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R. c. Théroux, [1993] 2 R.C.S. 5

 

Robert Théroux    Appelant

 

c.

 

Sa Majesté la Reine    Intimée

 

Répertorié:  R. c. Théroux

 

No du greffe:  22249.

 

1992:  3 novembre; 1993:  8 avril.

 

Présents:  Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et McLachlin.

 

en appel de la cour d'appel du québec

 

                   Droit criminel ‑‑ Fraude ‑‑ Éléments de l'infraction -- Mens rea ‑‑ L'accusé était l'âme dirigeante d'une compagnie engagée dans la construction domiciliaire ‑‑ Perception de dépôts auprès d'acheteurs éventuels sur la foi de fausses déclarations selon lesquelles les dépôts étaient garantis ‑‑ Projet non mené à terme en raison de l'insolvabilité de la compagnie ‑‑ Accusé croyant sincèrement que le projet serait mené à terme et que les dépôts ne seraient pas perdus ‑‑ L'accusé est‑il coupable de fraude? ‑‑ Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 380(1) .

 

                   L'accusé, qui était l'âme dirigeante d'une compagnie engagée dans la construction domiciliaire, a été inculpé de fraude.  La compagnie a conclu des contrats de vente de résidences avec un certain nombre de personnes.  Les contrats ont été conclus et les dépôts perçus sur la foi d'une fausse déclaration de la compagnie selon laquelle les dépôts étaient garantis.  Cette déclaration, faite verbalement, était appuyée par une attestation de participation au plan de garantie.  En outre, une brochure décrivant ce plan était remise à la plupart des déposants.  En réalité, la compagnie n'a jamais payé les primes dues à la suite d'une première demande de participation au plan de garantie et une deuxième demande n'a jamais été remplie.  La compagnie est devenue insolvable, le projet n'a pas été mené à terme et la plupart des déposants ont perdu leur dépôt.  Le juge du procès a conclu que l'accusé, à titre d'âme dirigeante de la compagnie, était responsable des fausses déclarations.  L'accusé savait à l'époque que les dépôts n'étaient pas garantis, mais il a tout de même fait ces fausses déclarations en vue d'amener les acheteurs de maison éventuels à conclure un contrat et à verser un dépôt.  Le juge du procès a également conclu que l'accusé croyait sincèrement que le projet de construction domiciliaire serait réalisé et, par conséquent, que les dépôts ne seraient pas perdus.  L'accusé a été déclaré coupable de fraude conformément à l'al. 380(1) a) du Code criminel  et la Cour d'appel a maintenu cette déclaration de culpabilité.  Il s'agit en l'espèce de déterminer si le fait que l'accusé croyait honnêtement que le projet serait réalisé efface la mens rea de l'infraction de fraude.

 

                   Arrêt:  Le pourvoi est rejeté.

 

                   Les juges La Forest, Gonthier, Cory et McLachlin:  L'actus reus de l'infraction de fraude sera établi par la preuve d'un acte prohibé, qu'il s'agisse d'une supercherie, d'un mensonge ou d'un autre moyen dolosif, et par la preuve de la privation causée par l'acte prohibé (qui peut consister en une perte véritable ou dans le fait de mettre en péril les intérêts pécuniaires de la victime).  Tout comme ce qui constitue un mensonge ou une supercherie pour les fins de l'actus reus est déterminé en fonction des faits objectifs, l'actus reus de la fraude par un «autre moyen dolosif» est déterminé objectivement, selon ce qu'une personne raisonnable considérerait comme un acte malhonnête.  De même, la mens rea de la fraude est établie par la preuve de la connaissance subjective de l'acte prohibé et par la preuve de la connaissance subjective que l'accomplissement de l'acte prohibé pourrait causer une privation à autrui (laquelle privation peut consister en la connaissance que les intérêts pécuniaires de la victime sont mis en péril).  Dans certains cas, la connaissance subjective du risque de privation peut être déduite de l'acte lui‑même, sous réserve de quelque explication qui vient mettre en doute cette déduction.  Si la conduite et la connaissance requises par ces définitions sont établies, l'accusé est coupable peu importe qu'il ait effectivement souhaité la privation ou qu'il lui était indifférent qu'elle survienne ou non.  La conviction de l'accusé que sa conduite n'est pas mauvaise ou que personne ne sera lésé en fin de compte ne constitue pas un moyen de défense opposable à une accusation de fraude.  Si l'infraction de fraude peut viser une large gamme d'activités commerciales malhonnêtes, la définition proposée de la mens rea ne visera pas une conduite ne justifiant pas la criminalisation.  Seuls les actes frauduleux accomplis délibérément qui, à la connaissance de l'accusé, mettent vraiment en péril le bien d'autrui, constituent une fraude.  L'exigence d'un acte frauduleux intentionnel exclut la simple déclaration inexacte faite par négligence ou la pratique commerciale déloyale.

 

                   En l'espèce, il ressort nettement des conclusions du juge du procès qu'il y a eu fraude.  L'actus reus est établi:  l'accusé a menti délibérément et ses mensonges ont causé une privation.  Premièrement, les déposants n'ont pas obtenu la garantie qui leur était promise et, deuxièmement, l'argent qu'ils ont versé à la compagnie de l'accusé a été exposé à un risque qui, dans la plupart des cas, s'est concrétisé.  La mens rea est également établie:  l'accusé a dit aux déposants qu'ils bénéficiaient d'une garantie alors qu'il savait que c'était faux.  Par ce geste, il a privé sciemment les déposants d'une chose dont ils croyaient bénéficier, soit une garantie.  On peut également déduire de sa connaissance de l'absence de garantie que l'accusé savait qu'il exposait à un risque l'argent des déposants.  Le fait qu'il croyait sincèrement que les résidences seraient construites et que les dépôts ne seraient pas perdus ne constituait pas un moyen de défense opposable au crime commis.

 

                   Le juge en chef Lamer et le juge Sopinka:  L'analyse que le juge McLachlin fait du droit de la fraude est acceptée de manière générale, à l'exception des réserves suivantes.  Premièrement, même si la conviction de l'accusé qu'un acte est honnête ne sera guère utile si cet acte est, aux yeux d'une personne raisonnable, objectivement malhonnête, il est essentiel d'établir une distinction entre une telle conviction et celle de l'accusé à l'égard de faits qui, s'ils étaient avérés, dépouilleraient l'acte de son caractère malhonnête.  Deuxièmement, la mens rea ne porte pas habituellement sur les conséquences de l'actus reus prohibé.  Il arrive fréquemment que l'actus reus inclue les conséquences et que des infractions plus graves se distinguent d'infractions moins graves par leurs conséquences indépendamment de tout élément moral additionnel.  Troisièmement, la proposition générale selon laquelle «[l]'insouciance présuppose la connaissance de la vraisemblance des conséquences prohibées» s'applique au cas de fraude, mais non nécessairement à d'autres infractions.

