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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 R.C.S. 125

Date : 20130405

Dossier : 33959

 

Entre :

Wayne Penner

Appelant

et

Commission régionale de services policiers de la municipalité régionale de Niagara, Gary E. Nicholls, Nathan Parker, Paul Koscinski et Roy Federkow

Intimés

- et -

Procureur général de l’Ontario, Alliance urbaine sur les relations interraciales, Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, Association canadienne des policiers et Association canadienne

des libertés civiles

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell et Karakatsanis

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 72)

 

Motifs dissidents:

(par. 73 à 127)

Les juges Cromwell et Karakatsanis (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et du juge Fish)

 

Les juges LeBel et Abella (avec l’accord du juge Rothstein)

 

 

 


 


Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 R.C.S. 125

Wayne Penner                                                                                                   Appelant

c.

Commission régionale de services policiers de la

municipalité régionale de Niagara, Gary E. Nicholls,

Nathan Parker, Paul Koscinski et Roy Federkow                                           Intimés

et

Procureur général de l’Ontario, Alliance urbaine sur

les relations interraciales, Criminal Lawyers’

Association (Ontario), Association des libertés civiles de

la Colombie‑Britannique, Association canadienne des

policiers et Association canadienne des libertés civiles                             Intervenants

Répertorié : Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers)

2013 CSC 19

No du greffe : 33959.

2012 : 11 janvier; 2013 : 5 avril.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Procédure civile — Préclusion découlant d’une question déjà tranchée — Droit administratif — Procédures disciplinaires relatives à la police — Plainte alléguant l’inconduite policière déposée en vertu de la Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, ch. P.15 (« LSP ») — Action civile en réclamation de dommages‑intérêts aussi intentée relativement au même incident — Agent d’audience nommé en application de la LSP conclut à l’absence d’inconduite et rejette la plainte — Exercice par le juge des motions et par la Cour d’appel de leur pouvoir discrétionnaire d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée pour bloquer les demandes civiles compte tenu de la décision de l’agent d’audience — Faudrait‑il créer une règle d’intérêt public pour empêcher l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée relativement aux décisions disciplinaires relatives à la police? — L’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée entraîne‑t‑elle une iniquité en l’espèce?

                    P a été arrêté parce qu’il aurait eu un comportement perturbateur dans une salle d’audience en Ontario.  Il a déposé une plainte contre deux agents de police, en vertu de la Loi sur les services policiers  LSP »), pour arrestation illégale et usage de force injustifié.  Il a également intenté une action civile en réclamation de dommages‑intérêts à l’égard du même incident.  L’agent d’audience, nommé en vertu de la LSP par le chef de police, a déclaré les agents de police non coupables d’inconduite et a rejeté la plainte.  Cette décision a été infirmée en appel par la Commission civile des services policiers de l’Ontario qui a jugé l’arrestation illégale. Par suite d’un appel supplémentaire, la Cour divisionnaire de l’Ontario a conclu que les agents étaient légalement autorisés à procéder à l’arrestation et a rétabli la décision de l’agent d’audience.  Les policiers intimés ont ensuite eu gain de cause devant la Cour supérieure de justice à qui ils demandaient la radiation de plusieurs des demandes de l’action civile par application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  Tout en concluant que plusieurs facteurs militaient contre l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que l’application de la doctrine n’emporterait pas d’injustice en l’espèce et a rejeté l’appel de P. 

                    Arrêt (les juges LeBel, Abella et Rothstein sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.  

                    La juge en chef McLachlin et les juges Fish, Cromwell et Karakatsanis : Il n’est ni nécessaire ni souhaitable de créer une règle d’intérêt public qui exclurait de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée les cas résultant d’audiences disciplinaires de la police.  La doctrine de la préclusion invite les cours à exercer leur pouvoir discrétionnaire pour éviter l’injustice; elle appelle un examen au cas par cas des circonstances pour déterminer s’il résulterait une iniquité ou une injustice de son application même si, comme en l’espèce, les conditions de son application sont réunies.  Il n’y a aucune raison de s’écarter de cette approche.  Toutefois, dans les circonstances de l’espèce, il était injuste envers P d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée pour bloquer son action civile sur le fondement de la décision de l’agent d’audience.  La Cour d’appel a commis une erreur dans son analyse relative aux différences importantes entre les deux instances sur les plans de l’objet et de la portée et elle n’a pas tenu compte des attentes raisonnables des parties relativement à l’incidence des instances sur leurs droits en général.   

                    Le cadre juridique qui régit l’exercice du pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est énoncé dans Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460.  Ce cadre n’a pas été supplanté par la jurisprudence subséquente de la Cour.  S’il est vrai que le caractère définitif des décisions est important tant pour les parties que pour le système judiciaire, l’application de la préclusion peut tout de même engendrer une iniquité.  Premièrement, l’instance antérieure a pu être inéquitable.  Deuxièmement, même si l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste, il pourrait néanmoins se révéler injuste d’opposer l’issue de la décision en résultant à toute action ultérieure.  Par exemple, ce peut être le cas lorsque les objets, la procédure ou les enjeux des deux instances diffèrent grandement.  Le libellé et l’objet du régime législatif définissent les attentes raisonnables des parties quant à la portée et à l’effet de l’instance administrative.  Ils définissent le rôle des parties dans le déroulement de l’instance et l’étendue de leur apport.  Lorsque le régime législatif prévoit des instances multiples dont les objets sont fort différents, l’application de la doctrine risque non seulement de bouleverser les attentes légitimes et raisonnables des parties, mais aussi de nuire à l’efficacité et aux objectifs d’intérêt général du régime administratif, en favorisant le formalisme et les lenteurs, ou en décourageant complètement l’exercice d’un recours administratif.  Ces considérations sont également pertinentes pour évaluer les garanties procédurales dont jouissent les parties.  La décision d’une partie de se prévaloir ou non des garanties procédurales propres à l’instance antérieure ne saurait être examinée sans que le soient également ses attentes raisonnables quant aux enjeux ou aux objets fondamentalement différents des deux types d’instances.  Il convient d’analyser les liens entre les considérations pertinentes à la lumière de l’ensemble.

