Jugements de la Cour suprême

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226

 

Laura Norberg             Appelante

 

c.

 

Morris Wynrib             Intimé

 

 et

 

Fonds d'action et d'éducation

juridiques pour les femmes                                                                Intervenant

 

Répertorié:  Norberg c. Wynrib

 

No du greffe:  21924.

 

1991:  19 juin; 1992:  18 juin.

 

Présents:  Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Stevenson*.

 

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

 

                   Responsabilité délictuelle ‑‑ Voies de fait ‑‑ Moyens de défense ‑‑ Consentement ‑‑ Relation entre un médecin et sa patiente ‑‑ Patiente pharmacodépendante ‑‑ Médecin proposant l'échange de faveurs sexuelles contre des médicaments ‑‑ Consentement de la patiente afin d'obtenir des médicaments ‑‑ Le consentement de la patiente constitue‑t‑il un moyen de défense opposable à des voies de fait? ‑‑ Y a‑t‑il absence de droit d'action pour cause d'illégalité ou d'immoralité? ‑‑ Détermination des dommages‑intérêts.

 

                   Contrats ‑‑ Relation entre un médecin et sa patiente ‑‑ Patiente pharmacodépendante ‑‑ Médecin proposant l'échange de faveurs sexuelles contre des médicaments ‑‑ Consentement de la patiente afin d'obtenir des médicaments ‑‑ Y a‑t‑il eu inexécution de contrat?

 

                   Fiducies ‑‑ Obligation fiduciaire ‑‑ Relation entre un médecin et sa patiente ‑‑ Patiente pharmacodépendante ‑‑ Médecin proposant l'échange de faveurs sexuelles contre des médicaments ‑‑ Consentement de la patiente afin d'obtenir des médicaments ‑‑ Y a‑t‑il rapport fiduciaire? ‑‑ Dans l'affirmative, y a‑t‑il eu violation de ce rapport?

 

                   L'appelante a développé une dépendance aux analgésiques et, en particulier, à un médicament qui engendre un état de dépendance.  Elle a obtenu les médicaments de divers médecins et de sa s{oe}ur.  Finalement, elle a commencé à consulter l'intimé, un médecin âgé, et recourant à plusieurs prétextes, elle a obtenu de lui des ordonnances d'analgésiques.  Au bout d'un certain temps, l'intimé a questionné l'appelante au sujet de sa consommation de médicaments et elle lui a avoué sa dépendance.  Il a alors fait des allusions de nature sexuelle en pointant du doigt l'étage supérieur du cabinet, là où il habitait.  L'appelante a obtenu les médicaments d'autres médecins, mais lorsqu'ils ont diminué son approvisionnement, elle est retournée consulter l'intimé  et a accédé à ses demandes.  Il y a eu plusieurs épisodes de caresses et de rapports sexuels simulés au cours d'une période de plus d'un an.  À un moment donné au cours de cette période, l'appelante a dit à l'intimé qu'elle avait besoin d'aide pour surmonter sa dépendance.  L'intimé lui a conseillé de "simplement s'arrêter".  L'appelante a fait l'objet d'une enquête criminelle et l'intimé a cessé de lui délivrer des ordonnances, mais il a continué de lui donner des comprimés après ses visites à l'étage supérieur.  Après avoir été accusée d'obtention d'ordonnances multiples, une infraction consistant à se faire délivrer par un médecin une ordonnance de stupéfiants sans lui divulguer les détails des ordonnances délivrées par d'autres médecins, l'appelante s'est rendue de son propre chef dans un centre de réadaptation.

 

                   L'appelante a demandé que l'intimé soit condamné à verser des dommages‑intérêts généraux et des dommages‑intérêts punitifs pour agression sexuelle, négligence, manquement à une obligation fiduciaire et inexécution de contrat.  Au procès, elle a reconnu que l'intimé n'avait en aucun temps employé la force physique.  Elle a également témoigné qu'il avait fait des choses pour elle, qu'elle avait "misé" sur le fait qu'elle lui plaisait et que, pendant toute la durée de leur relation, elle savait qu'il se sentait seul.  L'action a été rejetée en première instance et en appel.

 

                   Il s'agit, en l'espèce, de déterminer si l'appelante peut obtenir des dommages‑intérêts.

 

                   Arrêt:  Le pourvoi est accueilli.

 

                   Les juges La Forest, Gonthier et Cory:  L'agression sexuelle qui aurait été commise en l'espèce constitue un délit de voies de fait, lequel consiste à recourir délibérément à une force illégale contre une autre personne.  Le consentement exprès ou implicite peut être opposé comme moyen de défense à ce délit.  On juge depuis longtemps que le consentement est entaché de nullité s'il est obtenu grâce à l'emploi de la force ou à des menaces d'employer la force, par la fraude ou la supercherie quant à la nature de la conduite du défendeur, ou encore s'il est donné par une personne sous l'effet de stupéfiants.  Cependant, ce ne sont pas là les seuls facteurs qui rendent nul le consentement.  En matière de responsabilité délictuelle, la notion de consentement se fonde sur une présomption d'autonomie individuelle et de libre arbitre.  Une situation de faiblesse relative peut parfois limiter le libre arbitre d'une personne.  Notre notion de consentement doit donc comporter une appréciation du rapport de force entre les parties.

 

                   Dans certaines circonstances, le consentement sera considéré comme sans effet en droit s'il peut être prouvé qu'il existait une telle disparité dans la situation relative des parties que la partie plus faible n'était pas en mesure de choisir librement.  Ordinairement, un rapport "de force et de dépendance" spécial sera nécessaire.  Toutefois, l'existence de l'un de ces rapports spéciaux n'est pas nécessairement déterminante quant à l'existence d'une inégalité écrasante du rapport de force.  Il faut évaluer les faits de chaque cas pour déterminer si un consentement efficace sur le plan juridique a été donné.  Le principe de l'iniquité dont on se sert pour aborder la question du caractère volontaire en matière de droit des contrats nous permet de comprendre la question du consentement en matière délictuelle qui, pour être véritable, doit avoir été donné volontairement.

 

                   Dans les rapports "de force et de dépendance", on a recours à un processus à deux étapes pour déterminer si un consentement efficace sur le plan juridique a été donné à une agression sexuelle.  Il faut d'abord prouver l'inégalité des parties et ensuite l'existence d'une exploitation.  L'examen du genre de relation en cause peut indiquer fortement qu'il y a exploitation.  Les normes sociales de conduite peuvent également avoir une certaine utilité.

 

 

                   Il y avait, en l'espèce, une inégalité marquée du rapport de force entre les parties.  L'appelante était une consommatrice invétérée de calmants et d'analgésiques.  Sa pharmacodépendance la rendait vulnérable et limitait sa capacité d'exercer un véritable choix.

 

                   L'inégalité du rapport de force caractérise fréquemment la relation médecin-patient.  Les connaissances médicales de l'intimé et le fait que ce dernier était au courant de la dépendance de l'appelante, conjugués à son pouvoir de prescrire des médicaments, sont à l'origine de l'empire qu'il exerçait sur elle.  La deuxième condition, celle qu'il y ait eu exploitation, est également remplie.  L'intimé a abusé du pouvoir qu'il exerçait sur l'appelante et profité des renseignements qu'il avait obtenu au sujet de sa faiblesse pour servir ses intérêts personnels.  L'échange de faveurs sexuelles contre des médicaments est une relation fort divergente de ce que la société jugerait acceptable.

 

                   Les affirmations de l'intimé voulant qu'il ait démontré de la compassion et de l'intérêt pour le bien‑être de l'appelante sont incompatibles avec son mépris flagrant  du besoin de l'appelante d'être traitée.  Si le bien‑être de l'appelante lui avait vraiment tenu à c{oe}ur, il l'aurait aidée à surmonter sa dépendance.  L'argument selon lequel l'appelante a profité de la solitude d'un médecin âgé aurait été plus crédible si c'était elle qui avait été l'instigatrice de l'échange de faveurs sexuelles contre des médicaments.

 

                   Le principe ex turpi causa non oritur actio n'a pas pour effet d'empêcher l'appelante de réclamer des dommages‑intérêts.  L'application de ce principe reviendrait à rejeter la demande de l'appelante pour la même raison qu'elle a eu gain de cause dans l'action délictuelle, c'est‑à‑dire parce qu'elle a agi sous l'empire de son besoin désespéré du médicament qui engendre une dépendance.  L'ordre public ne saurait permettre que l'on donne d'une main à l'appelante pour ensuite lui retirer de l'autre ce qu'on lui a donné.  L'infraction consistant à obtenir des ordonnances multiples n'est pas pertinente en l'espèce parce qu'il n'y a aucun lien de causalité entre le préjudice subi et l'infraction commise.  Si l'appelante n'avait compté que sur l'intimé pour se procurer des médicaments au lieu d'obtenir des ordonnances multiples, elle aurait subi le même préjudice.

 

                   Le délit de voies de fait confère un droit d'action sans qu'il ne soit nécessaire de prouver l'existence d'un préjudice et la responsabilité n'est pas limitée aux conséquences prévisibles.  Lorsque des dommages‑intérêts généraux sont évalués en tenant compte des circonstances aggravantes de l'espèce, des dommages‑intérêts majorés peuvent être accordés si les voies de fait ont été commises dans des circonstances humiliantes ou portant atteinte à la dignité.  Ces dommages‑intérêts doivent être distingués des dommages‑intérêts punitifs ou exemplaires qui sont accordés pour punir le défendeur et pour en faire un exemple afin de dissuader d'autres personnes de commettre le même délit.  L'appelante, en l'espèce, a droit à des dommages-intérêts majorés pour l'affront découlant de l'agression sexuelle. La conduite de l'intimé justifie sa condamnation par la cour.  Même si elle n'était pas dure, vengeresse ou malicieuse, elle était néanmoins répréhensible et contraire aux normes sociales habituelles en matière de décence.  En outre, l'échange de médicaments contre des faveurs sexuelles, par un médecin en position de force, est une conduite qu'il faut à tout prix décourager et il convient donc d'accorder des dommages‑intérêts punitifs.

 

                   Les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin:  Il y a eu manquement à l'obligation fiduciaire qui existait en l'espèce.  La demanderesse avait droit à des dommages‑intérêts adéquats sur le fondement de l'equity.

 

                   La relation entre un médecin et son patient peut être assimilée à un contrat ou à la responsabilité délictuelle, mais sa caractéristique la plus fondamentale, qui découle de la confiance inhérente à la relation, est son caractère fiduciaire.  L'obligation fiduciaire, dans sa portée et son fondement, diffère sur le plan notionnel de l'obligation contractuelle et de la responsabilité délictuelle.  Dans les cas de négligence et en matière contractuelle, les parties sont considérées comme des acteurs égaux et indépendants, soucieux principalement de leur propre intérêt personnel.  Par conséquent, le droit recherche l'équilibre entre faire respecter des obligations en accordant une indemnité en cas d'inobservation des obligations et préserver une liberté optimale pour les parties au rapport en question.  Par contre, le rapport fiduciaire se caractérise essentiellement par le fait que l'une des parties exerce un pouvoir au nom de l'autre et s'engage à agir dans le meilleur intérêt de celle‑ci.  En cas de manquement, la balance penche en faveur de la personne lésée.

 

                   Le rapport fiduciaire se distingue par les caractéristiques suivantes: (1) le fiduciaire peut exercer un certain pouvoir discrétionnaire, (2) le fiduciaire peut unilatéralement exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière à avoir un effet sur les intérêts juridiques ou pratiques du bénéficiaire et (3) le bénéficiaire est particulièrement vulnérable ou à la merci du fiduciaire qui détient le pouvoir discrétionnaire.  Le médecin a, envers son patient ou sa patiente, les obligations qui découlent traditionnellement du rapport fiduciaire, savoir "la loyauté, la bonne foi et l'absence de conflits d'intérêts et d'obligations".

 

                   Le fait que, dans un rapport fiduciaire, une personne ait un tel pouvoir vis‑à‑vis d'une autre n'est pas répréhensible en soi.   La faute survient cependant lorsque se réalise le risque qui découle de l'attribution d'un tel pouvoir au fiduciaire et que ce dernier abuse du pouvoir dont il est investi.

 

                   Il y a obligation fiduciaire du fait que le pouvoir discrétionnaire peut être exercé de manière à avoir un effet préjudiciable sur le bénéficiaire.  Les obligations fiduciaires ne se limitent pas à l'exercice de pouvoir qui peut porter atteinte aux intérêts juridiques du bénéficiaire, mais elles s'étendent également à ses "intérêts vitaux non juridiques ou "pratiques".  L'obligation fiduciaire ne vise pas que les intérêts juridiques, comme le secret, les conflits d'intérêts et les pressions indues dans le domaine commercial.  En l'espèce, les intérêts sociaux et personnels qui sont vitaux et importants sont protégés, mais non pas ce qui est considéré traditionnellement comme des intérêts juridiques.

 

                   La troisième exigence est liée à la vulnérabilité.  Il n'est pas nécessaire que le bénéficiaire d'un rapport fiduciaire soit vulnérable en soi.  Ce n'est qu'en cas de déséquilibre important, tenant aux circonstances du rapport en cause, entre le pouvoir de l'un et la vulnérabilité de l'autre, que l'existence d'un rapport fiduciaire est reconnue en droit.  Lorsque les parties sont relativement égales, le droit des contrats et le droit de la responsabilité délictuelle s'appliquent.

 

                   Le principe s'applique malgré l'existence d'un certain nombre de prétendus motifs qui s'y opposent.

 

                   La réponse à ces arguments fondés sur les actes fautifs de la demanderesse est que celle‑ci n'a commis aucune faute dans le cadre de la relation établie.  Il ne s'agissait pas d'une pécheresse, mais d'une personne malade, souffrant d'une dépendance qu'elle ne pouvait surmonter sans recourir à un programme structuré de désintoxication.  On pourrait reprocher à la demanderesse, du point de vue juridique, d'avoir obtenu des ordonnances multiples et, du point de vue moral, d'avoir agi de manière licencieuse.  Elle n'a cependant commis aucune faute, puisque c'est le médecin, et non elle, qui était responsable de cette conduite.  Il avait le pouvoir de la guérir de sa dépendance, comme l'a prouvé le traitement fructueux suivi après qu'eurent cessé ses "soins"; au lieu de cela, il a choisi d'exercer son pouvoir pour maintenir l'état de dépendance de sa patiente et se servir de celle‑ci pour assouvir ses propres besoins sexuels.  Appliquer la théorie des mains nettes équivaut en l'espèce à rien de plus que "blâmer la victime".

 

                   L'application, en l'espèce, du manquement à une obligation fiduciaire ajoute beaucoup, en plus peut‑être d'une obligation de secret et de non‑divulgation, par rapport à une action fondée sur le droit de la responsabilité délictuelle ou le droit des contrats.  L'étendue de l'obligation fiduciaire ne se limite pas étroitement à l'obligation de ne pas divulguer des renseignements confidentiels.  "On ne doit avoir recours [à l'obligation fiduciaire] que dans les situations où la protection spéciale de l'equity se révèle vraiment nécessaire", et les circonstances de la présente affaire constituent justement une situation "où la protection spéciale de l'equity se révèle vraiment nécessaire".  Étant donné que ces principes s'appliquent ici pour protéger le droit de la demanderesse d'obtenir des soins médicaux à l'exclusion de toute exploitation par son médecin, il en résulte des conséquences des plus importantes.  Les moyens de défense fondés sur le prétendu comportement fautif de la demanderesse, qui revêtent une grande importance en responsabilité délictuelle, peuvent n'avoir que peu d'incidence lorsqu'ils sont opposés au bénéficiaire dans des rapports fiduciaires.  Contrairement au droit applicable en matière de négligence et au droit des contrats, l'equity a toujours imputé une responsabilité plus stricte au fiduciaire.  La prévisibilité de la perte n'est pas un facteur pertinent dans l'octroi de dommages‑intérêts en equity.  Certains moyens de défense, comme la limitation du dommage, ne peuvent s'appliquer.

 

                   Le fait de qualifier de fiduciaire le rapport en cause en l'espèce ne suscitera pas une avalanche de demandes non fondées concernant des abus de pouvoir découlant d'une inégalité réelle ou perçue comme telle.  Il faut déterminer la portée de l'obligation fiduciaire de manière à inclure les demandes fondées et à exclure les demandes non fondées.  La possibilité que le droit reconnaisse des demandes fondées formulées par les faibles et les exploités contre les puissants et les exploiteurs ne devrait pas justifier, à elle seule, le rejet de demandes justes.

 

                   Il y a lieu d'évaluer les dommages‑intérêts selon les principes applicables habituellement aux cas de manquement à une obligation fiduciaire, tout en gardant à l'esprit que la réparation accordée ne se limite pas nécessairement à ce qui a été accordé dans d'autres affaires lorsque l'équité et la justice exigent davantage, et que l'application des principes d'évaluation en matières contractuelle et délictuelle dépend de leur pertinence.  L'equity vise à remettre, autant que possible, le créancier dans la situation où il se serait trouvé, n'eût été le manquement à cette obligation.  Lorsque les redressements traditionnels, en equity, de la restitution et de la reddition de compte ne peuvent pas être accordés, l'equity commande l'indemnisation.  Aux fins de l'octroi de dommages‑intérêts, il convient d'appliquer la même approche généreuse et compensatrice qui découle de la nature même de l'obligation en equity.  La personne qui a l'avantage du pouvoir, le fiduciaire, assume l'entière responsabilité et ne peut faire valoir que la victime a collaboré au détournement ou a omis de protéger adéquatement ses propres intérêts.

 

                   Il convient, en l'espèce, d'accorder des dommages‑intérêts punitifs.

 

                   Le juge Sopinka:  Le consentement exprès ou implicite qui découle de la conduite constitue un moyen de défense contre une allégation de voies de fait.  Ce consentement doit être véritable et ne peut pas être obtenu par la force, par la contrainte ou par la fraude ou la tromperie quant à la nature de la conduite du défendeur, ni être donné sous l'influence de drogues.  Les facteurs relatifs au consentement doivent être appliqués dans chaque cas en particulier plutôt que par la création de catégories de personnes ou de relations à l'égard desquelles le consentement apparent ne sera jamais considéré comme valide ou le sera rarement.  Certaines relations, particulièrement celles dans lesquelles il existe une inégalité importante du rapport de force ou celles qui comportent un haut degré de confiance, peuvent obliger le juge des faits à prendre un soin particulier pour évaluer le caractère réel du consentement.

 

                   Bien qu'il soit clair que l'appelante ne désirait pas ces contacts sexuels, ceux‑ci n'ont pas eu lieu sans son consentement.  Bien que sa dépendance ait de toute évidence motivé son acceptation de s'adonner à des activités sexuelles, elle n'a pas porté atteinte à sa capacité de raisonner ou à sa capacité de consentir à l'activité sexuelle qui a eu lieu.  Le médecin n'a pas exercé un contrôle ou une influence sur elle au point qu'il n'était pas possible de considérer sa soumission comme un consentement véritable.  En fait, l'appelante a reconnu avoir misé sur la solitude de l'intimé.  Il n'y a aucun motif de rejeter la conclusion des tribunaux d'instance inférieure relativement à la question du consentement.

 

                   Il existe une différence fondamentale entre la question du consentement en matière de responsabilité délictuelle et le principe de l'iniquité.  Il ressort de façon prépondérante de la doctrine et de la jurisprudence que le principe de l'iniquité s'applique pour annuler des opérations même s'il a pu y avoir consentement ou entente à l'égard des modalités du marché.  Ce n'est pas que ce principe vicie le consentement mais plutôt que l'équité exige que l'opération soit annulée nonobstant le consentement.  Le principe de l'iniquité et le principe connexe de l'inégalité du pouvoir de négociation continuent d'évoluer et ne constituent pas encore un domaine du droit des contrats entièrement établi.  Le fait d'introduire les principes de l'iniquité dans le contexte d'une allégation de voies de fait est susceptible de dissimuler la véritable question qui est de savoir si, dans toutes les circonstances, la demanderesse a réellement consenti aux attouchements qui constituent les voies de fait alléguées.  Cela peut détourner l'attention des faits d'une affaire en particulier vers une position catégorique et attirer l'attention sur les questions qui ne se rapportent pas au consentement.  Il est plus conforme aux faits de l'espèce de reconnaître que l'appelante a consenti aux contacts sexuels et d'examiner la conduite de l'intimé en tenant compte de son obligation professionnelle envers l'appelante.

 

                   L'obligation professionnelle de l'intimé découlait de la relation médecin‑patient qui est essentiellement fondée sur un contrat.  Toutefois, le manquement à cette obligation peut faire l'objet d'une action fondée sur le contrat ou sur la négligence.  Bien que certaines obligations qui découlent d'une relation médecin‑patient soient de nature fiduciaire, d'autres obligations sont contractuelles ou fondées sur le principe du prochain qui constitue le fondement du droit en matière de négligence.  Les obligations fiduciaires ne devraient pas être superposées à des obligations de common law.  Que l'appelante se fonde sur le contrat ou la négligence, l'obligation de traiter n'a pas été annulée par consentement.  L'abandon de la relation contractuelle entre les parties exigeait leur consentement mutuel moyennant contrepartie.  La relation en l'espèce entre le médecin et sa patiente, nonobstant l'existence de toute relation indépendante de celle‑ci, s'est poursuivie et n'a pas été abandonnée.  Ni les parties, ni le milieu médical n'avaient de raisons de croire qu'ils avaient mutuellement abandonné leur contrat.  Même si le contrat avait été résilié, l'obligation subsistait indépendamment et constituait le fondement de l'action en responsabilité délictuelle.

 

                   Le fait que la demanderesse ait consenti à la conduite du défendeur ne le relevait pas des exigences qui découlent de cette obligation.  Il avait envers la demanderesse et l'État la responsabilité professionnelle de ne pas lui donner de mauvais traitements médicaux en prolongeant sa période de dépendance sans lui prodiguer de traitement convenable, nonobstant ce qu'elle souhaitait.  En l'absence d'une déclaration claire de l'intimé à l'appelante qu'il ne la traitait désormais plus à titre de médecin et d'un consentement non équivoque à la cessation du traitement, l'obligation de traiter l'appelante s'est poursuivie jusqu'à ce qu'elle se rende au centre de désintoxication de son propre gré et qu'elle y soit traitée.

 

                   La maxime ex turpi ne fait pas obstacle à la demande de l'appelante.  Il est rare que cette maxime ait été appliquée pour rejeter une action délictuelle.  On insiste maintenant sur la protection de l'administration de la justice contre la déconsidération qui pourrait résulter de l'approbation d'une opération qu'un tribunal ne saurait permettre.

 

                   Il y a eu un lien causal entre les actes sexuels et l'omission de traiter et ces actes sexuels doivent faire partie du préjudice subi par l'appelante.  Il ne devrait pas cependant être accordé de dommages‑intérêts punitifs car la responsabilité est fondée sur le manquement à l'obligation professionnelle.  Bien que les épisodes sexuels représentent un élément du préjudice, ils ne constituent pas le fondement de la responsabilité.

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge La Forest

 

                   Arrêts examinésR. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714; W.(B.) c. Mellor, [1989] B.C.J. no 1393 (QL Systems); Lyth c. Dagg (1988), 46 C.C.L.T. 25; arrêts mentionnésMorrison c. Coast Finance Ltd. (1965), 55 D.L.R. (2d) 710; Lloyds Bank Ltd. c. Bundy, [1975] Q.B. 326; Waters c. Donnelly (1884), 9 O.R. 391; R. c. Lock (1872), L.R. 2 C.C.R. 10; Harry c. Kreutziger (1978), 9 B.C.L.R. 166; Black c. Wilcox (1976), 70 D.L.R. (3d) 192; Ciment Canada LaFarge Ltée c. British Columbia Lightweight Aggregate Ltd., [1983] 1 R.C.S. 452; N. (J.L.) c. L. (A.M.) (1988), 47 C.C.L.T. 65;  Vorvis c. Insurance Corporation of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085; R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72; Stewart c. Stonehouse, [1926] 2 D.L.R. 683; Glendale c. Drozdzik, [1990] B.C.W.L.D. 1839; Q. c. Minto Management Ltd. (1985), 15 D.L.R. (4th) 581; Harder c. Brown (1989), 50 C.C.L.T. 85; Myers c. Haroldson, [1989] 3 W.W.R. 604.

 

Citée par le juge McLachlin

 

                   Arrêt examinéFrame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99; arrêts mentionnésMcInerney c. MacDonald, [1992] 2 R.C.S. 138; Canadian Aero Service Ltd. c. O'Malley, [1974] R.C.S. 592; Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574; Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., [1991] 3 R.C.S. 534; Reading c. Attorney‑General, [1951] A.C. 507; College of Physicians and Surgeons of Ontario c. Gillen (1990), 1 O.R. (3d) 710; Mazza c. Huffaker, 300 S.E.2d 833 (1983); Lloyds Bank Ltd. c. Bundy, [1975] Q.B. 326; Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335; Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852; Harder c. Brown (1989), 50 C.C.L.T. 85; Myers c. Haroldson, [1989] 3 W.W.R. 604; W.(B.) c. Mellor, [1989] B.C.J. no 1393 (QL Systems); Szarfer c. Chodos (1986), 54 O.R. (2d) 663.

 

Citée par le juge Sopinka

 

                   Arrêts mentionnésReibl c. Hughes, [1980] 2 R.C.S. 880; Morrow c. Hôpital Royal Victoria (1989), 3 C.C.L.T. (2d) 87; Cowan c. Brushett (1990), 3 C.C.L.T. (2d) 195; Freeman c. Home Office, [1984] 1 All E.R. 1036; Lyth c. Dagg (1988), 46 C.C.L.T. 25; Hunter Engineering Co. c. Syncrude Canada Ltée, [1989] 1 R.C.S. 426; Morrison c. Coast Finance Ltd. (1965), 55 D.L.R. (2d) 710; Davidson c. Three Spruces Realty Ltd. (1977), 79 D.L.R. (3d) 481; Harry c. Kreutziger (1978), 95 D.L.R. (3d) 231; Lloyds Bank Ltd. c. Bundy, [1975] Q.B. 326; Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574; Girardet c. Crease & Co. (1987), 11 B.C.L.R. (2d) 361; Mack c. Enns (1981), 30 B.C.L.R. 337; Hegarty c. Shine (1878), 4 L.R. Ir. 288.

