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Rainbow Industrial Caterers Ltd. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1991] 3 R.C.S. 3

 

Compagnie des chemins de fer nationaux

du Canada                    Appelante

 

c.

 

Rainbow Industrial Caterers Ltd.

et MacCormac Camp Caterers Ltd.                                                 Intimées

 

et

 

Michael Doroshenko   (Défendeur)

 

Répertorié: Rainbow Industrial Caterers Ltd. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du canada

 

No du greffe: 21873.

 

1991: 8 mai; 1991: 26 septembre.

 

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, McLachlin, Stevenson et Iacobucci.

 

en appel de la cour d'appel de la colombie-britannique

 

                   Responsabilité délictuelle -- Négligence -- Déclaration inexacte -- Dommages‑intérêts -- Calcul des dommages‑intérêts.

 

                   Procès -- Affaire renvoyée au tribunal de première instance par la Cour d'appel -- Conclusion par la Cour d'appel qu'une des parties aurait conclu le contrat aux conditions existantes moins favorables plutôt qu'à celles stipulées ‑- S'agit-il de l'énoncé de la question en litige ou bien d'une conclusion de fait? ‑- Le juge de première instance siégeant à la nouvelle audition était‑il lié par une conclusion tirée dans le premier arrêt de la Cour d'appel?

 

                   Les intimées sont des traiteurs industriels qui exercent leurs activités comme une seule entité (Rainbow).  Elles ont augmenté leur soumission par repas quand CN a indiqué que le besoin de repas serait moins grand que ce qui avait été prévu dans l'estimation antérieure et se sont finalement vu accorder le contrat.  Le besoin de repas a été en fait inférieur d'environ 30 pour 100 et quand elle a résilié le contrat après avoir donné l'avis y prévu, Rainbow avait essuyé une perte de plus d'un million de dollars.

 

                   Rainbow a intenté en Cour suprême de la Colombie‑Britannique une action pour fraude, pour inexécution de contrat, pour déclaration inexacte faite par négligence et pour ingérence dans un contrat.  Le juge de première instance a accordé des dommages‑intérêts pour la totalité de la perte de Rainbow résultant du contrat, mais a rejeté, en raison de son caractère excessivement conjectural, une demande de dédommagement pour la perte des profits qu'auraient rapportés d'autres contrats éventuels.  CN et Doroshenko ont interjeté appel, tandis que Rainbow a interjeté un appel incident contre le rejet de sa demande relative à certaines factures.  La Cour d'appel a accueilli les appels de Doroshenko et de CN contre la conclusion à l'existence de fraude et a accueilli également celui de Doroshenko contre la conclusion de négligence tirée à son égard.  L'appel incident a été rejeté.  La cour a renvoyé l'affaire au juge de première instance pour qu'il statue sur l'allégation d'inexécution du contrat et pour qu'il évalue de nouveau les dommages‑intérêts relatifs à la demande pour déclaration inexacte.

 

                   Lors de la nouvelle évaluation, le juge a conclu que la Cour d'appel avait simplement posé comme question à trancher celle de savoir si Rainbow aurait conclu le contrat même en l'absence de la déclaration inexacte.  La Cour d'appel n'a tiré aucune conclusion qui liait le juge saisi de la nouvelle évaluation.  En définitive, il a accordé la même somme, sauf qu'il y a ajouté les montants des factures impayées.  Un nouvel appel a été interjeté, mais la Cour d'appel n'a pas touché à la décision du juge de première instance en ce qui concerne son interprétation et son application de l'arrêt de la Cour d'appel.  De plus, les arguments voulant que le juge de première instance n'ait pas appliqué le bon mode de calcul des dommages-intérêts ont été rejetés.

 

                   Les questions en litige en l'espèce sont celle de savoir si, à la nouvelle audition, le juge de première instance était lié par une conclusion, tirée dans le premier arrêt de la Cour d'appel, qu'en l'absence de la déclaration inexacte, Rainbow aurait tout de même soumissionné, mais à un prix plus élevé et, subsidiairement, celle de savoir si les tribunaux d'instance inférieure ont commis une erreur quant au mode de calcul des dommages‑intérêts.

 

                   Arrêt (le juge McLachlin est dissidente): Le pourvoi est rejeté.

 

                   Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Sopinka, Gonthier, Stevenson et Iacobucci:  L'arrêt rendu par la Cour d'appel, à l'issue du premier appel, n'était pas censé avoir force obligatoire lors de la nouvelle audition relativement à la question factuelle de savoir ce qu'aurait fait Rainbow si elle n'avait pas été induite en erreur.  Il s'agissait d'une conclusion à tirer au terme de l'appréciation d'un fait contesté, une question qui est presque invariablement renvoyée au juge de première instance.  La question de l'autorité de la chose jugée ne se pose donc pas.

 

                   Le demandeur dans une action en dommages‑intérêts pour une déclaration inexacte faite par négligence est en droit de se voir mis dans la situation où il se serait trouvé n'eût été de la déclaration inexacte.  Du moment qu'il établit la perte occasionnée par le marché en question, le demandeur s'acquitte du fardeau de la preuve qui lui incombe relativement aux dommages‑intérêts.  Le défendeur qui allègue que le demandeur aurait conclu un marché à des conditions différentes soulève une nouvelle question qui oblige le tribunal à s'interroger sur ce qui se serait produit dans une situation hypothétique.  Il s'agit d'un domaine dans lequel il est généralement impossible de produire des éléments de preuve concrets.

 

                   Bien que le fardeau ultime incombe généralement au demandeur, il ne s'agit pas là d'une règle immuable.  Des motifs de principe valables suffiront pour inverser le fardeau normal de la preuve.  Il y a une bonne raison qui justifie une telle inversion dans un cas comme celui qui nous occupe.  La demanderesse est la victime innocente d'une déclaration inexacte qui l'a amenée à changer sa situation.  L'auteur d'un délit civil qui demande au tribunal de conclure à l'existence d'un marché dont les conditions sont hypothétiques et conjecturales doit assumer le fardeau de réfuter l'allégation de statu quo de la demanderesse.