                    En l’espèce, l’audience disciplinaire était équitable et P a participé utilement au processus.  Toutefois, la Cour d’appel n’a pas analysé de manière exhaustive la question de savoir s’il serait équitable d’opposer l’issue de cette procédure à l’action civile intentée par P.  Le texte législatif ne comporte aucun élément susceptible de donner naissance à une attente raisonnable que l’audience disciplinaire soit concluante quant aux droits que P pourrait faire valoir dans le cadre d’une action civile : les normes de preuve exigée et l’objet des deux différentes procédures sont considérablement différents et, contrairement à l’action civile, le processus disciplinaire ne prévoit ni réparation ni dépens en faveur du plaignant.  Une autre considération importante d’intérêt public se soulève en l’espèce, à savoir le risque de complexité et de longueur accrues des instances administratives du fait qu’une importance excessive soit accordée à leur issue par l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  P aurait pu participer plus pleinement à l’audience s’il avait retenu les services d’un avocat.  Or, cela aurait signifié également que les agents de police se seraient vus obligés de comparaître devant deux poursuivants.  Cela ne favoriserait ni l’efficacité de l’audience disciplinaire ni l’équité envers les agents de police.  Enfin, des plaignants potentiels pourraient s’abstenir tout simplement de déposer des plaintes pour ne pas compromettre leur action civile.  Il s’agit de considérations importantes dont la Cour d’appel n’a pas tenu compte lorsqu’elle a apprécié les autres facteurs telles la participation de P à titre de partie et les garanties procédurales de l’instance administrative.  Finalement, l’application de la préclusion a eu pour effet d’utiliser la décision rendue par le délégué du chef de police pour soustraire le chef de police à l’action civile, ce qui choque gravement les principes fondamentaux d’équité.

                    Les juges LeBel, Abella et Rothstein (dissidents) : La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée vise à protéger le caractère définitif des décisions en empêchant la remise en cause de questions déjà tranchées de manière concluante lors d’une instance antérieure.  Le caractère définitif des litiges est un principe fondamental qui garantit l’équité et l’efficacité du système de justice au Canada.  La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée vise à protéger l’attente raisonnable des parties quant à leur capacité de se fier au résultat d’une décision rendue par un décideur habilité à trancher, peu importe que la décision ait été prise dans le contexte d’une procédure judiciaire ou d’une procédure administrative.  Lorsqu’on applique la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée aux entités administratives chargées de trancher des litiges, il est inadmissible d’invoquer les différences entre le processus et les procédures utilisés par ces entités, y compris les procédures qui ne sont pas à l’image celles utilisées par les cours de justice traditionnelles, pour écarter le principe du caractère définitif des décisions.  L’objet peut varier d’une instance à l’autre, tout comme les procédures applicables, mais le principe du caractère définitif des litiges doit être maintenu.

                    La Cour s’est penchée sur cette question le plus récemment en 2011, dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422.  Ce précédent régit donc l’application de la doctrine en l’espèce.  L’élément essentiel pertinent de ce jugement se retrouve dans la distance qu’il a prise par rapport à l’approche préconisée dans Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, où la Cour avait conclu qu’il faut appliquer un pouvoir discrétionnaire différent et beaucoup plus large quant aux décisions des tribunaux administratifs que celui « très limité » qui s’applique quant aux décisions des cours de justice.

                    Les principes jumeaux qui sous‑tendent la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée — soit que tout litige doit avoir une fin et que la même partie ne soit pas harassée deux fois pour la même cause — constituent des principes fondamentaux qui visent avant tout l’atteinte de l’équité et la prévention de l’injustice en préservant le caractère définitif des litiges.  L’objectif ultime de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée consiste à protéger l’équité du caractère définitif de la prise de décision et à éviter de nouvelles procédures quant à des questions déjà jugées par un décideur habilité à trancher.  Comme la Cour l’a affirmé dans Figliola, ce principe tient, peu importe qu’il soit question de cours de justice ou de tribunaux administratifs.  Une approche qui ne protège pas le caractère définitif des décisions mine ces principes et risque, en ce qui a trait aux tribunaux administratifs, de transformer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée en une enquête dépourvue de tout encadrement.  Cela reviendrait à raviver l’approche préconisée dans Danyluk que la Cour a refusé d’appliquer dans Figliola.

                    La confirmation récente par la Cour, dans Figliola, du principe du caractère définitif sous‑jacent à la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est également essentielle pour assurer le respect des principes sous‑jacents de notre approche moderne du droit administratifLa Cour ne devrait pas se servir de son pouvoir discrétionnaire résiduel de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée pour imposer un modèle particulier de décision, à l’encontre du principe de déférence qui est au cœur du droit administratif.  Lorsqu’un tribunal chargé de trancher des litiges est investi du pouvoir nécessaire de prendre une décision, on contreviendrait aux principes de déférence en élargissant de manière particulière le pouvoir discrétionnaire des cours de justice de telle sorte que, dans la plupart des cas, cela permettrait à la partie perdante de contourner le contrôle judiciaire et de s’adresser plutôt à une cour de justice pour qu’elle se prononce une nouvelle fois sur le fond de l’affaire.

                    Suivant les principes énoncés dans Figliola, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devrait s’appliquer.  La différence entre le fardeau de preuve exigé pour établir une inconduite au sens de la LSP et celui dont il faut s’acquitter dans le cadre d’un procès civil n’est pas pertinente en l’espèce.  L’agent d’audience a tiré des conclusions de fait non équivoques selon lesquelles il n’existait virtuellement aucun élément de preuve pour étayer les allégations de P.  Il n’y a donc tout simplement aucun élément de preuve pour étayer les allégations de P quelque soit le fardeau de preuve appliqué.  P ne devrait pas pouvoir contourner les conclusions claires de l’agent d’audience et faire subir aux parties une nouvelle procédure qui aboutirait inévitablement au même résultat.