 

Lois et règlements cités

 

Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, ch. N‑1, art. 3.1(1) [aj. 1985, ch. 19, art. 198].

 

Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 , art. 265(1) , (2) , (3) a), b), c), d), 244(3) .

 

Doctrine citée

 

American Law Institute.  Restatement of the Law, Second, Torts (2d), vol. 4.

            St. Paul, Minn.:  American Law Institute Publishers, 1965‑79.

 

Boyle, Christine and David R. Percy.  Contracts:  Cases and Commentaries, 4th ed.  Toronto:  Carswell, 1989.

 

Coleman, Phyllis.  "Sex in Power Dependency Relationships:  Taking Unfair Advantage of the `Fair' Sex" (1988), 53 Alb. L. Rev. 95.

 

College of Physicians and Surgeons of Ontario.  Task Force on Sexual Abuse of Patients.  The Final Report of the Task Force on Sexual Abuse of Patients.  Toronto:  College of Physicians and Surgeons of Ontario, 1991.

 

Cope, Malcolm.  "The Review of Unconscionable Bargains in Equity" (1983), 57 Aust. L.J. 279.

 

Dorland, William Alexander Newman.  Dorland's Illustrated Medical Dictionary, 27th ed.  Philadelphia:  Saunders, 1988.

 

Ellis, Mark Vincent.  Fiduciary Duties in Canada.  Don Mills, Ont.:  Richard DeBoo, 1988.

 

Feldman‑Summers, Shirley.  "Sexual Contact in Fiduciary Relationships", in Glen O. Gabbard, ed. Sexual Exploitation in Professional Relationships.  Washington, D.C.:  American Psychiatric Press, 1989.

 

Fleming, John G.  The Law of Torts, 7th ed.  Sydney:  Law Book Co., 1987.

 

Frankel, Tamar.  "Fiduciary Law" (1983), 71 Calif. L. Rev. 795.

 

Grand dictionnaire encyclopédique médical, vol. 1.  Paris, 1986.

 

Jorgenson, Linda and Rebecca M. Randles.  "Time Out:  The Statute of Limitations and Fiduciary Theory in Psychotherapist Sexual Misconduct Cases" (1991), 44 Okla. L. Rev. 181.

 

Klippert, George B. Unjust Enrichment.  Toronto:  Butterworths, 1983.

 

Linden, Allen M.  La responsabilité civile délictuelle, 4e éd. Cowansville, Qué.:  Éditions Yvon Blais Inc., 1988.

 

Maddaugh, Peter D. and John D. McCamus.  The Law of Restitution.  Aurora, Ont.:  Butterworths, 1990.

 

Salmond, John William, Sir.  Salmond and Heuston on the Law of Torts, 19th ed.  By R. F. V. Heuston and R. A. Buckley.  London:  Sweet & Maxwell, 1987.

 

Waddams, S. M.  "Unconscionability in Contracts" (1976), 39 Mod. L. Rev. 369.

 

Waters, Donovan.  "Banks, Fiduciary Obligations and Unconscionable Transactions" (1986), 65 R. du B. can. 37.

 

Wilford, Bonnie Baird.  Drug Abuse, A Guide for the Primary Care Physician.  Chicago:  American Medical Association, 1981.

 

                   POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1990), 44 B.C.L.R. (2d) 47, 66 D.L.R. (4th) 553, [1990] 4 W.W.R. 193, qui a rejeté l'appel interjeté à l'encontre d'une décision du juge Oppal (1988), 27 B.C.L.R. (2d) 240, 50 D.L.R. (4th) 167, [1988] 6 W.W.R. 305, 44 C.C.L.T. 184, qui avait rejeté l'action.  Pourvoi accueilli.

 

                   J. J. Camp, c.r., et Patrick Foy, pour l'appelante.

 

                   I. E. Epstein, pour l'intimé.

 

                   Victoria Gray, pour l'intervenant.

 

//Le juge La Forest//

 

                   Version française du jugement des juges La Forest, Gonthier et Cory rendu par

 

                   Le juge La Forest ‑‑ La présente affaire porte sur la responsabilité civile d'un médecin qui a fourni des médicaments à une patiente pharmacodépendante en échange de contacts sexuels.  La question principale est de savoir si le consentement peut, en pareil cas, constituer un moyen de défense opposable au délit intentionnel des voies de fait (battery).  Il s'agit également de déterminer s'il y a absence de droit d'action pour cause d'illégalité ou d'immoralité.

 

Les faits

 

                   En 1978, l'appelante, une jeune femme approchant alors la vingtaine et ayant peu d'instruction, a commencé à éprouver de violents maux de tête et de vives douleurs à la mâchoire.  Elle a consulté médecins et dentistes, mais nul n'a pu déterminer la cause de la douleur atroce qu'elle éprouvait.  On lui a néanmoins prescrit différents types d'analgésiques, mais ces médicaments ne lui ont procuré aucun soulagement.  Les maux de tête ont empiré et une augmentation progressive de la quantité et de la posologie des médicaments prescrits s'est ensuivie.  Outre ces médicaments, la s{oe}ur toxicomane de l'appelante lui a donné du Fiorinal, un analgésique. Finalement, en décembre 1978, un dentiste a établi un diagnostic selon lequel les problèmes de l'appelante étaient attribuables à un abcès dentaire.  Il a procédé à l'extraction de la dent malade et la douleur a enfin disparu.

 

                   Or, l'appelante était désormais aux prises avec un nouveau problème.  En effet, elle éprouvait un besoin impérieux de consommer des analgésiques.  Sa soeur lui a donné d'autres comprimés de Fiorinal.  En 1981, après s'être cassé la cheville, elle a trouvé un médecin qui était disposé à lui prescrire du Fiorinal.  Elle a pu ainsi  obtenir de lui des ordonnances jusqu'à ce qu'il prenne sa retraite.  Toutefois, son remplaçant a refusé de lui donner d'autres comprimés.  Après avoir discuté de la situation avec sa s{oe}ur, en mars 1982, elle a commencé à consulter le DWynrib, un praticien septuagénaire.  Elle lui a dit que sa  cheville cassée en 1981 la faisait souffrir et elle lui a demandé du Fiorinal.  Le praticien lui a délivré l'ordonnance demandée.  L'appelante a continué de le consulter prétextant la blessure à la cheville et d'autres maux afin d'obtenir de nouvelles ordonnances.  Sa dépendance au Fiorinal a continué de s'accroître tout comme sa dépendance vis‑à‑vis du Dr Wynrib.  Toutefois, ce manège ne pouvait durer indéfiniment.  Plus tard, en 1982, le Dr Wynrib a sommé l'appelante de lui dire la vérité.  Voici comment celle‑ci décrit les propos qui ont alors été échangés:

 

[traduction]  Un jour, je me suis rendue à son cabinet et je lui ai demandé ‑‑ je lui ai demandé de me prescrire du Fiorinal et je me souviens qu'il s'est calé dans son fauteuil et qu'il a consulté ce qui m'a semblé être mon dossier médical.  Puis il m'a regardée en me demandant de lui révéler quel était le véritable motif pour lequel je prenais du Fiorinal.  Je lui ai dit que c'était pour mon dos ou ma cheville, selon ce que je lui avais dit auparavant, et il a rétorqué que ce n'était pas vrai.  Puis, il a consulté à nouveau mon dossier.  Il a dit que je ne pouvais en prendre depuis si longtemps sans avoir développé une dépendance à ce médicament.  Il m'a demandé quel était le vrai motif.  Et, à nouveau, j'ai nié l'existence d'un autre motif.  Je lui ai dit que c'était pour la douleur.  Ensuite, il m'a dit que si je ne lui avouais pas ma dépendance au Fiorinal, il ne me délivrerait plus d'ordonnances.  Je me souviens avoir commencé à pleurer tout en continuant de nier, et il m'a dit de quitter son cabinet.  J'y suis restée et, finalement, je lui ai avoué ma dépendance au Fiorinal.

 

Le Dr Wynrib a alors consenti à délivrer une autre ordonnance à l'appelante.

 

                   L'appelante a témoigné qu'après qu'elle lui eut avoué sa dépendance au Fiorinal, le Dr Wynrib lui a dit que [traduction] "si [elle] étai[t] gentille avec lui, il serait gentil avec [elle]" et il a alors fait des allusions en pointant du doigt l'étage supérieur du cabinet, là où il habitait.  Ayant bien saisi le message, l'appelante a cherché à s'approvisionner ailleurs.  Elle a réussi à se procurer du Fiorinal auprès d'autres médecins et sur le marché noir.  Sa tolérance et sa dépendance se sont accrues.  Les autres médecins ont fini par diminuer son approvisionnement.  Elle était, selon ses propres propos, désespérée.  Vers la fin de 1983, elle est retournée au cabinet du Dr Wynrib parce qu'elle savait qu'il lui donnerait du Fiorinal.  Elle a alors accédé à ses demandes.

 

                   Au début, les attouchements sexuels ont eu lieu dans la salle d'examen située à l'arrière du cabinet du médecin.  Il l'embrassait et lui caressait les seins.  Puis, il lui a demandé d'aller l'attendre dans sa chambre à coucher, à l'étage supérieur, où il conservait un flacon de Fiorinal dans le tiroir de sa commode, à côté du lit.  L'appelante a réussi à se défiler pendant un certain temps en demandant d'abord qu'il lui donne du Fiorinal, puis en quittant les lieux dès qu'elle l'avait obtenu.  Mais ce stratagème n'a pas fonctionné longtemps.  Le Dr Wynrib lui a dit qu'il ne lui donnerait le Fiorinal que lorsqu'elle aurait accédé à ses demandes.  Suivant le scénario habituel, il lui demandait de se déshabiller et mettait le flacon de Fiorinal près du lit afin qu'elle le voie.  Ils s'étendaient tous deux sur le lit.  Le Dr Wynrib embrassait l'appelante, la caressait puis se plaçait au‑dessus d'elle.  Il simulait alors le déroulement de rapports sexuels.  Aucune pénétration n'avait lieu, car il ne pouvait maintenir une érection.  Toutefois, à au moins une occasion, il a pénétré l'appelante au moyen de ses doigts.  Il lui donnait des comprimés chaque fois qu'elle se rendait à son appartement.  L'appelante se rendait à son cabinet le lendemain et il lui rédigeait alors une ordonnance.  Au début de ces rencontres, l'appelante refusait de croire à ce qui se passait.  Elle pensait qu'il le ferait une fois et que ce serait tout.  Cependant, l'appelante, a témoigné que ces rapports sexuels simulés se sont produits à 10 ou 12 reprises, jusqu'au début de 1985.

 

                   Pendant cette période, l'appelante se procurait du Fiorinal auprès d'un certain nombre d'autres sources: d'autres médecins, le marché noir et sa s{oe}ur.  En février 1985, elle a quitté son emploi.  Elle est devenue dépressive et n'avait plus les moyens de se procurer sur le marché noir les médicaments dont elle avait besoin.  Elle a alors dit au Dr Wynrib qu'elle avait besoin d'aide.  Voici ce qui ressort de son témoignage au procès:

 

                   [traduction]

 

                   R.. . . je me souviens de lui avoir dit que j'avais besoin d'aide, et il m'a répondu que je n'avais qu'à cesser d'en prendre.  Il m'a dit de simplement arrêter.  Je lui ai dit que je ne pouvais pas.  Je pensais aux comprimés tout le temps.

 

                   Q.À part le fait de vous dire d'arrêter, vous a‑t‑il dit de vous adresser ailleurs ou vous a‑t‑il donné des conseils?

 

                   R.Non, non.

 

                   En 1985, l'appelante a fait l'objet d'une enquête criminelle qui a amené la GRC à rendre visite au Dr Wynrib en avril de la même année.  Après cette visite, le Dr Wynrib a dit à l'appelante qu'il ne pourrait plus lui délivrer des ordonnances à son cabinet.  Toutefois, il a continué de lui donner des comprimés à même le flacon qui se trouvait dans le tiroir de sa commode, lorsqu'elle le visitait à l'étage supérieur.  L'appelante a fini par être accusée, en vertu de l'art. 3.1(1) de la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, ch. N-1, mod. par L.C. (1985), ch. 19, art. 198, d'avoir obtenu des ordonnances multiples, une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et consistant à se faire délivrer par un médecin une ordonnance de stupéfiants sans lui divulguer les détails des ordonnances délivrées par d'autres médecins.  En juillet 1985, elle s'est rendue de son propre chef dans un centre de réadaptation pour toxicomanes.  Elle en est repartie au bout d'un mois et n'a, depuis lors, pris aucun médicament à des fins non médicales.  En septembre 1985, l'appelante a plaidé coupable à l'égard des infractions qui lui étaient reprochées et elle a obtenu une libération inconditionnelle.

 

                   Au procès, l'intimé n'a pas témoigné.  Cependant, l'appelante a reconnu que le Dr Wynrib n'avait en aucun temps employé la force physique.  Elle a également témoigné qu'il avait fait des choses pour elle comme lui donner de l'argent et lui servir du café et des biscuits.  Elle a reconnu avoir "misé" sur le fait qu'elle lui plaisait et que, pendant toute la durée de leur relation, elle savait qu'il se sentait seul.

 

                   L'appelante continue de participer à des programmes conçus pour les toxicomanes, comme Narcotics Anonymous.  Elle a fait du bénévolat au centre de consultation d'urgence du secteur où elle vit et elle a accumulé des crédits aux fins d'un programme d'études en travail social.  Elle espère travailler dans le domaine de la réadaptation des toxicomanes.  Elle éprouve quotidiennement de la honte et des remords au sujet de ce qui s'est produit avec le Dr Wynrib.  Elle a dû retourner au centre de réadaptation après la naissance de son premier enfant, car elle se jugeait indigne d'être mère à cause de ce qu'elle avait fait avec le Dr Wynrib.  Elle éprouve toujours un besoin impérieux de médicaments, mais elle a appris à s'en passer.

 

Historique des procédures judiciaires

 

Cour suprême de la Colombie‑Britannique (1988), 27 B.C.L.R. (2d) 240

 

                   Au procès, l'appelante a demandé que l'intimé soit condamné à verser des dommages‑intérêts généraux et des dommages‑intérêts punitifs pour agression sexuelle, négligence et manquement à une obligation fiduciaire.

 

                   Le juge Oppal, siégeant au procès, a débouté l'appelante de sa demande fondée sur l'agression sexuelle pour le motif qu'elle avait consenti aux rapports sexuels.  Voici ce qu'il déclare, à la p. 244:

 

[traduction]  En acquiesçant à maintes reprises, de son plein gré, semble‑t‑il, aux avances du médecin, la demanderesse a tacitement consenti aux contacts sexuels qui constituent les prétendues voies de fait.  De toute évidence, elle avait de sérieuses réticences à s'adonner à de tels actes avec le défendeur.  Manifestement, elle ne le souhaitait pas.  Cependant, elle n'a jamais laissé savoir au défendeur qu'elle ne voulait pas avoir de rapports sexuels avec lui.  En fait, elle a accédé à ses demandes.

 

Le juge Oppal a reconnu que, pour qu'il y ait véritablement consentement, celui‑ci ne doit pas avoir été arraché grâce à l'emploi de la force ou à des menaces d'employer la force, ni obtenu d'une personne sous l'effet de stupéfiants, mais il a statué que ces facteurs ne s'appliquaient pas en l'espèce.  L'intimé n'a pas employé la force ni menacé de le faire, et rien ne prouvait que la dépendance de l'appelante avait nui à sa capacité de consentir aux rapports sexuels ou de raisonner.

 

                   Le juge Oppal a ensuite examiné la prétention de l'appelante que l'intimé avait fait preuve de négligence professionnelle en continuant de lui prescrire du Fiorinal.  Il a conclu qu'en continuant de prescrire du Fiorinal à une toxicomane notoire, l'intimé avait violé la norme de diligence requise par la loi.  Toutefois, comme la conduite de l'intimé n'a pas causé de lésions corporelles à l'appelante, il a rejeté l'action fondée sur la négligence.

 

                   Voici ce que statue le juge Oppal, à la p. 246, au sujet de la prétention de l'appelante que l'intimé a manqué à son obligation fiduciaire en ayant des rapports sexuels avec elle et en continuant de lui prescrire du Fiorinal:

 

                   [traduction]  La relation entre un médecin et son patient est une relation dans laquelle le patient doit faire confiance au médecin.  Il est manifeste, en l'espèce, que le médecin a manqué a une obligation qu'il avait envers sa patiente et, normalement, celle‑ci devrait avoir droit à des dommages‑intérêts.

 

                   Le juge Oppal a ensuite conclu que l'intimé pouvait, en l'espèce, invoquer le moyen de défense ex turpi causa non oritur actio, les deux parties s'étant livrées de leur plein gré à des rapports illicites.  Tout préjudice subi par l'appelante découlait directement et naturellement de ses actes illégaux et immoraux.

 

                   En conséquence, l'action a été rejetée et l'appelante a interjeté appel devant la Cour d'appel.

 

Cour d'appel (1990), 44 B.C.L.R. (2d) 47

 

                   La Cour d'appel à la majorité (le juge en chef McEachern de la Colombie‑Britannique et le juge Gibbs) a accepté, à la p. 244, la conclusion du juge du procès que l'appelante [traduction] "a tacitement consenti aux contacts sexuels qui constituent les prétendues voies de fait" et qu'il n'était pas prouvé que sa dépendance au Fiorinal l'avait empêchée de consentir aux rapports sexuels.  Elle a également convenu qu'à aucun moment l'appelante n'avait été privée de sa capacité de raisonner.  Selon la majorité, c'est à bon droit que le juge Oppal a rejeté, pour cause de consentement, la demande de l'appelante fondée sur l'agression sexuelle.

 

                   La majorité a également rejeté la demande de l'appelante fondée sur le manquement à une obligation fiduciaire.  Voici comment s'exprime à ce sujet le juge en chef McEachern, à la p. 52:

 

                   [traduction]  Si le défendeur a, en l'espèce, manqué à une obligation envers la demanderesse, il s'agit de l'obligation de traiter professionnellement sa patiente et, à moins que le manquement ne porte sur la communication inopportune de renseignements confidentiels ou sur quelque chose de semblable, il ne sert à rien de le qualifier de manquement à une obligation fiduciaire.

 

                   En ce qui concerne la demande de l'appelante fondée sur la négligence, le juge en chef McEachern a fait remarquer que le juge Oppal a conclu que l'intimé avait manqué à son obligation professionnelle envers l'appelante.  Reprenant cette conclusion à son compte, il a jugé par ailleurs que le préjudice physique causé par la dépendance prolongée de l'appelante suffisait à conférer un droit d'action.  Il a cependant statué que la période à l'égard de laquelle il pouvait y avoir indemnisation ne débutait qu'à la date à laquelle l'intimé a pris connaissance de la dépendance de l'appelante, et que les dommages‑intérêts seraient réduits de manière à tenir compte des autres sources de médicaments et de la propre négligence contributive de l'appelante qui a [traduction] "contribué sciemment à son propre malheur".

 

                   Quoi qu'il en soit, la majorité a conclu que le juge Oppal avait eu raison d'appliquer le précepte ex turpi causa non oritur actio pour faire obstacle au droit de l'appelante de toucher des dommages‑intérêts.  Voici ce que dit le juge en chef McEachern, à la p. 54:

 

                   [traduction]  J'estime que, dans la présente affaire, la demanderesse et le défendeur prenaient tous deux part à une entreprise criminelle conjointe ou commune consistant à faire illégalement le trafic d'une drogue prohibée, à tout le moins depuis la fin de 1983.  Comme j'ai déjà conclu que la demanderesse avait néanmoins droit à des soins médicaux appropriés de la part du défendeur, cela a au moins pour effet de supprimer un volet du précepte ex turpi, savoir que les participants à une activité criminelle commune n'ont aucune obligation de diligence l'un envers l'autre.

 

                   Cela n'exclut cependant pas l'autre moyen, savoir qu'un tribunal ne saurait faire droit à une demande de dommages‑intérêts fondée sur un préjudice qui résulte d'une activité illégale et immorale ou d'un arrangement ou d'une opération auxquels se rattache une considération illégale ou immorale.  Comme l'a dit lord Mansfield, la cour n'accordera pas son soutien à l'auteur d'une telle demande.  En l'espèce, je m'appuie beaucoup plus sur la conduite illégale que sur la conduite immorale.

 

                   Le juge Locke, dissident, a souscrit à l'avis du juge Oppal que la demande fondée sur l'agression sexuelle ne pouvait tenir en raison du consentement de l'appelante.  Quant à la demande de l'appelante fondée sur la négligence, il a statué que l'intimé avait manqué à l'obligation professionnelle qui lui incombait à titre de médecin.  Fournir à une toxicomane notoire des médicaments inutiles du point de vue médical constitue un acte négligent.  Le préjudice subi était suffisant pour justifier l'action, étant donné que la conduite de l'intimé [traduction] "a contribué à maintenir la dépendance [de l'appelante] pendant un an ou plus alors qu'elle aurait pu bénéficier d'un traitement" (à la p. 60).  L'incapacité de l'appelante résultant de sa pharmacodépendance, pendant une période prolongée, était à la fois prévisible et inévitable.

 

                   Le juge Locke a statué qu'il n'y avait pas lieu d'accorder une indemnité fondée sur le "manquement à une obligation fiduciaire".  Selon lui, la preuve ne révélait pas l'existence, en equity, d'une règle qui permettrait de démontrer l'existence d'un rapport fiduciaire entre l'intimé et l'appelante.  L'intimé n'a pas communiqué de renseignements personnels sur celle‑ci à qui que ce soit et il n'a pas exercé d'influence indue sur elle.

 

                   Contrairement à la majorité des juges, le juge Locke a conclu que la maxime ex turpi causa non oritur actio ne faisait pas obstacle à l'action de l'appelante.  Même s'il y avait eu activité sexuelle commune, il y avait absence d'objectif commun et d'acte criminel auquel ils avaient participé à tous les deux.  Il a fait remarquer que les rapports sexuels entre adultes consentants ne constituent pas un crime.  Le juge Locke a rejeté l'argument de l'intimé selon lequel l'immoralité suffisait, à elle seule, à empêcher l'indemnisation.  Il a statué que l'immoralité sexuelle n'a rien à voir avec la fourniture illégale de médicaments.

 

                   En ce qui a trait aux dommages‑intérêts, le juge Locke a statué que l'appelante pouvait avoir gain de cause quant à la prolongation de sa pharmacodépendance imputable à la fourniture de médicaments par l'intimé.  Il n'a accordé que des dommages‑intérêts symboliques de 1 000 $ en faisant remarquer que l'appelante avait surmonté sa pharmacodépendance, à l'exception du besoin impérieux qu'elle continuait de ressentir et qui n'était pas imputable à l'intimé seulement.  Il a conclu qu'il n'y avait pas lieu, en l'espèce, d'accorder des dommages‑intérêts punitifs.

 

                   La cour, à la majorité, a rejeté l'appel.

 

Le pourvoi devant notre Cour

 

                   L'appelante a ensuite formé un pourvoi devant notre Cour.  Outre les parties au litige, le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes a comparu à titre d'intervenant.  Au procès et en Cour d'appel, l'appelante a demandé à être indemnisée pour un certain nombre de motifs:  agression sexuelle, négligence, manquement à une obligation fiduciaire et inexécution de contrat.  Or, devant notre Cour, les avocats ont surtout mis l'accent sur la demande fondée sur l'agression et je me contente de statuer sur la présente affaire en fonction de ce moyen.  Les autres demandes sembleraient soulever des difficultés qui ne se poseraient pas dans le cadre d'une relation ordinaire entre un médecin et son patient.  Plus précisément, l'appelante en l'espèce n'est pas venue voir le médecin pour se faire traiter.  Elle s'en est plutôt servi pour obtenir des médicaments.  Compte tenu de la manière dont je compte statuer sur l'affaire, il ne m'est pas nécessaire d'examiner ces questions.

 

Agression ‑‑ La nature du consentement

 

                   L'agression sexuelle qui aurait été commise en l'espèce constitue un délit de voies de fait.  Les voies de fait consistent à recourir délibérément à une force illégale contre une autre personne.  Le consentement, exprès ou implicite, est opposable comme moyen de défense aux voies de fait.  L'omission de résister ou de protester est un signe de consentement [traduction] "lorsqu'une personne raisonnable consciente des conséquences et capable de protester ou de résister exprimerait son opposition":  voir Fleming, The Law of Torts (7e éd. 1987), aux pp. 72 et 73.  Le consentement doit toutefois être véritable; il ne doit pas avoir été obtenu grâce à l'emploi de la force ou à des menaces d'employer la force, ni donné par une personne sous l'effet de stupéfiants.  Il peut également être entaché de nullité par la fraude ou la supercherie quant à la nature de la conduite du défendeur.  Les tribunaux d'instance inférieure ont jugé qu'il s'agissait là des seuls facteurs susceptibles de rendre nul le consentement.

 

                   Selon moi, cette façon d'aborder le consentement dans ce genre de cas est trop limitée.  Comme le précisent Heuston et Buckley, dans Salmond and Heuston on the Law of Torts (19e éd. 1987), aux pp. 564 et 565: [traduction] "On ne peut dire d'une personne qu'elle est "consentante" à moins qu'elle ne soit en mesure de choisir librement, et la liberté de choix suppose l'absence, dans son esprit, de tout sentiment de contrainte limitant l'exercice du libre arbitre".  Un "sentiment de contrainte" de nature à "limiter l'exercice du libre arbitre d'une personne" peut naître dans un certain nombre de cas où il n'est pas question d'emploi de la force, de menaces d'employer la force, de fraude ou d'incapacité.  En matière de responsabilité délictuelle, la notion de consentement se fonde sur une présomption d'autonomie individuelle et de libre arbitre.  On présume que chacun a la liberté de consentir ou de ne pas consentir.  Toutefois, cette présomption ne saurait tenir dans certains cas.  Une situation de faiblesse relative peut parfois limiter le libre arbitre d'une personne.  Notre notion de consentement doit donc être modifiée de manière à tenir compte du rapport de force entre les parties.