 

                   Rainbow a établi qu'elle a été victime d'une déclaration inexacte faite par négligence, que, n'eût été de cette déclaration inexacte, elle n'aurait pas conclu le contrat à ces conditions, et que ce contrat a entraîné la perte qu'elle a subie.  Affirmer que la perte n'était pas imputable en totalité à la déclaration inexacte parce que Rainbow aurait passé un contrat différent comportant d'autres conditions, ce qui lui aurait occasionné au moins une partie de sa perte, exige qu'on se livre à de nombreuses conjectures et représente une question dont la preuve incombe à l'appelante.  Or, CN n'a pas prouvé que Rainbow aurait soumissionné même si l'estimation avait été exacte et, en conséquence, il faut tenir pour avéré que Rainbow n'aurait pas conclu de contrat si l'estimation avait été exacte.  Les pertes en cause ont un lien causal direct avec le contrat, qui, à son tour, a un lien causal avec la déclaration inexacte faite par négligence.  Finalement, ces pertes étaient prévisibles et ne constituent donc pas une conséquence indirecte.

 

                   Le juge McLachlin (dissidente):  Le tribunal tirera une conclusion de la cause de la perte selon le crédit accordé à la déclaration dans le cas où la conduite trompeuse est susceptible d'avoir incité à agir celui à qui la déclaration a été faite.  Cette conclusion peut être réfutée.  Le demandeur peut alléguer que toutes les pertes qu'il a subies dans l'exécution du contrat sont imputables à la déclaration inexacte faite par négligence.  Mais s'il est établi que la perte résulte de facteurs autres que la déclaration inexacte, il y a alors rupture du lien de causalité.  Enfin, la perte jugée imputable à la déclaration inexacte faite par négligence doit constituer une conséquence raisonnablement prévisible de la déclaration au moment où elle est faite.

 

                   Le juge de première instance a conclu à l'existence d'une déclaration inexacte faite par négligence susceptible d'inciter à agir la personne à qui elle est faite et il était en droit de conclure que c'est la déclaration inexacte qui a incité les demanderesses à conclure le contrat.  Si le juge de première instance avait conclu qu'une partie de la perte des demanderesses découlait de facteurs autres que la déclaration faite par négligence, il y aurait alors eu rupture du lien de causalité et il n'y aurait eu aucun dédommagement possible au titre des pertes imputables à ces facteurs.  Toutefois, le juge de première instance n'a tiré aucune conclusion quant à l'incidence des actes des demanderesses sur la perte totale relative à l'exécution du contrat, de la conduite de tierces parties ou d'autres facteurs n'ayant rien à voir avec l'acte délictuel de la défenderesse, apparemment parce qu'il a estimé que ces questions n'étaient pas pertinentes.  En fait, elles l'étaient relativement à la question de la cause de la perte.  Cette affaire devait donc faire l'objet d'un renvoi à procès pour qu'un tribunal statue sur cette question.

 

                   Il n'est pas nécessaire d'examiner la règle du caractère indirect d'une conséquence.

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge Sopinka

 

                   Arrêts mentionnés: Friesen v. Berta (1979), 100 D.L.R. (3d) 91; Irving Oil Ltd. v. Adams (1984), 46 Nfld. & P.E.I.R. 234, 135 A.P.R. 234; H.B. Nickerson & Sons Ltd. v. Wooldridge (1980), 40 N.S.R. (2d) 388, 73 A.P.R. 388; Steer v. Aerovox Inc. (1984), 65 N.S.R. (2d) 91, 147 A.P.R. 91; National Trust Co. v. Wong Aviation Ltd., [1969] R.C.S. 481; Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; Banque Nationale du Canada c. Corbeil, [1991] 1 R.C.S. 117; Banque Provinciale du Canada c. Gagnon, [1981] 2 R.C.S. 98.

 

Citée par le juge McLachlin (dissidente)

 

                   Esso Petroleum Co. v. Mardon, [1976] 2 All E.R. 5; Doyle v. Olby (Ironmongers) Ltd., [1969] 2 Q.B. 158.

 

Doctrine citée

 

Fridman, G. H. L.  The Law of Torts in Canada, vol. 2.  Toronto:  Carswells, 1990.

 

McLauchlan, D. W.  "Assessment of Damages for Misrepresentations Inducing Contracts" (1987), 6 Otago L.R. 370.

 

Treitel, G. H.  The Law of Contract, 7th ed. London: Stevens & Sons: Sweet & Maxwell, 1987.

 

                   POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1990), 43 B.C.L.R. (2d) 1, 67 D.L.R. (4th) 348, [1990] 3 W.W.R. 413, qui a confirmé une décision du juge Gibbs, [1989] 1 W.W.R. 714.  Pourvoi rejeté, le juge McLachlin est dissidente.

 

                   Edward C. Chiasson, c.r., et Patrick G. Foy, pour l'appelante.

 

                   Darrell W. Roberts, c.r., et Leslie J. Muir, pour les intimées.

 

//Le juge Sopinka//

 

                   Version française du jugement des juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Sopinka, Gonthier, Stevenson et Iacobucci rendu par

 

                   Le juge Sopinka ‑‑ Le présent pourvoi est formé contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique qui a rejeté un appel interjeté contre la seconde tentative du juge de première instance d'évaluer les dommages‑intérêts.  Le pourvoi soulève des questions concernant le calcul des dommages‑intérêts pour une déclaration inexacte faite par négligence, lesquelles ont été étudiées à fond deux fois en première instance et deux fois en appel avant de nous être soumises avec l'autorisation de notre Cour.

 

1.  Les faits

 

                   La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada ("CN") a lancé un appel d'offres pour la fourniture de repas, dans l'ensemble du pays, à ses équipes d'exploitation et d'entretien des voies pendant la période du 15 mars 1985 au 14 mars 1986.  Le nombre de repas requis a été estimé à 1 092 500.