 

                   En l'espèce, la conclusion du juge du procès que l'accusé a délibérément menti à ses clients détermine à la fois l'actus reus et la mens rea de la supercherie.  S'il s'était agi uniquement de déterminer si la conduite de l'accusé créait un risque que les déposants se voient privés de leurs dépôts en raison de la non‑réalisation du projet, il y aurait lieu d'accueillir le pourvoi.  Si le risque de privation dépend de la non‑réalisation d'un événement ultérieur, mais que l'accusé croit honnêtement que cet événement se produira et qu'il n'y aura aucune privation, le juge du procès qui accepte cette preuve doit prononcer un verdict d'acquittement.  En l'espèce, toutefois, le juge du procès a conclu qu'aucune garantie n'existait et que, par conséquent, même si le projet avait été éventuellement mené à terme, il y aurait eu privation ou risque de privation au cours de la période pendant laquelle aucune garantie n'existait.  Après avoir tiré toutes les conclusions de fait qui constituent une privation, le juge du procès aurait dû conclure que cet élément avait été établi.  L'omission de tirer cette conclusion constituerait une erreur de droit et habiliterait notre Cour à confirmer la déclaration de culpabilité et à trancher l'affaire en conséquence.

 

                   Le juge L'Heureux‑Dubé:  Les motifs du juge McLachlin sont acceptés d'une manière générale, à l'exception des deuxième et troisième réserves exprimées par le juge Sopinka.

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge McLachlin

 

                   Arrêts non suivis:  R. c. Landy, [1981] 1 All E.R. 1172; R. c. Ghosh, [1982] 2 All E.R. 689; arrêt approuvé:  R. c. Long (1990), 61 C.C.C. (3d) 156;  arrêts critiqués:  R. c. Bobbie (1988), 43 C.C.C. (3d) 187; Lacroix c. La Reine, [1989] R.J.Q. 812; R. c. Daigle (1987), 9 Q.A.C. 140; R. c. Sebe (1987), 35 C.C.C. (3d) 97; R. c. Mugford (1990), 58 C.C.C. (3d) 172; arrêts mentionnés:  R. c. Olan, [1978] 2 R.C.S. 1175; R. c. Doren (1982), 36 O.R. (2d) 114; R. c. Kirkwood (1983), 42 O.R. (2d) 65; R. c. Black and Whiteside (1983), 5 C.C.C. (3d) 313; R. c. Shaw (1983), 4 C.C.C. (3d) 348; R. c. Wagman (1981), 60 C.C.C. (2d) 23; R. c. Rosen (1979), 55 C.C.C. (2d) 342; R. c. Côté and Vézina (No. 2) (1982), 3 C.C.C. (3d) 557; R. c. Hansen (1983), 25 Alta. L.R. (2d) 193; R. c. Geddes (1979), 52 C.C.C. (2d) 230; R. c. Currie; R. c. Bruce (1984), 5 O.A.C. 280; Welham c. Director of Public Prosecutions, [1961] A.C. 103; R. c. Melnyk (1947), 90 C.C.C. 257; R. c. Rodrigue, Ares and Nantel (1973), 17 C.C.C. (2d) 252; R. c. Allsop (1976), 64 Cr. App. R. 29; R. c. Huggett (1978), 42 C.C.C. (2d) 198; Lafrance c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 201; R. c. Lemire, [1965] R.C.S. 174.

 

Citée par le juge Sopinka

 

                   Arrêts mentionnés:  R. c. Zlatic, [1993] 2 R.C.S. 000; R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944.

 

Lois et règlements cités

 

Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 , art. 380(1)  [abr. & rempl. ch. 27 (1er suppl.), art. 54].

 

Code criminel , S.R.C. 1927, ch. 36, art. 444 [abr. & rempl. 1948, ch. 39, art. 13].

 

Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 338(1) [abr. & rempl. 1974‑75‑76, ch. 93, art. 32; 1985, ch. 19, art. 55].

 

Theft Act, 1968 (R.-U.), 1968, ch. 60, art. 1, 15(1).

 

Doctrine citée

 

Ewart, J. Douglas.  Criminal Fraud.  Toronto:  Carswell, 1986.

 

Williams, Glanville.  Textbook of Criminal Law, 2nd ed.  London:  Stevens & Sons, 1983.

 

                   POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1991] R.J.Q. 79, 61 C.C.C. (3d) 525, qui a rejeté l'appel interjeté par l'accusé contre sa déclaration de culpabilité de fraude.  Pourvoi rejeté.

 

                   Jean‑Claude Hébert et Eric Downs, pour l'appelant.

 

                   Marcel Patenaude et Léopold Goulet, pour l'intimée.

 

 

                   Version française des motifs du juge en chef Lamer et du juge Sopinka rendus par

 

//Le juge Sopinka//

 

                   Le juge Sopinka ‑‑ J'ai pris connaissance des motifs de jugement du juge McLachlin et je souscris en grande partie à son analyse et à la conclusion à laquelle elle arrive.  En ce qui concerne le sens à donner à l'expression «autre moyen dolosif» du par. 380(1)  du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 , je conviens que le critère de la malhonnêteté objective devrait être appliqué plutôt que l'approche subjective adoptée dans les décisions anglaises.  Même si cette question ne se pose pas en l'espèce, elle est cruciale dans l'arrêt R. c. Zlatic, [1993] 2 R.C.S. 000, rendu simultanément.  Il m'est difficile d'être d'accord avec plusieurs points que ma collègue soulève dans son analyse du droit de la fraude mais, puisque je vais les expliquer de façon détaillée dans l'arrêt Zlatic, je me contenterai ici de les mentionner.

 

                   Premièrement, même si je conviens que la conviction de l'accusé qu'un acte est honnête ne sera guère utile si cet acte est, aux yeux d'une personne raisonnable, objectivement malhonnête, il est essentiel d'établir une distinction entre une telle conviction et celle de l'accusé à l'égard de faits qui, s'ils étaient avérés, dépouilleraient l'acte de son caractère malhonnête.  Deuxièmement, je ne puis souscrire à l'affirmation voulant que «[h]abituellement, la mens rea porte sur les conséquences de l'actus reus prohibé.»  Il arrive fréquemment que l'actus reus inclue les conséquences et que des infractions plus graves se distinguent d'infractions moins graves par leurs conséquences indépendamment de tout élément moral additionnel.  Voir R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944.  Troisièmement, j'éprouve des doutes à l'égard de l'affirmation, posée comme principe général, selon laquelle «[l]'insouciance présuppose la connaissance de la vraisemblance des conséquences prohibées.»  Il s'agit là de la définition subjective de l'insouciance qui, je le reconnais, s'applique au cas de fraude, mais non nécessairement à tous les cas.  Ainsi, on pourrait soutenir que, selon la définition de négligence criminelle, il y a insouciance s'il y a prévision objective du risque.  C'est là une question que nous n'avons pas encore résolue.