                    L’audience disciplinaire menée par l’agent d’audience s’est déroulée conformément aux exigences de la loi et aux principes de l’équité procédurale.  P connaissait le fardeau de preuve qui lui incombait, il a pleinement eu la possibilité d’établir cette preuve et il a été débouté.  S’il avait eu gain de cause, la décision de l’agent d’audience aurait lié tout autant les parties et l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée lui aurait été utile dans le cadre d’une action civile subséquente en dommages‑intérêts en le libérant de l’obligation d’établir le préjudice.

                    Empêcher les tribunaux d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans le contexte de ces procédures disciplinaires signifierait que les décisions ne seraient pas définitives ou ne lieraient pas les parties et qu’elles pourraient être remises en cause et donner lieu à des résultats contradictoires.  Cela minerait la confiance du public quant à la fiabilité du processus de plainte et à l’intégrité du processus de prise de décision administrative de manière plus large.

                    La méthode de nomination de l’arbitre en l’espèce ne devrait pas non plus justifier l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire de manière à refuser d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  Le chef de police a désigné un poursuivant de l’extérieur et un arbitre indépendant.  Des modes de nomination similaires sont plutôt fréquents dans d’autres domaines du droit et ne sont pas considérés comme un obstacle à l’indépendance du processus décisionnel.  Le mandat de longue durée n’est pas le seul critère ou la seule condition de l’indépendance du processus décisionnel.

Jurisprudence

Citée par les juges Cromwell et Karakatsanis

                    Arrêt appliqué : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; arrêts mentionnés : Parker c. Niagara Regional Police Service (2008), 232 O.A.C. 317; Elsom c. Elsom, [1989] 1 R.C.S. 1367; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Sharma c. Waterloo Regional Police Service (2006), 213 O.A.C. 371; Minott c. O’Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321; Schweneke c. Ontario (2000), 47 O.R. (3d) 97; British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc. (1998), 50 B.C.L.R. (3d) 1; Burchill c. Yukon (Commissioner), 2002 YKCA 4 (CanLII); Porter c. York (Regional Municipality) Police, [2001] O.J. No. 5970 (QL).

Citée par les juges LeBel et Abella (dissidents)

                    Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471; Carl Zeiss Stiftung c. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853; Parker c. Niagara Regional Police Service (2008), 232 O.A.C. 317; EnerNorth Industries Inc., Re, 2009 ONCA 536, 96 O.R. (3d) 1; Tsaoussis (Litigation Guardian of) c. Baetz (1998), 41 O.R. (3d) 257, autorisation de pourvoi refusée, [1999] 1 R.C.S. xiv; Revane c. Homersham, 2006 BCCA 8, 53 B.C.L.R. (4th) 76; Angle c. Ministre du Revenu National, [1975] 2 R.C.S. 248; Boucher c. Stelco Inc., 2005 CSC 64, [2005] 3 R.C.S. 279; Rasanen c. Rosemount Instruments Ltd. (1994), 17 O.R. (3d) 267; Schweneke c. Ontario (2000), 47 O.R. (3d) 97; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708; Wong c. Shell Canada Ltd. (1995), 174 A.R. 287, autorisation de pourvoi refusée, [1996] 3 R.C.S. xiv; Porter c. York (Regional Municipality) Police, [2001] O.J. No. 5970 (QL).

Lois et règlements cités

Loi sur l’exercice des compétences légales, L.R.O. 1990, ch. S.22, art. 10, 10.1.

Loi sur les infractions provinciales, L.R.O. 1990, ch. P.33.

Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, ch. P.15, partie II, partie V, art. 56, 57, 60(4), 64(1), (7) à (10), 68(1), (5), 69(3), (4), (7), (8), (9), 70(1), 71(1), 76, 80, 83(7), (8), 95.

Règl. de l’Ont. 123/98, partie V, ann., art. 2(1)(g)(i), (ii).

Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 21.01.

Doctrine et autres documents cités

Handley, K. R.  Spencer Bower and Handley : Res Judicata, 4th ed.  London : LexisNexis, 2009.

Lange, Donald J.  The Doctrine of Res Judicata in Canada, 3rd ed.  Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2010.

LeSage, Patrick J.  Rapport sur le système ontarien de traitement des plaintes concernant la police.  Toronto : Ministère du Procureur général, 2005.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Laskin, Moldaver et Armstrong), 2010 ONCA 616, 102 O.R. (3d) 700, 267 O.A.C. 259, 325 D.L.R. (4th) 488, 94 C.P.C. (6th) 262, [2010] O.J. No. 4046 (QL), 2010 CarswellOnt 7164, qui a confirmé une décision du juge Fedak, 2009 CarswellOnt 9420.  Pourvoi accueilli, les juges LeBel, Abella et Rothstein sont dissidents.

                    Julian N. Falconer, Julian K. Roy et Sunil S. Mathai, pour l’appelant.

                    Eugene G. Mazzuca, Kerry Nash et Rafal Szymanski, pour les intimés.

                    Malliha Wilson, Dennis W. Brown, c.r., et Christopher P. Thompson, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Maureen Whelton et Richard Macklin, pour l’intervenante l’Alliance urbaine sur les relations interraciales.

                    Louis Sokolov et Daniel Iny, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

                    Robert D. Holmes, c.r., pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.

                    Ian J. Roland et Michael Fenrick, pour l’intervenante l’Association canadienne des policiers.

                    Tim Gleason et Sean Dewart, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Fish, Cromwell et Karakatsanis rendu par

[1]                              Les juges Cromwell et Karakatsanis — Le présent pourvoi porte sur l’application discrétionnaire de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  Plus précisément, il s’agit de savoir si les tribunaux ontariens ont commis une erreur en radiant plusieurs des demandes de l’action civile intentée par l’appelant contre la police au motif que sa plainte pour inconduite policière relativement aux mêmes faits avait été rejetée par un tribunal disciplinaire de la police.