 

                   La présomption d'autonomie individuelle et de libre arbitre n'est pas limitée au droit de la responsabilité délictuelle.  Elle est également le principe fondamental du droit des contrats.  En droit des contrats, on suppose que deux parties ont consenti à adopter une ligne de conduite donnée.  Le droit des contrats a cependant évolué de manière à reconnaître que les parties contractantes ne jouissent pas toujours d'un pouvoir de négociation égal.  Les théories de la contrainte, de l'abus d'influence et de l'iniquité ont été invoquées pour protéger la partie vulnérable lorsqu'il y a un rapport de force inégal.  Pour des motifs d'ordre public, les parties plus faibles ne seront pas toujours juridiquement tenues de respecter les contrats qu'elles ont signés.  Dans son ouvrage intitulé Unjust Enrichment, le professeur Klippert qualifie de [traduction] "facteurs de justice" les théories de la contrainte, de l'abus d'influence et de l'iniquité.  Il les rassemble sous la notion générale de "coercition" et ajoute que [traduction] "[e]ssentiellement, elles ont en commun un recours illégitime à la force ou à la pression qui porte atteinte au libre arbitre d'une personne" (p. 156).  Lorsqu'un demandeur est incité à conclure une opération inique en raison d'une disparité injuste quant au pouvoir de négociation, on ne saurait dire qu'il a agi volontairement:  voir Klippert, op. cit., à la p. 170.

 

                   Si on se sert du "facteur de justice" qu'est l'iniquité pour aborder la question du caractère volontaire en matière de droit des contrats, il semble raisonnable que l'on puisse également le faire pour aborder cette même question en matière délictuelle.  Cela nous permet de comprendre la question du consentement qui, pour être véritable, doit avoir été donné volontairement.  Il faut évidemment évaluer les faits de chaque cas pour déterminer si un consentement véritable a été donné.  Les principes qui ont été dégagés en matière d'opérations iniques pour annuler l'effet juridique de certains contrats fournissent toutefois un cadre utile pour procéder à cette évaluation.

 

                   En droit des contrats, une opération est inique lorsqu'il y a inégalité écrasante du rapport de force entre les parties.  Dans Morrison c. Coast Finance Ltd. (1965), 55 D.L.R. (2d) 710 (C.A.C.‑B.), à la p. 713, le juge Davey expose les facteurs qui doivent être pris en considération dans une demande fondée sur l'iniquité:

 

[traduction]  . . . la partie qui allègue l'iniquité d'un contrat cherche à obtenir un redressement à l'égard d'un avantage injuste découlant du fait qu'une partie a profité inéquitablement de la situation de force dans laquelle elle se trouvait par rapport à l'autre.  Il importe alors de prouver l'inégalité entre les parties qui résulte de l'ignorance de la partie plus faible ou de l'indigence ou du désarroi dans lequel se trouve celle‑ci, et qui l'a mise à la merci de la partie plus forte, et de prouver le caractère foncièrement inéquitable du contrat obtenu par cette dernière.  La preuve de ces éléments a pour effet de créer une présomption de fraude que la partie plus forte doit repousser en établissant que le contrat passé était juste et raisonnable . . .

 

                   Dans Lloyds Bank Ltd. c. Bundy, [1975] Q.B. 326, à la p. 339, le maître des rôles lord Denning propose une approche plus large et explique le principe général de l'"inégalité du pouvoir de négociation":

 

[traduction]  . . . je suis d'avis que, dans tous ces exemples [c.‑à‑d. la contrainte sur les biens, les opérations iniques, l'influence ou les pressions indues, les conventions de sauvetage], il existe un lien commun.  Ils reposent sur l'"inégalité du pouvoir de négociation".  À cause de cela, le droit anglais accorde un recours à celui qui, sans avoir obtenu les conseils d'une personne indépendante, conclut un contrat dont les conditions sont très inéquitables ou cède un bien moyennant une contrepartie extrêmement inadéquate, lorsque son pouvoir de négociation est sérieusement compromis par ce dont il a besoin ou ce qu'il désire, ou encore, par sa propre ignorance ou faiblesse, conjugués à des influences ou à des pressions indues de la part de l'autre partie ou au profit de celle‑ci.  Lorsque j'utilise le terme "indues", je ne veux pas laisser entendre que l'application de ce principe dépend de la preuve d'un méfait.  Il se peut que celui qui convient expressément d'un avantage injuste ne soit motivé que par son propre intérêt personnel sans être conscient du désarroi qu'il cause à l'autre partie.  J'ai omis également de mentionner la volonté de la partie "dominée" ou "subjuguée" par l'autre.  La personne qui se trouve dans un état d'indigence extrême peut, en toute connaissance de cause, consentir à un marché fort imprudent, uniquement aux fins de surmonter les difficultés auxquelles elle fait face.  Encore là, je ne veux pas laisser entendre que toute opération est sauvegardée par les conseils d'une personne indépendante, mais plutôt leur absence peut être fatale.

 

                   Dans la présente affaire, la Cour d'appel s'est refusée à qualifier de fiduciaire le rapport entre l'appelante et l'intimé.  Vu que j'examine l'affaire sous l'angle de la demande fondée sur l'agression, je n'ai pas à examiner ce point.  L'existence d'un rapport fiduciaire ou de confiance n'est pas un élément nécessaire d'une demande mettant en cause l'inégalité du pouvoir de négociation, bien qu'un tel rapport puisse exister.  Le chancelier Boyd énonce ce principe dans l'ancien jugement ontarien Waters c. Donnelly (1884), 9 O.R. 391, à la p. 401:

 

[traduction]  . . . lorsque deux personnes, peu importe qu'il existe ou non une relation de confiance entre elles, ont des rapports qui permettent à l'une d'elle de tirer indûment avantage de l'autre en raison de son désarroi, de son insouciance, de sa témérité ou de son manque de diligence, et lorsqu'il ressort des faits qu'une partie a profité des circonstances que j'ai mentionnées pour tirer indûment avantage de l'autre, on ne saurait confirmer la validité de l'opération qui découle d'une telle conduite inique. . .  [Je souligne.]

 

                   L'inégalité du pouvoir de négociation peut revêtir un certain nombre de formes.  Comme le soulignent Boyle et Percy, dans Contracts:  Cases and Commentaries (4e éd. 1989), note, aux pp. 637 et 638:

 

[traduction]  Il se peut qu'[une personne] soit plus faible sur le plan intellectuel à cause d'une maladie mentale, ou plus faible sur le plan économique ou tout simplement conjoncturel, à cause de circonstances temporaires.  Subsidiairement, cette "faiblesse"peut découler d'un rapport spécial fondé sur la confiance de l'une des parties envers l'autre.  L'existence d'une faiblesse relative ou d'un rapport spécial doit, dans tous les cas, être prouvée.

 

Comme le laisse entendre la dernière phrase de cet extrait, il faut examiner les circonstances de chaque cas pour déterminer s'il y a inégalité écrasante du rapport de force entre les parties.

 

                   On peut soutenir que, dans les faits, une opération inique ne rend pas nul le consentement:  la partie plus faible demeure en mesure de donner un consentement véritable, mais la loi prévoit néanmoins un redressement pour des motifs de politique sociale.  Cela est peut‑être davantage compatible avec la notion d'"inégalité du pouvoir de négociation" formulée par lord Denning dans Lloyds Bank Ltd. c. Bundy, précité, si on tient compte de ses propos selon lesquels il n'est pas nécessaire de prouver que la volonté de la partie plus faible était "dominée" ou "subjuguée" par l'autre partie.  Mais quel que soit l'angle sous lequel on aborde le problème, le résultat est le même:  pour des raisons d'ordre public, l'effet juridique de certains types de contrats sera restreint ou annulé.  De même, dans certaines circonstances, des principes d'ordre public annuleront l'effet juridique d'un consentement dans le cas d'une agression sexuelle.  Dans certains cas, en particulier, le consentement sera considéré comme sans effet en droit s'il peut être prouvé qu'il existait une telle disparité dans la situation relative des parties que la partie plus faible n'était pas en mesure de choisir librement.

 

                   On peut, jusqu'à un certain point, s'appuyer sur le droit criminel pour justifier la prise en considération de la situation relative des parties.  C'est ce qui ressort de la définition des voies de fait, qui comprennent une attaque, une agression et une agression sexuelle, qui figure à l'art. 265  du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46 , dont voici la partie pertinente:

 

                   265. (1)  Commet des voies de fait, ou se livre à une attaque ou une agression, quiconque, selon le cas:

 

a)  d'une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou indirectement, contre une autre personne sans son consentement;

 

                                                                   . . .

 

                   (2)  Le présent article s'applique à toutes les espèces de voies de fait, y compris les agressions sexuelles . . .

 

                   (3)  Pour l'application du présent article, ne constitue pas un consentement le fait pour le plaignant de se soumettre ou de ne pas résister en raison:

 

a)  soit de l'emploi de la force envers le plaignant ou une autre personne;

 

b)  soit des menaces d'emploi de la force ou de la crainte de cet emploi envers le plaignant ou une autre personne;

 

c)  soit de la fraude;

 

d)  soit de l'exercice de l'autorité . . . [Je souligne.]

 

Bien que l'art. 265 soit une disposition législative, ses principes sous‑jacents peuvent être pris en considération aux fins d'une analyse des voies de fait en common law, étant donné que cette infraction a pour origine les crimes, prévus en common law, des voies de fait (assault) et des coups et blessures (battery) (R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714, aux pp. 727 et 728).

 

                   Le paragraphe 265(3) précise les circonstances dans lesquelles le consentement est vicié parce qu'il a été donné par contrainte ou d'une manière mal informée, de sorte qu'il est dénué de tout effet juridique.  Bien que cette disposition soit le fruit d'une modification apportée au Code criminel  en 1983 (S.C. 1980-81-82-83, ch. 125, art. 19), les circonstances qu'elle mentionne ne sont pas nouvelles en droit.  Comme l'explique le juge Gonthier dans l'arrêt Jobidon, précité, à la p. 730, "[Ces éléments] faisaient déjà partie de la loi avant la promulgation du Code de 1892.  Ce qui serait nouveau dans le par. 244(3) [maintenant le par. 265(3)], c'est leur énoncé plus explicite et général dans le Code, S.C. 1980‑81‑82‑83, ch. 125, art. 19."  À titre d'exemple de l'application du principe énoncé à l'al. 265(3)c), le juge Gonthier mentionne, à la p. 740 de l'arrêt Jobidon, l'arrêt R. c. Lock (1872), L.R. 2 C.C.R. 10, où on a jugé que:

 

. . . des garçons de huit ans étaient trop jeunes pour comprendre la nature d'un acte sexuel avec un homme mûr de façon à pouvoir y consentir.  La soumission d'un jeune enfant à une personne plus âgée et plus forte, représentant l'autorité, ne serait pas considérée comme un consentement car il aurait probablement été donné par contrainte et d'une manière mal informée.

 

La notion générale de soumission à une personne représentant l'"autorité" indique une inégalité du rapport de force entre les parties susceptible de remettre en question l'existence d'un consentement véritable.  Le paragraphe 265(3) traduit le fait que, dans certains cas, des considérations d'ordre public annuleront la validité juridique d'un consentement invoqué comme moyen de défense à l'égard d'une accusation de voies de fait.  L'analogie entre l'évolution du droit des contrats et la question du consentement dans le cadre de l'infraction criminelle de voies de fait est évoquée dans l'arrêt Jobidon, précité, à la p. 735:

 

                   De même que la common law s'est exprimée dans une abondante jurisprudence sur les notions de consentement en droit des contrats et le principe volenti non fit injuria en matière de négligence, elle a également engendré un ensemble de règles juridiques visant à faire la lumière sur le sens du consentement et à imposer certaines limites à son effet juridique en droit criminel.  Elle l'a fait à l'égard des voies de fait.  De la même manière qu'elle a établi des principes d'intérêt public annulant l'effet juridique de certains types de contrats, comme ceux portant sur la restriction du commerce, par exemple, la common law a également fixé des limites au genre d'actions préjudiciables auxquelles il est légitimement possible de consentir et de protéger ainsi l'assaillant contre les sanctions de notre droit criminel.

 

 

                   Dans une certaine mesure, les tribunaux d'instance inférieure ont reconnu que l'inégalité du rapport de force entre les parties est une considération pertinente dans les cas d'inconduite sexuelle.  L'affaire W.(B.) c. Mellor, [1989] B.C.J. no 1393 (C.S.) (QL Systems), s'apparente quelque peu à la présente instance.  Dans cette affaire, la demanderesse avait intenté une action en dommages‑intérêts sur les plans contractuel et délictuel, pour la conduite sexuelle importune que son médecin avait adoptée pendant plus de deux ans.  Au moment où la relation entre le médecin et sa patiente a été établie, la demanderesse était vulnérable en raison de difficultés conjugales, financières et personnelles.  Les premières avances sexuelles avaient été faites lorsque la patiente avait demandé à son médecin de lui prescrire un sédatif.  La demanderesse a témoigné que le médecin l'avait alors dirigée vers une de ses salles d'examen pour lui remettre le sédatif.  Une fois dans la salle d'examen, il l'avait embrassée et lui avait caressé les seins et la partie inférieure du corps.  Elle était alors "sortie en coup de vent de son cabinet", mais elle avait néanmoins continué de le consulter.  Lorsqu'on lui a demandé pourquoi, la demanderesse a répondu qu'elle avait besoin de médicaments et de conseils pour l'aider à surmonter ses difficultés.  Leur liaison a évolué et a finalement abouti à des rapports sexuels.  La demanderesse a témoigné qu'elle avait envisagé de changer de médecin et qu'elle en avait parlé avec le défendeur.  Elle avait craint toutefois que celui‑ci ne trafique son dossier de manière à la faire passer pour une malade mentale.  Le juge McKenzie a tranché en faveur de la demanderesse pour le motif que le médecin avait manqué à son obligation fiduciaire de diligence envers sa patiente et qu'il n'avait pas respecté son contrat de prestation de services professionnels.  Dans ses motifs, il a cependant formulé les observations suivantes qui montrent l'effet d'un rapport de force sur le consentement:

 

                   [traduction]  Je conclus qu'il l'a dominée au moment où elle était vulnérable, uniquement aux fins d'assouvir ses besoins sexuels et sans intention d'approfondir la relation.

 

                   Par contre, elle n'a pas opposé de résistance, ou très peu.  Quoiqu'elle n'ait peut‑être pas bien accueilli les gestes grossiers posés en vue de la séduire, elle lui a permis de les accomplir et de  les répéter.  Elle aurait pu et aurait dû, dès les premières avances, changer de médecin.  Au lieu de cela, elle a persisté, pendant deux ans, à se prêter à des actes sexuels répétés auxquels elle consentait apparemment après avoir été excitée par le défendeur.  N'eût été l'initiative du défendeur, une liaison entre les parties aurait été improbable.

 

                   Cette dame avait ses problèmes que je ne prétends pas diagnostiquer, mais je crois que le Dr Mellor savait à quoi s'en tenir et, vu l'avantage dont il bénéficiait en qualité de médecin de celle‑ci, il a cru qu'il pourrait faire impunément ce qu'il a fait.

 

                   Du point de vue humain, les deux parties sont responsables de la liaison ‑‑ lui pour en avoir été l'instigateur et l'avoir fait durer et elle, pour avoir permis au défendeur de la faire durer.  Or, le défendeur assume, à titre de médecin, des responsabilités et des obligations particulières en matière de diligence.  En accédant à la profession médicale, il a contracté une lourde obligation de diligence, ce qui lui a été expliqué bien clairement de diverses manières, surtout lorsqu'il a prêté le serment d'Hippocrate... [Je souligne.]

 

L'affaire Lyth c. Dagg (1988), 46 C.C.L.T. 25 (C.S.C.‑B.) est une autre décision d'un tribunal d'instance inférieure où on a rejeté le moyen de défense fondé sur le consentement malgré l'absence de preuve concernant l'emploi de la force ou la menace d'emploi de la force et même si le demandeur n'avait pas activement résisté aux avances sexuelles.  Il s'agissait dans ce cas de rapports sexuels entre un enseignant et un élève de 15 ans.  Pour arriver à sa décision, le juge Trainor a examiné les facteurs suivants, aux pp. 31 et 32:

 

                   [traduction]  L'agression sexuelle n'est que l'une des manières dont une personne peut en agresser une autre.  Elle requiert l'examen attentif du lien existant entre les parties afin de déterminer si chacune d'elles avait la capacité de consentir, compte tenu de la nature et des conséquences de la conduite en cause et, également, si l'une des parties avait plus de pouvoir ou d'ascendant que l'autre de manière à être en mesure de forcer l'autre à se soumettre à sa volonté.  L'examen vise à déterminer si, compte tenu de toutes les circonstances, une personne a eu recours à la force à l'égard d'une autre et si tout consentement apparemment donné était véritable.  [Je souligne.]

 

Le juge Trainor a conclu que les premiers contacts sexuels entre les parties n'avaient été précédés d'aucun consentement véritable, car le défendeur avait [traduction] "dominé et influencé" le demandeur.

 

                   L'intimé fait valoir que la décision Lyth c. Dagg peut être distinguée de la présente affaire du fait qu'elle porte sur l'exploitation sexuelle d'un enfant par un enseignant.  Je ne suis pas d'accord.  Selon moi, ce qui importait dans l'affaire Lyth c. Dagg, c'était la capacité du défendeur de "dominer et d'influencer" le demandeur.  C'est ce qui ressort de la conclusion du juge Trainor selon laquelle il s'agissait de quelque chose de plus que des rapports entre un élève et un enseignant.  Voici ce qu'il dit, à la p. 32:

 

[traduction]  . . . l'importance et l'envergure de Dagg se sont accrues aux yeux de son jeune élève.  Lyth voulait être accepté au sein du groupe des arts d'interprétation dont les membres consommaient de l'alcool et fumaient de la marijuana.  Il avait des aptitudes dans ce domaine et il était ambitieux.  Dagg, qui est une personne intelligente, a dû se rendre compte de l'ardeur que mettait Lyth à ses travaux scolaires ainsi que de son profond désir d'être accepté par lui.  Dans ces circonstances, Dagg est devenu beaucoup plus qu'un enseignant dans le cadre d'une relation entre un  élève et un enseignant.  Il a dominé et influencé Lyth qui était âgé de 15 ans et qui ne voulait pas contrarier Dagg ni faire quoi que ce soit susceptible de perturber leurs rapports.  [Je souligne.]

 

                   La capacité de "dominer et d'influencer" n'est pas limitée à la relation entre un élève et un enseignant.  Le professeur Coleman énumère un certain nombre de situations qu'elle qualifie de rapports [traduction] "de force et de dépendance"; voir Coleman, "Sex in Power Dependency Relationships:  Taking Unfair Advantage of the `Fair' Sex" (1988), 53 Alb. L. Rev. 95.  Au nombre de ces rapports, il y a ceux existant entre le parent et l'enfant, le psychothérapeute et le patient, le médecin et le patient, le membre du clergé et le fidèle, l'enseignant et l'élève, l'avocat et le client ainsi que l'employeur et l'employé.  Elle soutient que le "consentement" à des relations sexuelles dans le cadre de tels rapports est douteux en soi.  Elle fait remarquer, à la p. 96:

 

                   [traduction]  Le point commun dans les rapports de force et de dépendance est l'existence d'une association personnelle ou professionnelle sous‑jacente qui engendre un déséquilibre marqué quant à la force respective des parties. . .

 

                   L'exploitation survient lorsque la personne "puissante" profite de sa situation d'autorité pour amener la personne "dépendante" à avoir des relations sexuelles et lui cause ainsi un préjudice.

 

Bien que l'existence de l'un de ces rapports spéciaux ne soit pas nécessairement déterminante quant à l'existence d'une inégalité écrasante du rapport de force, elle est nécessaire tout au moins dans les circonstances normales.

 

                   Il convient de remarquer qu'en droit des contrats, la preuve de l'existence d'une opération inique est un processus à deux étapes:  (1) la preuve de l'inégalité des situations respectives des parties et (2) celle d'un marché imprudent.  Il en est de même lorsqu'il s'agit de déterminer si le consentement à une agression sexuelle était efficace sur le plan juridique.  La première étape consiste sans aucun doute à prouver l'existence d'une inégalité entre les parties, laquelle survient normalement, comme nous l'avons vu, dans le contexte d'un rapport spécial "de force et de dépendance".  La seconde étape, selon moi, consiste à prouver qu'il y a eu exploitation.  L'examen du genre de relation en cause peut indiquer fortement qu'il y a exploitation.  Les normes sociales de conduite peuvent également avoir une certaine utilité.  Dans l'arrêt Harry c. Kreutziger (1978), 9 B.C.L.R. 166 (C.A.), portant sur une opération inique relative à la vente d'un bateau de pêche commerciale à un prix inférieur à sa valeur, le juge Lambert aborde, à la p. 177, la question de l'iniquité sous un angle différent:

 

[traduction]  . . . les questions de savoir si l'utilisation d'une situation de force est inique, si un avantage est injuste ou très injuste, si une contrepartie est nettement insuffisante ou si le pouvoir de négociation est sérieusement compromis, pour reprendre les termes employés dans les deux énoncés de principe, les affaires Morrison et Bundy, constituent en réalité des aspects d'une seule et même question.  Cette unique question est celle de savoir si l'opération, dans son ensemble, est à ce point contraire aux normes sociales d'éthique commerciale qu'elle doit être annulée.

 

Si le genre de relation sexuelle en cause s'écarte suffisamment des normes sociales de conduite, cela peut faire prendre conscience à la cour de la possibilité qu'il y ait eu exploitation.

 

Application à la présente affaire

 

                   Le juge du procès a statué que le consentement tacite de l'appelante aux activités sexuelles était volontaire.  Selon lui, le Dr Wynrib n'avait pas employé la force ni menacé de le faire et la consommation de médicaments par l'appelante n'avait pas nui à sa capacité de consentir.  La Cour d'appel a convenu que l'appelante avait, de son plein gré, participé aux rapports sexuels.  Toutefois, il faut se demander si l'appelante était vraiment en mesure de choisir librement.  Il me semble évident qu'il y avait une inégalité marquée du rapport de force entre les parties.  L'appelante était une jeune femme peu instruite.  Qui plus est, elle était une consommatrice invétérée de calmants et d'analgésiques.  On peut conclure, pour ce seul motif, qu'il y avait inégalité quant à la situation des parties en raison du besoin de médicaments de l'appelante.  Cette pharmacodépendance de l'appelante limitait sa capacité d'exercer un véritable choix.  Même si elle ne voulait pas s'adonner à des activités sexuelles avec le Dr Winrib, sa réticence s'est dissipée sous l'impulsion de sa dépendance et en raison de la perspective inquiétante d'un sevrage pénible non contrôlé.  Il ressort clairement des observations du juge du procès, à la p. 243, que c'est le besoin de médicaments de l'appelante qui l'a rendue vulnérable:

 

[traduction]  [L'appelante] a déclaré qu'au début elle avait feint de ne pas comprendre ses allusions et avait réussi à se soustraire à ses avances.  Pendant une courte période, elle a cessé de le consulter et s'est arrangée pour se procurer ses médicaments auprès d'autres médecins.  Toutefois, lorsque ceux‑ci ont réduit son approvisionnement, elle est retournée voir le Dr Wynrib.  Elle a déclaré qu'elle était désespérée.  Elle a affirmé qu'elle avait accédé à ses demandes.

 

Et d'ajouter, à la p. 244:

 

[traduction]  Elle était, de toute évidence, très réticente à faire cela avec le défendeur.  Manifestement, elle ne voulait pas le faire.

 

. . . son acceptation d'avoir des rapports sexuels était certainement motivée par les ordonnances que le médecin lui délivrerait. . . .

 

                   La vulnérabilité de l'appelante, due à son besoin de médicaments, ressort également du rapport suivant du Dr Fleming du département de psychiatrie de la Faculté de médecine de l'Université de la Colombie‑Britannique, qui a été inscrit comme témoignage d'expert:

 

[traduction]  Comme elle le dit elle‑même, elle voulait se procurer des médicaments à tout prix et elle était disposée à mettre de côté ses principes moraux à cette fin.  Il me semble que, si Mme Norberg n'avait eu ni dépendance ni tolérance à l'égard du Fiorinal, elle n'aurait jamais accepté de s'adonner à des activités sociales ou sexuelles avec le Dr Wynrib.  Compte tenu de mon examen clinique et des documents fournis, je crois qu'elle l'a fait pour obtenir des médicaments.

 

                   De l'autre côté, il y avait un homme âgé, un professionnel de sexe masculin - - le médecin de l'appelante.  L'inégalité du rapport de force caractérise fréquemment la relation médecin-patient.  Voici ce que mentionne à cet égard le Final Report of the Task Force on Sexual Abuse of Patients, rédigé par un groupe de travail indépendant mandaté par l'Ordre des médecins et chirurgiens de l'Ontario (25 novembre 1991) (présidente:  Marilou McPhedran), à la p. 11:

 

                   [traduction]  Un patient demande l'aide d'un médecin lorsqu'il est vulnérable, c'est‑à‑dire lorsqu'il est malade, lorsqu'il est dans le besoin, lorsqu'il n'est pas sûr de ce qui doit être fait.

 

                   L'inégalité du rapport de force dans la relation entre un médecin et son patient rend davantage possible l'exploitation sexuelle que dans toute autre relation.  Cette vulnérabilité confère au médecin le pouvoir d'obtenir des faveurs sexuelles de l'autre partie.  L'emploi de la force physique ou d'une arme est inutile, car le pouvoir du médecin découle de ses connaissances et de la confiance qu'il inspire au patient.

 

En l'espèce, le Dr Wynrib savait que l'appelante était vulnérable et qu'elle était animée par le désir de se procurer des médicaments.  Il est probable qu'il était au courant de sa dépendance au Fiorinal ou qu'il avait, tout au moins, de forts soupçons à ce sujet, avant qu'elle ne le lui avoue.  C'est lui qui a découvert qu'elle était pharmacodépendante.  À titre de médecin, l'intimé connaissait les soins médicaux dont l'appelante avait besoin et il savait (ou aurait dû savoir) qu'elle ne pouvait pas "simplement arrêter" de prendre des médicaments sans subir de traitement.  Le Dr Fleming a affirmé:

 

[traduction]  On sait que le sevrage de la consommation continue de barbituriques à action brève constitue une expérience extrêmement déplaisante et il est normal que Mme Norberg ait tenté de maintenir son approvisionnement en l'absence d'un programme de traitement complet adapté à ses besoins (tant pharmacologiques que psychologiques) pendant un sevrage.