 

                   En l'espèce, la conclusion du juge du procès que l'appelant a délibérément menti à ses clients en leur disant que leurs dépôts étaient garantis détermine à la fois l'actus reus et la mens rea de la supercherie qui est le premier élément de la définition de fraude.  Reste la question de la privation, ou du risque de privation, qui en est le deuxième élément.  Le juge du procès a conclu qu'aucune garantie n'existait, mais que l'appelant croyait que les déposants ne risquaient rien puisque le projet serait réalisé et que les déposants obtiendraient les résidences pour lesquelles les dépôts ont été versés.  S'il s'était agi uniquement de déterminer si la conduite de l'appelant créait un risque que les déposants se voient privés de leurs dépôts en raison de la non-réalisation du projet, j'aurais accueilli le pourvoi.  Si le risque de privation dépend de la non‑réalisation d'un événement ultérieur, mais que l'accusé croit honnêtement que cet événement se produira et qu'il n'y aura aucune privation, le juge du procès qui accepte cette preuve doit prononcer un verdict d'acquittement.  Le ministère public n'aura pas établi la mens rea à l'égard de la privation.  En l'espèce, toutefois, le juge du procès a conclu qu'aucune garantie n'existait et que, par conséquent, même si le projet avait été éventuellement mené à terme, il y aurait eu privation ou risque de privation au cours de la période pendant laquelle aucune garantie n'existait.  Après avoir tiré toutes les conclusions de fait qui constituent une privation, le juge du procès aurait dû conclure que cet élément avait été établi.  Même s'il se peut que le juge du procès n'ait pas a tiré cette conclusion précise, l'omission de le faire constituerait une erreur de droit et nous sommes en droit de confirmer la déclaration de culpabilité et de trancher l'affaire en conséquence.  Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

 

 

                   Version française du jugement des juges La Forest, Gonthier, Cory et McLachlin rendu par

 

//Le juge McLachlin//

 

                   Le juge McLachlin ‑‑ En l'espèce, la Cour est appelée à examiner les éléments de l'infraction de fraude et, en particulier, l'élément moral ou la mens rea nécessaire à une déclaration de culpabilité de fraude.  Il s'agit de savoir si la conviction qu'en définitive une pratique malhonnête ne causera aucune perte aux victimes de cette pratique efface l'intention coupable nécessaire à l'infraction de fraude.

 

I ‑ Les faits

 

                   L'appelant, Robert Théroux, était un homme d'affaires engagé dans la construction domiciliaire au Québec.  Il exploitait une compagnie appelée Les Habitations Co‑Hab Inc.  Même si, en raison d'une faillite personnelle, il ne pouvait agir comme administrateur de Co‑Hab, Théroux était l'âme dirigeante de la compagnie.

 

                   Les accusations ont été portées relativement à deux projets de construction domiciliaire, l'un à Laprairie et l'autre à Ste‑Catherine, mis sur pied par Co‑Hab par l'entremise de ses filiales.  Les acheteurs de maison éventuels étaient sollicités depuis une remorque située au chantier de Laprairie.  Le représentant de Co‑Hab, à cet endroit, a conclu des contrats de vente de résidences avec un certain nombre de personnes et a perçu des dépôts auprès de ces dernières.

 

                   Les contrats ont été conclus et les dépôts perçus sur la foi d'une déclaration de Co‑Hab selon laquelle les dépôts étaient garantis par la Fédération de construction du Québec.  Cette déclaration, faite verbalement, était appuyée par une attestation de participation au plan de garantie affichée au mur de la remorque, qui avait été remise à Co‑Hab avant qu'elle complète le processus de demande.  En outre, une brochure décrivant le plan de garantie était remise à la plupart des déposants.

 

                   En réalité, les déclarations selon lesquelles les dépôts étaient garantis étaient fausses.  Co‑Hab n'a jamais payé les primes dues à la suite d'une première demande de participation au plan de garantie; une deuxième demande n'a jamais été remplie.  Le juge du procès a conclu qu'à titre d'âme dirigeante de Co‑Hab Théroux était responsable de ces fausses déclarations.

 

                   La compagnie qui aurait dû construire les résidences est devenue insolvable, et n'a pu mener le projet à terme.  Si certains déposants ont été remboursés, la plupart ont perdu le montant total de leur dépôt.

 

II ‑ Les juridictions inférieures

 

                   Le juge du procès a conclu que l'appelant Théroux était responsable des fausses déclarations selon lesquelles les dépôts étaient garantis, et qu'il les avait faites dans le but d'obtenir la signature et les dépôts des déposants.  Il a statué que Théroux avait fait ces fausses déclarations sans être raisonnablement certain que le projet de construction domiciliaire serait réalisé, même s'il croyait sincèrement qu'il le serait:

 

                   Alors c'est des fausses représentations, on ne peut pas à un moment donné vendre des immeubles en disant:  «Je vais vous les livrer à telle date», sans s'être assuré, comme tout homme raisonnable devrait le faire, qu'on peut le réaliser.

 

Le juge du procès a déclaré Théroux coupable relativement à treize des dix‑huit chefs d'accusation de fraude qui avaient été portés contre lui conformément à l'al. 380(1) a) du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46  (auparavant S.R.C. 1970, ch. C-34, al. 338(1)a)).

 

                   La Cour d'appel a confirmé les déclarations de culpabilité:  [1991] R.J.Q. 79.  Le juge Dubé a conclu qu'il suffisait, pour prononcer une déclaration de culpabilité, qu'un acte malhonnête ait eu pour effet de priver quelqu'un de quelque chose; le fait que Théroux croyait sincèrement que les résidences seraient construites et que les dépôts ne seraient pas perdus ne constituait pas un moyen de défense opposable au crime commis.  Le juge Proulx a conclu que la mens rea de la fraude nécessite la preuve d'une malhonnêteté subjective:  l'accusé doit avoir accompli un acte malhonnête que, subjectivement, il croit malhonnête.  Selon le juge Proulx, cela ne signifiait toutefois pas que Théroux devait être acquitté parce qu'il croyait que le projet serait réalisé.  Le juge du procès pouvait conclure que le ministère public avait établi l'existence d'une intention malhonnête subjective de frauder même si l'accusé avait l'intention, au départ, de rembourser ses victimes ou, en l'espèce, d'honorer les dépôts qu'elles avaient versés.  Le juge Proulx a conclu que, même s'il se pouvait qu'il n'ait pas été animé de l'intention de frauder au départ, Théroux «ne pouvait pas se retrancher derrière l'espoir de réaliser le projet si, par ailleurs, «il n'avait aucune garantie qu'il pouvait le réaliser»» (en italique dans l'original).  Il a affirmé que l'intention de frauder était apparue plus tard, au moment où le projet a connu des difficultés (à la p. 87):

 

                   Ce qui cause problème à l'appelant est survenu non pas dans l'élaboration de son projet domiciliaire, mais dans son exécution.