 

                   Les intimées sont des traiteurs industriels qui exercent leurs activités comme une seule entité.  Je vais les désigner ensemble par le nom de "Rainbow".  Elles ont déposé une offre de 4,94 $ le repas.  CN a ensuite dit n'avoir besoin que de 85 pour 100 du nombre de repas prévu dans l'estimation antérieure.  Rainbow a donc présenté une nouvelle offre de 5,02 $ le repas et s'est vu accorder le contrat.  Or, il s'est avéré que le besoin de repas était nettement moins grand, la réduction étant d'environ  30 pour 100.  Le contrat n'a pas été rentable pour Rainbow.  En effet, quand elle l'a résilié le 21 septembre 1985 après avoir donné l'avis requis de 30 jours, Rainbow avait essuyé une perte de plus d'un million de dollars.

 

2.  Les jugements des tribunaux d'instance inférieure

 

                   a)  Cour suprême de la Colombie‑Britannique (le juge Gibbs)

 

                   Rainbow a intenté en Cour suprême de la Colombie‑Britannique une action pour fraude, pour inexécution de contrat, pour déclaration inexacte faite par négligence et pour ingérence dans un contrat.  Cette décision, quoique inédite, se trouve résumée à [1987] B.C.W.L.D. 2838.  Le juge Gibbs, maintenant juge de la Cour d'appel, a décidé que des déclarations quant au nombre de repas requis faites au nom de CN par son employé Michael Doroshenko avaient incité Rainbow à la passation du contrat, et que Doroshenko aurait dû savoir que ces déclarations étaient essentiellement erronées, mais qu'il n'a rien fait pour en informer Rainbow.  Cela a amené le juge Gibbs à conclure à l'existence de négligence et d'une déclaration inexacte frauduleuse de la part de Doroshenko et de CN.  Le juge a rejeté la demande relative à l'ingérence dans le contrat et a décidé qu'il n'était pas nécessaire d'aborder la demande pour inexécution du contrat.

 

                   Le juge Gibbs a accordé la somme de 1 194 525 $ (plus les intérêts et les dépens) à titre de dommages‑intérêts pour la perte subie par Rainbow.  C'était là la totalité de la perte résultant du contrat.  Une demande de dédommagement pour la perte des profits qu'auraient rapportés d'autres contrats éventuels a été rejetée en raison de son caractère excessivement conjectural.  Le juge a constaté que certaines factures de Rainbow avaient été approuvées mais restaient impayées et il a laissé aux avocats le soin de régler cette question entre eux.

 

b)  Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (les juges Craig, Esson et Wallace)

 

                   CN et Doroshenko ont interjeté appel, tandis que Rainbow a interjeté un appel incident contre le rejet de sa demande relative aux factures.  L'arrêt est publié à (1988), 30 B.C.L.R. (2d) 273.  La Cour d'appel a accueilli les appels de Doroshenko et de CN contre la conclusion à l'existence de fraude et a accueilli également celui de Doroshenko contre la conclusion de négligence tirée à son égard.  L'appel incident a été rejeté.  La cour a renvoyé l'affaire au juge de première instance pour qu'il statue sur l'allégation d'inexécution du contrat et pour qu'il évalue de nouveau les dommages‑intérêts relatifs à la demande pour déclaration inexacte.

 

                   Le juge Esson a conclu que, si Doroshenko a fourni des renseignements inexacts, c'était à cause des mauvaises communications qui existaient au CN.  Cela justifiait la condamnation de CN pour avoir fait par négligence une déclaration inexacte, mais Doroshenko ne pouvait être jugé personnellement négligent pour ces mauvaises communications.  De plus, l'allégation de fraude ne pouvait être soutenue contre ni l'un ni l'autre défendeur.  La lenteur de la réaction de CN aux problèmes qui se manifestaient ne revenait pas à garder le silence alors même qu'elle savait que des renseignements inexacts avaient déjà été fournis.  Rainbow n'a pas été intentionnellement induite en erreur; c'était un simple cas de mauvaises communications.

 

                   En ce qui concerne les dommages‑intérêts, le juge Esson a dit que, même à supposer que le mode de calcul soit celui applicable en matière délictuelle, encore faudrait‑il conclure qu'en l'absence de la déclaration inexacte, Rainbow n'aurait pas signé de contrat avec CN.  Aucune conclusion du genre n'a été tirée.  Le juge Esson a dit à la p. 308:

 

[traduction]  D'après moi, il n'y a rien dans la preuve qui puisse raisonnablement appuyer le point de vue selon lequel [Rainbow], si elle avait reçu une estimation exacte, aurait agi autrement qu'en augmentant le prix de chaque repas comme, on peut raisonnablement le supposer, l'auraient fait tous les autres soumissionnaires.  Ce qu'on a "escroqué" à la demanderesse n'est pas la totalité des fonds affectés au contrat mais le paiement supplémentaire par repas qu'elle aurait stipulé si on avait fait preuve de diligence raisonnable en donnant l'estimation.

 

Il a en conséquence renvoyé l'affaire au juge de première instance pour qu'il fixe le montant des dommages‑intérêts.  Il n'est pas certain si le juge de première instance devait procéder à la nouvelle évaluation des dommages‑intérêts en tenant pour acquis que Rainbow aurait fait une nouvelle soumission ou si cette question était laissée à sa discrétion.  Devaient également être examinées à la nouvelle audition d'autres allégations d'inexécution de contrat sur lesquelles on ne s'était pas penché au procès.  En ce qui a trait à l'appel incident de Rainbow relativement aux factures, le juge Esson a affirmé que la question des dommages‑intérêts serait globalement en cause à la nouvelle audition et que ce point pourrait donc être abordé à ce moment‑là.

