacGuigan dans l'Affaire intéressant le Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique Canada Ltée, [1986] 1 C.F. 103 (C.A.).  Dans cette affaire, comme en l'espèce, la requérante a omis de soulever la question de la partialité au commencement des procédures.  Le juge MacGuigan, faisant une distinction d'avec l'arrêt MacBain, déclare, à la p. 113, que le principe posé dans MacBain ne s'applique qu'aux situations où les requérants allèguent la partialité au début des procédures:

 

Toute la manière d'agir d'EACL devant le Tribunal constituait une renonciation implicite de toute affirmation d'une crainte raisonnable de partialité de la part du Tribunal.  La seule manière d'agir raisonnable pour une partie qui éprouve une crainte raisonnable de partialité serait d'alléguer la violation d'un principe de justice naturelle à la première occasion.  En l'espèce, EACL a cité des témoins, a contre‑interrogé les témoins cités par la Commission, a présenté un grand nombre d'arguments au Tribunal et a engagé des procédures devant la Division de première instance et cette Cour sans contester l'indépendance de la Commission.  Bref, elle a [. . .] implicitement renoncé à son droit de s'opposer.

 

    En l'espèce, on n'a produit aucun élément de preuve établissant que la question de la partialité a été soulevée avant les débats devant la Cour d'appel fédérale.  Il peut y avoir des circonstances dans lesquelles l'omission de soulever la partialité au départ ne constitue pas une renonciation implicite (par exemple lorsque, comme en l'espèce, la partie intéressée n'est pas représentée par un avocat à l'audience initiale).  Il n'est toutefois pas nécessaire aux fins de la présente instance de préciser un moment où la partialité doit être soulevée, car les faits me convainquent que les appelants n'ont pas fait l'allégation "à la première occasion".  Je conclus que, comme la requérante dans l'arrêt Tribunal des droits de la personne, les appelants doivent être réputés avoir renoncé implicitement à tout droit d'alléguer la partialité.

 

VI.  Les ordonnances

 

    Ayant conclu à l'invalidité du par. 13(1), nous n'avons pas à examiner si l'ordonnance du Tribunal viole elle‑même l'al. 2 b )  de la Charte  en raison de sa portée excessive.  Reste donc la question de l'effet de l'inconstitutionnalité du par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne sur les procédures pour outrage au tribunal engagées devant la Cour fédérale.

 

    On ne nous a signalé aucune décision à l'appui de la proposition selon laquelle l'inconstitutionnalité d'une loi sur laquelle repose une ordonnance judiciaire justifie le refus d'obtempérer à cette ordonnance.  Cet argument paraît n'avoir jamais été avancé au Canada avant le présent pourvoi.  Aux États‑Unis, où il a été avancé, il a été rejeté.  On a statué en effet qu'une personne ne peut justifier la désobéissance prouvée à une ordonnance qu'en établissant (1) que la cour n'avait ni compétence ratione personae ni compétence ratione materiae pour rendre l'injonction; (2) que non seulement l'injonction constituait une restriction préalable inconstitutionnelle, mais que ceux qui la contestaient, avant d'y désobéir, avaient fait une demande de contrôle judiciaire [TRADUCTION] "mais n'avaient subi que retards ou frustrations dans le règlement de leurs revendications constitutionnelles", ce qui compromettait l'exercice en temps opportun de recours fondés sur le Premier amendement; ou (3) que l'ordonnance était [TRADUCTION] "manifestement invalide":  Walker v. City of Birmingham, 388 U.S. 307 (1967).  Sans prétendre que le droit canadien devrait reconnaître dans la même mesure que le droit américain l'existence de moyens de défense aux cas de désobéissance à une ordonnance judiciaire, on peut faire observer qu'aucune des conditions évoquées dans la décision Walker n'est remplie en l'espèce.