 

III ‑ Les dispositions législatives

 

Code criminel 

 

                   Avant le 4 décembre 1985, le par. 380(1) (alors le par. 338(1)) était ainsi rédigé:

 

                   338.  (1)  Quiconque, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, constituant ou non un faux semblant au sens de la présente loi, frustre le public ou toute personne, déterminée ou non, de quelque bien, argent ou valeur

 

a)  est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement de dix ans, si l'objet de la fraude est un titre testamentaire ou si la valeur de ce dont est frustré le public ou toute personne dépasse deux cents dollars; ou

 

b)  est coupable

 

(i)  d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement de deux ans, ou

 

(ii)  d'une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité,

 

si la valeur du bien dont est frustré le public ou toute personne ne dépasse pas deux cents dollars.

 

Maintenant, il se lit ainsi:

 

                   380.  (1)  Quiconque, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, constituant ou non un faux semblant au sens de la présente loi, frustre le public ou toute personne, déterminée ou non, de quelque bien, argent ou valeur:

 

a)  est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de dix ans, si l'objet de l'infraction est un titre testamentaire ou si la valeur de l'objet de l'infraction dépasse mille dollars;

 

b)  est coupable:

 

(i)  soit d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de deux ans,

 

(ii)  soit d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire,

 

si la valeur de l'objet de l'infraction ne dépasse pas mille dollars.

 

IV ‑ La question en litige

 

                   Il n'y a pas de doute que l'appelant a délibérément eu recours à la supercherie qui constitue l'actus reus de l'infraction de fraude.  Il s'agit de déterminer si le fait qu'il croyait honnêtement que les projets seraient réalisés efface l'intention coupable ou la mens rea de l'infraction.  Notre Cour doit donc déterminer ce qui constitue la mens rea de l'infraction de fraude.

 

V ‑ Analyse

 

1.  Introduction

 

                   La fraude, en tant qu'infraction matérielle précise, n'est apparue au Canada qu'en 1948.  Auparavant, le complot en vue de frauder était une infraction criminelle, alors que la fraude commise par une seule personne ne l'était pas.  En 1948 (S.C. 1948, ch. 39, art. 13), l'art. 444  du Code criminel , S.R.C. 1927, ch. 36, a été modifié de manière à supprimer l'exigence de «complot» et à créer l'infraction générale de fraude.  Au cours des années qui ont suivi, l'article n'a subi que des modifications mineures.

 

                   On a dit que l'infraction de fraude repose sur un principe unique:  [traduction] «les activités commerciales doivent se dérouler honnêtement» (J. D. Ewart, Criminal Fraud (1986), à la p. 9).  Au cours des décennies qui ont suivi l'adoption de la nouvelle infraction, les tribunaux ont entrepris de développer une jurisprudence conforme à ce principe fondamental.  Néanmoins, le caractère général du texte de l'article, conjugué à l'absence de précédents jurisprudentiels, a engendré une incertitude quant aux éléments de l'infraction.  En 1978, notre Cour a donné une définition exhaustive de l'actus reus de l'infraction dans R. c. Olan, [1978] 2 R.C.S. 1175.  Toutefois, l'incertitude est demeurée quant à la question de savoir ce qui est requis pour établir la mens rea de l'infraction, laquelle question est soulevée en l'espèce.  Le critère applicable à l'intention coupable est‑il objectif ou subjectif?  Plus précisément, la conviction sincère que personne ne subira un préjudice démontre‑t‑elle l'absence de mens rea?  Encore une fois, pour avoir la mens rea nécessaire, l'accusé doit‑il subjectivement croire que son acte est malhonnête?

 

2.  L'actus reus de la fraude

 

                   Étant donné que la mens rea d'une infraction est liée à son actus reus, il est utile d'entamer l'analyse par l'étude de l'actus reus de l'infraction de fraude.  Au sujet de l'actus reus de cette infraction, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a énoncé les principes suivants dans l'arrêt Olan:

 

(i)  l'infraction compte deux éléments:  l'acte malhonnête et une privation;

 

(ii)  l'acte malhonnête est établi par la preuve d'une supercherie, d'un mensonge ou d'un «autre moyen dolosif»;

 

(iii)  l'élément de privation est établi si l'on prouve qu'en raison de l'acte malhonnête, les intérêts pécuniaires de la victime ont subi un dommage ou un préjudice ou qu'il y a risque de préjudice à leur égard.

 

                   L'arrêt Olan a marqué un élargissement du droit de la fraude à deux égards.  Il a d'abord renversé la jurisprudence antérieure qui laissait entendre que la supercherie était un élément essentiel de l'infraction.  Il a plutôt énoncé le concept général de la malhonnêteté, qui pourrait se manifester dans la supercherie, le mensonge ou une autre forme de malhonnêteté.  Tout comme ce qui constitue un mensonge ou une supercherie pour les fins de l'actus reus est déterminé en fonction des faits objectifs, l'«autre moyen dolosif» de la troisième catégorie est déterminé objectivement, selon ce qu'une personne raisonnable considérerait comme un acte malhonnête.  L'arrêt Olan a ensuite précisé que la perte économique n'était pas essentielle à l'infraction; la mise en péril d'un intérêt pécuniaire est suffisante, même si aucune perte véritable n'est subie.  En adoptant une interprétation libérale de l'infraction, la Cour a fait de la fraude une infraction de portée générale susceptible d'englober une large gamme d'activités commerciales malhonnêtes.