 

                   Le juge Wallace a souscrit à l'avis du juge Esson, mais a rédigé ses propres motifs quant aux questions de responsabilité.  Pour ce qui est des dommages‑intérêts, il s'est dit d'accord avec le juge Esson.

 

                   Le juge Craig a été dissident.  D'après lui, toutes les conclusions du juge de première instance étaient justifiables et il aurait rejeté l'appel de CN et accueilli l'appel incident portant sur les factures.

 

                   c)  Cour suprême de la Colombie‑Britannique (le juge Gibbs)

 

                   Le juge Gibbs, dans une décision publiée à [1989] 1 W.W.R. 714, a commencé par examiner les motifs du juge Esson afin de déterminer si la Cour d'appel avait décidé que Rainbow aurait conclu le contrat même en l'absence de la déclaration inexacte, auquel cas le montant des dommages‑intérêts refléterait simplement le prix plus élevé qu'aurait stipulé le contrat dans l'hypothèse d'une estimation exacte, ou si le juge Esson a mentionné ce point uniquement comme question à trancher avant que ne puisse être déterminé le bon mode de calcul des dommages‑intérêts.  C'est cette dernière thèse qu'a retenue le juge Gibbs.

 

                   Ayant examiné la jurisprudence, le juge Gibbs a dit qu'aucune règle n'impose à la demanderesse l'obligation de produire une déposition portant qu'elle n'aurait pas signé le contrat si elle avait su la vérité.  Ce que la demanderesse doit faire, c'est de prouver qu'une déclaration inexacte a été faite par négligence, qu'elle s'est fiée à cette déclaration, qu'il y a eu incitation et qu'elle a subi un préjudice.  Elle est alors en droit de se faire dédommager intégralement.  Le juge Gibbs a affirmé aux pp. 721 et 722:

 

[traduction]  En conséquence [. . .] il n'est pas nécessaire de présumer l'existence de la volonté de contracter à un prix plus élevé, ni de conjecturer sur ce qu'aurait pu être ce prix plus élevé.

 

                                                                   . . .

 

                   La demanderesse a sollicité des dommages‑intérêts fondés sur un délit civil et, subsidiairement, pour inexécution de contrat.  Elle a produit des preuves établissant le montant du dédommagement dans chaque cas.  Elle n'a pas tenté de calculer ce qu'aurait pu être son offre par repas, eu égard à toutes les variables, si on lui avait demandé de soumissionner en fonction de ce qui s'est avéré être le nombre réel d'équipes, leur taille et les endroits où elles se trouvaient, et à supposer qu'elle eût été prête à accepter le risque associé à un nombre réduit de repas.  Quant à la cour, elle n'est pas en mesure de faire ce calcul.  Il me semble par ailleurs que si j'accordais la somme réclamée pour l'inexécution du contrat, en tenant pour acquis qu'elle représente la différence entre le prix effectivement stipulé dans le contrat et le prix qui "aurait été demandé", ce serait un dédommagement fondé sur l'inexécution du contrat alors que, suivant les arrêts Doyle [v. Olby (Ironmongers) Ltd., [1969] 2 Q.B. 158 (C.A.)] et [Esso Petroleum Co. v.] Mardon [[1976] Q.B. 801 (C.A.)], la demanderesse a droit à des dommages‑intérêts pour le délit civil consistant à avoir fait par négligence une déclaration inexacte.

 

En définitive, le juge Gibbs a accordé la même somme, sauf qu'il y a ajouté les montants des factures encore impayées.  La nouvelle somme accordée était donc de 1 232 141 $ plus les intérêts et les dépens relatifs aux deux décisions de première instance.

 

d)  Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (les juges Hinkson, Lambert, Toy, Southin et Cumming)

 

                   CN a interjeté appel de nouveau, mais a été déboutée dans un arrêt publié à (1990), 43 B.C.L.R. (2d) 1.  Le juge Lambert, s'exprimant en son propre nom et en celui des juges Hinkson, Toy et Cumming, a décidé que le juge Gibbs avait eu raison de dire que le juge Esson n'avait pas tiré de conclusion nette sur la question de savoir si Rainbow aurait présenté une nouvelle soumission si elle avait su la vérité.

 

                   La seconde question était de savoir si le juge Gibbs aurait dû entreprendre de déterminer que, si Rainbow avait connu les faits, elle aurait conclu le contrat moyennant stipulation d'un prix plus élevé.  Selon le juge Lambert à la p. 12, il se peut que, dans certains cas, un défendeur soit en mesure de démontrer que la personne à qui a été faite la déclaration inexacte aurait passé le contrat même si elle avait été au courant des faits; et il est même possible que le défendeur puisse établir ce qu'auraient été les conditions de ce contrat.  En pareil cas:

 

[traduction]  . . . la perte découlant de la déclaration inexacte faite par négligence, si l'on applique la norme habituelle en matière délictuelle consistant à mettre le demandeur dans la situation où il se serait trouvé si le délit civil n'avait pas été commis, serait la différence entre les conséquences financières généralement prévisibles du contrat intervenu entre les parties et les conséquences financières généralement prévisibles du contrat qui aurait été conclu si le demandeur avait su la vérité.

 

                   Il n'est pas évident, à la lecture des motifs rédigés par le juge Gibbs à la suite de second procès, qu'il acceptait ce principe de droit énoncé dans les motifs du juge Esson.  Ce qui est évident toutefois, c'est que, même s'il avait accepté ce principe, il n'aurait pas conclu en l'espèce que [Rainbow] aurait signé un contrat stipulant un prix différent si elle avait su la vérité concernant le nombre de repas.  [Je souligne.]

 

Par conséquent, la Cour d'appel n'a pas touché à la décision du juge Gibbs selon laquelle il n'était pas nécessaire de conclure que la demanderesse aurait contracté à un prix supérieur.  CN a fait valoir que le juge de première instance n'avait pas appliqué le bon mode de calcul des dommages‑intérêts, mais ces arguments ont été rejetés.