 

Les connaissances médicales de l'intimé et le fait que ce dernier était au courant de la dépendance de l'appelante, conjugués à son pouvoir de prescrire des médicaments, sont à l'origine de l'empire qu'il exerçait sur elle.  C'est lui qui a proposé d'échanger des services sexuels contre des médicaments.

 

                   Cependant, il reste encore à déterminer s'il y a eu exploitation.  Selon moi, il y en a eu.  Le Dr Herbert du département de médecine familiale de la Faculté de médecine de l'Université de la Colombie‑Britannique a exprimé l'avis qu' [traduction] "un praticien raisonnable aurait pris des mesures pour tenter d'aider Mme Norberg à mettre fin à sa dépendance en lui recommandant, par exemple, de faire appel à des services de consultation en toxicomanie ou, à tout le moins, en cessant de lui prescrire du Fiorinal".  Toutefois, le Dr Wynrib n'a pas mis à contribution ses connaissances et sa compétence médicales pour aider l'appelante à surmonter sa dépendance.  Il a plutôt abusé du pouvoir qu'il exerçait sur elle et profité des renseignements qu'il avait obtenu au sujet de sa faiblesse pour servir ses intérêts personnels.  Il me semble que l'échange de faveurs sexuelles contre des médicaments, à l'instigation d'un médecin, avec une patiente pharmacodépendante, est une relation divergente de ce que la société jugerait acceptable.  Le juge du procès (à la p. 246) a affirmé que  [traduction] "[s]elon toute vraisemblance, les membres du corps médical et la société en général jugeraient la conduite du Dr Wynrib honteuse et contraire à la déontologie".  Pour sa part, le juge en chef McEachern (à la p. 51) qualifie la relation d' [traduction] "entente sordide".

 

                   Il existe également un courant de pensée selon lequel tout contact sexuel dans le cadre d'une relation entre médecin et un patient constitue de l'exploitation.  Selon le Task Force on Sexual Abuse of Patients, op. cit., à la p. 12:

 

[traduction]  En raison de la position de force dont jouit le médecin dans la relation entre le médecin et son patient, il n'existe AUCUNE circonstance ‑‑ AUCUNE ‑‑ où les rapports sexuels entre un médecin et son patient sont acceptables.  Les rapports sexuels entre un patient et un médecin représentent TOUJOURS une agression sexuelle, peu importe l'explication ou le système de valeurs invoqué par le médecin pour se justifier.  Les médecins doivent admettre qu'ils ont du pouvoir et du prestige et qu'il peut arriver qu'un patient mette à l'épreuve l'étanchéité de la frontière qui les sépare.  Il appartient TOUJOURS au médecin de savoir ce qui est opportun et de ne jamais permettre que la relation en vienne à revêtir un caractère sexuel.

 

En fait, selon le serment d'Hippocrate, tout contact sexuel entre un médecin et son patient est foncièrement répréhensible:

 

Dans quelque maison que j'entre, j'y entrerai pour l'utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons libres ou esclaves.

 

(Grand dictionnaire encyclopédique médical, vol. 1, 1986, Paris, à la p. 608.)

 

Ces observations visent à régir les rapports entre le médecin et son patient, et non la responsabilité civile, et je n'ai pas à examiner leur incidence précise dans ce dernier contexte.  En effet, il ne s'agit pas simplement, en l'espèce, d'une relation entre un médecin et son patient, mais d'une relation entre un médecin et une personne pharmacodépendante, et il ne s'agit pas simplement non plus de rapports sexuels, mais d'un échange de services sexuels contre des médicaments.  Compte tenu des circonstances, je crois que le consentement de l'appelante n'était pas véritable du point de vue juridique.

 

                   L'intimé prétend que l'appelante a tiré profit de la faiblesse et de la solitude d'un homme âgé pour obtenir des médicaments.  Bien que, sans aucun doute, le Dr Wynrib ait eu ses propres points faibles, il me semble déterminant, en l'espèce, qu'il ait été l'instigateur de la relation, c'est‑à‑dire que ce soit lui, et non l'appelante, qui s'est servi de sa position de force et de ses connaissances pour proposer l'échange et tirer parti de sa vulnérabilité.  L'argument de l'intimé pourrait être plus convaincant si c'était l'appelante qui  avait proposé d'échanger des services sexuels contre des médicaments.  Je ne suis pas persuadé non plus que l'intimé ait démontré de la compassion et de l'intérêt pour le bien‑être de l'appelante.  Cela est incompatible avec son mépris flagrant du besoin de l'appelante d'être traitée.  Si le bien‑être de l'appelante lui avait vraiment tenu à c{oe}ur, il l'aurait aidée à surmonter sa dépendance.

 

                   L'intimé prétend que la thèse de l'appelante revient à dire qu'un toxicomane ne saurait donner de consentement.  Un toxicomane, poursuit‑il, ne serait donc pas jugé responsable de ses actes.  Même si un état de dépendance peut indiquer une inégalité du rapport de force, cela n'a pas pour effet en soi de dépouiller un consentement de tout effet juridique.  Suivant la formulation que j'ai proposée, il doit également y avoir une exploitation.  Dans Black c. Wilcox (1976), 70 D.L.R. (3d) 192 (C.A. Ont.), à la p. 197, le juge Evans affirme au sujet de l'iniquité:

 

[traduction] . . . la cour invoquera la règle d'equity selon laquelle la personne dont la situation d'infériorité l'empêche d'assurer elle‑même sa protection sera protégée non pas contre sa propre sottise ou insouciance, mais contre son exploitation par une personne ayant une position dominante ou supérieure en matière de négociation.  La combinaison de l'inégalité de la position des parties et de l'imprudence est à la base de ce principe.  [Je souligne.]

 

Il s'agit non pas de dégager le toxicomane de toute responsabilité, mais de le protéger contre toute oppression de la part de personnes jouissant d'une position de force particulière.

 

                   En résumé, selon moi, le moyen de défense fondé sur le consentement ne saurait tenir en l'espèce.  L'appelante avait un problème médical --  la dépendance au Fiorinal.  Le Dr Wynrib connaissait l'existence de ce problème.  À titre de médecin, il connaissait le traitement médical approprié et il savait que l'appelante agissait sous l'empire de sa pharmacodépendance.  Au lieu de s'acquitter de son devoir de médecin, c'est‑à‑dire de traiter l'appelante, il s'est servi de sa position de force et de sa compétence à son propre bénéfice et au détriment de l'appelante.  J'estime que l'inégalité du rapport de force entre les parties et l'exploitation qui caractérise la relation ont empêché l'appelante de donner un consentement significatif aux contacts sexuels.

 

Ex turpi causa

 

                   À mon avis, le principe ex turpi causa non oritur actio n'empêche pas l'appelante de réclamer des dommages‑intérêts.  Il est sage de rappeler les propos tenus par le juge Estey dans Ciment Canada LaFarge Ltée c. British Columbia Lightweight Aggregate Ltd., [1983] 1 R.C.S. 452, à la p. 476, selon lesquels "les affaires où une action délictuelle a été rejetée par l'application de la maxime ex turpi causa sont extrêmement rares".  Je ne crois pas qu'il s'agisse, en l'occurrence, d'un de ces "rares" cas.  L'intimé a profité de la faiblesse de l'appelante pour la contraindre à consentir à un échange de services sexuels contre des médicaments.  Il a proposé l'échange pour assouvir ses propres besoins sexuels, puis il l'a incitée à s'y livrer.  Elle ne voulait pas y participer, mais elle l'a fait en raison de sa pharmacodépendance.  L'intimé n'a pu établir la relation illicite qu'en prolongeant la pharmacodépendance de l'appelante.  On a jugé, dans le présent pourvoi, que l'intimé était responsable parce qu'il a profité de la dépendance de l'appelante.  L'application du principe ex turpi causa en l'espèce reviendrait à refuser d'accorder des dommages‑intérêts à l'appelante pour la même raison qu'elle a eu gain de cause dans l'action délictuelle, c'est‑à‑dire parce qu'elle a agi sous l'empire de son besoin désespéré de Fiorinal.  L'ordre public ne saurait certes pas permettre que l'on donne d'une main à l'appelante pour ensuite lui retirer de l'autre ce qu'on lui a donné.

 

                   Il est vrai que, pendant la période en cause, l'appelante a commis l'infraction consistant à obtenir des ordonnances multiples.  Toutefois, le juge Estey, dans Ciment Canada LaFarge Ltée, précité, a indiqué, à la p. 477, qu'il doit exister un lien de causalité suffisant entre la participation de l'appelante à l'activité illégale et le préjudice subi.  Je suis d'avis que l'infraction consistant à obtenir des ordonnances multiples n'a rien à voir avec le marché intervenu entre l'appelante et l'intimé.  Il n'y a pas de lien de causalité entre le préjudice subi et l'infraction commise par l'appelante.  Si l'appelante n'avait compté que sur l'intimé pour se procurer des médicaments au lieu d'obtenir des ordonnances multiples, elle aurait subi le même préjudice.

 

                   Somme toute, je ne crois pas qu'il soit dans l'intérêt public de dégager de toute responsabilité civile le médecin qui, délibérément, abuse de sa position de force et de son influence en proposant un échange de services sexuels contre des médicaments à une personne qui lui a révélé être pharmacodépendante, et qui donne suite à sa proposition.  En conséquence, la maxime ex turpi causa n'empêche pas, en l'espèce, de demander réparation.

 

Les dommages‑intérêts

 

                   L'appelante sollicite des dommages‑intérêts comprenant:  (1) des dommages‑intérêts compensatoires pour la fourniture illégale de médicaments et la prolongation de sa dépendance, (2) des dommages‑intérêts majorés pour les remords, la honte, la perte de confiance en soi et les troubles émotifs causés par la continuation de l'approvisionnement en médicaments et pour l'exploitation sexuelle de l'appelante, et (3) des dommages‑intérêts punitifs pour l'abus de confiance commis par l'intimé.  Les tribunaux d'instance inférieure ont refusé d'accorder des dommages‑intérêts.  Seul le juge Locke, dissident, de la Cour d'appel aurait accordé des dommages‑intérêts symboliques de 1 000 $ pour la négligence dont a fait preuve l'intimé en prolongeant la pharmacodépendance de l'appelante.  Cependant, je m'intéresse ici aux dommages‑intérêts pour l'agression sexuelle qui constitue, selon moi, le délit de voies de fait en common law.

 

                   Je fais d'abord remarquer que les voies de fait confèrent un droit d'action sans qu'il ne soit nécessaire de prouver l'existence d'un préjudice.  De plus, la responsabilité n'est pas limitée aux conséquences prévisibles.  Des dommages‑intérêts majorés peuvent être accordés si les voies de fait ont été commises dans des circonstances humiliantes ou portant atteinte à la dignité.  Ils ne sont pas accordés en sus des dommages‑intérêts généraux.  La façon d'évaluer ces derniers consiste plutôt [traduction] "à tenir compte des circonstances aggravantes de l'espèce et à augmenter en conséquence le montant accordé":  voir N. (J.L.) c. L. (A.M.) (1988), 47 C.C.L.T. 65 (B.R. Man.), à la p. 71, le juge Lockwood.  Les dommages‑intérêts généraux doivent être distingués des dommages‑intérêts punitifs ou exemplaires.  Ces derniers sont accordés pour punir le défendeur et pour en faire un exemple afin de dissuader d'autres personnes de commettre le même délit; voir Linden, La responsabilité civile délictuelle (4e éd. 1988), aux pp. 67 et 68).  Dans Vorvis c. Insurance Corporation of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085, aux pp. 1107 et 1108, le juge McIntyre précise les circonstances dans lesquelles la conduite du défendeur justifierait une peine:

 

. . .  il n'est possible d'accorder des dommages‑intérêts punitifs qu'à l'égard d'un comportement qui justifie une peine parce qu'il est essentiellement dur, vengeur, répréhensible et malicieux.  Je ne prétends pas avoir énuméré tous les qualificatifs aptes à décrire un comportement susceptible de justifier l'attribution de dommages‑intérêts punitifs, mais de toute façon, pour que de tels dommages‑intérêts soient accordés, il faut que le comportement soit de nature extrême et mérite, selon toute norme raisonnable, d'être condamné et puni.

 

Même s'il arrive fréquemment, comme je l'ai souligné, que des dommages‑intérêts majorés soient accordés à l'égard d'une conduite qui pourrait également justifier l'attribution de dommages‑intérêts punitifs, les deux types de dommages‑intérêts peuvent être distingués:  les dommages‑intérêts punitifs visent à punir alors que les dommages‑intérêts majorés ont pour but d'indemniser.  Voir Vorvis, aux pp. 1098 et 1099.

 

                   Les dommages‑intérêts accordés devraient refléter la nature de l'agression.  Dans l'arrêt R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72, notre Cour a fait remarquer qu'une agression sexuelle a un effet plus important sur la plaignante qu'une agression qui n'est pas de nature sexuelle.  Comme il est possible d'obtenir des dommages‑intérêts considérables pour une agression qui n'est pas de nature sexuelle, je suis d'avis que l'appelante a droit à des dommages‑intérêts majorés importants pour l'affront découlant de l'agression sexuelle sous la contrainte.  Par exemple, dans Stewart c. Stonehouse, [1926] 2 D.L.R. 683 (C.A. Sask.), le défendeur a été condamné pour avoir saisi le demandeur par le nez malgré l'absence de toute preuve de lésion corporelle.  Le tribunal a statué que le demandeur avait droit à des dommages‑intérêts importants pour atteinte à sa dignité personnelle.  Il est évident qu'une agression sexuelle porte davantage atteinte à la dignité que le fait d'être tiré par le nez.  Dans l'arrêt McCraw, précité, le juge Cory a d'ailleurs dit, à la p. 85, qu'"[i]l est difficile d'imaginer un plus grand affront à la dignité humaine" qu'un rapport sexuel sans consentement.  Bien que ces propos aient été tenus dans le contexte d'une affaire de viol, ils s'appliquent tout autant dans les circonstances de la présente affaire.

 

                   Les tribunaux d'instance inférieure ont accordé des dommages‑intérêts généraux (y compris, dans certains cas, des dommages‑intérêts majorés) dans un certain nombre de décisions récentes en matière d'agression sexuelle.  Dans N. (J.L.) c. L. (A.M.), précité, la plaignante avait, depuis l'âge de six ans, été agressée sexuellement par le conjoint de fait de sa mère, à maintes reprises, et ce, pendant six années.  Des éléments de preuve ont été présentés quant aux conséquences réelles et prévues de l'agression.  Des dommages‑intérêts de 65 000 $ ont été accordés.  Dans Glendale c. Drozdzik, [1990] B.C.W.L.D. 1839 (C.S.), on avait eu recours à la force pour violer la demanderesse qui avait souffert par la suite de dépression chronique et d'un syndrome de choc post‑traumatique.  Elle s'était repliée sur elle‑même pendant presque deux ans, elle avait été incapable de travailler ou de s'occuper de sa famille, elle avait bu à l'excès pendant un certain temps et elle n'avait pas cherché à obtenir des conseils pendant six mois.  La preuve a révélé qu'elle souffrait d'humiliation et de perte de dignité.  Compte tenu des dommages‑intérêts majorés auxquels la demanderesse avait droit, des dommages‑intérêts généraux de 15 000 $ lui ont été accordés.  Dans Q. c. Minto Management Ltd. (1985), 15 D.L.R. (4th) 581 (H.C. Ont.), l'employé du locateur avait violé la demanderesse dans son appartement.  La demanderesse avait éprouvé douleur, souffrance, perte de dignité et humiliation et avait subi un préjudice émotif et psychologique comportant des sentiments de crainte, de désarroi et d'angoisse qu'elle continuait d'éprouver deux ans plus tard.  Des dommages‑intérêts généraux de 40 000 $ lui ont été accordés.  Dans Harder c. Brown (1989), 50 C.C.L.T. 85 (C.S.C.‑B.), au cours d'une période de sept ans, la demanderesse, qui était encore mineure, avait été agressée sexuellement un certain nombre de fois par le défendeur, un vieil ami de son grand‑père.  Les agressions avaient consisté en des baisers, des caresses et des tentatives de rapports sexuels.  Le défendeur avait également exigé de la demanderesse qu'elle se déshabille et il l'avait photographiée pendant les agressions.  Suite à ces agressions, la demanderesse s'était sentie méprisable et sale, ne pouvait plus faire confiance aux gens, en particulier aux hommes, avait éprouvé de la difficulté à établir des relations intimes et durables et avait été aux prises avec des mauvais souvenirs et des cauchemars fréquents.  Le juge Wood a statué que les circonstances de l'affaire justifiaient la majoration des dommages‑intérêts généraux de la demanderesse et il les a fixés à 40 000 $.   L'affaire Myers c. Haroldson, [1989] 3 W.W.R. 604 (B.R. Sask.) portait également sur un viol brutal.  Après le viol, la demanderesse avait éprouvé des difficultés à avoir des rapports sexuels avec son mari (qui était son fiancé au moment du viol), de l'angoisse, de l'insécurité, de la gêne, de l'humiliation, une perte d'estime de soi, de l'insomnie, de la méfiance à l'égard des hommes et avait connu des périodes de dépression.  Des dommages‑intérêts généraux de 10 000 $ ont été accordés.  Dans l'affaire Lyth c. Dagg, précitée, mettant en cause un élève et un enseignant, des dommages‑intérêts généraux de 5 000 $ ont été accordés.  Dans W.(B.) c. Mellor, précité, des dommages‑intérêts de 10 000 $ ont été accordés pour le stress émotionnel supplémentaire que le défendeur, un médecin, avait causé à la demanderesse suite à deux années de comportement sexuel inopportun.

 

                   Dans la présente affaire, des contacts sexuels ont eu lieu à maintes reprises, pendant une longue période, avec une personne en position de force.  L'intimé s'est servi de sa position de force en tant que médecin pour tirer profit de la pharmacodépendance de l'appelante.  La présente affaire se distingue, jusqu'à un certain point, des affaires de viol susmentionnées du fait que l'agression n'a comporté ici aucune violence physique.  Cependant, la conduite de l'intimé a humilié l'appelante et lui a fait perdre sa dignité, comme le révèle le témoignage de celle‑ci.  Au procès, l'appelante a témoigné qu'elle pensait quotidiennement à ce qui s'était passé avec le Dr Wynrib et qu'elle ressentait une très grande honte.  En fait, elle se croyait indigne d'être la mère de son fils à cause de ce qu'elle avait fait avec le médecin.  Étant donné les circonstances, j'accorderais des dommages‑intérêts généraux de 20 000 $.

 

                   Dans plusieurs des cas d'agression sexuelle, des dommages‑intérêts punitifs n'ont pas été accordés parce que le défendeur avait été déclaré coupable.  En pareil cas, l'attribution de dommages‑intérêts punitifs aurait équivalu à imposer une double peine.  On a toutefois accordé des dommages‑intérêts punitifs de 10 000 $ dans Harder c. Brown, précité, de 15 000 $ dans W. (B). c. Mellor, précité, et de 40 000 $ dans Myers c. Haroldson, précité.  En accordant les dommages‑intérêts dans cette dernière affaire, le juge Osborn fait remarquer, à la p. 614, que des dommages‑intérêts punitifs sont souvent consentis [traduction] "lorsque l'auteur du délit a agi au mépris des normes sociales habituelles en matière de moralité et de décence, ou lorsqu'il a fait preuve de turpitude morale . . .  Ils sont également accordés lorsque la conduite du défendeur est empreinte d'arrogance ou d'insensibilité . . ."  Il a statué que la conduite du défendeur justifiait l'attribution de dommages‑intérêts punitifs, pour un certain nombre de raisons, dont le fait que l'agression sexuelle avait comporté l'emploi d'une force excessive, que le défendeur avait agi de façon arrogante et impitoyable en commettant l'agression et qu'il avait enfreint les normes habituelles de moralité et de décence d'une manière impassible et calculée.  Il a conclu, à la p. 614, que la conduite du défendeur était

 

[traduction]  . . . une conduite devant être découragée puisqu'il est constant, dans notre société, que les agressions sexuelles sont essentiellement le fait d'adultes de sexe masculin dont les victimes sont des personnes de sexe féminin.  Le tribunal est conscient des multiples études et rapports qui font état des innombrables agressions sexuelles dont sont victimes les femmes au Canada, dont bon nombre ne sont pas signalées et d'autres, qui sont signalées mais qui  n'entraînent pas la condamnation du contrevenant à cause de l'absence de preuve requise;

 

                   Il faut se demander si la conduite du Dr Wynrib était de nature à justifier sa condamnation par notre Cour.  Sa conduite n'était pas, pour reprendre les termes employés dans Vorvis, précité, dure, vengeresse ou malicieuse.  Elle était toutefois répréhensible et contraire aux normes sociales habituelles en matière de décence.  En outre, l'échange de médicaments contre des services sexuels, par un médecin en position de force, est une conduite qu'il faut à tout prix décourager.  Voici à ce sujet un extrait du Final Report of the Task Force on Sexual Abuse of Patients, précité, à la p. 80:

 

                   [traduction]  Le manque de compréhension manifesté à l'endroit des agressions sexuelles comportant un abus de confiance est l'un des principaux obstacles à une autoréglementation efficace.  L'existence d'un préjudice réel ou d'un préjudice susceptible d'être causé à d'autres patients par le médecin qui choisit d'abuser de sa position de force pour s'adonner à l'exploitation sexuelle, est rarement établie; de plus, lorsque le préjudice et le risque de préjudice sont prouvés, ils sont largement sous‑estimés.

 

Il importe d'accorder des dommages‑intérêts punitifs afin de signifier clairement que cette tendance à la sous‑estimation ne saurait continuer.  Le fait que le Dr Wynrib se soit servi de sa position de force pour obtenir des faveurs sexuelles dans le cadre d'une relation médecin‑patiente est choquant et répréhensible.  Compte tenu de toutes les circonstances, j'accorderais, en outre, des dommages‑intérêts punitifs de 10 000 $.

 

Dispositif

 

                   Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rendre jugement en faveur de la demanderesse contre le défendeur.  La demanderesse a droit à 20 000 $  de dommages‑intérêts majorés et à 10 000 $ de dommages‑intérêts punitifs, le tout avec dépens dans toutes les cours.

 

                   Version française des motifs des juges L'Heureux-Dubé et McLachlin rendus par

 

                   Le juge McLachlin -‑ Après avoir pris connaissance des motifs de mes collègues les juges La Forest et Sopinka, je ne puis conclure, en toute déférence, que les théories de la responsabilité délictuelle ou des contrats permettent de cerner la nature fondamentale du méfait commis à l'égard de la demanderesse.  Bien que ces théories s'appliquent manifestement à certains aspects du méfait, l'analyse des événements qui se sont produits pendant la durée de la relation établie entre le Dr Wynrib et Mme Norberg sous l'angle de la responsabilité délictuelle ou contractuelle fausse l'image au lieu d'y apporter l'éclairage voulu.  Seuls les principes applicables aux rapports fiduciaires et à leur violation permettent de l'analyser intégralement.  Selon moi, cette théorie s'applique indiscutablement aux faits de l'espèce compte tenu des principes établis par notre Cour dans d'autres arrêts.  Elle seule rend compte de la véritable relation établie entre les parties et de la gravité du méfait commis par le défendeur, et c'est pourquoi notre Cour devrait l'appliquer.

                   Le juge La Forest ayant déjà relaté les faits en détail, je ne m'y attarderai pas.  La demanderesse, une jeune femme, a commencé à prendre des analgésiques sur ordonnance, afin de soulager la douleur causée par un abcès dentaire.  Avant même que le diagnostic ait été établi et le traitement appliqué, la demanderesse était pharmacodépendante.  Ses médecins n'ont rien fait à cette époque pour l'aider à se soustraire progressivement à cette dépendance.  Son état de santé ne justifiait plus la prise d'analgésiques, mais le besoin impérieux persistait.  Son médicament de prédilection était le Fiorinal, un produit pharmaceutique ne pouvant légalement être obtenu que sur ordonnance, dont les ingrédients actifs comprennent la codéine, un opiacé et le butalbital, un barbiturique.  Sa vie s'est alors transformée en une longue recherche du moyen de s'en procurer.  S'agissant d'une substance illégale, il était difficile d'en trouver.  Au début, sa s{oe}ur lui en a fourni, mais il était plus commode de s'en procurer par l'entremise d'un médecin.  La demanderesse s'est donc adressée à plusieurs médecins.  Jusqu'à ce qu'il prenne sa retraite, le médecin de sa s{oe}ur lui a fourni de nombreuses ordonnances, mais un remplaçant a refusé de lui prescrire d'autres comprimés.  Elle est alors allée voir le Dr Wynrib pour obtenir une ordonnance de Fiorinal, prétextant une douleur à la cheville.  Le médecin lui a remis une ordonnance.  Elle y est retournée par la suite en se plaignant de la même douleur ou d'autres malaises.  Rapidement, le Dr Wynrib s'est rendu compte que la demanderesse avait une dépendance à l'égard du Fiorinal et il l'a interrogée à ce sujet.  Or, ce faisant, il a ajouté [traduction] "si tu es gentille avec moi, je serai gentil avec toi", pointant alors du doigt l'étage supérieur où il résidait, de manière à préciser la nature de son offre.  La demanderesse a refusé et a quitté les lieux.  Le défendeur persistant à faire des offres similaires, la demanderesse a cessé de le consulter.  Pendant un certain temps, elle s'est procuré des comprimés Fiorinal auprès d'autres médecins et sur le marché noir.  Mais lorsque les autres médecins consultés ont diminué la quantité et la dose des médicaments prescrits, la demanderesse est devenue, selon ses propres dires, désespérée.  Elle est donc retournée voir le Dr Wynrib et elle a accepté d'avoir des rapports sexuels avec lui.  Il lui a alors donné des comprimés Fiorinal.  À un moment donné, elle a supplié le médecin de l'aider, mais celui‑ci ne lui a conseillé aucun traitement, lui disant seulement "d'arrêter".  Selon la preuve médicale, il est presque impossible "d'arrêter" sans participer à un programme de désintoxication sous surveillance.  Après avoir été accusée d'avoir obtenu des ordonnances multiples, la demanderesse s'est rendue, de son propre chef, dans un centre de réadaptation pour toxicomanes.  Elle en est repartie au bout d'un mois et s'abstient, depuis lors, de prendre des médicaments à des fins non thérapeutiques.