 

                   Dans des affaires subséquentes, on a suivi l'exemple de l'arrêt Olan pour étoffer les éléments de l'infraction énoncés dans l'arrêt Olan d'une manière générale et fondée sur l'objet visé.  L'une des premières questions qui se posait était de savoir si le troisième genre de conduite malhonnête, soit l'«autre moyen dolosif», était un élément surajouté que le ministère public doit établir en sus de la supercherie ou du mensonge.  Cette hypothèse a été rejetée dans l'arrêt R. c. Doren (1982), 36 O.R. (2d) 114 (C.A.); voir également R. c. Kirkwood (1983), 42 O.R. (2d) 65 (C.A.).  Les tribunaux ont, dans un certain nombre d'affaires subséquentes, défini le genre de conduite qui peut tomber dans cette troisième catégorie de l'autre moyen dolosif, comme incluant l'utilisation des ressources financières d'une compagnie à des fins personnelles, la dissimulation de faits importants, l'exploitation de la faiblesse d'autrui, le détournement non autorisé de fonds et l'usurpation non autorisée de fonds ou de biens:  R. c. Black and Whiteside (1983), 5 C.C.C. (3d) 313 (C.A. Ont.); R. c. Shaw (1983), 4 C.C.C. (3d) 348 (C.A.N.‑B.); R. c. Wagman (1981), 60 C.C.C. (2d) 23 (C.A. Ont.); R. c. Rosen (1979), 55 C.C.C. (2d) 342 (C. cté Ont.); R. c. Côté and Vézina (No. 2) (1982), 3 C.C.C. (3d) 557 (C.A. Qué.); R. c. Hansen (1983), 25 Alta. L.R. (2d) 193 (C.A.); R. c. Geddes (1979), 52 C.C.C. (2d) 230 (C.A. Man.); R. c. Currie; R. c. Bruce (1984), 5 O.A.C. 280, et R. c. Kirkwood, précité.  Tel que mentionné plus haut, lorsqu'on allègue que l'actus reus d'une fraude particulière est un «autre moyen dolosif», l'existence d'un tel moyen sera déterminée en fonction de ce qu'une personne raisonnable considère comme une activité malhonnête.  Dans les cas de fraude par supercherie ou mensonge, il ne sera pas nécessaire d'entreprendre une telle analyse:  il suffit de déterminer si l'accusé a effectivement déclaré qu'une situation était d'une certaine nature alors qu'en réalité elle ne l'était pas.

 

                   Une autre question, celle de savoir s'il était nécessaire que l'accusé ait tiré profit de la fraude, avait constamment reçu une réponse négative avant l'arrêt OlanWelham c. Director of Public Prosecutions, [1961] A.C. 103 (H.L.); R. c. Melnyk (1947), 90 C.C.C. 257 (C.A.C.‑B.); R. c. Rodrigue, Ares and Nantel (1973), 17 C.C.C. (2d) 252 (C.A. Qué.); R. c. Allsop (1976), 64 Cr. App. R. 29, et R. c. Huggett (1978), 42 C.C.C. (2d) 198 (C.A. Ont.).  Dans l'arrêt Olan, notre Cour a confirmé cette règle, aux pp. 1182 et 1183.

 

3.  La mens rea de la fraude

 

                   (i)  Considérations doctrinales

 

                   Nous en arrivons à la mens rea de la fraude.  Quelle est l'intention coupable de la fraude?  À ce stade, certaines confusions inhérentes au concept de la mens rea lui‑même se manifestent.  Il convient d'abord de distinguer entre l'élément moral ou les éléments moraux d'un crime et la mens rea.  Le terme mens rea, interprété correctement, n'inclut pas tous les éléments moraux d'un crime.  L'actus reus comporte son propre élément moral; pour qu'il y ait actus reus, l'acte de l'accusé doit être volontaire.  Par ailleurs, la mens rea renvoie à l'intention coupable, illégale, de l'accusé.  En droit criminel, son rôle consiste à éviter que la personne moralement innocente ‑‑ qui ne comprend ni ne souhaite les conséquences de ses actes ‑‑ soit déclarée coupable.  Habituellement, la mens rea porte sur les conséquences de l'actus reus prohibé.  Ainsi, en matière d'homicide, il s'agit des conséquences de l'acte volontaire, soit l'intention de causer la mort ou le fait de persister, par insouciance ou ignorance volontaire, à se conduire d'une façon que l'on sait de nature à causer la mort.  Dans le cas d'autres infractions, comme celle de la conduite dangereuse, la mens rea peut avoir trait au défaut de considérer les conséquences de l'inattention.

 

                   Ceci m'amène à la question de savoir si le critère applicable à la mens rea est subjectif ou objectif.  La plupart des auteurs de doctrine et des juristes conviennent qu'à l'exception des infractions dont l'actus reus est la négligence ou l'inattention et des infractions de responsabilité absolue, le critère applicable à la mens rea est subjectif.  Il s'agit non pas de savoir si une personne raisonnable aurait prévu les conséquences de l'acte prohibé, mais si l'accusé était subjectivement conscient que ces conséquences étaient à tout le moins possibles.  Dans l'application du critère subjectif, le tribunal examine l'intention de l'accusé et les faits tels que ce dernier croyait qu'ils étaient:  G. Williams, Textbook of Criminal Law (2e éd. 1983), aux pp. 727 et 728.

 

                   Il importe, à ce stade, de faire deux remarques accessoires.  Premièrement, comme le souligne Williams, la présente analyse n'a rien à voir avec l'échelle des valeurs de l'accusé.  Une personne n'échappe pas à une déclaration de culpabilité pour le motif qu'elle croit qu'elle ne fait rien de mal.  Il s'agit de savoir si l'accusé était subjectivement conscient que certaines conséquences résulteraient de ses actes, et non pas s'il croyait que ses actes ou leurs conséquences étaient moraux.  Tout comme un meurtrier pathologique ne serait pas acquitté pour le seul motif qu'il ne considérait pas que son acte était moralement répréhensible, le fraudeur ne sera pas acquitté pour le motif qu'il croyait que ce qu'il faisait était honnête.

 

                   Deuxièmement, il y a l'observation fréquente selon laquelle le ministère public n'a pas à démontrer précisément, dans tous les cas, ce que l'accusé avait à l'esprit au moment où il a commis l'acte criminel.  Dans certains cas, la conscience subjective des conséquences peut être déduite de l'acte lui‑même, sous réserve de quelque explication qui vient mettre en doute cette déduction.  Le fait qu'une telle déduction soit faite ne diminue en rien le caractère subjectif du critère.

 

                   Ces commentaires généraux sur la mens rea étant faits, je reviens à l'infraction de fraude.  L'acte prohibé est la supercherie, le mensonge ou quelque autre acte malhonnête.  La conséquence prohibée consiste à priver quelqu'un de ce qui est ou devrait être sien, ce qui peut, comme nous l'avons vu, consister simplement à mettre le bien d'autrui en péril.  La mens rea serait alors la conscience subjective que l'on commettait un acte prohibé (la supercherie, le mensonge ou un autre acte malhonnête) qui pouvait causer une privation au sens de priver autrui d'un bien ou de mettre ce bien en péril.  Une fois cela démontré, le crime est complet.  Le fait que l'accusé ait pu espérer qu'il n'y aurait aucune privation ou qu'il ait pu croire qu'il ne faisait rien de mal ne constitue pas un moyen de défense.  En d'autres termes, suivant le principe traditionnel de droit criminel qui veut que l'état d'esprit nécessaire à l'infraction soit déterminé en fonction des actes externes qui constituent l'actus de l'infraction (voir Williams, op. cit., ch. 3), il convient de se demander, lorsqu'on détermine la mens rea de la fraude, si l'accusé a intentionnellement accompli les actes prohibés (supercherie, mensonge ou un autre acte malhonnête) tout en connaissant ou en souhaitant les conséquences visées par l'infraction (soit la privation, y compris le risque de privation).  Le sentiment personnel de l'accusé à l'égard du caractère moral ou honnête de l'acte ou de ses conséquences n'est pas plus pertinent quant à l'analyse que ne l'est la conscience de l'accusé que les actes commis constituent une infraction criminelle.