 

                   Le juge Southin a été dissidente.  Bien que souscrivant à l'opinion de la majorité selon laquelle le juge Gibbs n'était pas lié par la décision antérieure sur la question de la nouvelle soumission de Rainbow, elle aurait fondé le calcul des dommages‑intérêts sur l'inexécution du contrat en se demandant dans quelle situation se serait trouvée la demanderesse si CN avait acheté autant de repas qu'elle avait dit.  D'après le juge Southin, le montant des dommages‑intérêts n'aurait pas différé en l'espèce selon qu'il s'agissait d'un dédommagement en matière délictuelle ou en matière contractuelle.  Elle a été d'avis d'accueillir l'appel et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès afin de déterminer le montant des dommages‑intérêts à accorder pour la déclaration inexacte faite par négligence et afin qu'il soit statué sur les allégations d'inexécution de contrat.

 

3.  Les questions en litige

 

                   L'appelante CN a soulevé essentiellement deux questions.  La première est de savoir si, à la nouvelle audition, le juge Gibbs était lié par une conclusion tirée dans le premier arrêt de la Cour d'appel.  Selon CN, lors du premier appel, la Cour d'appel a tiré comme conclusion de fait qu'en l'absence de la déclaration inexacte, Rainbow aurait tout de même soumissionné, mais à un prix plus élevé.  Les dommages‑intérêts, a‑t‑on soutenu, devaient être calculés sur cette base plutôt que de simplement dédommager Rainbow de la totalité de sa perte.  La force obligatoire de l'arrêt de la Cour d'appel était justifiée à la fois par le fait qu'il s'agissait de la décision d'un tribunal d'instance supérieure rendue dans la même affaire et que le dossier était chose jugée.

 

                   La seconde question, qui se pose à titre subsidiaire, est de savoir si les tribunaux d'instance inférieure ont commis une erreur quant au mode de calcul des dommages‑intérêts.

 

4.  La conclusion tirée lors du premier appel a‑t‑elle force obligatoire?

 

                   J'accepte la conclusion, tirée par le juge Gibbs, lors de la nouvelle audition, et par la Cour d'appel, unanime sur ce point, dans le cadre du second appel, que l'arrêt rendu par la Cour d'appel à l'issue du premier appel n'était pas censé lier le juge Gibbs relativement à la question factuelle de savoir ce qu'aurait fait Rainbow si elle n'avait pas été induite en erreur.  Le juge Lambert a dit à la p. 11:

 

[traduction]  Si une conclusion de fait devient pertinente, si elle fait l'objet d'une vive contestation entre les parties, si elle tient à une appréciation de la preuve et si le juge de première instance n'a tiré aucune conclusion sur cette question de fait, alors nous renvoyons presque invariablement l'affaire au juge de première instance pour qu'il statue sur la question de fait contestée.

 

                   Vu cette conclusion, la question de l'autorité de la chose jugée ne se pose pas.

 

5.  Le calcul des dommages‑intérêts

 

                   Le demandeur dans une action en dommages‑intérêts pour une déclaration inexacte faite par négligence est en droit de se voir mis dans la situation où il se serait trouvé n'eût été de la déclaration inexacte.  Fridman, dans The Law of Torts in Canada, vol. 2, affirme à la p. 136:

 

[traduction]  Quant à savoir quel genre de perte économique peut donner lieu à dédommagement dans une action pour déclaration inexacte faite par négligence, c'est là une question qui n'a pas encore été définitivement tranchée, quoique le critère retenu semble être celui de la mise du demandeur dans la situation où il se serait trouvé s'il n'y avait jamais eu de déclaration inexacte faite par négligence.  Il ressort de certaines décisions que le demandeur peut obtenir le paiement de ce qu'on pourrait appeler ses "débours".  En d'autres termes, il a droit au remboursement des frais et dépenses qu'il a engagés après s'être fié à la déclaration inexacte.

 

                   On trouve, dans le même sens, l'énoncé de D. W. McLauchlan, dans "Assessment of Damages for Misrepresentations Inducing Contracts" (1987), 6 Otago L.R. 370, à la p. 388:

 

[traduction]  Il est évident que les dommages‑intérêts ont pour but de mettre la partie dont les droits ont été violés dans la même situation, dans la mesure où l'argent permet de le faire, où elle se serait trouvée si ses droits avaient été respectés.  Voilà pourquoi, l'action délictuelle vise à mettre le demandeur dans la situation où il se serait trouvé si le délit civil n'avait pas été commis.

 

                   Il appartient au demandeur de prouver, selon la prépondérance des probabilités, dans quelle situation il se serait ainsi trouvé.  Dans un cas où une déclaration inexacte pertinente faite par négligence l'a incité à conclure un marché, le demandeur prétend normalement que, n'eût été de la déclaration inexacte, il n'aurait pas conclu le marché.  Dans les affaires suivantes, le demandeur a été mis dans la situation où il se serait trouvé s'il n'avait jamais conclu le marché:  Friesen v. Berta (1979), 100 D.L.R. (3d) 91 (C.S.C.‑B.), Irving Oil Ltd. v. Adams (1984), 46 Nfld. & P.E.I.R. 234, 135 A.P.R. 234 (C.A.T.‑N.), H.B. Nickerson & Sons Ltd. v. Wooldridge (1980), 40 N.S.R. (2d) 388, 73 A.P.R. 388 (C.S.N.‑É., Div. app.), et Steer v. Aerovox Inc. (1984), 65 N.S.R. (2d) 91, 147 A.P.R. 91 (C.S.N.‑É., 1re inst.).