 

                   Le fait que le Dr Wynrib a manqué à ses obligations envers la demanderesse n'est pas contesté.  Il lui a prescrit des médicaments dont il savait qu'elle n'avait pas médicalement besoin.  Il a omis de lui conseiller de s'inscrire à un programme de désintoxication, prolongeant ainsi sa dépendance.  Au lieu de cela, il a tiré avantage de sa dépendance pour avoir des rapports sexuels avec la demanderesse pendant plus de deux ans.

 

                   La relation entre un médecin et son patient peut être analysée de diverses manières.  On peut l'assimiler à un contrat où l'omission du médecin de s'acquitter de ses obligations confère un droit d'action pour inexécution de contrat.  Par ailleurs, elle fait naître, sans aucun doute, une obligation de diligence dont le non‑respect correspond au délit de négligence.  Comme tout citoyen, le médecin a l'obligation de ne toucher un patient qu'avec son consentement; le médecin qui manque à cette obligation commet le délit de voies de fait (battery).  Toutefois, ce qui distingue peut‑être le plus la relation médecin‑patient de tout autre rapport, c'est son caractère fiduciaire.  Il est bien établi que la relation entre un médecin et son patient appartient également à cette catégorie particulière de rapports que la loi qualifie de fiduciaires.

 

                   Le récent jugement prononcé par le juge La Forest dans McInerney c. MacDonald, [1992] 2 R.C.S. 138, aux pp. 148 et 149, une affaire où est reconnu le droit d'une patiente de consulter son dossier médical, fait état de la jurisprudence et de la doctrine en la matière et confirme le caractère fiduciaire de la relation médecin‑patient.  Voici un extrait de ce jugement:

 

                   Un médecin commence à constituer un dossier médical quand un patient choisit de lui faire partager des détails intimes sur sa vie pendant une consultation.  Le patient "confie" ces renseignements personnels au médecin à des fins médicales.  Il importe de ne pas oublier la nature de la relation médecin-patient dans le cadre de laquelle ces renseignements sont confiés.  Dans l'arrêt Kenny c. Lockwood, [1932] O.R. 141 (C.A.), le juge Hodgins affirme, à la p. 155, que la relation entre le médecin et son patient en est une dans laquelle il faut faire "confiance" au médecin.  Dans l'affaire Henderson c. Johnston, [1956] O.R. 789, ces propos ont été mentionnés et approuvés par le juge LeBel qui a lui‑même qualifié la relation médecin-patient de [traduction] "fiduciaire et confidentielle", pour ensuite ajouter:  [traduction] "Il s'agit de la même relation que celle qui existe, en equity, entre un parent et son enfant, un époux et son épouse, un avocat et son client, un confesseur et son pénitent, et un tuteur et son pupille" (p. 799).  Plusieurs auteurs ont eux aussi qualifié de fiduciaire la relation entre le médecin et son patient; voir, par exemple, E. I. Picard, Legal Liability of Doctors and Hospitals in Canada (2e éd. 1984), à la p. 3; A. Hopper, "The Medical Man's Fiduciary Duty" (1973), 7 Law Teacher 73; A. J. Meagher, P. J. Marr et R. A. Meagher, Doctors and Hospitals:  Legal Duties (1991), à la p. 2, M. V. Ellis, Fiduciary Duties in Canada (1988), à la p. 10-1.  Je souscris à cette qualification.

 

J'y souscris également.  Il me semble évident que la relation médecin‑patient comporte la caractéristique propre au lien fiduciaire, soit la confiance, la confiance d'une personne, ayant des pouvoirs restreints, qu'une autre personne, investie de pouvoirs et de responsabilités plus grands, exercera ce pouvoir pour son bien et uniquement pour son bien et agira au mieux de ses intérêts.  La reconnaissance du caractère fiduciaire de la relation médecin‑patient permet de recourir, en droit, à des paramètres d'analyse qui assujettissent les médecins à des normes élevées dans leurs rapports avec les patients, comme l'exige la confiance qu'ils accordent aux médecins.  C'est ce que font valoir Jorgenson et Randles dans "Time Out:  The Statute of Limitations and Fiduciary Theory in Psychotherapist Sexual Misconduct Cases" (1991), 44 Okla. L. Rev. 181.

 

                   L'obligation fiduciaire, dans sa portée et son fondement, diffère sur le plan notionnel de l'obligation contractuelle et de la responsabilité délictuelle.  Elles peuvent parfois se chevaucher dans leur application, mais leurs fondements théoriques et leur fonctions demeurent distincts.  Dans les cas de négligence et en matière contractuelle, les parties sont considérées comme des acteurs égaux et indépendants, soucieux principalement de leur propre intérêt personnel.  Par conséquent, le droit recherche l'équilibre entre faire respecter des obligations en accordant une indemnité en cas d'inobservation des obligations et préserver une liberté optimale pour les parties au rapport en question.  Par contre, le rapport fiduciaire se caractérise essentiellement par le fait que l'une des parties exerce un pouvoir au nom de l'autre et s'engage à agir dans le meilleur intérêt de celle‑ci.

 

                   Dans son ouvrage "Fiduciary Law" (1983), 71 Calif. L. Rev. 795, Frankel compare le rapport fiduciaire avec le rapport fondé sur le statut et celui issu d'un contrat, entre lesquels il peut y avoir des chevauchements.  À l'instar des rapports fondés sur le statut (la relation entre parent et enfant constituant peut‑être l'archétype de tels rapports), le rapport fiduciaire se caractérise par la dépendance, bien que celle‑ci ne soit habituellement pas aussi étendue et générale que celle qui est propre au rapport fondé sur le statut.  Le bénéficiaire confie au fiduciaire des renseignements le concernant ou lui fournit d'autres moyens d'exercer un pouvoir sur lui, mais seulement dans un domaine bien précis, par exemple, en confiant à son avocat un pouvoir sur ses affaires d'ordre juridique et à son médecin un pouvoir sur son corps.  Bien que l'on puisse conclure, à juste titre, à l'existence d'un rapport fiduciaire malgré l'absence de consentement du bénéficiaire ‑ le consentement de l'enfant à ce que ses parents agissent à titre fiduciaire à son bénéfice n'est pas requis ‑ ce rapport résulte le plus souvent d'un accord entre les parties, aux termes duquel le bénéficiaire investit le fiduciaire d'un certain pouvoir et il dépend toujours du fait que le fiduciaire s'engage à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire.  De ce point de vue, le rapport fiduciaire s'apparente au lien contractuel.  Toutefois, contrairement au lien fondé sur le statut ou issu d'un contrat,

 

[traduction]  . . . le rapport fiduciaire ne vise pas à satisfaire les besoins des deux parties, mais seulement ceux du bénéficiaire.  Ainsi, un fiduciaire peut établir un rapport fiduciaire sans égard à son intérêt personnel.  De plus, le bénéficiaire n'est nullement redevable de quoi que ce soit envers le fiduciaire en raison du rapport établi, sous réserve de ce que prévoit la loi ou quelque entente à ce sujet.  Par conséquent, dans un rapport fiduciaire, le fiduciaire n'exerce aucune domination sur le bénéficiaire, même s'il peut exercer une certaine coercition dans le cadre d'un rapport parallèle fondé sur le statut.  Partant, le rapport fiduciaire joint à la liberté de négociation, qui caractérise le rapport contractuel, le pouvoir et la dépendance, sous une forme plus restreinte, qui sont inhérents au rapport fondé sur le statut.

 

                   En conséquence, le droit régissant les rapports fiduciaires devrait, dans la mesure du possible, retenir les aspects les plus positifs du droit applicable aux rapports fondés sur le statut ou issus d'un contrat.  Il importe que le bénéficiaire puisse compter sur le fiduciaire pour la satisfaction de certains besoins, mais il n'est pas souhaitable que le droit applicable en la matière impose le rapport à l'une ou l'autre des parties ou permette que le fiduciaire abuse de son pouvoir.  Ainsi, le droit applicable aux rapports fiduciaires devrait permettre aux parties d'établir le rapport de leur gré et faire en sorte que le fiduciaire n'exerce aucune coercition à l'égard du bénéficiaire.  [À la p. 801.]

 

                   C'est la confiance, et non l'intérêt personnel, qui est au c{oe}ur du rapport fiduciaire et, en cas de manquement, la balance penche en faveur de la personne lésée.  La liberté du fiduciaire est restreinte par la nature de l'obligation contractée, savoir une obligation qui "commande [. . .] la loyauté, la bonne foi et l'absence de conflits d'intérêts et d'obligations" (Canadian Aero Service Ltd. c. O'Malley, [1974] R.C.S. 592, à la p. 606).  L'analyse d'un rapport fiduciaire en fonction du droit des contrats ou du droit de la responsabilité délictuelle (qu'il s'agisse de négligence ou de voies de fait) a pour effet d'atténuer l'obligation qui en découle.  Lorsque l'existence d'un rapport fiduciaire est établie, l'analyse juridique qui convient est celle qui se fonde franchement sur toutes les conséquences d'un manquement à l'obligation qui découle de ce rapport.

 

                   Comme le fait remarquer le juge La Forest, à la p. 149 de l'arrêt McInerney, précité, le fait de qualifier de fiduciaire la relation médecin‑patient ne marque pas la fin de l'analyse, car "les relations et les obligations fiduciaires ne sont pas toutes les mêmes; elles sont tributaires des exigences de la situation.  Une relation peut être qualifiée à juste titre de "fiduciaire" à certaines fins, mais non à d'autres".  On doit alors poser la question de savoir si un rapport fiduciaire existait entre le Dr Wynrib et Mme Norberg.  Et en supposant que tel ait été le cas, est‑il juste de qualifier ce rapport de fiduciaire aux fins du présent pourvoi?

 

                   Dans Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99, à la p. 136 (jugement auquel ont souscrit les juges Sopinka et La Forest dans Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574, aux pp. 598 et 646, ainsi que le juge McLachlin, le juge en chef Lamer et le juge L'Heureux‑Dubé dans Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., [1991] 3 R.C.S. 534, aux pp. 543 et 544), le juge Wilson attribue les caractéristiques suivantes au rapport fiduciaire:  (1) le fiduciaire peut exercer un certain pouvoir discrétionnaire;  (2) le fiduciaire peut unilatéralement exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière à influer sur les intérêts juridiques ou pratiques du bénéficiaire;  (3) le bénéficiaire est particulièrement vulnérable ou à la merci du fiduciaire qui détient le pouvoir discrétionnaire.

 

                   Le Dr Wynrib se trouvait en situation d'autorité vis‑à‑vis de la demanderesse et pouvait exercer un certain pouvoir discrétionnaire à l'égard de celle‑ci.  Il avait le pouvoir de la conseiller, de la traiter et de lui prescrire ou non des médicaments.  Il pouvait exercer cette autorité ou ce pouvoir discrétionnaire unilatéralement de manière à avoir un effet sur les intérêts de sa patiente.  À titre de patiente et, surtout, en raison de sa dépendance, la demanderesse était vulnérable et à la merci du médecin.  Les critères énoncés par le juge Wilson semblent donc respectés, et toutes les caractéristiques classiques du rapport fiduciaire sont réunies.  Le Dr Wynrib et Mme Norberg n'étaient pas sur un pied d'égalité.  En offrant ses services à titre de médecin et en acceptant Mme Norberg comme patiente, le défendeur s'est engagé à agir au mieux des intérêts de celle‑ci et à faire en sorte que son obligation d'agir uniquement au mieux des intérêts de sa patiente n'entre jamais en conflit avec son intérêt personnel, y compris son désir de gratification sexuelle.  En sa qualité de médecin, il était tenu au respect des obligations qui découlent traditionnellement du rapport fiduciaire, savoir "la loyauté, la bonne foi et l'absence de conflits d'intérêts et d'obligations".

 

                   Un examen plus attentif des principes énoncés par le juge Wilson dans Frame confirme l'applicabilité en l'espèce de l'analyse fondée sur l'existence d'un rapport fiduciaire.  Point n'est besoin d'élaborer sur l'existence d'un pouvoir discrétionnaire ou d'une autorité.  Le fait que, dans un rapport fiduciaire, une personne ait un tel pouvoir vis‑à‑vis d'une autre n'est pas en soi répréhensible.  Au contraire, [traduction] "le fiduciaire doit être investi de pouvoirs pour s'acquitter de son mandat":  (Frankel, précité, à la p. 809).  La faute survient lorsque se réalise le risque qui découle de l'attribution d'un tel pouvoir au fiduciaire et que ce dernier abuse du pouvoir dont il est investi.  Comme le fait remarquer le juge Wilson à la p. 136 de l'arrêt Frame, précité, en l'absence d'un tel pouvoir discrétionnaire et du risque d'abus qu'il implique, "il n'est pas nécessaire d'ajouter l'obligation de limiter l'utilisation abusive du pouvoir discrétionnaire".

 

                   En ce qui concerne la deuxième caractéristique, il s'agit, selon les termes du juge Wilson, à la p. 136, du "fait que le pouvoir discrétionnaire peut être exercé de manière à avoir un effet préjudiciable sur le bénéficiaire qui rend nécessaire l'imposition d'un devoir fiduciaire".  Le juge Wilson ajoute que l'obligation fiduciaire ne se limite pas à l'exercice de pouvoir qui peut porter atteinte aux intérêts juridiques du bénéficiaire, mais elle s'étend également à ses "intérêts vitaux non juridiques ou "pratiques"", ce qui va à l'encontre de la proposition issue d'autres jugements dans cette affaire, selon laquelle l'obligation fiduciaire ne vise que les intérêts juridiques, comme le secret, les conflits d'intérêts et les pressions indues dans le domaine commercial.  Le juge Wilson donne les exemples suivants, à la p. 137:

 

. . . dans Reading v. Attorney‑General, [1951] A.C. 507 (H.L.), on a conclu qu'un soldat britannique qui a pu passer des marchandises en contrebande devant les gardes égyptiens parce que ceux‑ci n'inspectaient pas les soldats en uniforme, était un fiduciaire.  L'intérêt du gouvernement était "pratique" ou même "moral", c'est‑à‑dire que son uniforme ne devrait pas être utilisé de manière malhonnête.  Puisque le soldat‑fiduciaire n'avait pas le pouvoir de modifier la position juridique du gouvernement britannique, de quelle manière les intérêts juridiques du gouvernement avaient‑ils pu être touchés par l'action du soldat?  On peut dire la même chose de l'intérêt du gouvernement dans Attorney‑General v. Goddard (1929), 98 L.J. (K.B.) 743, où Sa Majesté a été en mesure de recouvrer des pots‑de‑vin qui avaient été versés à son employé, un sergent de la police métropolitaine.  À mon avis, ce qui était protégé dans cette affaire n'était pas un intérêt "juridique" mais un intérêt "pratique" vital et important.

 

                   La présente affaire ne porte pas sur la protection d'intérêts juridiques au sens traditionnel.  Il s'agit plutôt de la protection d'intérêts sociaux et personnels de la plus haute importance.  La société a un intérêt permanent à ce que la confiance dont nous investissons les médecins, tant collectivement qu'individuellement, ne soit pas employée, pour reprendre les termes de l'arrêt Reading c. Attorney‑General, [1951] A.C. 507 (H.L.), de manière malhonnête.  Pour sa part, la demanderesse, comme chacun d'entre nous lorsque nous nous en remettons aux soins d'un médecin, a un intérêt personnel particulier quant à l'obtention de soins médicaux adéquats excluant toute forme d'exploitation à des fins personnelles par le médecin.  Il ne s'agit pas d'obligations et de droits accessoires créés au gré des caprices d'un patient qui souffre.  Ce sont des obligations universellement reconnues comme fondamentales au rapport médecin‑patient.  Le serment d'Hippocrate traduit cette réprobation universelle de l'exploitation du patient par le médecin à des fins personnelles, notamment pour assouvir ses besoins sexuels.

 

Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant les forces et mon jugement et je m'abstiendrai de tout mal et de toute injustice.  . . . Dans quelque maison que j'entre, j'y entrerai pour l'utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons libres ou esclaves.  Quoi que je voie ou entende dans la société pendant l'exercice ou même hors de l'exercice de ma profession, je tairai ce qui n'a jamais besoin d'être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas.  [Grand dictionnaire encyclopédique médical, vol. 1, 1986, Paris, à la p. 608.]

 

Dans la mesure où le droit exige que les médecins qui ne les respectent pas s'exposent à des sanctions disciplinaires, ces obligations ont force obligatoire en droit.  Les intérêts que l'exécution de ces obligations protègent diffèrent bien sûr des intérêts juridiques et économiques que le droit applicable aux rapports fiduciaires a traditionnellement préservés.  Mais comme le précise le juge Wilson à la p. 143 de l'arrêt Frame v. Smith, "[r]efuser un redressement en raison de la nature de l'intérêt visé, accorder protection à des intérêts matériels mais non à des intérêts humains et personnels serait, à mon avis, extrêmement arbitraire".  Les intérêts sociaux et personnels qui sont en cause en l'espèce constituent, à tout le moins, "un intérêt "pratique" vital et important" (à la p. 137) au sens de la deuxième caractéristique de l'obligation fiduciaire énoncée dans cet arrêt.

 

                   La troisième exigence est liée à la vulnérabilité.  Il s'agit de l'autre élément du déséquilibre des pouvoirs qui est à la base de tout rapport fiduciaire.  Toutefois, il n'est pas nécessaire que le bénéficiaire d'un rapport fiduciaire soit vulnérable en soi.  Voici ce que dit à ce sujet Frankel, à la p. 810:

 

[traduction]. . . la vulnérabilité du bénéficiaire face à l'abus du pouvoir ne découle d'une inégalité initiale du pouvoir de négociation entre le bénéficiaire et le fiduciaire  . . . Le rapport établi peut exposer le bénéficiaire à un risque même lorsque celui‑ci est une personne avertie et capable de négocier véritablement.  La vulnérabilité du bénéficiaire résulte plutôt de la structure et de la nature même du rapport fiduciaire.  [En italique dans l'original.]

 

Ce n'est qu'en cas de déséquilibre important, tenant aux circonstances du rapport en cause, entre le pouvoir de l'un et la vulnérabilité de l'autre, que l'existence d'un rapport fiduciaire est reconnue en droit.  Lorsque les parties sont relativement égales, le droit des contrats et le droit de la responsabilité délictuelle s'appliquent.  Dans Frame, le juge Wilson exprime ce principe de la manière suivante, aux pp. 137 et 138:

 

Étant donné l'exigence de vulnérabilité du bénéficiaire devant le fiduciaire, les obligations fiduciaires sont rarement présentes dans les opérations entre hommes d'affaires d'expérience ayant des pouvoirs de négociation semblables et agissant sans lien de dépendance:  voir, par exemple, Jirna Ltd. v. Mister Donut of Canada Ltd. (1971), 22 D.L.R. (3d) 639 (C.A. Ont.), conf. [1975] 1 R.C.S. 2.  Le droit a adopté la position que ces personnes sont parfaitement capables de venir à un accord sur la portée du pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé, c'est‑à‑dire que toute "vulnérabilité" aurait pu être empêchée par l'exercice plus prudent de leur pouvoir de négociation et les recours contre l'exercice injustifié ou l'abus de ce pouvoir discrétionnaire, savoir les dommages‑intérêts, sont adéquats dans un tel cas.

 

                   Dans la présente affaire, cette exigence est également remplie.  Un médecin détient un pouvoir important à l'égard du patient.  Dans la récente décision College of Physicians and Surgeons of Ontario c. Gillen (1990), 1 O.R. (3d) 710, la Cour de l'Ontario (Division générale) rappelle que la vulnérabilité du patient peut être tant physique qu'émotionnelle, puisque le médecin (à la p. 713) [traduction] "a le droit d'examiner un patient vêtu ou dévêtu et de lui administrer un médicament de nature à le rendre  inconscient".  La consultation d'un médecin se déroule en privé; la porte est fermée, il est rare qu'un tiers soit présent et tout incite le patient à croire que sa vie privée sera protégée.  Ces mesures sont essentielles à la satisfaction des besoins médicaux et émotionnels du patient, mais elles ont malheureusement pour effet de créer des conditions favorables à l'exploitation du patient sans risque d'intervention extérieure.  Toutefois, qu'il soit physiquement vulnérable ou non, en raison de son manque de connaissances, de la "soumission" nécessaire au rapport établi et parfois, comme en l'espèce, de la nature de la maladie elle‑même, le patient est en situation d'impuissance relative.  Le fait que la société nous incite à faire confiance aux médecins et à croire qu'ils sont dignes de notre confiance doit être pris en considération comme un facteur de vulnérabilité accrue; voir Feldman‑Summers, "Sexual Contact in Fiduciary Relationships", dans Gabbard, dir., Sexual Exploitation in Professional Relationships, aux pp. 204 et 205.  Le récent rapport commandé par l'Ordre des médecins et chirurgiens de l'Ontario, intitulé The Final Report of the Task Force on Sexual Abuse of Patients, renferme une analyse très intéressante à cet égard.  Voici un extrait du rapport, à la p. 79:

 

                   [traduction] Un patient demande l'aide d'un médecin lorsqu'il est vulnérable, c'est‑à‑dire lorsqu'il est malade, lorsqu'il est en état de faiblesse et lorsqu'il est dans l'incertitude quant à sa santé physique ou psychologique.  Le médecin a les connaissances et la compétence dont le patient a besoin pour guérir.  Le patient renonce souvent à exercer son jugement et son pouvoir personnel pour s'en remettre totalement au médecin qu'il idéalise pour se sécuriser.  Ainsi, le médecin a plus de pouvoir que le patient et peut tirer avantage de cet état de fait pour sexualiser la relation et obtenir des faveurs sexuelles.  Le recours à la force physique n'est pas nécessaire.

 

                   Les femmes, qui peuvent facilement être exploitées à des fins sexuelles par des médecins, peuvent être particulièrement vulnérables à cet égard.  Le rapport du groupe de travail révèle en effet que, parmi les victimes d'exploitation sexuelle par des médecins, le nombre de femmes est disproportionné.  Sur 303 cas portés à la connaissance du groupe de travail, concernant l'exploitation sexuelle par des personnes en situation de confiance (dont la très grande majorité étaient des médecins), 287 des patients en cause étaient des femmes et 16 des hommes (à la p. 10).  Se reporter également, à ce sujet, à Feldman‑Summers, loc. cit., à la p. 195.  S'appuyant en partie sur les travaux de Morgan dans Philosophical Analysis: Permissibility of Sexual Contact Between Physicians and Patients (partie III), département de philosophie et centre de bioéthique, Université de Toronto, le groupe de travail fait remarquer (à Legal Appendix, p. 2) que l'inégalité des pouvoirs inhérente à la relation médecin‑patient:

 

[traduction]  . . . s'accroît lorsque, aux rôles respectifs de médecin et de patient, s'ajoutent d'autres facteurs liés aux caractéristiques personnelles des personnes en cause.  Par exemple, une plus grande vulnérabilité caractérise la relation établie entre un médecin adulte et un patient en bas âge.  On peut soutenir qu'il en est de même pour d'autres catégories de personnes, comme les personnes handicapées et les minorités visibles.  Étant donné que la très grande majorité des cas d'exploitation ou d'inconduite sexuelle mettent en cause des patients de sexe féminin et des médecins de sexe masculin, on ne peut écarter l'effet de la sexualité.  Le professeur Kathleen Morgan soutient que les stéréotypes concernant les modèles de comportement des hommes et des femmes qui ont cours dans notre société sont en corrélation avec le modèle paternaliste des rapports entre médecins et patientes.  [Je souligne.]

 

                   Les principes énoncés par le juge Wilson dans Frame c. Smith s'appliquent à des degrés divers, selon la nature de la relation médecin‑patient en cause.  Par exemple, le caractère particulièrement intime du rapport établi entre un psychothérapeute et un patient, le risque de transfert et la fragilité émotionnelle de bon nombre de patients en psychothérapie militent en faveur de l'imposition d'une obligation fiduciaire au psychothérapeute et, en particulier, une obligation, particulièrement stricte dans un tel contexte, de s'abstenir de sexualiser la relation" voir Jorgenson and Randles, précité).  En conséquence, les tribunaux américains ont imposé des obligations plus contraignantes aux psychiatres qu'aux autres médecins:  Mazza c. Huffaker, 300 S.E.2d 833 (1983).  Le groupe de travail mandaté par l'Ordre des médecins et chirurgiens de l'Ontario a également reconnu, dans son rapport, que le risque d'abus de confiance était plus grand en psychothérapie; il a donc recommandé l'application de normes de conduite encore plus strictes à l'égard des psychothérapeutes, par rapport aux médecins exerçant dans d'autres domaines (aux pp. 139 et 140).  Même si la relation médicale établie entre le Dr Wynrib et Mme Norberg n'était pas de caractère psychothérapique, le traitement requis à l'égard d'un patient pharmacodépendant me semble avoir de nombreux points communs avec la psychothérapie, de sorte que le patient pharmacodépendant est encore plus vulnérable et a davantage besoin de la protection assurée par le droit applicable aux rapports fiduciaires que tout autre patient.

 

                   Mais alors, pourquoi les nombreux juristes qui ont étudié la présente affaire ont‑ils refusé de la considérer comme un cas de manquement à une obligation fiduciaire?  En première instance, le juge Oppal ((1988), 27 B.C.L.R. (2d) 240, à la p. 246), même s'il conclut en fin de compte que la demanderesse ne peut obtenir réparation en raison de ses propres actes illégaux et immoraux, estime clairement qu'il s'agit d'une relation de confiance, ce qui est traditionnellement la marque d'une obligation fiduciaire:

 

                   [traduction]  La relation entre un médecin et son patient est une relation dans laquelle le patient doit faire confiance au médecin.  Il est manifeste, en l'espèce, que le médecin a manqué a une obligation qu'il avait envers sa patiente et, normalement, celle‑ci devrait avoir droit à des dommages‑intérêts.

 

                   Au nom de la majorité de la Cour d'appel ((1990), 44 B.C.L.R. (2d) 47), le juge en chef McEachern ne fait qu'effleurer la question, affirmant, à la p. 52:

 

                   [traduction]  Si le défendeur a, en l'espèce, manqué à une obligation envers la demanderesse, il s'agit de l'obligation de traiter professionnellement sa patiente et, à moins que le manquement ne porte sur la communication inopportune de renseignements confidentiels ou sur quelque chose de semblable, il ne sert à rien de qualifier l'obligation de fiduciaire.