 

                   Cela s'applique autant à la troisième catégorie de fraude, soit un «autre moyen dolosif», qu'aux mensonges et à la supercherie.  Bien que l'expression «autre moyen dolosif» ait été généralement définie comme un moyen «malhonnête», il n'est pas nécessaire qu'un accusé considère personnellement que ce moyen est malhonnête pour être déclaré coupable de fraude pour y avoir eu recours.  Le caractère «malhonnête» du moyen est pertinent pour déterminer si la conduite est du genre de celle visée par l'infraction de fraude; ce qu'une personne raisonnable considère malhonnête aide à déterminer si l'actus reus de l'infraction peut être établi en fonction de certains faits.  Une fois cela établi, il suffit de déterminer qu'un accusé a sciemment commis les actes en question et qu'il était conscient que la privation ou le risque de privation représentait une conséquence probable.

 

                   J'ai parlé de la connaissance des conséquences de l'acte frauduleux.  Toutefois, rien ne paraît s'opposer à ce que l'insouciance quant aux conséquences entraîne également la responsabilité criminelle.  L'insouciance présuppose la connaissance de la vraisemblance des conséquences prohibées.  Elle est établie s'il est démontré que l'accusé, fort d'une telle connaissance, accomplit des actes qui risquent d'entraîner ces conséquences prohibées, tout en ne se souciant pas qu'elles s'ensuivent ou non.

 

                   Ces observations doctrinales donnent à entendre que l'actus reus de l'infraction de fraude sera établi par la preuve:

 

1.  d'un acte prohibé, qu'il s'agisse d'une supercherie, d'un mensonge ou d'un autre moyen dolosif, et

 

2.  de la privation causée par l'acte prohibé, qui peut consister en une perte véritable ou dans le fait de mettre en péril les intérêts pécuniaires de la victime.

 

De même, la mens rea de la fraude est établie par la preuve:

 

1.  de la connaissance subjective de l'acte prohibé, et

 

2.  de la connaissance subjective que l'acte prohibé pourrait causer une privation à autrui (laquelle privation peut consister en la connaissance que les intérêts pécuniaires de la victime sont mis en péril).

 

                   Si la conduite et la connaissance requises par ces définitions sont établies, l'accusé est coupable peu importe qu'il ait effectivement souhaité la conséquence prohibée ou qu'il lui était indifférent qu'elle se réalise ou non.

 

                   L'inclusion du risque de privation dans le concept de la privation, que l'on constate dans l'arrêt Olan, demande certaines précisions.  L'accusé doit, à tout le moins, être subjectivement conscient que sa conduite mettra en péril le bien d'autrui ou compromettra ses attentes économiques.  Comme je l'ai déjà souligné, cela ne signifie pas que le ministère public doit fournir au juge des faits une image exacte de l'état d'esprit de l'accusé au moment où il a commis l'acte malhonnête.  Dans certains cas, il est possible de déduire la connaissance subjective du risque des faits tels que l'accusé croyait qu'ils étaient.  Ce dernier peut annihiler cette déduction en démontrant, par exemple, que sa supercherie n'était qu'une plaisanterie innocente, ou en établissant les circonstances qui l'ont amené à croire que personne ne se fonderait sur son mensonge, sa supercherie ou son acte malhonnête pour agir.  Mais dans les cas comme l'espèce, où l'accusé ment tout en sachant que d'autres personnes se fonderont sur ce mensonge pour agir et met ainsi leur bien en péril, il est facile de déduire qu'il savait subjectivement que le bien d'autrui serait mis en péril.

 

                   (ii)  Considérations jurisprudentielles

 

                   La perception de la mens rea proposée plus haut est conforme aux arrêts antérieurs de notre Cour où on a rejeté l'idée selon laquelle la conscience subjective de l'accusé de sa malhonnêteté est pertinente en ce qui concerne la mens rea de la fraude.  Dans l'arrêt Lafrance c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 201, l'accusé s'était emparé d'une automobile dans l'intention de la ramener plus tard.  Notre Cour devait décider si cela constituait un vol.  À la page 214, le juge Martland (s'exprimant au nom de la majorité) a conclu que oui et qu'on avait agi frauduleusement en prenant la voiture:  «L'intention était présente, il n'y a pas eu de méprise et l'on savait que le véhicule à moteur appartenait à un tiers.  À mon avis, en prenant la voiture dans ces circonstances, on a agi frauduleusement.»

 

                   Dans l'arrêt R. c. Lemire, [1965] R.C.S. 174, notre Cour a jugé que le fait que l'accusé croyait que ses actes seraient par la suite entérinés ne constituait pas un moyen de défense.  Le Premier ministre du Québec avait dit à l'accusé, le directeur de la Police des liqueurs du Québec, de soumettre des comptes de dépenses fictifs afin de recevoir une augmentation de salaire qui avait déjà été acceptée, mais qui ne pourrait toutefois être officiellement versée que lorsqu'une révision des salaires alors entreprise à l'échelle du gouvernement serait complétée.  En soumettant les comptes de dépenses, Lemire croyait indubitablement que ses actes, quoique peu orthodoxes, n'étaient pas malhonnêtes.  Lemire a néanmoins été déclaré coupable.  Infirmant l'arrêt de la Cour d'appel, le juge Martland conclut, au nom de la majorité, à la p. 193:

 

[traduction]  En d'autres termes, [la cour d'appel a conclu que] l'accusé n'a aucune intention de frauder au sens de l'exigence prévue au par. 323(1) [maintenant le par. 380(1)] si, en commettant délibérément un acte nettement frauduleux, il s'attend à ce que son geste soit par la suite validé.  À mon avis, la formulation même de cette proposition démontre son erreur de droit.