 

    Le point de vue suivant lequel on doit obéir même à une ordonnance judiciaire invalide tant qu'elle n'est pas annulée par les voies de justice est appuyé aussi par la jurisprudence canadienne antérieure à la Charte  et par la common law.  La position en common law a été ainsi résumée:

 

    [TRADUCTION]  Il est bien établi qu'on ne saurait répondre à une accusation d'outrage au tribunal en faisant valoir que l'injonction a été accordée par erreur ni même en alléguant sa nullité.  Ce qu'il convient de faire est de présenter une requête attaquant l'injonction ou de former un appel et la cour ne permettra pas que l'injonction soit attaquée accessoirement dans le cadre de procédures pour outrage au tribunal.  Là aussi, cependant, les tribunaux ont examiné la sagesse ou la validité de l'ordonnance primitive en décidant de la sanction appropriée.

 

Voir R. J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (1983), à la p. 259, et la jurisprudence qui y est citée.

 

    D'un autre côté, on peut soutenir que, dans le cours normal des choses, il ne devrait pas y avoir d'emprisonnement pour désobéissance à une ordonnance fondée sur un article inconstitutionnel.  Selon ce point de vue, la révision de la déclaration de culpabilité d'outrage au tribunal peut être demandée au moment où l'on conteste l'ordonnance parce que, si l'ordonnance est théoriquement valide jusqu'à ce qu'elle soit annulée, il serait injuste de maintenir une déclaration de culpabilité d'outrage au tribunal lorsque la conduite en question consiste à exercer des droits constitutionnels énoncés par les tribunaux.  Pendant que la constitutionnalité de la loi est soumise à révision, il conviendrait de demander le sursis, sous condition, de l'exécution de la peine, comme cela se fait souvent lorsque des déclarations de culpabilité en matière pénale sont portées en appel.

 

    À mon avis, tant qu'elle n'aura pas été annulée, l'ordonnance qui a été rendue en l'espèce par le Tribunal en 1979 et inscrite dans le livre des jugements et ordonnances de la Cour fédérale, demeure valide indépendamment de la violation de la Charte .  Il doit en être ainsi.  S'il est permis de désobéir aux ordonnances judiciaires parce qu'on croit que leur fondement est inconstitutionnel, on va vers l'anarchie.  Le recours des citoyens est non pas de désobéir aux ordonnances illégales mais à demander en justice leur annulation.

 

    En l'espèce, les appelants demandent l'annulation de l'ordonnance, pour cause d'atteinte déraisonnable à leur liberté d'expression, ainsi que l'annulation des déclarations de culpabilité et des peines résultant de la violation de l'ordonnance.  À mon avis, bien que notre Cour ait compétence pour faire droit à ces demandes en vertu du par. 24(1)  de la Charte , qui l'autorise à accorder une réparation convenable dans le cas de violations de la Constitution, les deux demandes doivent être considérées indépendamment l'une de l'autre.

 

    Comme je conclus à l'invalidité de la disposition législative sur laquelle est fondée l'ordonnance du Tribunal, l'ordonnance ne peut être maintenue.  J'accorde donc la demande d'annulation de l'ordonnance du Tribunal.  L'annulation ne prend toutefois effet qu'à partir de la date où le présent arrêt est rendu.  Pour les fins des procédures pour outrage au tribunal, l'ordonnance doit être considérée comme valide jusqu'à son annulation par les voies de justice.  Par conséquent, l'invalidité éventuelle de l'ordonnance ne constitue pas un moyen de défense opposable à la déclaration de culpabilité d'outrage au tribunal.

 

    Le maintien de la déclaration de culpabilité en l'espèce doit cependant être distinguée de la situation dans laquelle, comme dans l'arrêt R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421, le 22 novembre 1990, il a été décidé que la preuve avait été obtenue illégalement, bien qu'elle ait été recueillie en vertu d'une autorisation qui n'avait pas été annulée.  L'infraction d'outrage au tribunal ne dépend pas de la validité de la loi sur laquelle elle est fondée mais sur l'existence d'une ordonnance judiciaire prononcée par une cour compétente.  Je confirmerais donc les déclarations de culpabilité des appelants.