 

La majorité a statué alors qu'il n'y avait pas eu manquement aux obligations du Dr Wynrib envers Mme Norberg donnant droit à indemnisation avant que le Dr Wynrib ait pris conscience de la pharmacodépendance et que, quoi qu'il en soit, le comportement de la demanderesse faisait obstacle à toute indemnisation.  Dissident, le juge Locke aurait fait droit à l'action de la demanderesse sur le fondement de la négligence.  Il conclut qu'il n'y avait pas eu manquement à une obligation fiduciaire puisque le Dr Wynrib n'avait divulgué à personne des renseignements sur Mme Norberg ni exercé de pressions indues sur celle‑ci, limitant ainsi l'obligation fiduciaire, dans le cadre du rapport médecin‑patient, au respect du secret et à l'interdiction des pressions indues, et interprétant les mots "pressions indues" de manière tellement étroite que l'influence que le Dr Wynrib avait exercée sur Mme Norberg n'avait pas été prise en considération.

 

                   En ce qui concerne le refus de la Cour d'appel de qualifier de fiduciaire la relation entre les parties, le juge La Forest de notre Cour dit simplement, à la p. 000, que  "[v]u que j'examine l'affaire sous l'angle de la demande fondée sur l'agression, je n'ai pas à examiner ce point".  Il analyse ensuite l'action de la demanderesse sous l'angle du délit des voies de fait en ayant recours à la théorie de l'equity en matière d'opérations iniques pour écarter la défense de consentement.  Comme le fait remarquer le juge Sopinka, cette approche n'est pas exempte de difficultés.  Tout d'abord, la théorie de l'iniquité n'a servi, jusqu'à ce jour, qu'à annuler des contrats iniques, et non à repousser des moyens de défense à des actions en responsabilité délictuelle.  Deuxièmement, lorsqu'elle s'applique, elle n'a pas pour effet d'annuler le consentement, mais plutôt une entente consensuelle sur le fondement de l'inégalité du pouvoir de négociation et de l'équité: Lloyds Bank Ltd. c. Bundy, [1975] Q.B. 326 (C.A.), le maître des rôles lord Denning.

 

                   Après avoir rejeté l'approche adoptée par le juge La Forest, fondée sur les voies de fait, en raison du consentement de la demanderesse, le juge Sopinka traite la question simplement comme un cas de violation, selon le droit des contrats ou le droit de la responsabilité délictuelle, des obligations du médecin envers sa patiente.  Il reconnait que certains aspects du rapport médecin‑patient peuvent revêtir un caractère fiduciaire, mais conclut qu'il n'existe aucune obligation pertinente aux actes reprochés par la demanderesse.  Il adhère plutôt au point de vue du juge en chef McEachern, à la p. 52, selon lequel [traduction] "à moins que le manquement ne porte sur la communication inopportune de renseignements confidentiels ou sur quelque chose de semblable, il ne sert à rien de qualifier l'obligation de fiduciaire".  Selon le juge Sopinka (à la p. 000), la seule obligation dont il faille tenir compte est "l'obligation du médecin de traiter son patient conformément aux normes de la profession".

 

                   Voici comment je résumerais la situation.  Le juge de première instance semble avoir conclu à l'existence d'une obligation de confiance et à l'abus de cette confiance.  Aucun des juges de la Cour d'appel qui ont rédigé des motifs dans cette affaire n'établit de manière convaincante qu'il est erroné de qualifier de fiduciaire la relation établie entre le Dr Wynrib et Mme Norberg; en fait, les jugements n'abordent pas sérieusement les exigences juridiques qui permettent de conclure à l'existence d'une obligation fiduciaire ou d'un manquement à son égard, et ils examinent encore moins les faits en fonction de ces exigences.  Même si la majorité en Cour d'appel, et le juge Sopinka laissent entendre que les obligations fiduciaires du Dr Wynrib n'allaient pas au‑delà de ses obligations en matière contractuelle ou délictuelle, ils ne s'appuient sur aucun principe ni aucune doctrine ou jurisprudence, semblant tenir pour acquis que les seules obligations supplémentaires imposées par un rapport fiduciaire s'apparenteraient à l'obligation de garder le secret.  Cette vision étroite, strictement commerciale, de l'obligation fiduciaire n'est pas appuyée par la jurisprudence, y compris celle de notre Cour, ni compatible avec elle.  En toute déférence, l'examen approfondi des droits de la demanderesse en tant que victime d'un manquement à une obligation fiduciaire ne peut être mis de côté pour le motif que la question n'a été ni soulevée ni plaidée; cette question est au c{oe}ur même de la présente affaire puisque le juge de première instance a conclu que la relation en cause en était une de confiance, que tous les jugements des tribunaux d'instance inférieure y ont fait allusion et qu'on l'a plaidée devant notre Cour.

 

                   Partant, je trancherai la question en tenant pour acquis que les éléments fondamentaux du manquement à l'obligation fiduciaire sont réunis.  En acceptant Mme Norberg comme patiente, le Dr Wynrib s'est engagé à agir au mieux de ses intérêts ainsi qu'à faire preuve de loyauté et de bonne foi et à éviter tout conflit d'intérêts.  Comme le fait remarquer le juge de première instance, une relation de confiance a été établie entre les parties, obligeant le médecin à exercer son pouvoir, y compris celui de fournir ou non des médicaments à sa patiente, au seul bénéfice de cette dernière.  Le médecin a manqué à cette obligation en prescrivant en toute connaissance de cause un médicament qu'il n'aurait pas dû prescrire à sa patiente, en omettant de lui dire de faire appel à des services spécialisés lorsqu'il s'est rendu compte ou aurait dû se rendre compte de sa dépendance et surtout en privilégiant son propre intérêt personnel, soit l'obtention des faveurs sexuelles de Mme Norberg, par rapport à l'intérêt de sa patiente, soit l'obtention d'un traitement et la guérison.

 

                   Or, on prétend qu'un certain nombre de motifs s'opposent à ce que la théorie du manquement à une obligation fiduciaire s'applique en l'espèce.  J'examinerai donc maintenant ces prétendus motifs.

 

                   Le premier facteur qui empêcherait l'application de la théorie du manquement à l'obligation fiduciaire est la conduite de Mme Norberg.  Ce facteur a été qualifié de deux manières afin de justifier l'empêchement en common law ou en equity, soit la maxime selon laquelle quiconque invoque l'equity doit "avoir les mains nettes" et le principe ex turpi causa non oritur actio, en responsabilité délictuelle.  Aux fins de la présente affaire, on pourrait considérer qu'il s'agit d'un même empêchement à l'indemnisation qui est formulé, dans un cas, sur le fondement de l'equity et, dans l'autre, en common law.  Selon le juge de première instance, même si le Dr Wynrib avait une obligation de confiance envers Mme Norberg, celle‑ci ne pouvait réclamer des dommages‑intérêts en raison de ses actes "immoraux" et "illégaux".  Bien qu'il fasse mention de la maxime ex turpi, il semble assez certain que, en equity, il s'agisse en fait de la théorie des "mains nettes", de sorte que j'emploierai plutôt cette expression.

 

                   La réponse à ces arguments fondés sur les actes fautifs de la demanderesse est que celle‑ci n'a commis aucune faute dans le cadre de la relation établie.  Il ne s'agissait pas d'une pécheresse, mais d'une personne malade, souffrant d'une dépendance qu'elle ne pouvait surmonter sans recourir à un programme structuré de désintoxication.  Elle a consulté le Dr Wynrib pour obtenir un soulagement.  Elle espérait qu'il lui prescrirait le médicament voulu; la "sollicitation" de médecins en vue d'obtenir des médicaments est un symptôme reconnu de la maladie dont elle était atteinte: Wilford, Drug Abuse, A Guide for the Primary Care Physician (1981), aux pp. 280 à 282.  Les médecins de famille sont souvent aux prises avec de tels comportements.  Le patient peut, comme l'a fait Mme Norberg, prétexter un problème d'ordre physique qui, s'il était réel, nécessiterait la prise d'un analgésique.  Il peut également, à l'instar de Mme Norberg, demander une ordonnance pour un médicament précis.  Au médecin qui détermine qu'un patient est un pharmacodépendant qui le "sollicite" pour obtenir des médicaments, on recommande ce qui suit:  [traduction] "(1) demeurer maître de la relation médecin‑patient, (2) continuer d'agir de manière professionnelle malgré tout stratagème visant à susciter la compassion ou la culpabilité et (3) considérer la personne pharmacodépendante comme un patient atteint d'une maladie grave": Wilford, à la p. 282.

 

                   Nous ne savons pas à quel moment le Dr Wynrib a déterminé que Mme Norberg souffrait de pharmacodépendance, mais nous savons qu'il lui a fait part de ce diagnostic au cours de la première année de la relation médecin‑patiente.  Mais quel que soit le moment où il a pris conscience de la véritable nature de ses problèmes médicaux, dès ce moment, une seule mesure s'imposait.  En effet, pour s'acquitter adéquatement de l'obligation issue de la relation de confiance établie, le Dr Wynrib devait refuser de fournir d'autres comprimés à Mme Norberg et l'orienter vers un centre de désintoxication reconnu.  Il ne l'a pas fait.  Au lieu de cela, il a tiré avantage de son état pour obtenir des faveurs sexuelles en échange du médicament dont elle avait un besoin impérieux.  Il ne fait aucun doute qu'il est demeuré maître de la situation après avoir établi son diagnostic, mais il ne l'a pas fait en agissant de manière professionnelle ni en traitant Mme Norberg comme une personne atteinte d'une maladie grave et qui avait besoin de son aide, mais en tirant avantage de ses connaissances, de sa situation et du pouvoir qui s'y rattachait pour la contraindre à assouvir ses propres besoins sexuels.  Il est difficile d'imaginer plus grave manquement à ses obligations juridiques et déontologiques envers sa patiente.

 

                   On peut reprocher à Mme Norberg, du point de vue juridique, d'avoir obtenu des ordonnances multiples et, du point de vue moral, d'avoir agi de manière licencieuse.  Elle n'a cependant commis aucune faute, puisque c'était le médecin, et non elle, qui était responsable de cette conduite.  Il avait le pouvoir de la guérir de sa dépendance, comme l'a prouvé le traitement fructueux suivi après qu'eurent cessé ses "soins"; au lieu de cela, il a choisi d'exercer son pouvoir pour maintenir l'état de dépendance de sa patiente et se servir d'elle pour assouvir ses propres besoins sexuels.

 

                   Il est difficile de ne pas considérer le prétendu obstacle à l'octroi d'une réparation à Mme Norberg, fondé sur la théorie des mains nettes, comme une manière de "blâmer la victime".  Bien que, aux fins de la présente affaire, nous n'ayons pas à déterminer si tout contact sexuel entre un médecin et son patient constitue un manquement à l'obligation fiduciaire du médecin, je constate que le Task Force on Sexual Abuse of Patients recommande, à la p. 73, que tout contact sexuel entre un patient et son médecin soit considéré comme un "manquement de caractère sexuel" au sens de la Loi de 1991 sur les professions de la santé réglementées de l'Ontario, et ce, que le patient en ait été l'instigateur ou non, et que la peine prescrite soit la révocation du droit d'exercice pendant au moins cinq ans.  L'Ordre des médecins et chirurgiens de l'Ontario a déjà fait siens les principes sous‑jacents à cette recommandation que l'on appelle, avec justesse, "tolérance zéro".  En somme, le groupe de travail nous exhorte à reconnaître qu'il existe, dans toute relation médecin‑patient, un déséquilibre quant aux pouvoirs respectifs des parties, de telle sorte que le fait de sexualiser cette relation constitue toujours un abus de la confiance du patient et qu'il incombe toujours au médecin d'éviter à tout prix une telle exploitation.  Cette façon claire et catégorique d'aborder la question des rapports sexuels entre médecin et patient peut convenir à la réglementation de l'exercice de la profession médicale mais je m'abstiens de me prononcer sur ce sujet épineux.  Toutefois, je ne crois pas qu'elle doive servir à déterminer quelles sont les obligations fiduciaires du médecin, étant donné, tout particulièrement, que l'étendue de ces obligations ne peut être établie qu'en fonction des circonstances de chaque cas, compte tenu de l'ampleur du déséquilibre des pouvoirs respectifs et de la vulnérabilité du patient dans le cadre de la relation en cause.  Même en privilégiant une approche plus modérée que celle proposée par le groupe de travail lorsqu'il s'agit de déterminer si une relation médecin‑patient comporte un déséquilibre des pouvoirs suffisamment important pour que les rapports sexuels entre les parties deviennent un manquement aux obligations fiduciaires du médecin, je suis d'accord pour dire que lorsqu'un tel déséquilibre existe, peu importe ce que le patient a fait ou qu'il se soit vêtu de manière séduisante ou ait pu sembler consentant ou personnellement intéressé, le médecin sera toujours fautif s'il y a exploitation sexuelle.  Pour citer ce que dit une victime d'exploitation sexuelle par un médecin, entendue par le groupe de travail (à la p. 120): [traduction] "l'exploitation est l'exploitation, indépendamment du motif pour lequel le patient consulte le médecin".

 

                   Selon moi, ces dires s'appliquent tout à fait aux rapports qui existaient entre Mme Norberg et le Dr Wynrib.  Peu importe que la demanderesse soit allée voir ce médecin dans le but d'obtenir le médicament dont elle était dépendante.  Même si la fin poursuivie n'était pas seulement symptomatique de sa maladie, mais était en quelque sorte immorale, le fait que le Dr Wynrib ait tiré avantage de la dépendance de Mme Norberg à des fins personnelles constituait néanmoins un manquement à l'aspect de l'obligation fiduciaire que prévoit, depuis des milliers d'années, le serment d'Hippocrate:  "Dans quelque maison que j'entre, j'y entrerai pour l'utilité des malades, me préserverai de tout méfait volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons libres ou esclaves".

 

                   L'optique pourrait être plus nette si nous prenons un exemple du paradigme de la situation de confiance:  celle d'un tuteur chargé de la gestion des biens d'un mineur.  Supposons que le mineur âgé de 14 ans devienne cocaïnomane.  Il demande au tuteur de l'approvisionner en prélevant pour lui des fonds sur la somme en fiducie.  Le tuteur accède à la demande.  Cinq ans plus tard, l'adolescent se rend en clinique de désintoxication de son propre gré et réussit à vaincre sa dépendance.  Il poursuit alors le tuteur pour dilapidation de ses biens.  Le mineur serait‑il empêché, en equity, d'obtenir des dommages‑intérêts en raison de ses propres actes illégaux ou immoraux?  Je ne pense pas.  L'essence même du rapport de confiance ou fiduciaire est que le fiduciaire, qui est investi de pouvoirs, assume la responsabilité d'assurer le bien‑être du bénéficiaire dans les domaines qui relèvent du rapport de confiance.  Ayant assumé cette responsabilité, le fiduciaire ne peut invoquer la faiblesse ou l'incapacité de l'autre partie pour se défendre contre une action fondée sur son défaut de s'acquitter convenablement de son obligation fiduciaire.

 

                   Cela nous amène à la deuxième objection à l'application, en l'espèce, du manquement à une obligation fiduciaire qui consiste à dire que  le fait de qualifier l'obligation de fiduciaire n'apporterait rien de plus que ce que le droit prévoit par ailleurs.  En bref, que l'obligation soit fiduciaire n'ajoute rien, sinon peut‑être une obligation de secret et de non‑divulgation, par rapport à une action fondée sur le droit des contrats ou le droit de la responsabilité délictuelle.  Tel paraît être le point de vue de la majorité de la Cour d'appel, exprimé par le juge en chef McEachern.  Le juge Sopinka adopte le même point de vue.  Aucune jurisprudence ni aucun principe juridique n'ont été invoqués à l'appui de cette proposition.

 

                   La véritable question en litige en l'espèce est l'étendue de l'obligation fiduciaire.  La majorité de la Cour d'appel et le juge Sopinka la limiteraient aux questions liées à l'obligation de ne pas divulguer des renseignements confidentiels comme dans l'affaire Lac Minerals Ltd.  Si cette limite est acceptée, alors ils ont raison de penser qu'il est inutile de l'examiner en l'espèce.  Je ne crois pas cependant que cette vision étroite de l'obligation fiduciaire soit juste.  Si je reprends l'avis exprimé par le juge Sopinka, au nom de la majorité, dans Lac Minerals Ltd. (cité à la p. 000 de ses motifs en l'espèce), selon lequel "on ne doit avoir recours [à l'obligation fiduciaire] que dans les situations où la protection spéciale de l'equity se révèle vraiment nécessaire", j'estime que les circonstances de la présente affaire constituent justement une situation "où la protection spéciale de l'equity se révèle vraiment nécessaire".  Les principes auxquels le juge Wilson fait allusion dans Frame c. Smith et que notre Cour a appliqués dans Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, sont d'application générale, peuvent être adaptés à différentes situations et peuvent servir à protéger d'autres intérêts que ceux qui ont été reconnus jusqu'à maintenant.  Ils peuvent assurer non seulement la protection d'intérêts juridiques et économiques, mais également celle d'intérêts humains et personnels fondamentaux, comme le reconnaît le juge Wilson dans Frame c. Smith.

 

                   Si nous reconnaissions, comme je crois que nous devons le faire, que ces principes peuvent s'appliquer en l'espèce afin de protéger le droit de la demanderesse d'obtenir des soins médicaux à l'exclusion de toute exploitation par son médecin, il en résulte des conséquences très importantes.  Comme nous venons de le voir, les moyens de défense fondés sur le prétendu comportement fautif de la demanderesse, qui revêtent une grande importance en responsabilité délictuelle, peuvent n'avoir que peu d'incidence lorsqu'ils sont opposés au bénéficiaire dans des rapports fiduciaires.  Il en est ainsi parce que, contrairement à l'approche fondée sur le droit des contrats ou de la responsabilité délictuelle, le modèle fiduciaire s'appuie sur la reconnaissance du déséquilibre des pouvoirs qui est inhérent au rapport liant un fiduciaire et un bénéficiaire et prévoit une réparation en cas d'abus de ce déséquilibre des pouvoirs.  En outre, l'analyse sous l'angle du manquement à une obligation fiduciaire peut également impliquer une approche plus généreuse en matière de réparation, ce dont je ferai état ci‑après.  Contrairement au droit applicable en matière de négligence et au droit des contrats, l'equity a toujours imputé une responsabilité plus stricte au fiduciaire.  La prévisibilité de la perte n'est pas un facteur pertinent dans l'octroi de dommages‑intérêts en equity.  Certains moyens de défense, comme la limitation du dommage, peuvent ne pas s'appliquer.

 

                   Toutefois, la principale conséquence de l'application de la théorie de l'obligation fiduciaire à une personne se trouvant dans la situation du Dr Wynrib est la suivante:  le droit de la responsabilité délictuelle et le droit des contrats prévoient une réparation pour le défaut du médecin de fournir un traitement adéquat.  Mais ce n'est qu'avec grande difficulté que ces règles peuvent être adaptées pour sanctionner la faute du médecin qui tire avantage de sa situation pour obtenir les faveurs sexuelles d'un(e) patient(e).  Il n'a jamais été admis en droit que des rapports sexuels librement consentis de part et d'autre pouvaient faire naître une obligation en matière délictuelle ou contractuelle.  Mes collègues s'efforcent pourtant de démontrer le contraire.  Le juge La Forest s'appuie sur la théorie contractuelle des opérations iniques pour annuler le consentement que la demanderesse a de toute évidence donné, selon le juge de première instance.  Les difficultés inhérentes à cette approche ont déjà été mentionnées.  Pour sa part, le juge Sopinka se trouve, à la p. 000, à lier les dommages‑intérêts accordés pour les rapports sexuels à un manquement à l'obligation de fournir un traitement adéquat pour le motif qu'"[i]l y a eu un lien causal entre les actes sexuels et l'omission de traiter et ces actes sexuels doivent faire partie du préjudice subi par l'appelante".  Or, des actes qui ne sont pas illicites peuvent‑ils donner lieu à des dommages‑intérêts pour le seul motif qu'il existe un "lien causal" avec des dommages‑intérêts découlant d'une faute qui confère un droit d'action?  Et qu'en est‑il de la patiente à qui des soins médicaux appropriés sont fournis mais qui est néanmoins victime d'exploitation sexuelle?  Suivant le raisonnement du juge Sopinka, cette patiente n'a aucune cause d'action.  Ces exemples démontrent qu'il est important d'analyser les conséquences de la relation en cause en fonction de ce qu'elle est vraiment, savoir un rapport fiduciaire, au lieu de la forcer dans le moule inadapté du droit des contrats et du droit de la responsabilité délictuelle.  Contrairement à l'avis des tribunaux d'instance inférieure, le fait de qualifier l'obligation de fiduciaire apporte quelque chose, car faute de le faire, le tort fait à la demanderesse ne peut être entièrement analysé en droit ni donner lieu à des dommages‑intérêts suffisants.

 

                   La troisième objection à la qualification de la relation entre le Dr Wynrib et Mme Norberg de rapport fiduciaire est qu'une telle conclusion susciterait une avalanche de demandes non fondées concernant des abus de pouvoir découlant d'une inégalité réelle ou perçue comme telle.  On agite le spectre d'une multitude d'actions fondées sur l'exploitation:  les enfants poursuivant leurs parents, les épouses leurs maris, des amants leurs partenaires, et ce, sur le fondement d'un abus imputable au déséquilibre des pouvoirs.  Cette objection peut être repoussée en déterminant la portée de l'obligation fiduciaire de manière à inclure les demandes fondées et à exclure les demandes non fondées.  La possibilité que le droit reconnaisse des demandes fondées formulées par les faibles et les exploités contre les puissants et les exploiteurs ne devrait pas justifier, à elle seule, le rejet de demandes justes.  Notre Cour s'est honorée dans la reconnaissance de revendications nouvelles présentées par des démunis contre l'exploitation, comme, par exemple, dans Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834 (fiducie par interprétation au profit d'une femme dont le "conjoint de fait" s'était injustement enrichi), Guerin, précité (peuples autochtones bénéficiaires dans un rapport fiduciaire avec l'État, qui a par conséquent certaines obligations quant aux opérations relatives à des terres visées par un titre aborigène) et R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852 (témoignage d'expert sur les conséquences psychologiques du syndrome de la femme battue jugé recevable aux fins d'établir un moyen de défense de légitime défense).

 

                   Notre Cour a déjà énoncé les critères applicables à l'imposition de l'obligation fiduciaire, notamment dans Frame, Lac Minerals et Guerin, précités, et leur examen constitue un bon point de départ pour déterminer quels principes généraux s'appliquent pour établir l'existence d'un rapport fiduciaire.  Comme nous l'avons vu, le déséquilibre des pouvoirs ne suffit pas nécessairement pour établir l'existence d'un rapport fiduciaire.  Il s'agit d'une condition nécessaire mais non suffisante.  Il faut également la possibilité d'atteinte à un intérêt juridique ou à un intérêt non juridique ""pratique" vital et important".  J'ajouterais ceci:  la notion d'obligation fiduciaire et les jugements de notre Cour dans Guerin et Canson, précités, impliquent que le fiduciaire doit s'être engagé à "protéger" l'intérêt du bénéficiaire.  Comme je le dis, à la p. 543 de l'arrêt Canson, en citant l'arrêt de notre Cour Canadian Aero Service Ltd. c. O'Malley, précité, à la p. 606, "[l]a personne soumise à une obligation fiduciaire voit sa liberté restreinte par la nature de l'obligation qu'elle a assumée, savoir une obligation qui "commande (. . .) la loyauté, la bonne foi et l'absence de conflits d'intérêts et d'obligations"".  Il n'est pas facile de faire entrer une relation dans cette catégorie.  En règle générale, il est présumé, en droit, que les rapports entre les personnes sont motivés par leurs intérêts personnels réciproques.  Les obligations fiduciaires sont particulières et se limitent aux cas exceptionnels où une personne assume un pouvoir qui devrait normalement appartenir à l'autre et s'engage à exercer ce pouvoir uniquement au bénéfice de l'autre.  C'est comme si le fiduciaire s'appropriait le pouvoir qui appartient au bénéficiaire à la condition de l'exercer uniquement pour le bien du bénéficiaire.  Ainsi, le fiduciaire qui administre un patrimoine est investi du pouvoir financier qui appartiendrait normalement au bénéficiaire et doit exercer ce pouvoir à sa place et à son seul bénéfice.  Par analogie, le médecin prend le pouvoir qu'un patient exerce habituellement sur son corps et que le patient lui confie aux fins du traitement.  Le médecin est tenu, par la nature de son mandat, d'exercer le pouvoir dont le patient l'investit uniquement au bénéfice de ce dernier.  S'il manque à cette obligation, il engage sa responsabilité.

 

                   En résumé, les contraintes inhérentes aux principes régissant les rapports fiduciaires interdisent d'affirmer que la reconnaissance d'une obligation fiduciaire en l'espèce entraînerait une avalanche de demandes non fondées.  Suivant l'interprétation la plus étroite, la présente affaire porte sur un rapport depuis longtemps reconnu comme un rapport fiduciaire, la relation médecin‑patient; ce n'est pas une extension du droit applicable.  Si la présente affaire est abordée plus globalement, en faisant appel aux principes généraux qui régissent les obligations fiduciaires, on voit qu'elle relève de principes déjà établis par notre Cour et, à nouveau, il n'en découle aucune innovation.  En ce qui concerne l'argument selon lequel l'application de ces principes à la présente affaire favoriserait l'apparition de nouvelles catégories de demandes, les principes applicables offrent une protection contre la responsabilité illimitée tout en assurant une justice accrue aux personnes victimes d'exploitation.

 

                   Je conclus que le préjudice subi par la demanderesse doit être examiné sous l'angle du manquement à une obligation fiduciaire.  L'obligation, comme le manquement, sont établis.  La demanderesse doit avoir gain de cause contre le Dr Wynrib et doit obtenir des dommages‑intérêts adéquats sur le fondement de l'equity.

 

Dommages‑intérêts

 

                   La question des dommages‑intérêts auxquels donne droit le manquement à une obligation fiduciaire a récemment été examinée, quoique dans un contexte différent, dans l'affaire Canson, précitée.  Même si le raisonnement à la base des deux principaux avis exprimés diffère quant à la question de savoir dans quelle mesure l'analogie avec la responsabilité délictuelle devait s'appliquer dans cette affaire, tous les juges se sont entendus sur l'issue.  Tous ont convenu en effet que les redressements souples de l'equity, tels les fiducies par interprétation, la reddition de compte, le droit de suite et l'indemnisation, doivent être maintenus et façonnés de manière à satisfaire aux exigences de l'équité et de la justice dans des situations précises.  Comme le précise le juge La Forest au nom de la majorité, les redressements fondés sur l'equity ne doivent pas être confinés dans le carcan du passé.  Lorsque de nouveaux redressements s'imposent, l'equity doit les reconnaître.