[2]                              L’appelant, Wayne Penner, a été arrêté parce qu’il aurait eu un comportement perturbateur dans une salle d’audience en Ontario.  Il a déposé une plainte contre deux agents de police en vertu de la Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, ch. P.15 (« LSP »), pour arrestation illégale et usage de force injustifiée.  Il a également intenté une action civile contre l’agent de sécurité des tribunaux, les deux agents de police, leur chef de police et la Commission régionale de services policiers de la municipalité régionale de Niagara (« commission de services policiers ») devant la Cour supérieure de justice, afin de réclamer des dommages‑intérêts à l’égard du même incident.

[3]                              Le chef de police a renvoyé la plainte déposée par M. Penner en vertu de la LSP en vue de la tenue d’une audience disciplinaire présidée par un surintendant de police à la retraite.  Les agents de police ont été déclarés non coupables d’inconduite.  M. Penner était partie à l’audience disciplinaire et aux appels ultérieurs devant la Commission civile des services policiers de l’Ontario (« Commission ») et la Cour divisionnaire.

[4]                              Les intimés ont demandé que l’action civile soit rejetée pour cause de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, l’audience disciplinaire ayant, selon eux, réglé définitivement les principales questions en litige qui sous‑tendent l’action civile intentée par M. Penner.

[5]                              Plusieurs des demandes de l’action civile ont été radiées par application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  La Cour d’appel de l’Ontario, à l’instar du juge des motions, a conclu que l’application de cette doctrine n’entraînerait aucune injustice en l’espèce.

[6]                              Devant la Cour, l’appelant ne conteste pas sérieusement l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  Il s’agit en l’espèce de savoir si la Cour d’appel a commis une erreur lorsqu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire d’appliquer ou non la préclusion découlant d’une question déjà tranchée pour bloquer l’action civile de M. Penner.  Ce dernier soutient que l’application de cette doctrine, dans ce contexte, entraînerait une injustice ou une iniquité, vu l’intérêt du public à ce que la police rende des comptes.  Il affirme que les tribunaux, à titre de gardiens de la Constitution et des droits et libertés individuels, doivent surveiller l’exercice par la police de ses pouvoirs.  Ainsi, selon lui, l’importance de ce contrôle judiciaire est telle que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne devrait pas s’appliquer à une décision rendue à l’issue d’une audience disciplinaire tenue sous le régime de la LSP.

[7]                              Les intimés répondent que le sort de la présente affaire dépend des faits exceptionnels qu’elle présente, que l’action civile constitue une contestation indirecte d’une décision définitive rendue dans le cadre du processus de plaintes, et que les tribunaux d’instance inférieure ont eu raison d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée pour empêcher que les questions réglées de manière définitive par le processus disciplinaire soient remises en cause.

[8]                              Nous concluons qu’il n’existe — et ne devrait exister — aucune règle d’intérêt public empêchant l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée aux décisions rendues à l’issue d’audiences disciplinaires de la police de manière à permettre le contrôle judiciaire des actes de la police.  Une approche souple confère au tribunal le pouvoir discrétionnaire de refuser d’appliquer la préclusion s’il en résultait une injustice, même si les conditions d’application sont réunies.  Nous estimons toutefois que la Cour d’appel a commis une erreur dans son analyse relative aux différences importantes entre les deux instances sur les plans de l’objet et de la portée et qu’elle n’a pas tenu compte des attentes raisonnables des parties relativement à l’incidence des instances sur leurs droits en général.  De plus, il est inéquitable d’opposer la décision rendue par le délégué du chef de police pour soustraire le chef de police à une action civile intentée ultérieurement.  Dans les circonstances de l’espèce, il était injuste envers l’appelant d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée pour bloquer son action civile.  Nous sommes d’avis d’accueillir l’appel.

I.             Contexte factuel

[9]                              En janvier 2003, M. Penner assistait à une audience de la Cour des infractions provinciales devant laquelle son épouse comparaissait pour une contravention dressée par le constable Nathan Parker.  M. Penner aurait perturbé l’instance, n’aurait pas obtempéré à l’ordre de cesser d’interrompre les travaux de la cour et de quitter la salle et aurait tenté de résister à son arrestation par l’agent Parker.  Les agents Parker et Koscinski auraient fait usage de force pour le sortir de la salle d’audience.  Une fois à l’extérieur, les agents auraient encore fait usage de force et l’ont menotté.  Le constable Parker a emmené M. Penner, menottes aux poings, au poste de police régional de Niagara, où ce dernier a été soumis à une fouille à nu et enfermé dans une cellule de détention temporaire.  Il a eu un œil tuméfié, de nombreuses éraflures et une ecchymose au genou ainsi que des douleurs au poignet, au coude et aux côtes.  Sous escorte policière, M. Penner s’est présenté à l’hôpital, où on l’a examiné et traité pour les blessures subies lors de son arrestation.  Il a été reconduit par la suite au poste et accusé d’avoir troublé la paix, de ne pas s’être conformé à une ordonnance de probation et d’avoir résisté à une arrestation.  Le ministère public a retiré ces accusations quelque cinq mois plus tard, en juin 2003.