 

    Il ne reste donc qu'à examiner la question des peines.  En Division de première instance de la Cour fédérale, le juge en chef adjoint Jerome a initialement imposé à l'appelant John Ross Taylor une peine d'un an d'emprisonnement et à l'appelant le Western Guard Party, une amende de 5 000 $.  Appliquant le principe énoncé par Sharpe, op. cit., selon lequel la sagesse ou la validité de l'ordonnance primitive est une considération pertinente dans la détermination de la sanction appropriée, je suis d'avis de modifier ce jugement et de réduire à trois mois d'emprisonnement la peine de l'appelant John Ross Taylor.

 

Conclusion

 

    Je conclus que le par. 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne viole la Charte  et que l'art. 52  de la Loi constitutionnelle de 1982  s'applique.  Je suis en conséquence d'avis d'accueillir le pourvoi en partie.

 

    Je suis d'avis d'annuler l'ordonnance rendue contre les appelants par le Tribunal des droits de la personne le 20 juillet 1979 et portée dans le livre des jugements et ordonnances de la Division de première instance de la Cour fédérale le 23 août 1979, mais je confirmerais les verdicts de culpabilité rendus contre les appelants dans l'ordonnance de la Division de première instance de la Cour fédérale en date du 15 août 1984.  Je suis toutefois d'avis de modifier la peine imposée à l'appelant John Ross Taylor en la réduisant à trois mois d'emprisonnement.  Comme personne n'a obtenu entièrement gain de cause dans le présent pourvoi, je suis d'avis de ne pas adjuger de dépens.

 

    Je donnerais aux questions constitutionnelles les réponses suivantes:

 

1.Le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976‑77, ch. 33, et modifications, est‑il compatible avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés ?

 

Réponse:  Non.

 

2.Si le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976‑77, ch. 33, et modifications, est incompatible avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés , constitue‑t‑il une limite raisonnable de cette liberté au sens de l'article premier de la Charte ?

 

Réponse:  Non.

 

3.L'ordonnance du Tribunal des droits de la personne du 20 juillet 1979 et les ordonnances de la Division de première instance de la Cour fédérale des 24 janvier et 15 août 1984 peuvent‑elles être contestées aux termes de l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  et, dans l'affirmative, sont‑elles compatibles avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2b)?

 

Réponse:  Il est inutile d'aborder cette question.

 

4.Si l'ordonnance du Tribunal des droits de la personne du 20 juillet 1979 et les ordonnances de la Division de première instance de la Cour fédérale des 24 janvier et 15 août 1984 peuvent être contestées aux termes de l'al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  et sont incompatibles avec la liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression garantie par l'al. 2b), constituent‑elles une limite raisonnable de cette liberté au sens de l'article premier de la Charte ?

 

Réponse:  Il est inutile d'aborder cette question.

 

    Pourvoi rejeté, les juges LA FOREST, SOPINKA et MCLACHLIN sont dissidents en partie.

 

    Procureur des appelants:  Douglas H. Christie, Victoria.

 

    Procureurs de l'intimée la Commission canadienne des droits de la personne:  Blake, Cassels & Graydon, Toronto.

 

    Procureur de l'intimé le procureur général du Canada:  John C. Tait, Ottawa.

 

    Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario:  Le ministère du Procureur général, Toronto.

 

    Procureurs de l'intervenant le procureur général du Québec:  Jean Bouchard, Marise Visocchi et Gilles Laporte, Ste‑Foy.

 

    Procureur de l'intervenant le procureur général du Manitoba:  Gordon E. Pilkey, Winnipeg.

 

    Procureurs de l'intervenant le Congrès juif canadien:  Blake, Cassels & Graydon, Toronto.

 

    Procureurs de l'intervenante la Ligue des droits de la personne de B'Nai Brith, Canada:  David Matas, Winnipeg.

 

    Procureurs de l'intervenant le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes:  Kathleen Mahoney, Calgary; Code Hunter, Calgary.

 

    Procureurs de l'intervenante la Canadian Holocaust Remembrance Association:  Tory, Tory, DesLauriers & Binnington, Toronto.

 

    Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles:  Greenspan, Rosenberg, Toronto.

 



     *    Juge en chef à la date de l'audition.

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