 

                   Du moment qu'il établit la perte occasionnée par le marché en question, le demandeur s'acquitte du fardeau de la preuve qui lui incombe relativement aux dommages‑intérêts.  Le défendeur qui allègue que le demandeur aurait conclu un marché à des conditions différentes soulève une nouvelle question qui oblige le tribunal à s'interroger sur ce qui se serait produit dans une situation hypothétique.  Il s'agit d'un domaine dans lequel il est généralement impossible de produire des éléments de preuve concrets.  Or, à défaut d'éléments de preuve justifiant une conclusion sur cette question, est‑ce le demandeur ou bien le défendeur qui doit supporter le risque de ne pas convaincre le tribunal?  Le demandeur est‑il tenu de réfuter toute proposition de nature conjecturale quant à ce qu'aurait été sa situation si le défendeur n'avait pas commis de délit civil, ou est‑ce à l'auteur du délit civil qui invoque cette situation hypothétique d'en faire la preuve?

 

                   Bien que le fardeau ultime incombe généralement au demandeur, il ne s'agit pas là d'une règle immuable; voir National Trust Co. v. Wong Aviation Ltd., [1969] R.C.S. 481, et Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311.  Des motifs de principe valables suffiront pour inverser le fardeau normal de la preuve.  À mon avis, il y a une bonne raison qui justifie une telle inversion dans un cas comme celui qui nous occupe.  La demanderesse est la victime innocente d'une déclaration inexacte qui l'a amenée à changer sa situation.  Il est juste que la demanderesse puisse alléguer que "n'eût été de la conduite délictuelle de la défenderesse, je n'aurais pas changé ma situation".  L'auteur du délit civil qui répond "Oui, mais vous vous seriez mise dans une situation autre que le statu quo" et qui demande, en conséquence, au tribunal de conclure à l'existence d'un marché dont les conditions sont hypothétiques et conjecturales doit assumer le fardeau de réfuter l'allégation de statu quo de la demanderesse.

 

                   Un principe analogue joue dans les cas où un créancier garanti dispose illégalement des biens du débiteur.  La perte subie par le débiteur correspond à la valeur marchande de ces biens.  Le créancier qui allègue que s'ils étaient en la possession du débiteur, la valeur des biens serait moindre, est tenu de le prouver; voir Banque Nationale du Canada c. Corbeil, [1991] 1 R.C.S. 117, et Banque Provinciale du Canada c. Gagnon, [1981] 2 R.C.S. 98.

 

                   Appliquant en l'espèce les principes susmentionnés, je fais remarquer que Rainbow a établi:

 

a)  qu'elle a été victime d'une déclaration inexacte faite par négligence;

 

b)  que, n'eût été de cette déclaration inexacte, elle n'aurait pas conclu le contrat à ces conditions; et

 

c)  que ce contrat a entraîné la perte dont elle a été dédommagée par le juge de première instance.

 

L'appelante CN a fait valoir que la perte n'était pas imputable en totalité à la déclaration inexacte parce que Rainbow aurait passé un contrat différent comportant d'autres conditions, ce qui lui aurait occasionné au moins une partie de sa perte.  Pour déterminer ce qu'aurait fait l'intimée en l'absence de l'acte délictuel en cause, il faut se livrer à de nombreuses conjectures et, me fondant sur les principes examinés plus haut, je ferais assumer à l'appelante le fardeau ultime de la preuve.  Le juge de première instance a refusé de se prononcer en faveur de l'appelante sur cette question.  Les juges majoritaires en Cour d'appel n'ont relevé aucune erreur de la part du juge de première instance à cet égard.  En fait, ils semblent avoir expressément approuvé sa conclusion.  Subsidiairement, le passage que je viens d'évoquer donne à entendre qu'il se dégage implicitement des conclusions du juge de première instance qu'il a tranché en faveur de la demanderesse sur ce point.

 

                   CN a soutenu qu'une bonne partie de la perte ne résultait pas de la déclaration inexacte et aurait été subie même si l'estimation avait été exacte.  Rainbow elle‑même, a fait remarquer CN, a allégué à l'alinéa 49 de sa déclaration que des pertes avaient été occasionnées par une certaine conduite de la part de CN et de ses employés pendant l'exécution du contrat, notamment la consommation excessive de nourriture.  Ce sont là des allégations d'inexécution de contrat sur lesquelles les tribunaux n'ont jamais statué.  CN prétend toutefois qu'on ne peut obtenir, dans le cadre de la demande fondée sur la déclaration inexacte, le dédommagement de pertes occasionnées par une telle conduite.

 

                   Mais j'ai conclu qu'il incombait à CN de prouver que Rainbow aurait soumissionné même si l'estimation avait été exacte.  Cette preuve n'a pas été faite et, en conséquence, je tiens pour avéré que Rainbow n'aurait pas conclu de contrat si l'estimation avait été exacte.  La conduite mentionnée à l'alinéa 49 n'aurait pas eu lieu en l'absence d'un contrat, si bien que la perte en résultant, comme toutes les autres pertes découlant de l'exécution appropriée du contrat par Rainbow, est directement liée à la déclaration inexacte faite par négligence.  La passation du contrat forme un maillon dans la chaîne des événements conduisant aux pertes visées à l'alinéa 49.  Ces pertes ont un lien causal direct avec le contrat, qui, à son tour, a un lien causal avec la déclaration inexacte faite par négligence.  Finalement, j'estime que ces pertes étaient prévisibles et ne constituent donc pas une conséquence indirecte.  Pour ces motifs, je conclus que le juge de première instance a correctement évalué les dommages‑intérêts et que la Cour d'appel a eu raison de confirmer sa décision.

 

                   En définitive, le pourvoi est rejeté avec dépens.

 

//Le juge McLachlin//

 

                   Version française des motifs rendus par

 

                   Le juge McLachlin (dissidente) ‑‑ Les demanderesses (intimées) ont intenté une action pour inexécution de contrat et pour délits civils.  Les délits civils consisteraient en une déclaration inexacte faite par négligence et en une déclaration inexacte frauduleuse.  Le juge de première instance a fondé sa décision sur la déclaration faite par négligence et sur la déclaration inexacte frauduleuse et n'a pas abordé la demande relative au contrat.  Lors du premier appel, le tribunal a statué que la demande pour déclaration inexacte frauduleuse ne pouvait être accueillie.  Il n'a pas été interjeté appel de cette décision.  En conséquence, le présent pourvoi ne porte que sur la question de la déclaration inexacte faite par négligence.  Il s'agit de déterminer quel montant des dommages‑intérêts doit être accordé par suite de la déclaration inexacte faite par négligence par la défenderesse (appelante) que le nombre de repas devant être fournis par les demanderesses serait plus élevé qu'en réalité.