 

                   En l'espèce, contrairement à Canson, la question de l'existence d'un redressement équivalent selon la responsabilité délictuelle ne se pose pas vraiment.  L'action fondée sur le manquement à une obligation fiduciaire a une portée plus large que toute action en responsabilité délictuelle.  Contrairement à cette dernière, elle permet de reconnaître la faute que constitue l'exploitation sexuelle par un fiduciaire comme un manquement au pouvoir qui lui est confié.  De plus, on peut se demander si, compte tenu des circonstances de l'espèce, le droit de la responsabilité délictuelle confère un recours, étant donné qu'il tient pour acquis que les parties n'ont aucun lien de dépendance entre elles et qu'il prévoit des moyens de défense qui pourraient priver la demanderesse de son droit d'action, comme l'ont fait les tribunaux d'instance inférieure.  L'action fondée sur le manquement à une obligation fiduciaire est également plus étendue que l'action en inexécution de contrat qui vise le cas d'omission de fournir un traitement médical approprié, et non l'abus de pouvoir, par le médecin, en vue d'obtenir des services sexuels.  Dans les cas de faute professionnelle, les principes d'évaluation du préjudice subi selon le droit des contrats ou de la responsabilité délictuelle peuvent être utiles, à tout le moins par analogie.  Toutefois, un cas d'exploitation sexuelle relève du domaine exclusif de l'equity.

 

                   En conséquence, il semble juste, en l'espèce, d'évaluer les dommages‑intérêts selon les principes applicables habituellement aux cas de manquement à une obligation fiduciaire, sans oublier la mise en garde, dans Canson, selon laquelle la réparation accordée ne se limite pas nécessairement à ce qui a été accordé dans d'autres affaires lorsque l'équité et la justice exigent davantage, et l'application des principes d'évaluation en matières contractuelle et délictuelle dépend de leur pertinence.

 

                   Comme l'indique Canson, l'equity vise à remettre, autant que possible, le demandeur dans la situation où il se serait trouvé n'eût été le manquement à cette obligation: le juge La Forest, à la p. 577.  Traditionnellement, l'equity a obligé le fiduciaire en défaut qui par exemple a mal géré des fonds, à les remettre intégralement mais n'admet aucune déduction pour les fluctuations du marché ou l'omission du bénéficiaire de limiter le dommage ou de prendre les mesures appropriées, comme le ferait le droit en matière délictuelle ou contractuelle.  Il ne s'agit pas, en l'occurrence, d'un cas où la restitution et la reddition de compte, des redressements traditionnels de l'equity, pourraient être accordés.  La restitution en nature n'est pas possible, et la perte subie par la demanderesse n'est pas financière.  Lorsque ces redressements ne peuvent être accordés, l'equity commande l'indemnisation; voir Canson, précité, aux pp. 574 et 575.  Aux fins de l'octroi de dommages‑intérêts, il convient d'appliquer la même approche généreuse et compensatrice qui découle de la nature même de l'obligation en equity.  La personne qui a l'avantage du pouvoir, le fiduciaire, assume l'entière responsabilité et ne peut faire valoir que la victime a collaboré au détournement ou a omis de protéger adéquatement ses propres intérêts.

 

                   Après les principes, j'aborde les faits.  Le manquement du Dr Wynrib à son obligation envers Mme Norberg lui a causé les pertes ou préjudices suivants:  (1) la prolongation de la dépendance et (2) l'exploitation sexuelle.

 

                   La pharmacodépendance de Mme Norberg a été prolongée du moment où le médecin aurait dû raisonnablement savoir qu'elle souffrait de dépendance, jusqu'au moment où celle‑ci a cessé de le consulter et a pris d'elle‑même des mesures pour en finir avec sa dépendance.  Elle a été prolongée d'au moins deux ans et demi.  La preuve, qui concorde en tous points avec la documentation médicale sur le sujet, démontre que la dépendance de Mme Norberg à l'égard du Fiorinal était une expérience à la fois très traumatisante et préjudiciable.  Elle avait un besoin désespéré de médicament, désespéré au point d'avoir des rapports sexuels avec le Dr Wynrib même si cela lui semblait répugnant et dégradant.  Son témoignage relatif à l'épisode où elle est allée demander au Dr Wynrib de l'aider à mettre fin à sa pharmacodépendance est révélateur de la nature de cette dépendance:

 

[traduction]  J'ai quitté mon emploi en février 1985 et je me souviens d'être allée le consulter.  J'étais de plus en plus déprimée et je n'avais plus d'argent pour me procurer des comprimés sur le marché noir, et il devenait de plus en plus difficile de s'en procurer.

. . .

 

. . . je me souviens lui avoir dit que j'avais besoin d'aide . . .

 

Rappelons que, en réponse à cette demande de secours, le Dr Wynrib lui a simplement dit de cesser de prendre des comprimés, puis qu'il a continué à l'approvisionner en échange de rapports sexuels.  Il ressort de la preuve que, si le Dr Wynrib avait recommandé à Mme Norberg de suivre un traitement, elle l'aurait fait et qu'un traitement aurait réussi.

 

La preuve démontre amplement que Mme Norberg souffrait et était désespérée pendant la période où sa dépendance s'est prolongée en raison de l'omission du Dr Wynrib de lui prescrire le traitement médical approprié.  L'humiliation sexuelle ne doit cependant pas être prise en considération sous ce chef de dommages, puisque j'en tiens compte de manière distincte.  Par conséquent, j'accorderais des dommages‑intérêts supplémentaires de 20 000 $ pour perte et souffrance pendant la prolongation de la dépendance imputable au Dr Wynrib.

 

                   Deuxièmement, Mme Norberg a été victime, à plusieurs reprises, d'abus sexuel de la part du Dr Wynrib.  Comme le fait remarquer le juge de première instance, elle ne souhaitait pas avoir de rapports sexuels avec le médecin.  Elle a cédé à ses avances parce que c'était le seul moyen de se procurer le médicament dont elle avait un besoin impérieux, car le fait d'être privée de comprimés s'apparentait, selon le Dr Fleming du département de psychiatrie de la faculté de médecine de l'université de la Colombie‑Britannique, à l'"expérience extrêmement déplaisante" que constitue le sevrage.  Le Dr Fleming ajoute ce qui suit:

 

[traduction] . . . sa dépendance était telle qu'elle voulait se procurer des médicaments à tout prix et qu'elle était disposée à mettre de côté ses principes de comportement.  Il me semble que, si Mme Norberg n'avait eu ni dépendance ni tolérance à l'égard du Fiorinal, elle n'aurait jamais accepté des activités sociales ou sexuelles avec le Dr Wynrib.

 

La preuve révèle clairement que Mme Norberg considérait que les rapports sexuels en cause étaient dégradants et déshumanisants.  Elle les a évités tant qu'elle a pu, quittant le cabinet du Dr Wynrib lorsque ce dernier y a fait allusion pour la première fois.  Lorsque le désespoir l'a ramenée au cabinet du médecin, elle a acquiescé à sa demande seulement parce que sa dépendance l'obligeait à le faire.  Les rapports sexuels répétés l'ont humiliée et ont porté atteinte à sa dignité.  La souffrance ressentie demeurera probablement en elle toute sa vie; Mme Norberg a déposé qu'elle pense à ces événements tous les jours et que ses souvenirs lui rappellent l'époque malheureuse de sa dépendance et de son désespoir.  À la naissance de son fils, elle se sentait indigne d'être mère à cause de ce qu'elle avait fait avec le Dr Wynrib.  Même si les rapports sexuels n'ont pas été empreints de la violence propre au viol, la souffrance peut être tout aussi importante en raison des conséquences psychologiques insidieuses qui en découlent.  La victime de viol n'a pas à se sentir coupable, même si c'est malheureusement souvent le cas.  Pour sa part, même si sa participation aux rapports sexuels était inévitable et excusable, Mme Norberg se sent manifestement coupable, même plusieurs années plus tard.  Selon la preuve, les événements ont porté atteinte, de manière substantielle, et peut‑être irréversible, à son estime de soi.  Comme le précise de manière troublante le Final Report of the Task Force on Sexual Abuse of Patients (aux pp. 84 et 85), ces séquelles sont malheureusement monnaie courante chez les victimes d'exploitation sexuelle par un médecin.

 

                   Mon collègue le juge La Forest mentionne un certain nombre de décisions qui ont examiné la question du montant des dommages‑intérêts accordés dans les cas de viol et d'agression sexuelle.  Il convient d'être prudent dans de telles comparaisons, étant donné, tout particulièrement, le fondement assez arbitraire du montant des dommages‑intérêts dans certains cas d'agression sexuelle.  J'estime cependant que le traumatisme infligé à Mme Norberg par suite des rapports sexuels en cause est, à plusieurs égards, similaire à l'affaire Harder c. Brown (1989), 50 C.C.L.T. 85 (C.S.C.‑B.).  Dans cette affaire, la demanderesse, qui était mineure, avait été agressée sexuellement un certain nombre de fois par le défendeur, un vieil ami de son grand‑père, au cours d'une période de sept ans.  Comme en l'espèce, il s'agissait de baisers, de caresses et de tentatives de rapports sexuels.  Le défendeur avait également exigé de la demanderesse qu'elle se déshabille et il l'avait photographiée.  La demanderesse avait souffert d'un traumatisme psychologique durable, y compris une perte d'estime de soi et une difficulté à établir des relations intimes.  Le juge Wood (tel était alors son titre) a accordé des dommages‑intérêts généraux au montant de 40 000 $.  Mme Norberg a subi un traumatisme indirect similaire, mais comme la durée de l'exploitation a été moins longue, je suis d'avis d'accorder 25 000 $ à titre de dommages‑intérêts au chapitre de l'exploitation sexuelle.

 

                   Enfin, j'estime qu'il y a lieu, en l'espèce, d'octroyer des dommages‑intérêts punitifs.  Dans la mesure où l'application des principes du droit de la responsabilité délictuelle est opportune, je constate que des dommages‑intérêts punitifs ont été octroyés dans un certain nombre de cas d'agression sexuelle, notamment dans Myers c. Haroldson, [1989] 3 W.W.R. 604 (B.R. Sask.) (40 000 $) et dans Harder c. Brown, précité (10 000 $).

 

                   Indépendamment de toute analogie avec la responsabilité délictuelle, des dommages‑intérêts punitifs (ou exemplaires) peuvent être accordés dans des cas de manquement à une obligation fiduciaire et, en particulier, dans des cas du type de la présente affaire.  Dans W.(B.) c. Mellor, [1989] B.C.J. no 1393 (C.S.) (QL Systems), que le juge La Forest mentionne dans ses motifs (aux pp. 21 et 22), on a statué que le médecin avait manqué à son obligation fiduciaire en ayant avec sa patiente des rapports sexuels équivalant à de l'exploitation.  Le juge McKenzie a accordé à la demanderesse des dommages‑intérêts punitifs de 15 000 $.  Si besoin est, d'autres arrêts au même effet peuvent être cités, comme la décision du juge en chef associé Callaghan dans Szarfer c. Chodos (1986), 54 O.R. (2d) 663 (H.C. Ont.), qui a conclu qu'un avocat avait manqué à son obligation fiduciaire envers un client en ayant des rapports sexuels avec l'épouse de ce dernier.  Même s'il n'a pas jugé que le comportement du défendeur était suffisamment autoritaire et arrogant pour justifier l'octroi de dommages‑intérêts punitifs dans les circonstances de l'espèce, il ressort clairement de son analyse de la question en litige (aux pp. 680 et 681) que le juge en chef associé Callaghan ne voyait aucun empêchement à l'octroi de dommages‑intérêts punitifs en cas de manquement à une obligation fiduciaire.

 

                   J'estime que le point de vue exprimé par Ellis à la p. 20-24 de son ouvrage intitulé Fiduciary Duties in Canada, quant aux circonstances qui justifient l'octroi de dommages‑intérêts punitifs en cas de manquement à une obligation fiduciaire, est à la fois utile et applicable aux faits de la présente espèce:

 

                   [traduction]  Lorsque les actes du fiduciaire sont, à dessein, contraires aux meilleurs intérêts du bénéficiaire, il est logique d'octroyer des dommages‑intérêts punitifs.  Tel est particulièrement le cas lorsque les actes reprochés ont été motivés par l'intérêt personnel du fiduciaire.

 

Je ne crois pas que l'on puisse sérieusement mettre en doute le fait que les actes du Dr Wynrib aient été à la fois délibérément contraires aux meilleurs intérêts de Mme Norberg et entièrement fondés sur l'intérêt personnel du médecin.

 

                   Les dommages‑intérêts punitifs ont pour but non pas d'indemniser la victime, mais de punir l'auteur du préjudice et de dissuader ce dernier, ainsi que tout autre, d'accomplir de tels actes à l'avenir.  Le comportement du Dr Wynrib est suffisamment répréhensible et contraire aux normes habituelles de la décence pour justifier l'octroi de dommages‑intérêts punitifs.  Même si, en raison de son âge, il est peu probable que cela ait quelque effet dissuasif à son égard, la nécessité d'une dissuasion générale milite en faveur de dommages‑intérêts punitifs.  Il ressort clairement du rapport du groupe de travail mandaté par l'Ordre des médecins et chirurgiens de l'Ontario que l'exploitation sexuelle de patients par des médecins est plus répandue qu'on ne veut bien le croire.  Le préjudice infligé vise non seulement les personnes qui en sont directement victimes, mais porte également atteinte à l'image du corps médical dans son ensemble ainsi qu'à la confiance collective que les médecins agissent au mieux de nos intérêts.  Dans un tel contexte, l'octroi de dommages‑intérêts punitifs peut renforcer la norme de conduite élevée qu'exige le rapport fiduciaire qui est établi entre le médecin et son patient.  Un tel octroi est tout à fait compatible avec la mission qu'a le droit de protéger les bénéficiaires et de favoriser les rapports fiduciaires en régissant de manière stricte la conduite des fiduciaires; voir, à ce sujet, Frankel, précité, à la p. 816.  Des dommages‑intérêts punitifs dans la présente affaire traduiraient la désapprobation sociale de l'exploitation sexuelle de patients en situation de vulnérabilité, et c'est pourquoi ils sont justifiés.

 

                   En ce qui concerne le montant des dommages‑intérêts punitifs, la décision du juge Osborn dans Myers c. Haroldson, précité, fournit des indications utiles.  Dans cette affaire, la demanderesse avait été brutalement violée par un inconnu.  Le défendeur a été condamné au paiement de dommages‑intérêts punitifs de 40 000 $, pour les motifs suivants:

 

(1)la conduite du défendeur justifiait une punition;

(2)les agressions sexuelles sont fréquentes de nos jours, et il importe de dissuader les éventuels agresseurs;

(3)la conduite du défendeur était non seulement immorale, mais également froide et calculée;

(4)sa conduite avait été arrogante et impitoyable et indifférente à l'égard des conséquences pour la victime;

(5)la vie de la victime avait été menacée pendant l'agression, et un enfant dont le défendeur pouvait être le père était né neuf mois plus tard.

 

                   Bien que les circonstances de la présente affaire soient tout à fait différentes de celles en cause dans Myers c. Haroldson, précité, j'estime que cet arrêt est utile.  Les facteurs mentionnés par le juge Osborn, savoir la conduite répréhensible, la fréquence d'un comportement justifiant une dissuasion, l'absence d'empathie vis‑à‑vis de la victime et l'indifférence quant aux conséquences pour la victime, sont présents en l'espèce.  Tout comme dans Myers, le besoin de dissuasion est très important en l'espèce.  Le Dr Wynrib n'est pas le seul à avoir abusé de la confiance d'une patiente en se livrant à de l'exploitation sexuelle; les médecins, et tous ceux qui se trouvent dans une situation de confiance, doivent être conscients du fait que notre société ne tolérera pas l'abus de la confiance que nous mettons en eux.  Je suis d'avis de condamner le Dr Wynrib au paiement de dommages‑intérêts punitifs de 25 000 $.

 

                   En définitive, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rendre jugement en faveur de la demanderesse au montant de 70 000 $.  J'estime que la présente affaire se prête bien à une condamnation aux dépens sur une base procureur‑client.  L'octroi des dépens relève du pouvoir discrétionnaire.  Dans les cas de manquement à une obligation fiduciaire, ce pouvoir discrétionnaire est souvent exercé afin d'accorder au demandeur qui a gain de cause des dépens sur la base procureur‑client, le tarif étant alors plus généreux:  voir Ellis, Fiduciary Duties in Canada, précité, à la p. 20-24.  Cette tendance se manifeste notamment dans W.(B.) c. Mellor, précité, où une patiente victime d'exploitation a obtenu des dépens sur la base procureur‑client.  Je suis d'avis de faire de même en l'espèce.

 

//Le juge Sopinka//

 

                   Version française des motifs rendus par

 

                   Le juge Sopinka ‑ J'ai pris connaissance des motifs du juge La Forest.  Il tranche le présent pourvoi en fonction de l'allégation de voies de fait (battery).  En toute déférence, je ne puis souscrire à la position qu'il adopte relativement à la question du consentement.  Je suis également d'avis qu'il convient davantage de régler cette affaire en fonction de l'obligation de l'intimé de traiter l'appelante, qui découle de la relation qui existe entre un médecin et son patient.

 

                   Les faits de l'espèce sont essentiellement ceux qui ont été exposés par le juge La Forest.  Pour les fins de mes motifs, je tiens à souligner quelques faits d'importance cruciale et les conclusions des tribunaux d'instance inférieure.

 

                   L'appelante a commencé à consulter l'intimé au début de 1982.  Elle a admis qu'elle lui avait menti au sujet de sa blessure à la cheville et d'autres maladies afin de se faire prescrire du Fiorinal.  Plus tard en 1982, l'intimé lui a fait savoir qu'il était au courant de sa dépendance.  Il lui a indiqué clairement que si elle voulait qu'il continue à lui prescrire du Fiorinal, elle devrait avoir des contacts sexuels avec lui.  Pendant une courte période, elle a cessé de le voir et a obtenu ses drogues par l'entremise d'autres médecins.  Toutefois, lorsque ces autres médecins ont diminué son approvisionnement, elle est revenue voir l'intimé.  Au début, les attouchements sexuels ont eu lieu dans la salle d'examen du cabinet de l'intimé et, par la suite, à l'étage supérieur dans sa maison.  L'appelante a témoigné que les rapports sexuels simulés dans la maison de l'intimé se sont produits à 10 ou 12 reprises, jusqu'à un certain moment en 1985.  Elle a admis que l'intimé n'avait jamais eu recours à la force physique.  Elle a également reconnu qu'elle avait "misé sur lui" car elle savait pendant toute la durée de cette relation qu'il se sentait seul.  Le juge Oppal ((1988), 27 B.C.L.R. (2d) 240) a conclu qu'elle n'avait jamais refusé directement ou indirectement de céder aux avances de l'intimé.  Lorsqu'il a examiné l'existence et le caractère réel du consentement de l'appelante, il a conclu à la p. 244:

 

[traduction]  En l'espèce, on ne peut dire que le Dr Wynrib a employé la force ou qu'il a menacé de le faire.  Même si Mlle Norberg ne pouvait plus se passer de Fiorinal, il n'y a aucune preuve qu'elle était sous l'influence de la drogue ou que sa dépendance a porté atteinte à sa capacité de consentir aux actes sexuels qui ont été accomplis.  Elle n'a jamais été privée de sa capacité de raisonner.  Même si son acceptation d'avoir des rapports sexuels était certainement motivée par les ordonnances que le médecin lui délivrerait, son consentement implicite était néanmoins volontaire de sorte que l'allégation de voies de fait ne saurait être retenue.

 

                   La Cour d'appel, à la majorité (le juge en chef McEachern et le juge Gibbs) ((1990), 44 B.C.L.R. (2d) 47), a fait siennes ces conclusions et a statué à la p. 51:

 

                   [traduction]  Le juge du procès a rejeté l'action de la demanderesse fondée sur l'agression en raison du consentement de celle‑ci.  En toute déférence, cette conclusion me semble nettement juste.  Ces quelque 12 épisodes d'attouchements sexuels ont tous eu lieu dans l'appartement du défendeur où elle s'est rendue volontairement pour obtenir des drogues en étant bien consciente de l'entente sordide qu'elle avait conclue.

 

                   Le juge Locke, à la p. 56, a souscrit à l'opinion de la majorité que l'allégation d'agression sexuelle échouait en raison du consentement de l'appelante:

 

[traduction]  Ce consentement n'a pas été obtenu par la force, la tromperie ou un abus d'influence.  Il n'a pas été démontré que les drogues avaient causé de la confusion.  Les deux parties savaient très bien ce qu'elles faisaient et, par conséquent, le moyen de défense est retenu.

 

L'allégation de voies de fait et le moyen de défense fondé sur le consentement

 

                   L'appelante soutient que les contacts sexuels entre elle et l'intimé constituaient le délit de voies de fait.  Comme l'a dit le juge en chef Laskin au nom de la Cour, dans l'arrêt Reibl c. Hughes, [1980] 2 R.C.S. 880, à la p. 890, le délit de voies de fait est "intentionnel, puisque c'est une atteinte injustifiée et non autorisée à la sécurité physique d'une personne".  Par conséquent, le consentement exprès ou implicite qui découle de la conduite constitue un moyen de défense contre une allégation de voies de fait.  Toutefois, ce consentement doit être véritable.  La jurisprudence et la doctrine ont identifié les circonstances dans lesquelles un consentement apparent ne sera pas considéré comme valide.  Il n'y a pas véritablement consentement lorsqu'il est obtenu par la force, par la contrainte ou par la fraude ou la tromperie quant à la nature de la conduite du défendeur ou s'il est donné sous l'influence de drogues.  Voir:  Fleming, The Law of Torts (7e éd. 1987), aux pp. 72 à 74; Linden, La responsabilité civile délictuelle (4e éd. 1988), aux pp. 62 et 63.

 

                   Pour évaluer le caractère réel du consentement ainsi que l'existence et l'effet des facteurs qui tendent à vicier le consentement véritable, il est important d'adopter une approche qui tienne compte du contexte.  En ce qui a trait aux procédures médicales, plusieurs tribunaux ont souligné qu'il était nécessaire d'examiner toutes les circonstances les entourant pour évaluer la validité du consentement.  Voir par exemple:  Morrow c. Hôpital Royal Victoria (1989), 3 C.C.L.T. (2d) 87 (C.A. Qué.);  Cowan c. Brushett (1990), 3 C.C.L.T. (2d) 195 (C.A.T.‑N.).  Une telle manière de procéder s'applique également dans d'autres situations.  Par exemple, le commentaire sur {SS} 892B, Consent Under Mistake, Misrepresentation or Duress, de l'American Law Institute dans Restatement of the Law of, Second, Torts (2d), indique relativement à la contrainte que l'[traduction] "[â]ge, le sexe, la capacité mentale, la relation entre les parties et les circonstances antérieures peuvent tous être pertinents".

 

                   À mon avis, ces facteurs doivent être appliqués dans chaque cas en particulier plutôt que par la création de catégories de personnes ou de relations à l'égard desquelles le consentement apparent ne sera jamais considéré comme valide ou le sera rarement.  Certaines relations, particulièrement celles dans lesquelles il existe une inégalité importante du rapport de force ou celles qui comportent un haut degré de confiance, peuvent obliger le juge des faits à prendre un soin particulier pour évaluer le caractère réel du consentement.  Toutefois, la question du consentement en ce qui a trait à une allégation de voies de fait est en fin de compte une question de fait qui doit être déterminée en fonction de toutes les circonstances d'une affaire en particulier.  La Cour d'appel de l'Angleterre a expliqué ce point dans l'arrêt Freeman c. Home Office, [1984] 1 All E.R. 1036 (l'autorisation d'interjeter appel à la Chambre des lords a été refusée).  La question en litige dans cette affaire était de savoir si un détenu avait consenti à ce qu'un médecin de la prison lui administre un médicament.  Le lord juge Brown a dit à la p. 1043:

 

[traduction]  . . . la seule question soulevée au procès, c.‑à‑d. celle de savoir si le demandeur avait consenti à ce qu'on lui injecte les médicaments, était essentiellement une question de fait . . . Le juge a dit ([1983] 3 All ER 589 à la p. 597, [1984] 2 WLR 130, à la p. 145):

 

                   "Il convient, à mon avis, de dire que, lorsque, dans un contexte carcéral, un médecin a le pouvoir d'influencer la situation et les attentes d'un détenu, un tribunal doit être conscient du risque que ce qui peut paraître à sa face même un consentement véritable ne l'est pas en réalité.  J'en ai tenu compte tout au long de l'affaire."

 

Toutefois, il s'agit essentiellement d'une question de fait.  Le juge est arrivé à la conclusion positive que le demandeur avait consenti . . . Il y avait suffisamment d'éléments de preuve pour justifier sa conclusion de fait et, par conséquent, la décision à laquelle il est arrivé.  Il n'incombe pas à notre cour d'examiner et de régler le présent appel en fonction d'autres faits et circonstances hypothétiques.

 

                   De même, dans l'arrêt Lyth c. Dagg (1988), 46 C.C.L.T. 25 (C.S.C.‑B.), qui portait sur une action fondée sur des voies de fait relativement à des allégations d'agressions sexuelles perpétrées par un professeur contre un élève d'une école secondaire, le juge Trainor a souligné l'importance de l'examen de la relation particulière entre les parties et de toutes les circonstances entourant la prétendue agression:

 

                   [traduction]  L'agression sexuelle n'est que l'une des manières dont une personne peut en agresser une autre.  Elle requiert l'examen attentif de la relation existant entre les parties afin de déterminer si chacune d'elles avait la capacité de consentir, compte tenu de la nature et des conséquences de la conduite en cause et, également, si l'une des parties avait plus de pouvoir ou d'ascendant que l'autre de manière à exercer une contrainte.  L'examen vise à déterminer si, compte tenu de toutes les circonstances, une personne a eu recours à la force à l'égard d'une autre et si le consentement apparent était véritable.  [Aux pp. 31 et 32, je souligne.]