[10]                          Après son arrestation, M. Penner a déposé une plainte en vertu des art. 56 et 57 de la LSP contre les agents Parker et Koscinski, invoquant qu’il y avait eu arrestation illégale ou inutile, ainsi qu’usage d’une force injustifiée.  La plainte a donné lieu à une audience disciplinaire visant les deux agents.  De plus, en juillet 2003, M. Penner a déposé à la Cour supérieure de justice de l’Ontario une déclaration au moyen de laquelle il a intenté une action civile, relativement à la même arrestation, contre la commission de services policiers, les agents Parker et Koscinski, le chef de police et l’agent de sécurité des tribunaux.  M. Penner réclamait des dommages‑intérêts pour arrestation illégale, détention injustifiée, usage de force injustifiée, pendant et après l’arrestation, fouille à nu arbitraire, défaut d’autres agents de police de prévenir les mauvais traitements qu’il avait subis, défaut de fournir rapidement des soins médicaux, mauvaise utilisation des menottes, poursuite malveillante et défaut de collaborer à l’enquête portant sur ses allégations.

II.          Résumé de la procédure relative à la plainte

A.          L’audience disciplinaire tenue sous le régime de la LSP (décision du surintendant R. J. Fitches, datée du 28 juin 2004; d.a., p. 99-116)

[11]                          Aux termes de la LSP, toute plainte est renvoyée au chef de police : par. 60(4).  (Les dispositions indiquées renvoient à la version de la Loi en vigueur à l’époque pertinente.)  Le chef de police est tenu de faire mener une enquête sur la plainte (sous réserve de certaines exceptions non pertinentes en l’espèce) et, compte tenu des résultats, d’ordonner la tenue d’une audience sur l’affaire s’il ou elle estime que la conduite de l’agent de police a pu constituer une inconduite : par. 64(1) et (7).  Le cas échéant, l’audience est dirigée par le chef de police ou, pour le compte de ce dernier, par un délégué : par. 64(7) et art. 76.  Le chef de police désigne également un poursuivant : par. 64(8).  Le plaignant est partie à l’audience de par la loi et a le droit d’y participer (par. 69(3) et (4); Loi sur l’exercice des compétences légales, L.R.O. 1990, ch. S.22, art. 10 et 10.1).  Il ne peut toutefois demander la communication ou la production de documents autres que ceux sur lesquels se fonde la partie poursuivante, ni contraindre l’agent de police en question à témoigner : LSP, par. 69(7).  À l’audience, il s’agit de déterminer si la présumée inconduite est « prouvée sur la foi de preuves claires et convaincantes » (par. 64(10)) et, dans l’affirmative, quelle peine infliger à l’agent de police en vertu des par. 68(1) et (5).  Il ne peut être accordé de réparation ni de dépens au plaignant.

[12]                          En l’espèce, deux agents de police ont été accusés d’infractions disciplinaires pour avoir présumément procédé à une arrestation illégale ou inutile et pour avoir fait usage d’une force injustifiée : Règl. de l’Ont. 123/98, partie V, ann., Code of Conduct, sous‑al. 2(1)(g)(i) et (ii).  Le chef de police a désigné un surintendant à la retraite de la Police provinciale de l’Ontario pour diriger l’audience en son nom.  L’audience s’est déroulée sur plusieurs jours en 2004.  M. Penner s’est représenté lui‑même.  À titre de plaignant, il a présenté sa preuve, a contre‑interrogé des témoins et a fait des observations.  Plusieurs personnes qui se trouvaient dans la salle d’audience lors de l’arrestation de M. Penner ont témoigné à l’audience disciplinaire, à savoir l’avocat de la poursuite, le greffier, l’agent de sécurité des tribunaux, deux personnes qui attendaient chacune la tenue de leur propre procès, M. Penner, son épouse et les agents Parker et Koscinski.

[13]                          L’agent d’audience a rejeté en grande partie les témoignages des Penner.  Il s’est plutôt fondé principalement sur les dépositions d’autres témoins concernant les faits entourant l’arrestation de M. Penner et a conclu que les agents Parker et Koscinski avaient des motifs raisonnables d’arrêter M. Penner pour avoir troublé la paix dans un endroit public.  Quant à la question de savoir si les agents de police étaient légalement autorisés à procéder à une arrestation en application de la Loi sur les infractions provinciales, L.R.O. 1990, ch. P.33, lors d’une audience présidée par un juge de paix, l’agent d’audience a conclu que le poursuivant n’avait pas réussi à démontrer [traduction] « de façon claire et convaincante que l’arrestation de M. Penner n’était pas autorisée par la loi » : p. xiii (d.a., p. 111).  L’agent d’audience a donc rejeté l’allégation d’arrestation illégale et a déclaré les agents de police non coupables d’inconduite sur ce chef.

[14]                          Quant à l’allégation d’usage de force injustifiée, l’agent d’audience a conclu que les policiers avaient utilisé le degré de force qui était nécessaire pour maîtriser M. Penner.  Après avoir visionné les bandes vidéo enregistrées au poste de police, il a conclu [traduction] « à l’absence de toute preuve claire, convaincante ou concluante » qu’il y avait eu usage de force injustifiée là aussi : p. xvi (d.a., p. 114).

B.           Appel devant la Commission (décision datée du 22 avril 2005; d.a., p. 117-130)

[15]                          À titre de partie à l’audience disciplinaire, M. Penner a interjeté appel de la décision de l’agent d’audience à la Commission en vertu du par. 70(1) de la LSP.  Il a prétendu devant elle qu’aucun motif d’ordre juridique ne justifiait son arrestation.

[16]                          La Commission a conclu que l’arrestation de M. Penner dans la salle d’audience était illégale parce que le juge de paix n’avait pas donné l’ordre aux agents d’y procéder.  La Commission était convaincue que la preuve démontrait de façon claire et convaincante que les agents Parker et Koscinski étaient coupables d’inconduite pour avoir procédé à une arrestation illégale et inutile, et partant, toute force dont ils avaient fait usage était injustifiée et inutile.

C.           Appel interjeté devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario — Cour divisionnaire (Parker c. Niagara Regional Police Service (2008), 232 O.A.C. 317)

[17]                          Saisie d’un appel supplémentaire interjeté par les agents en vertu du par. 71(1) de la LSP, la Cour divisionnaire a jugé que la Commission avait fait fi, déraisonnablement, des conclusions de fait tirées par l’agent d’audience et qu’aucune raison ne justifiait qu’elle y substitue les siennes.  La Cour divisionnaire a conclu que les agents de police étaient légalement autorisés à procéder à l’arrestation et a rétabli la conclusion de l’agent d’audience disculpant ces derniers des accusations.