 

                   Les principes applicables peuvent être énoncés simplement.

 

                   Une action pour déclaration inexacte faite par négligence doit satisfaire aux conditions suivantes:  a) une déclaration inexacte a été faite par négligence; b) elle a été faite avec insouciance et contrairement à l'obligation que l'auteur de cette déclaration a envers celui à qui elle est faite de prendre des mesures raisonnables pour s'assurer de l'exactitude de la déclaration; c) la déclaration cause une perte qui constituait la conséquence prévisible de la déclaration inexacte au moment où elle a été faite.  Le présent pourvoi porte sur la troisième condition de l'action pour déclaration inexacte faite par négligence.

 

                   La perte qui peut donner lieu à dédommagement est celle qui, selon la preuve, est imputable à la déclaration faite par négligence.  Le lien de causalité entre la déclaration faite et la perte subie résulte du crédit accordé à cette déclaration par le demandeur.  En l'espèce, ce crédit s'est manifesté par le contrat que les demanderesses ont conclu avec la défenderesse.  Il ne s'agit pas de déterminer quelle est la perte totale subie dans l'exécution du contrat, mais plutôt de savoir quelle perte, suivant la preuve, a été causée par l'acte délictuel, la déclaration inexacte faite par négligence.

 

                   Je m'éloigne maintenant de l'analyse des principes généraux pour passer à celle des questions de preuve.  Il incombe au demandeur de prouver les éléments de sa conduite.  Toutefois, il ne lui appartient pas de prouver que la déclaration inexacte l'a incité à conclure le contrat ou, inversement que "n'eût été" la déclaration inexacte, il n'aurait pas conclu le contrat.  Le tribunal tirera une conclusion de la cause de la perte selon le crédit accordé à la déclaration dans le cas où la conduite trompeuse est susceptible d'avoir incité à agir celui à qui la déclaration a été faite.  Cette conclusion peut être réfutée.  Voir l'arrêt Esso Petroleum Co. v. Mardon, [1976] 2 All E.R. 5 (C.A.), Treitel, The Law of Contract, 7th ed. (1987), aux pp. 263 et 264.

 

                   Le demandeur peut alléguer que toutes les pertes qu'il a subies dans l'exécution du contrat sont imputables à la déclaration inexacte faite par négligence.  Mais s'il est établi que la perte résulte de facteurs autres que la déclaration inexacte, il y a alors rupture du lien de causalité. Généralement, le demandeur fait une preuve prima facie en établissant l'existence des pertes résultant du contrat.  Toutefois, le défendeur peut établir que le lien de causalité a été rompu, notamment par les propres actes du demandeur, les actes de tierces parties ou d'autres facteurs qui n'ont rien à voir avec la déclaration inexacte délictuelle.  La responsabilité civile délictuelle repose sur la faute et les pertes ne résultant pas de la faute du défendeur ne peuvent lui être imputées.  Il appartient au demandeur, lorsqu'il conclut un contrat, de parer aux éventualités comme les conditions atmosphériques.  Le demandeur peut aussi avoir un recours contre les tierces parties qui ont causé la perte qu'il a subie.

 

                   Enfin, il reste à déterminer si la perte jugée imputable à la déclaration inexacte faite par négligence constituait une conséquence raisonnablement prévisible de la déclaration au moment où elle a été faite, c'est‑à‑dire qu'elle ne constitue pas une conséquence trop indirecte.

 

Application des principes

 

                   Le juge de première instance a conclu à l'existence d'une déclaration inexacte faite par négligence susceptible d'inciter à agir la personne à qui elle est faite.  Cela lui a permis de conclure que c'est la déclaration inexacte qui a incité les demanderesses à conclure le contrat.

 

                   Cela nous amène à la question suivante: quelle proportion des pertes relatives à l'exécution du contrat que les demanderesses ont subies est imputable à la déclaration inexacte faite par négligence? La défenderesse a présenté la preuve qu'une partie de la perte était attribuable à des facteurs autres que sa déclaration inexacte faite par négligence.  Si le juge de première instance avait conclu qu'une partie de la perte des demanderesses découlait de facteurs autres que la déclaration inexacte faite par négligence, il y aurait alors eu rupture du lien de causalité et il n'y aurait eu aucun dédommagement possible au titre des pertes imputables à ces facteurs.  Toutefois, le juge de première instance n'a tiré aucune conclusion quant à l'incidence  des actes des demanderesses sur la perte totale relative à l'exécution du contrat, de la conduite de tierces parties ou d'autres facteurs n'ayant rien à voir avec l'acte délictuel de la défenderesse.  Il a apparemment estimé que ces questions n'étaient pas pertinentes.  En fait, elles l'étaient relativement à la question de la cause de la perte.  Cette affaire doit faire l'objet d'un renvoi à procès pour qu'un tribunal statue sur cette question.

 

                   Plus particulièrement, les pertes subies par les demanderesses peuvent résulter a) de la déclaration inexacte faite par négligence par la défenderesse, b) d'autres actes ou omissions illégitimes de la défenderesse, que ce soit par négligence ou par suite de l'inexécution du contrat, c) des actes ou omissions des demanderesses, d) des actes de tierces parties, et e) de facteurs n'ayant rien à voir avec la faute des demanderesses ou de la défenderesse, ou de l'un ou l'autre de ces éléments.  La défenderesse est responsable des pertes découlant de a) ou b), mais non des pertes découlant de c), d) et e).  Le juge de première instance a supposé à tort que toutes les pertes relatives à l'exécution du contrat des demanderesses doivent être imputées à a) et n'a tiré aucune conclusion quant aux autres possibilités, même si la défenderesse CN avait présenté des preuves à cet égard.  Ces conclusions doivent être tirées pour que justice soit faite.