 

                   La question est alors de savoir si, compte tenu des principes que j'ai énoncés, il convient de rejeter les conclusions des tribunaux d'instance inférieure que l'appelante a consenti à l'activité sexuelle avec l'intimé.  L'appelante soutient que, compte tenu de sa pharmacodépendance et de la position d'influence de l'intimé en tant que son médecin, il n'a pas eu de véritable consentement.  J'examinerai chacun de ces facteurs l'un après l'autre.

 

                   En ce qui a trait à la dépendance de l'appelante, le juge du procès a examiné ce facteur pour ensuite conclure que, bien qu'elle ait de toute évidence motivé son acceptation de s'adonner à des activités sexuelles, elle n'a pas porté atteinte à sa capacité de raisonner ou à sa capacité de consentir à l'activité sexuelle qui a eu lieu.  Il a également souligné qu'elle n'était pas sous l'influence du Fiorinal au moment de ces activités sexuelles.  Des éléments de preuve appuyaient toutes ces conclusions et je ne suis pas prêt à modifier la conclusion du juge du procès sur ce moyen.

 

                   En ce qui a trait à la relation entre le médecin et son patient, comme je l'ai dit précédemment, les relations spéciales entre le demandeur et le défendeur devraient faire prendre conscience au juge des faits de la possibilité que le consentement apparent ne soit pas véritable; toutefois, l'existence d'une relation particulière n'est pas concluante quant à la présence ou à l'absence de consentement.  Le bénéficiaire d'un rapport fiduciaire peut toujours consentir à une opération avec le fiduciaire mais le tribunal soumettra un tel consentement à un examen spécial.  Il peut très bien y avoir des cas où un médecin, en raison de son statut, exerce un tel contrôle ou une telle influence sur un patient que la soumission de ce dernier ne sera pas considérée comme un consentement véritable.  Toutefois, à mon avis, on ne saurait dire que c'est le cas en l'espèce.  L'appelante a commencé à participer aux attouchements sexuels et a continué à le faire dans le but d'obtenir de la drogue.  Elle a reconnu qu'elle avait misé sur la solitude de l'intimé pour continuer à obtenir des ordonnances.  Bien qu'il soit clair que l'appelante ne désirait pas ces contacts sexuels, on ne peut, à mon avis, dire qu'elle n'y consentait pas.  Par conséquent, je ne trouve aucun motif de rejeter la conclusion des tribunaux d'instance inférieure relativement à la question du consentement.

 

                   À mon avis, cela est suffisant pour régler l'allégation de voies de fait.  Toutefois, puisque mon collègue le juge La Forest s'est fondé sur les principes relatifs aux opérations iniques pour examiner la question du consentement, j'estime nécessaire d'expliquer les raisons pour lesquelles une telle manière de procéder n'est pas, à mon avis, utile ou appropriée en l'espèce.

 

                   Comme je l'ai souligné et comme le juge La Forest l'a également fait remarquer, il convient d'examiner les faits de chaque affaire pour déterminer s'il y a véritablement eu consentement.  Le juge La Forest, à la p. 000, dit ensuite que "[s]i on se sert du "facteur de justice" qu'est l'iniquité pour aborder la question du caractère volontaire en matière de droit des contrats, il semble raisonnable que l'on puisse également le faire pour aborder cette même question en matière délictuelle".  Toutefois, il existe une différence fondamentale entre ces deux concepts.  Dans le premier cas, le tribunal peut refuser de reconnaître la validité d'une opération conclue volontairement en raison de l'utilisation inéquitable de la situation de force dans laquelle se trouvait une partie par rapport à l'autre.  Dans le deuxième cas, on demande à la cour de condamner une partie à des dommages‑intérêts pour un méfait causé au demandeur.  Dans ce dernier cas, il n'y a pas de méfait s'il y a eu consentement.  Dans le premier cas, la question n'est pas de savoir s'il y a eu consentement, mais plutôt de savoir s'il a été obtenu correctement.  Le facteur de l'iniquité conviendrait mieux en l'espèce si l'intimé cherchait à mettre à exécution l'opération plutôt que de se défendre contre l'allégation qu'il a commis un délit intentionnel.

 

                   En conséquence, il ressort de façon prépondérante de la doctrine et de la jurisprudence que le principe de l'iniquité s'applique pour annuler des opérations même s'il a pu y avoir consentement ou entente à l'égard des modalités du marché.  Ce n'est pas que ce principe vicie le consentement mais plutôt que l'équité exige que l'opération soit annulée nonobstant le consentement.

 

                   Dans l'arrêt Hunter Engineering Co. c. Syncrude Canada Ltée, [1989] 1 R.C.S. 426, le juge en chef Dickson, s'exprimant en son propre nom et en celui du juge La Forest, a conclu à la p. 462:

 

Ce n'est que lorsque le contrat est inique, comme cela pourrait se produire dans le cas où il y a inégalité de pouvoir de négociation entre les parties, que les tribunaux devraient modifier les conventions que les parties ont formées librement. [Je souligne.]

 

                   Le juge Wilson n'était pas d'avis que l'affaire se prêtait à la formulation du principe de l'iniquité.  Toutefois, sans nécessairement adopter leurs manières de procéder, elle a mentionné un certain nombre de décisions de tribunaux d'instance inférieure qui invoquaient le principe pour accorder un redressement.  Dans l'arrêt Morrison c. Coast Finance Ltd. (1965), 55 D.L.R. (2d) 710 (C.A.C.‑B.), le juge Davey a dit à la p. 713:

 

                   [traduction]  Les principes d'equity relatifs à l'abus d'influence et au redressement concernant des contrats iniques sont étroitement reliés, mais ce sont des principes séparés et distincts . . . La partie qui allègue qu'il y a eu abus d'influence conteste le caractère suffisant du consentement; la partie qui allègue l'iniquité d'un contrat cherche à obtenir un redressement à l'égard d'un avantage injuste découlant du fait qu'une partie a profité inéquitablement de la situation de force dans laquelle elle se trouvait par rapport à l'autre.

 

                   Dans l'arrêt Davidson c. Three Spruces Realty Ltd. (1977), 79 D.L.R. (3d) 481 (C.S.C.‑B.), le juge Anderson a dit aux pp. 492 et 493:

 

[traduction]  J'estime que les conditions d'un contrat peuvent être déclarées nulles en raison de leur caractère déraisonnable chaque fois qu'on peut dire que, dans les circonstances, il est déraisonnable et injuste d'astreindre les parties à l'exécution de leur accord formel.

 

                   Dans l'arrêt Harry c. Kreutziger (1978), 95 D.L.R. (3d) 231 (C.A.C.‑B.), le juge McIntyre (plus tard juge de notre Cour) a énoncé de nouveau les principes formulés dans l'arrêt Morrison, précité.  Le juge Lambert ne s'est pas dit en désaccord avec ces principes.  Toutefois, à son avis, ils ne comprenaient pas toutes les circonstances dans lesquelles l'iniquité peut s'appliquer en tant que motif d'annulation.  Il a dit à la p. 241:

 

                   [traduction]  À mon avis, les questions de savoir si l'utilisation d'une situation de force est inique, si un avantage est injuste ou très injuste, si une contrepartie est manifestement insuffisante ou si le pouvoir de négociation est sérieusement compromis, pour reprendre les termes employés dans les deux énoncés de principe, les affaires Morrison et Bundy, constituent en réalité des aspects d'une seule et même question.  Cette unique question est celle de savoir si l'opération, dans son ensemble, est à ce point contraire aux normes sociales d'éthique commerciale qu'elle doit être annulée.

 

                   La dernière affaire que je tiens à mentionner relativement à ce point, c'est l'arrêt Lloyds Bank Ltd. c. Bundy, [1975] Q.B. 326.  Bien que la majorité y ait statué en fonction de l'abus d'influence, le maître des rôles lord Denning a rassemblé plusieurs principes dont celui de l'iniquité sous la rubrique d'un principe général d'"inégalité du pouvoir de négociation".  Toutefois, il a pris soin d'établir une distinction entre ce motif de redressement et toute notion de caractère involontaire ou d'absence de consentement à la p. 339:

 

[traduction]  J'ai omis également de mentionner la volonté de la partie "dominée" ou "subjuguée" par l'autre.   La personne qui se trouve dans un état d'indigence extrême peut, en toute connaissance de cause, consentir à un marché fort imprudent, uniquement aux fins de surmonter les difficultés auxquelles elle fait face.  [Je souligne.]

 

                   Cet examen de la jurisprudence sur le sujet de l'iniquité ne se veut pas exhaustif.  J'ai tout simplement voulu démontrer, premièrement, que le principe de l'iniquité et le principe connexe de l'inégalité du pouvoir de négociation évoluent et ne constituent pas encore un domaine du droit des contrats entièrement établi et, deuxièmement, qu'il existe de nombreuses opinions judiciaires qui établissent expressément une distinction entre l'iniquité et la question du consentement ou qui analysent l'opération contestée d'une manière qui détourne l'attention de la question de savoir si une partie a effectivement convenu ou consenti à une modalité particulière.

 

                   De même, la doctrine établit une distinction entre l'iniquité et l'absence de consentement.  Le professeur Waters dans "Banks, Fiduciary Obligations and Unconscionable Transactions" (1986), 65 R. du B. can. 37, aux pp. 48 et 49, analyse l'iniquité de la manière suivante:

 

[traduction]  Contrairement à ce qui se passe concernant le principe de l'abus d'influence, l'equity ne cherche pas à savoir dans ces cas si l'esprit d'une partie a été dominé par une autre de sorte que la victime n'a pas donné de consentement véritable; elle se demande si, de façon objective, l'opération, dans toutes les circonstances, était suffisamment inique pour qu'on puisse l'annuler

. . .

 

Comme l'a écrit le professeur Sheridan en 1957, il s'agit de déterminer si, compte tenu de la faiblesse de la position d'une partie en matière de négociation et de la sous‑évaluation qui en a été faite, la partie plus forte a tiré "un avantage plus grand que ne le permet la moralité actuelle en matière de conduite ordinaire des affaires".

 

Voir également Cope, "The Review of Unconscionable Bargains in Equity" (1983), 57 Aust. L.J. 279.  Le professeur Waddams, dans son article "Unconscionability in Contracts" (1976), 39 Mod. L. Rev. 369, a expliqué le problème de l'analyse de l'iniquité sous le rapport du consentement aux pp. 381 et 382:

 

[traduction]  L'utilisation des principes en matière de consentement pour traiter des clauses injustes dans les documents, signés ou non, a amené certains auteurs à tenter de ramener l'ensemble du problème de l'iniquité à une question de consentement.  Je suis d'avis qu'il n'est pas utile de procéder ainsi et qu'en fin de compte il en résulte une nouvelle définition du consentement de sorte qu'une disposition inique est ipso facto présumée ne pas avoir fait l'objet d'un consentement ou d'un "véritable" consentement.  L'absence de consentement devient alors non pas un motif de redressement, mais l'énoncé d'une conclusion que le redressement sera accordé, supprimant ainsi toute analyse du critère de l'iniquité, qui doit constituer le véritable fondement de la décision . . .

 

Il y aura chevauchement dans certains cas particuliers . . . Toutefois, j'estime qu'il existe, en principe, une distinction entre les moyens de défense d'absence de consentement et d'iniquité.

 

Tout comme l'analyse du problème de l'iniquité sous le rapport du consentement dissimule le motif réel du redressement dans ces affaires de contrat, le fait d'introduire les principes de l'iniquité dans le contexte d'une allégation de voies de fait est susceptible de dissimuler la véritable question qui est de savoir si, dans toutes les circonstances, la demanderesse a réellement consenti aux attouchements qui constituent les voies de fait alléguées.

 

                   Un exemple de la façon dont la transposition de l'analyse de l'iniquité dans le contexte d'une allégation de voies de fait peut induire les tribunaux en erreur est l'affirmation du juge La Forest, à la p. 000, selon laquelle si le genre de relation sexuelle en cause "s'écarte suffisamment des normes sociales de conduite", cela peut indiquer qu'il y a exploitation.  Ce raisonnement est tiré directement d'un arrêt portant sur une opération inique, l'arrêt Harry c. Kreutziger, précité, dans lequel le juge Lambert a conclu, à la p. 241, que la question clé est [traduction] "de savoir si l'opération, dans son ensemble, est à ce point contraire aux normes sociales d'éthique commerciale qu'elle doit être annulée".  Bien que les normes sociales de la moralité commerciale puissent être pertinentes pour déterminer s'il y a eu une exploitation suffisante pour justifier l'annulation d'un contrat commercial, j'estime en toute déférence que les normes sociales de conduite sexuelle n'ont aucun rapport avec la question de savoir s'il y a eu consentement à des contacts sexuels dans un cas particulier.

 

                   Par conséquent, je ne suis pas d'avis que le principe de l'iniquité en matière de contrats soit utile pour tenter de répondre à la question factuelle de savoir si l'appelante a consenti aux contacts sexuels avec l'intimé.  J'estime, en outre, qu'il est plus conforme aux faits de l'espèce de reconnaître que l'appelante a consenti aux contacts sexuels et d'examiner la conduite de l'intimé en tenant compte de son obligation professionnelle envers l'appelante.

 

Le manquement à l'obligation

 

                   Cette obligation professionnelle découle de la relation entre le médecin et son patient qui est essentiellement fondée sur un contrat.  Le manquement à cette obligation peut faire l'objet d'une action fondée sur le contrat ou sur la négligence.  Bien que sans doute, comme dans le cas d'un avocat et de son client, cette relation comporte des obligations fiduciaires dans certains de ses aspects, toutes les facettes des obligations ne sont pas de nature fiduciaire.

 

                   Notre Cour a examiné les principes de l'obligation fiduciaire dans l'arrêt Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574.  Dans cette affaire, j'ai conclu au nom de la majorité sur ce point, à la p. 596, qu'"on ne doit avoir recours" à l'obligation fiduciaire "que dans les situations où la protection spéciale de l'equity se révèle vraiment nécessaire".  Il a été reconnu, à la p. 597, que "[l]a nature des rapports peut être telle que, bien qu'il s'agisse normalement de rapports fiduciaires, ils peuvent dans des circonstances exceptionnelles ne pas avoir ce caractère", et plus loin, que "les obligations des parties ayant des rapports généralement reconnus comme fiduciaires ne peuvent pas toutes être qualifiées de fiduciaires".  La relation entre un médecin et son patient fait précisément partie de ce genre hybride.  Dans Lac Minerals Ltd., précité, j'ai également mentionné les motifs du juge Southin dans Girardet c. Crease & Co. (1987), 11 B.C.L.R. (2d) 361 (S.C.), qui a conclu que le défaut d'un avocat de faire preuve de diligence et de compétence n'entraînait pas nécessairement un manquement à une obligation fiduciaire mais pouvait constituer plutôt une inexécution d'un contrat ou une négligence.  De même, certaines obligations qui découlent de la relation entre le médecin et son patient sont de nature fiduciaire; toutefois d'autres obligations sont contractuelles ou fondées sur le principe du prochain qui constitue le fondement du droit en matière de négligence.  Les obligations fiduciaires ne devraient pas être superposées à ces obligations de common law simplement pour améliorer la nature ou la portée du redressement.

 

                   Je souscris donc à l'énoncé suivant, à la p. 52, contenu dans les motifs du juge en chef McEachern de la Colombie‑Britannique:

 

                   [traduction]  Si le défendeur a, en l'espèce, manqué à une obligation envers la demanderesse, il s'agit de l'obligation de traiter professionnellement sa patiente et, à moins que le manquement ne porte sur la communication inopportune de renseignements confidentiels ou sur quelque chose de semblable, il ne sert à rien de qualifier l'obligation de fiduciaire.

 

                   Le manquement à l'obligation allégué en l'espèce est un manquement à l'obligation du médecin de traiter son patient conformément aux normes de la profession.  Le juge du procès a conclu qu'il y a eu manquement à cette obligation.  Il a dit à la p. 246:

 

                   [traduction]  Peu importe la nature de leur relation, il est clair qu'un médecin a l'obligation d'agir avec le plus de bonne foi possible à l'égard d'un patient.  C'est un euphémisme de dire qu'un médecin ne doit jamais laisser ses intérêts personnels entrer en conflit avec son obligation professionnelle.  En l'espèce, c'est clairement ce qu'a fait le Dr Wynrib.  Il était tenu en vertu de la loi et de la déontologie de traiter la toxicomanie de sa patiente ou de l'envoyer dans un centre de désintoxication.  Il ne l'a pas fait.  Il a plutôt profité de sa dépendance.  Il a fait preuve d'un mépris total des meilleurs intérêts de sa patiente.

 

                   Cette conclusion a été entièrement appuyée par la preuve.  L'un des témoins professionnels, le Dr Herbert, a déposé de la manière suivante:

 

[traduction]  . . . je suis d'avis qu'un médecin généraliste raisonnable qui exerçait sa profession en Colombie‑Britannique dans les années 80 se serait rendu compte de la dépendance au Fiorinal de Mme Norberg avant 1984.  Dans les circonstances, un praticien raisonnable aurait pris des mesures pour tenter d'aider Mme Norberg à mettre fin à sa dépendance en lui recommandant, par exemple, de faire appel à des services de consultation en toxicomanie ou, à tout le moins, en cessant de lui prescrire du Fiorinal.  À mon avis, le renouvellement des ordonnances de Fiorinal par le Dr Wynrib à Mme Norberg après 1983 a encouragé et entretenu une dépendance sans justification médicale.

 

                   La Cour d'appel a fait sienne cette conclusion.  Le juge en chef McEachern a expressément approuvé le passage susmentionné des motifs du juge du procès.

 

                   Le juge Locke a également conclu que l'intimé avait manqué à son obligation en tant que médecin.  Toutefois, il a conclu que, dans la mesure où l'appelante s'est fondée sur le contrat, il avait été abandonné par consentement mutuel.  Toutefois, l'obligation subsistait aux fins de la demande fondée sur la négligence.  À cet égard, il a dit à la p. 58:

 

                   [traduction]  Compte tenu de ma conclusion que le contrat de soins a été abandonné, on pourrait maintenant soutenir que tout ce qui a suivi l'obligation a été "abandonné" et que le médecin n'en avait aucune envers elle.  J'ai conclu qu'il ne s'agissait pas d'une obligation qui pouvait être annulée.  Même en agissant à titre d'acheteur de services sexuels et non en tant que médecin, il était tenu, comme tout le monde, de ne pas donner une substance nocive à une autre personne.  De plus, comme il était au courant de la condition réelle de l'appelante, c.‑à‑d. de sa dépendance, il violait volontairement presque de façon malveillante son obligation en lui donnant des drogues qui n'étaient pas nécessaires médicalement.  C'est l'approvisionnement en drogues qui constitue l'acte négligent.

 

                   À mon avis, que l'appelante se fonde sur le contrat ou la négligence, l'obligation de traiter n'a pas été annulée par consentement.  En matière de contrat, cette situation exigerait l'abandon de la relation contractuelle entre les parties.  Il ressort de la doctrine et de la jurisprudence examinées par le juge Locke que cette situation exige le consentement mutuel des parties moyennant contrepartie.  Je suis convaincu que ce consentement n'a pas été donné en l'espèce.

 

                   Bien que les parties aient très bien pu avoir une relation autre que celle qui existe entre un médecin et son patient, cette dernière s'est poursuivie et n'a pas été abandonnée.  Après que l'appelante eut avoué sa dépendance à l'intimé à la fin de 1982, la conduite de celui‑ci correspondait au maintien de la relation entre un médecin et son patient.  Il a demandé qu'on examine au moyen de rayons X diverses parties du corps de l'appelante.  Il a reçu ces rapports d'examen aux rayons X en août et en novembre 1984.  Il a référé l'appelante à un gynécologue et, en temps utile, le Dr Gowd, un gynécologue, a présenté un rapport à l'intimé à cet égard.  La seule conclusion qui ressort de la preuve est que l'intimé a continué d'agir comme médecin généraliste de l'appelante et que celle‑ci a continué à chercher à obtenir des soins médicaux de lui à ce titre.  Ni les parties, ni le milieu médical n'avaient de raisons de croire qu'ils avaient mutuellement abandonné leur contrat.  En fait, la conduite de l'appelante et de l'intimé a renforcé l'existence de leur relation médecin-patiente.

 

                   En outre, même si le contrat avait été abandonné, cela ne mettait pas fin à l'obligation.  L'intimé n'a pas changé son statut de médecin et l'appelante n'a pas non plus changé son statut de personne qui avait besoin et qui était à la recherche d'un traitement.  Cette relation s'est poursuivie même si, techniquement, le contrat qui existait entre eux a pris fin par consentement mutuel.  L'obligation existe indépendamment du contrat à l'origine de cette relation.  L'obligation qui découle de la relation représente évidemment le fondement du droit en matière de négligence.

 

                   Le juge en chef McEachern et le juge Locke ont conclu que l'intimé ne s'était pas libéré de son obligation envers l'appelante en raison du consentement aux attouchements sexuels.  Après avoir cité le passage des motifs du juge du procès que j'ai mentionné précédemment, le juge en chef McEachern a dit à la p. 52:

 

                   [traduction]  Je souscris à ce qui précède.  J'estime, en outre, que le fait que la demanderesse ait consenti à la conduite du défendeur ne le relève pas des exigences qui découlent de cette obligation.  Il avait envers la demanderesse et l'État la responsabilité professionnelle de ne pas lui donner de mauvais traitements médicaux en prolongeant sa période de dépendance sans lui prodiguer de traitement convenable, nonobstant ce qu'elle souhaitait.

 

Je souscris à cette conclusion.  Bien que l'appelante ait consenti aux attouchements sexuels, elle n'a pas consenti au manquement à l'obligation qui a entraîné la poursuite de sa dépendance et les attouchements sexuels.  Le fait qu'un patient admette ou accepte une forme de traitement ne relève pas un médecin de son obligation, si le traitement n'est pas conforme aux normes médicales.  Autrement le patient serait tenu de savoir quelle est la norme prescrite.  En l'absence d'une déclaration claire de l'intimé à l'appelante qu'il ne la traitait désormais plus à titre de médecin et d'un consentement non équivoque à la cessation du traitement, je suis d'avis que l'obligation de traiter l'appelante s'est poursuivie jusqu'à ce qu'elle se rende au centre de désintoxication de son propre gré et qu'elle y soit traitée.

 

Ex Turpi Causa

 

                   Je fais miens les motifs du juge Locke et du juge La Forest selon lesquels la maxime ex turpi ne fait pas obstacle à la demande de l'appelante.  Je suis d'avis d'ajouter ce qui suit.  Mon collègue mentionne les propos du juge Estey selon lesquels il est rare que cette maxime ait été appliquée pour rejeter une action délictuelle.  Ces derniers temps, son utilisation a été beaucoup moins fréquente.  Les tribunaux ont adopté une conception moins rigide de son objet.  On insiste maintenant sur la protection de l'administration de la justice contre la déconsidération qui pourrait résulter de l'approbation d'une opération qu'un tribunal ne saurait permettre.  À cet égard, je fais miens les propos du juge Taylor dans l'arrêt Mack c. Enns (1981), 30 B.C.L.R. 337 (C.S.), à la p. 345:

 

[traduction]  Aujourd'hui, la règle doit avoir pour objet de défendre l'intégrité du système juridique et la réputation que les tribunaux doivent avoir aux yeux des honnêtes citoyens.  Elle est appliquée à bon droit dans les circonstances où il serait manifestement inacceptable pour les personnes impartiales et sensées qu'un tribunal vienne en aide à un demandeur qui a défié la loi.

 

                   L'opinion de la société a changé radicalement à cet égard.  Dans les affaires plus anciennes, on était prêt à considérer avec la même sévérité l'inconduite de toutes les personnes impliquées dans des opérations immorales ou illégales.  Je n'ai qu'à mentionner l'arrêt Hegarty c. Shine (1878), 4 L.R. Ir. 288 (B.R.), dans lequel les tribunaux ont refusé un redressement à une servante à qui son maître avait transmis une maladie vénérienne.  Je suis certain qu'une telle affaire serait interprétée très différemment aujourd'hui.  À mon avis, l'administration de la justice ne sera pas déconsidérée aux yeux du public parce que notre Cour vient en aide à l'appelante en l'espèce.

 

Les dommages‑intérêts

 

                   Le manquement à l'obligation dont j'ai conclu à l'existence était qu'au lieu de chercher à débarrasser l'appelante de sa dépendance, l'intimé l'a favorisée en échange de faveurs sexuelles.  Il en est résulté que la dépendance a été prolongée au lieu d'être traitée et que l'appelante a fait l'objet d'avances sexuelles de la part de l'intimé.  Il y a eu un lien causal entre les actes sexuels et l'omission de traiter et ces actes sexuels doivent faire partie du préjudice subi par l'appelante.  Je suis d'avis d'évaluer les dommages‑intérêts pour ces deux composantes au montant accordé par mon collègue le juge La Forest.  Toutefois, je ne suis pas d'avis d'accorder des dommages‑intérêts punitifs.  Il ne convient pas d'en accorder en l'espèce dans la mesure où la responsabilité est fondée sur le manquement à l'obligation professionnelle.  Bien que les épisodes sexuels représentent un élément du préjudice, ils ne constituent pas le fondement de la responsabilité.  Ces épisodes sexuels constituent le fondement de la responsabilité dans les motifs du juge La Forest qui a conclu que l'intimé avait commis des actes d'agression sexuelle qui méritaient d'être punis.  À mon point de vue, ils représentent plutôt un élément du préjudice subi en raison du manquement à l'obligation et des dommages‑intérêts comprenant des dommages‑intérêts majorés constituent une indemnisation adéquate pour l'appelante.

 

                   Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi avec dépens dans toutes les cours et de ne pas imposer des dépens plus élevés que les dépens entre parties qui seraient généralement réservés pour les affaires dans lesquelles il y a eu inconduite dans le cadre du litige ou relativement à celui‑ci.

 

                   Pourvoi accueilli avec dépens.

 

                   Procureurs de l'appelante:  Ladner Downs, Vancouver.

 

                   Procureurs de l'intimé:  Epstein Wood Logie & Wexler, Vancouver.

 

                   Procureurs de l'intervenant:  Bull, Housser & Tupper, Vancouver.

 



     *      Le juge Stevenson n'a pas pris part au jugement.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.