 

                   Évidemment, je n'oublie pas qu'on peut trouver toute une gamme de décisions de tribunaux d'instance inférieure, où, dans certains cas, on a adopté le point du vue selon lequel, à moins que le ministère public ne démontre que l'accusé avait subjectivement l'intention d'agir malhonnêtement, la mens rea de la fraude n'est pas établie et l'accusé a droit à l'acquittement:  voir R. c. Bobbie (1988), 43 C.C.C. (3d) 187 (C.A. Ont.); Lacroix c. La Reine, [1989] R.J.Q. 812 (C.A.); R. c. Daigle, [1987] Q.A.C. 140; R. c. Sebe (1987), 35 C.C.C. (3d) 97 (C.A. Sask.), et R. c. Mugford (1990), 58 C.C.C. (3d) 172 (C.A.T.‑N.).  C'est le point de vue que le juge Proulx a adopté dans l'appel dont notre Cour est maintenant saisie.

 

                   Ces décisions reposent en grande partie sur le point de vue anglais adopté dans R. c. Landy, [1981] 1 All E.R. 1172 (C.A.), où on a conclu que, pour justifier une déclaration de culpabilité, il faut que l'accusé croie subjectivement que ses actes sont malhonnêtes, ou sur la modification de ce point de vue dans l'arrêt R. c. Ghosh, [1982] 2 All E.R. 689 (C.A.), où on a jugé que l'accusé doit subjectivement se rendre compte que sa conduite ne respecte pas la norme ordinaire de la personne raisonnable et honnête.  L'application de la jurisprudence anglaise à l'infraction canadienne de fraude présente deux difficultés.  D'abord, l'infraction anglaise pertinente est formulée différemment de l'infraction canadienne.  Plus précisément, l'infraction anglaise (décrite à l'art. 1 et au par. 15(1) de la Theft Act, 1968 (R.‑U.), 1968, ch. 60) mentionne expressément l'[traduction] «appropriation malhonnête» et l'obtention [traduction] «malhonnête» par supercherie, respectivement.  En Angleterre, on a considéré que ces mots, qu'on ne retrouve pas au Canada, démontrent l'intention du Parlement d'exiger la conscience subjective de la malhonnêteté.  La deuxième difficulté réside, selon moi, dans le fait que la jurisprudence anglaise n'est pas conciliable avec les principes fondamentaux du droit criminel en matière de mens rea.

 

                   La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a, pour ces motifs, rejeté le point de vue anglais dans l'arrêt R. c. Long (1990), 61 C.C.C. (3d) 156.  À la page 169, le juge Taggart a conclu que l'arrêt Landy ne s'appliquait pas au Canada.  En ce qui concerne l'arrêt Ghosh, il dit à la p. 170:  [traduction] «Je souscris à l'opinion d'Ewart [op. cit.] pour qui le point de vue adopté dans l'arrêt Ghosh repose sur des hypothèses qui ne sont aucunement pertinentes en ce qui concerne le droit canadien de la fraude».  À la page 174, le juge Taggart résume ainsi l'élément moral de la fraude:

 

[traduction]  . . . l'élément moral de l'infraction de fraude ne doit pas reposer sur la croyance de l'accusé quant au caractère honnête ou malhonnête de sa conduite et de ses conséquences.  Il doit plutôt reposer sur ce que l'accusé savait être les faits de l'opération, les circonstances dans lesquelles elle a eu lieu et ce que les conséquences pourraient être une fois l'opération terminée.

 

                   J'estime que le juge Taggart a eu raison de rejeter le point de vue anglais.  Bien que la jurisprudence soit loin d'être uniforme, il vaut mieux considérer que la conviction de l'accusé que sa conduite n'est pas mauvaise ou que personne ne sera lésé en fin de compte ne constitue pas un moyen de défense opposable à une accusation de fraude.

 

                   (iii)  Considérations pragmatiques

 

                   Des considérations pragmatiques appuient la perception de la mens rea proposée plus haut.  La personne qui prive une autre personne de ce qu'elle possède ne devrait pas échapper à la responsabilité criminelle simplement parce que, selon son code moral ou personnel, elle ne faisait rien de mal ou parce qu'en raison de son optimisme elle croyait que tout se terminerait bien.  De nombreuses fraudes sont commises par des personnes qui croient qu'elles ne font rien de mal ou qui croient sincèrement que le fait de mettre en péril le bien d'autrui ne causera finalement aucune perte véritable.  Si l'infraction de fraude vise à mettre la main au collet des véritables fraudeurs, sa mens rea ne peut être formulée aussi étroitement.  Comme on l'a dit dans l'arrêt R. c. Allsop, précité, approuvé par notre Cour dans Olan, à la p. 1182:

 

[traduction]  En général, un fraudeur veut avant tout se procurer un avantage.  Le tort causé à sa victime est secondaire et incident.  Il n'est «intentionnel» que parce qu'il fait partie du résultat prévu de la fraude.

 

Le droit de la fraude doit être suffisamment large pour viser ce résultat secondaire de l'intention du fraudeur, sinon il ne sera guère utile.

 

                   Ce point de vue est conforme à la conception de l'infraction de fraude qui a inspiré notre Cour dans l'arrêt Olan.  Ce dernier arrêt ouvre la voie à une conception de la fraude assez large pour comprendre toute la gamme d'activités commerciales malhonnêtes.  Il définit l'actus reus en conséquence; l'infraction est commise lorsque, par la supercherie, le mensonge ou un autre acte malhonnête, une personne cause une privation (dont un risque de privation) à autrui.  L'adoption d'une définition de la mens rea qui exige une conscience subjective de la malhonnêteté et une conviction qu'une privation véritable (par opposition à un risque de privation) résultera est incompatible avec la définition de l'actus reus formulée dans Olan.  Un tel critère aurait pour effet d'annuler la portée générale de l'arrêt Olan et de limiter la portée de l'infraction de fraude qui ne serait plus susceptible que d'englober une infime partie des activités commerciales malhonnêtes que l'arrêt Olan considérait comme visées par l'infraction de fraude.

 

                   La question est donc de savoir si la définition de la mens rea que j'ai proposée à l'égard de la fraude peut viser une conduite ne justifiant pas la criminalisation.  Je mentionne la crainte, reflétée dans les arrêts de tribunaux d'appel qui ont adopté une définition plus étroite de la mens rea nécessaire, que la portée de l'infraction de fraude puisse être étendue au‑delà de la malhonnêteté criminelle de manière à englober des pratiques commerciales déloyales ou imprudentes qui, même si elles ne doivent pas être encouragées, ne méritent ni l'opprobre ni la perte de liberté que comporte la sanction criminelle.  On craint que toute fausse déclaration ou toute pratique qui suscite chez le client une mauvaise compréhension ou une conviction inexacte, ou qui cause une privation, ne devienne criminelle.  Comme l'affirme le juge Marshall dans l'arrêt Mugford, précité, aux pp. 175 et 176:

 

[traduction]  . . . il ne suffit pas de fonder la fraude sur la seule conclusion que l'appelant a fait naître chez ses clients un état d'esprit inexact.  Toute fausse déclaration peut avoir cet effet.  La malhonnêteté criminelle va plus loin . . .