III.       Genèse de l’action civile

[18]                          En juillet 2003, M. Penner a intenté une action civile reposant sur les mêmes faits que ceux sur lesquels portait l’audience disciplinaire.  Il alléguait, entre autres, l’arrestation illégale et l’usage de force injustifiée.  Après que la Cour divisionnaire a rétabli, en janvier 2008, la décision rendue à l’issue de l’audience disciplinaire, les intimés ont déposé une motion visant à faire rejeter l’action civile sur le fondement de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

A.     Cour supérieure de justice (le juge Fedak; 2009 CarswellOnt 9420)

[19]                          Selon le juge des motions, M. Penner était préclus d’ester en justice à l’égard de ces réclamations.  Son action civile soulevait, entre autres, les deux questions qui avaient déjà été tranchées à l’issue de l’audience disciplinaire, et dont la Cour divisionnaire avait confirmé le résultat : (1) l’arrestation était‑elle légale?  (2) avait‑on fait usage d’une force injustifiée, à l’audience ou au poste de police?  Le juge a appliqué le critère énoncé dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, et a conclu que les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée étaient réunies.

[20]                          Premièrement, la décision de l’agent d’audience était de nature judiciaire, et l’audience répondait aux exigences en matière d’équité procédurale en ce que M. Penner avait déposé la plainte, comparu devant le décideur, présenté des éléments de preuve, interrogé des témoins et fait des observations écrites.  Deuxièmement, la décision était définitive.  Troisièmement, les parties à l’action civile étaient également parties à l’audience disciplinaire.

[21]                          En ce qui concerne la deuxième partie du critère formulé dans l’arrêt Danyluk, le juge des motions a déclaré que rien ne justifiait l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[22]                          Nous tenons pour acquis, sans toutefois trancher la question, que la décision de l’agent d’audience pouvait être présentée au juge des motions pour que ce dernier décide si la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquait.  Les décisions des instances inférieures sont muettes à cet égard.  Vu notre conclusion, il n’est pas nécessaire que nous nous prononcions sur la question.

B.     Cour d’appel de l’Ontario (le juge Laskin, les juges Moldaver et Armstrong souscrivant à ses motifs; 2010 ONCA 616, 102 O.R. (3d) 700)

[23]                          La Cour d’appel estimait, à l’instar du juge des motions, que les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée étaient réunies.  Toutefois, elle était d’avis que le juge des motions avait commis une erreur en ne motivant pas sa conclusion selon laquelle rien ne justifiait l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer cette doctrine.  Par conséquent, la Cour d’appel s’est demandé si appliquer la doctrine aurait un effet inéquitable ou injuste, et ce, même si les trois conditions d’application étaient réunies.

[24]                          La Cour d’appel a reconnu que les objets différents visés par l’audience disciplinaire et l’action civile militaient contre l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  Elle était d’avis que le législateur n’avait pas l’intention d’empêcher quelqu’un dans la situation de M. Penner d’intenter une action civile du seul fait qu’il avait déposé une plainte sous le régime de la LSP : par. 42.  De plus, la Cour d’appel a estimé que l’audience disciplinaire ne présentait pour M. Penner aucun intérêt financier (car la loi ne prévoit le versement d’aucune indemnité au plaignant touché par l’inconduite d’un agent de police), bien que le poids de ce facteur fût diminué, de l’avis de la cour, par le bénéfice potentiel qu’aurait apporté à M. Penner une éventuelle conclusion d’inconduite.  Même si ces facteurs militaient contre l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la Cour d’appel a conclu qu’ils n’étaient pas déterminants dans l’analyse que commande l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire.

[25]                          Finalement, la Cour d’appel a estimé que l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’emporterait pas d’injustice et a décidé de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la doctrine, et ce, en raison des facteurs suivants :

                     en ce qui concerne les motifs raisonnables et probables de procéder à une arrestation, ainsi que le recours à une force excessive au cours de l’arrestation, l’agent d’audience était tout aussi compétent qu’un tribunal pour trancher (par. 45);

                     l’audience disciplinaire présentait [traduction] « toutes les marques d’un procès civil ordinaire », et, en l’espèce, l’écart entre la norme de preuve applicable à une audience disciplinaire de la police et celle applicable à une action civile est sans importance (par. 48‑51);

                     M. Penner a participé activement à l’audience disciplinaire (par. 52);

                     la LSP accorde à la partie déboutée le droit d’interjeter appel à la Commission, un droit que M. Penner a exercé (par. 53).

[26]                          Par conséquent, la Cour d’appel a rejeté l’appel.

IV.    Norme de contrôle

[27]                          La décision discrétionnaire d’un tribunal de juridiction inférieure est infirmée lorsque celui-ci s’est fondé sur des considérations erronées en droit ou que sa décision est erronée au point de créer une injustice : Elsom c. Elsom, [1989] 1 R.C.S. 1367, p. 1375.  La décision discrétionnaire d’une instance inférieure peut également être infirmée à bon droit dans le cas où cette dernière n’accorde pas suffisamment d’importance aux considérations pertinentes ou ne leur en accorde pas du tout : Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, p. 76‑77.

V.          Analyse

A.          Préclusion découlant d’une question déjà tranchée : le cadre juridique

[28]                          La tenue d’une nouvelle instance à l’égard d’une question déjà tranchée gaspille les ressources, fait en sorte qu’il soit risqué pour les parties d’agir sur la foi du jugement obtenu à l’issue de l’instance antérieure, expose inéquitablement les parties à des frais additionnels, soulève le risque d’incohérence décisionnelle et, lorsque le premier décideur exerce une fonction qui relève du droit administratif, risque de contrecarrer l’intention du législateur qui a mis en place le régime administratif.  Pour ces motifs, le droit a développé un certain nombre de doctrines visant à limiter la tenue de nouvelles instances.