 

                   La perte jugée imputable à la déclaration inexacte de la défenderesse doit aussi satisfaire au critère de prévisibilité, c'est-à-dire que la perte subie ne doit pas constituer une conséquence trop indirecte.  La question est la suivante:  la perte imputable à la déclaration inexacte constituait‑elle la conséquence raisonnablement prévisible de la déclaration inexacte au moment où elle a été faite?  Cette règle ne s'applique qu'une fois qu'il a été prouvé que la perte résulte effectivement de la déclaration inexacte du défendeur.  Puisque je suis d'avis d'ordonner un renvoi à procès aux fins de bien trancher la question de la causalité, il n'est pas nécessaire, pour le moment, d'examiner la règle du caractère indirect d'une conséquence. Toutefois, si je devais le faire, je conclurais que les pertes résultant de facteurs autres que la déclaration inexacte délictuelle n'auraient pas été prévisibles au moment où la déclaration a été faite, puisque la défenderesse était en droit de supposer que les demanderesses, dans leur soumission, tiendraient compte de tous les facteurs liés au coût d'exécution du contrat (à l'exclusion des actes illégitimes de la défenderesse) et que les demanderesses n'aggraveraient pas elles‑mêmes la perte de leur propre fait.

 

                   Je conclus que l'affaire doit être renvoyée à procès.

 

Observations additionnelles

 

                   Le pourvoi, tel qu'il se présente, met l'accent sur la question de savoir si le juge de première instance aurait dû examiner si les demanderesses ont fait la preuve qu'elles n'auraient pas conclu le contrat n'eût été de la déclaration inexacte.  D'après ce qui précède, il est évident que je suis d'accord avec le juge de première instance pour dire qu'il avait droit, en l'absence d'une contre‑preuve, de conclure que le crédit accordé à la déclaration avait incité à la passation du contrat.  Bien que je partage l'avis du juge Sopinka que cette conclusion est possible, j'estime que cela découle de la jurisprudence et non des principes applicables dans un cas particulier.

 

                   Je partage également l'opinion du juge de première instance que, dans une action délictuelle pour déclaration inexacte faite par négligence, il n'est pas nécessaire de se livrer à des conjectures quant à ce que les demanderesses auraient présenté comme soumission si elles avaient su la vérité.  En matière délictuelle, l'objet est simplement de mettre le demandeur dans la situation où il se serait trouvé si l'acte délictuel n'avait pas été commis.  La seule question est de savoir si l'on peut conclure (ou inférer) que les demanderesses n'auraient pas conclu le contrat en l'absence de la déclaration inexacte.

 

                   En matière contractuelle, il en va autrement.  Dans ce cas, les dommages‑intérêts visent à mettre le demandeur dans la situation où il se serait trouvé si la déclaration avait été exacte, c'est‑à‑dire qu'ils visent à dédommager le demandeur relativement aux attentes qu'il avait à l'égard du contrat.  Il devient alors nécessaire de déterminer ce qui ce serait passé si la déclaration quant au nombre de repas avait été exacte.  Toutefois, même dans ce cas, la cour n'est pas tenue de se livrer à des conjectures quant à ce que le demandeur aurait présenté comme soumission s'il avait su la vérité (le critère proposé par le juge Sopinka).

 

                   Bref, je conclus que le juge du procès a appliqué le bon critère général pour calculer les dommages‑intérêts, puisqu'il devait se prononcer sur une action en matière délictuelle et non contractuelle.  Il a aussi à juste titre conclu que l'on avait accordé du crédit à la déclaration, même si les demanderesses n'avaient pas déclaré qu'elles n'auraient pas conclu le contrat si elles avaient su la vérité.  La seule erreur du juge de première instance est celle relevée par le juge Southin de la Cour d'appel dans ses motifs, savoir qu'il a omis d'examiner si toutes les pertes relatives à l'exécution du contrat étaient imputables à la déclaration inexacte délictuelle de la défenderesse ou si, au contraire, certaines de ces pertes résultaient d'autres facteurs.

 

                   Selon la jurisprudence, toutes les pertes relatives à l'exécution d'un contrat ne donnent pas nécessairement lieu à dédommagement dans une action pour déclaration inexacte faite par négligence ou pour déclaration inexacte frauduleuse ayant incité à la passation d'un contrat.  Dans les affaires Esso Petroleum Co. v. Mardon, précité, et Doyle v. Olby (Ironmongers) Ltd., [1969] 2 Q.B. 158, les pertes générales relatives à l'exécution d'un contrat ont donné lieu à un dédommagement.  Toutefois, comme le fait remarquer le juge Southin de la Cour d'appel, il n'y avait, dans ces affaires aucune allégation qu'une partie de la perte résultait des actes du demandeur.  Le défendeur est tenu de dédommager le demandeur des pertes résultant d'un acte illégitime qu'il a commis, mais non des pertes imputables à des tiers.  Sinon, le montant des dommages‑intérêts en matière délictuelle pourrait être sensiblement plus élevé qu'en matière contractuelle.  Je souscris à l'opinion du juge Southin que, d'un point de vue de justice pratique, le montant des dommages‑intérêts accordé pour un acte illégitime donné devrait être le même, peu importe que cet acte soit considéré comme un délit civil ou comme constituant une inexécution de contrat.

 

Dispositif

 

                   Je suis d'avis d'ordonner un renvoi à procès pour qu'il puisse être déterminé si une partie de la perte est imputable à des facteurs autres que la déclaration inexacte de la défenderesse.

 

                   Pourvoi rejeté avec dépens, le juge McLachlin est dissidente.

 

                   Procureurs de l'appelante: Ladner, Downs, Vancouver.

 

                   Procureurs des intimées: Roberts, Muir & Griffin, Vancouver.

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