 

La responsabilité criminelle serait étendue de façon effarante si toute déclaration pressant le public d'acquérir les marchandises de quelqu'un en raison d'un approvisionnement limité devait elle‑même faire l'objet d'une sanction criminelle.

 

La question cruciale est donc celle‑ci:  une perception de l'infraction de fraude comme visant une large gamme d'activités commerciales malhonnêtes a‑t‑elle également pour effet d'inclure une conduite qui ne devrait pas être considérée comme criminelle, mais devrait plutôt faire l'objet d'une sanction civile?

 

                   À mon avis, l'interprétation de l'infraction de fraude adoptée dans l'arrêt Olan et examinée attentivement dans les présents motifs ne nous fait pas sortir du domaine approprié de la sanction criminelle.  Pour établir l'actus reus de la fraude, le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable que l'accusé a eu recours à la supercherie ou au mensonge, ou qu'il a accompli quelque autre acte frauduleux.  En ce qui concerne le troisième volet de l'infraction, il faudra démontrer que l'acte reproché en est un qu'une personne raisonnable considérerait comme malhonnête.  Il faut ensuite démontrer qu'il y a effectivement eu privation ou risque de privation.  Pour établir la mens rea de la fraude, le ministère public doit démontrer que l'accusé a sciemment employé le mensonge, la supercherie ou un autre moyen dolosif alors qu'il savait qu'une privation pouvait en résulter.

 

                   L'exigence d'un acte frauduleux intentionnel exclut la simple déclaration inexacte faite par négligence.  Elle exclut également le comportement commercial imprudent ou le comportement qui est déloyal au sens de profiter d'une occasion d'affaires au détriment d'une personne moins astucieuse.  L'accusé doit intentionnellement tromper, mentir ou accomplir quelque autre acte frauduleux pour que l'infraction soit établie.  Une déclaration inexacte faite par négligence ou une pratique commerciale déloyale sont insuffisantes puisque, dans ni l'un ni l'autre cas, on ne trouve l'intention requise de priver par un moyen dolosif.  Une déclaration faite par négligence, même si elle est inexacte, ne constitue pas un mensonge intentionnel du point de vue subjectif.  De même, le fait de sauter sur une occasion d'affaires sans être motivé par l'intention subjective de causer une privation en trompant ou en induisant autrui en erreur ne constituera pas une fraude.  Encore une fois, la supercherie employée négligemment sans s'attendre à des conséquences, comme par exemple, la plaisanterie innocente ou la déclaration faite au cours d'un débat, à laquelle on ne veut pas donner suite, ne constituerait pas une fraude, parce que l'accusé ignorerait que sa plaisanterie mettrait en péril le bien de ceux qui l'ont entendue.  Il reste donc les actes frauduleux accomplis délibérément qui, à la connaissance de l'accusé, mettent vraiment en péril le bien d'autrui.  À mon avis, une telle conduite peut être à bon droit criminalisée.

 

4.  Application du droit en l'espèce

 

                   Le juge du procès a conclu que l'appelant avait délibérément menti à ses clients au moyen de fausses déclarations verbales, d'une attestation de participation au plan de garantie et de brochures informant que le plan garantissait tous les dépôts.  L'appelant a menti en vue d'amener les acheteurs éventuels à conclure des contrats pour les résidences qu'il vendait et à lui verser des dépôts pour l'achat de ces dernières.  Le juge du procès a également conclu que l'appelant savait, au moment où il a fait ces mensonges, que les dépôts n'étaient pas garantis.  Enfin, il a conclu que l'appelant croyait sincèrement que les résidences seraient construites et que, par conséquent, les déposants ne risquaient rien.  Utilisée dans ce sens, l'expression «ne risquaient rien» revient à dire que l'appelant croyait que le risque ne se concrétiserait pas.

 

                   Si on applique les principes analysés plus haut, ces conclusions établissent que l'appelant était coupable de fraude.  L'actus reus de l'infraction est nettement établi.  L'appelant a menti délibérément et ses mensonges ont causé une privation.  Premièrement, les déposants n'ont pas obtenu la garantie qui leur était promise.  Cela constitue en soi une privation suffisante pour établir l'actus reus de la fraude.  Deuxièmement, l'argent qu'ils ont versé à la compagnie de l'appelant a été exposé à un risque qui, dans la plupart des cas, s'est concrétisé.  Cela suffit également à établir la privation.

 

                   La mens rea est également établie.  L'appelant a dit aux déposants qu'ils bénéficiaient d'une garantie alors qu'il savait que ce n'était pas le cas.  Il savait que c'était faux.  Il savait que, par ce geste, il privait les déposants d'une chose dont ils croyaient bénéficier, soit une garantie.  On peut également déduire de cette connaissance qu'il avait que l'appelant savait qu'il mettait en péril l'argent des déposants.  La mens rea est par le fait même établie.  Le fait que l'appelant croyait sincèrement que les résidences seraient finalement construites et que le risque ne se concrétiserait pas ne lui est d'aucun secours.

 

VI ‑ Dispositif

 

                   Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

 

 

                   Les motifs suivants ont été rendus par

 

//Le juge L'Heureux-Dubé//

 

                   Le juge L'Heureux-Dubé ‑‑ Bien que je souscrive d'une manière générale aux motifs du juge McLachlin, je partage certaines des réserves exprimées par le juge Sopinka, dans ses motifs, au sujet des deux questions suivantes notamment (à la p. 000):

 

Deuxièmement, je ne puis souscrire à l'affirmation voulant que «[h]abituellement, la mens rea porte sur les conséquences de l'actus reus prohibé.»  Il arrive fréquemment que l'actus reus inclue les conséquences et que des infractions plus graves se distinguent d'infractions moins graves par leurs conséquences indépendamment de tout élément moral additionnel.  Voir R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944.  Troisièmement, j'éprouve des doutes à l'égard de l'affirmation, posée comme principe général, selon laquelle «[l]'insouciance présuppose la connaissance de la vraisemblance des conséquences prohibées.»  Il s'agit là de la définition subjective de l'insouciance qui, je le reconnais, s'applique au cas de fraude, mais non nécessairement à tous les cas.  Ainsi, on pourrait soutenir que, selon la définition de négligence criminelle, il y a insouciance s'il y a prévision objective du risque.  C'est là une question que nous n'avons pas encore résolue.

 

                   Je suis d'accord avec le résultat auquel en arrivent mes deux collègues et je trancherais le pourvoi comme ils le suggèrent.

 

                   Pourvoi rejeté.

 

                   Procureurs de l'appelant:  Hébert & Bourque, Montréal.

 

                   Procureur de l'intimée:  Marcel Patenaude, Longueuil.

 

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