[29]                          La doctrine pertinente en l’espèce est celle de la préclusion découlant d’une question déjà tranchéeElle établit un équilibre entre le caractère définitif des décisions et l’économie, d’une part, et d’autres considérations intéressant l’équité envers les parties, d’autre part.  Toujours selon cette doctrine, une partie ne peut pas engager une nouvelle instance à l’égard d’une question tranchée de façon définitive à l’issue d’une instance judiciaire antérieure opposant les mêmes parties ou celles qui les remplacent.  Toutefois, même si ces éléments sont réunis, la cour de justice conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée lorsqu’il en découlerait une injustice.

[30]                          Selon le principe sur lequel repose ce pouvoir discrétionnaire, « [u]ne doctrine élaborée par les tribunaux dans l’intérêt de la justice ne devrait pas être appliquée mécaniquement et donner lieu à une injustice » : Danyluk, par. 1; voir également Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 52-53.

[31]                          La préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de même que le pouvoir discrétionnaire qui s’y rattache, s’applique aux décisions des tribunaux administratifs.  Le cadre juridique qui régit l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est énoncé dans Danyluk.  À notre avis, ce cadre n’a pas été supplanté par la jurisprudence subséquente de la Cour.  Lorsque les cours de justice exercent leur pouvoir discrétionnaire, elles doivent tenir compte de l’éventail et de la diversité des structures, des mandats et des règles de procédure qui circonscrivent le travail des décideurs dans la sphère administrative; toutefois, il ne faut pas exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière à, dans les faits, sanctionner une attaque collatérale, ou à miner l’intégrité du régime administratif.  Comme le souligne la jurisprudence de la Cour, particulièrement depuis Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, les lois qui créent les tribunaux administratifs sont le reflet des choix politiques des législateurs et la prise de décision par ces tribunaux doit être traitée avec respect par les cours de justice.  Cela dit, comme la Cour l’a affirmé dans Danyluk, par. 67 : « L’objectif est de faire en sorte que l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée favorise l’administration ordonnée de la justice, mais pas au prix d’une injustice concrète dans une affaire donnée. »

B.           Aucune règle d’intérêt public n’interdit l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans le cas d’audiences disciplinaires de la police

[32]                          La Cour d’appel de l’Ontario a procédé à une analyse conventionnelle de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, selon les facteurs énoncés dans Danyluk.  M. Penner et certains intervenants demandent à la Cour, et ce, dans l’intérêt public, d’interdire l’application de cette doctrine dans le contexte d’une audience disciplinaire de la police si cette application empêche un plaignant d’intenter une action en dommages‑intérêts à l’égard des mêmes faits.  De leur avis, appliquer la doctrine dans le cas d’une audience disciplinaire de la police a pour effet de nier au tribunal son rôle de gardien de la Constitution et de la primauté du droit.  Selon eux également, l’intérêt public exige que la surveillance de l’action policière soit soumise au contrôle judiciaire.  Ces arguments sont soulevés ouvertement pour la première fois devant la Cour.

[33]                          La surveillance de l’action policière est une question complexe qui suscite une vive attention de la part du public et appelle différentes réponses d’intérêt public.  Au fil des ans, les cadres législatifs ont été révisés dans les buts exprès de favoriser l’efficacité des services policiers et d’accroître la transparence et la reddition de comptes du processus relatif aux plaintes du public.  Dans une décision rendue en 2006, la Cour divisionnaire de l’Ontario a conclu que le législateur avait permis une « partialité institutionnelle » dans la nomination d’un agent d’audience effectuée en vertu du par. 76(1) de la LSP : Sharma c. Waterloo Regional Police Service (2006), 213 O.A.C. 371, par. 27.  En l’espèce, les parties ne contestent pas qu’il s’agit là d’un exercice légitime du pouvoir du législateur, et la Cour divisionnaire, dans Sharma, par. 28, était d’avis que la faculté de nommer un « agent de police à la retraite qui n’a aucun lien avec le service permet d’assurer l’indépendance nécessaire ».  Voir également l’honorable Patrick J. LeSage, Rapport sur le système ontarien de traitement des plaintes concernant la police (2005), p. 84‑85.

[34]                          Le processus de plaintes du public comporte un certain nombre de mécanismes permettant de favoriser la participation du public et la reddition de comptes.  Par exemple, aux termes de la partie II de la LSP, la Commission, à titre d’organisme composé de membres civils, procède en toute indépendance au contrôle des services policiers en Ontario afin d’assurer l’équité et la reddition de comptes dans l’intérêt du public.  La partie V prévoit un processus complet permettant aux membres du public de déposer des plaintes officielles contre des politiques ou des services.  Le contrôle des décisions résultant d’audiences disciplinaires tenues sous le régime de la LSP est possible, la LSP prévoyant un droit d’appel devant la Commission et ensuite devant la Cour divisionnaire : voir par. 70(1) et 71(1).

[35]                          Nous ne sommes pas convaincus qu’il est nécessaire ni souhaitable de créer une règle d’intérêt public qui exclurait de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée les cas résultant d’audiences disciplinaires de la police.  Cette doctrine invite les cours à exercer leur pouvoir discrétionnaire pour éviter l’injustice; elle appelle un examen au cas par cas des circonstances pour déterminer s’il résulterait une iniquité ou une injustice de son application.

C.           Application discrétionnaire de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée

                    (1)      Exercice du pouvoir discrétionnaire

[36]                          Nous souscrivons à la conclusion des tribunaux d’instance inférieure selon laquelle les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont réunies en l’espèce.  La présente affaire porte donc sur l’exercice, par la Cour d’appel, de son pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il serait injuste d’appliquer cette doctrine en l’espèce.

[37]                          Dans Danyluk, par. 68-80, la Cour a repris plusieurs facteurs relevés par le juge Laskin dans Minott c. O’Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321 (C.A.), qui sont pertinents pour l’analyse préalable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans le contexte où un tribunal administratif s’est déjà prononcé sur la question en litige.

[38]                          Les facteurs énumérés dans Danyluk indiquent simplement certaines circonstances susceptibles d’être pertinentes dans un cas particulier pour déterminer si, dans l’ensemble, il est équitable d’appliquer cette doctrine.  Cette liste n’est pas exhaustive.  Il ne s’agit ni d’une liste de contrôle ni d’un appel à une analyse mécanique.  

[39]                          De manière générale, les facteurs relevés dans la jurisprudence montrent que l’iniquité peut se manifester de deux façons principales qui se chevauchent et ne s’excluent pas l’une l’autre.  Premièrement, l’iniquité de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée peut résulter de l’iniquité de l’instance antérieure.  Deuxièmement, même si l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste et régulière, eu égard à son objet, il pourrait néanmoins se révéler injuste d’opposer la décision en résultant à toute action ultérieure.

                 a)        Caractère équitable de l’instance antérieure

[40]                          Si l’instance antérieure a été inéquitable envers une partie, ce serait redoubler l’iniquité que cette partie soit liée par l’issue en résultant aux fins d’une action ultérieure.  Par exemple, dans Danyluk, la décision administrative antérieure découlait d’un processus dans le cadre duquel Mme Danyluk n’avait pas été informée des allégations formulées par l’autre partie et n’avait pas eu la possibilité d’y répondre.

[41]                          Bon nombre des facteurs établis dans la jurisprudence, dont les garanties procédurales, l’existence d’un droit d’appel et l’expertise du décideur, ont trait à la possibilité de participer à la procédure administrative et au caractère équitable de cette dernière.  Ces considérations sont importantes parce qu’elles permettent de déterminer si les parties ont eu une possibilité raisonnable de présenter leur position, si les questions soulevées ont été tranchées et s’il est possible de faire réexaminer la décision.  Dans la négative, il pourrait se révéler injuste qu’elles se voient liées par la première décision aux fins d’autres actions.

                    b)       Caractère équitable du fait d’opposer l’issue d’une instance antérieure à une action intentée ultérieurement

[42]                          La deuxième façon dont l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée peut se révéler inéquitable n’intéresse pas tant le caractère équitable de l’instance antérieure que celui du fait d’opposer la décision issue de cette instance à une autre action.  Dans ce deuxième sens, l’équité fait l’objet d’un examen beaucoup plus nuancé.  D’une part, une partie est censée soulever toutes les questions pertinentes et ne dispose pas de multiples tentatives pour obtenir un jugement favorable.  Le caractère définitif est important tant pour les parties que pour le système judiciaire.  En revanche, même si l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste et régulière eu égard à son objet, il pourrait se révéler injuste d’empêcher, sur le fondement de l’issue d’une procédure antérieure, la tenue d’une autre instance.  Par exemple, ce peut être le cas lorsque les objets, la procédure ou les enjeux des deux instances diffèrent grandement.  Nous reconnaissons que la procédure administrative et la procédure judiciaire différeront toujours sur ces plans.  Or, pour démontrer qu’il y a iniquité selon ce deuxième sens que nous venons de décrire, il faut un écart considérable, évalué à la lumière de l’importance que revêt également en droit administratif, selon la Cour, le caractère définitif des litiges.  Comme l’ont souligné les juges Doherty et Feldman dans Schweneke c. Ontario (2000), 47 O.R. (3d) 97 (C.A.), par. 39, si les tribunaux refusaient systématiquement d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée parce que les garanties procédurales applicables en matière administrative et en matière judiciaire ne correspondent pas, cette doctrine serait l’exception plutôt que la règle.

[43]                          Deux facteurs analysés dans Danyluk — « le libellé du texte de loi accordant le pouvoir de rendre l’ordonnance administrative » (par. 68-70) et « l’objet de la loi » (par. 71‑73), y compris la teneur de l’enjeu financier — sont forts pertinents en l’espèce quant à l’analyse relative à l’équité selon ce deuxième sens.  Ces facteurs tiennent compte de l’intention du législateur lorsqu’il a créé le régime administratif et définissent les attentes raisonnables des parties concernant la portée et l’effet de l’instance ainsi que son incidence sur les droits en général des parties au litige : Minott, p. 341-342.

[44]                          Par exemple, dans British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc. (1998), 50 B.C.L.R. (3d) 1 (C.A.), le défendeur dans une action civile a invoqué la décision du chef forestier adjoint pour empêcher la Couronne d’intenter une action civile en dommages‑intérêts en réparation du préjudice causé par un incendie de forêt.  La Cour d’appel a confirmé la décision du juge en cabinet d’exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  La loi ne prévoyant pas que la décision du chef forestier adjoint sur la cause d’un incendie soit définitive, la finalité de cette décision [traduction] « n’appartenait pas aux attentes raisonnables de l’une ou l’autre des parties à l’instance » : Bugbusters, par. 30.

[45]                          Par conséquent, lorsque l’objet de deux instances diffère grandement, l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée pourrait se révéler injuste, même si l’instance antérieure s’est déroulée dans le respect scrupuleux de l’équité, eu égard à l’objet du régime législatif la régissant.  Par exemple, lorsque les enjeux de l’instance antérieure ne sont pas assez importants pour une partie, cette dernière n’aurait guère avantage à offrir une participation vigoureuse et complète : Toronto (Ville), par. 53.

[46]                          Il existe aussi une considération de politique générale liée à l’objet du régime législatif qui régit l’instance antérieure.  En appliquant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans le cas d’un litige où une partie s’attend raisonnablement à des enjeux peu importants, on risque d’inciter à l’avenir d’éventuelles parties à escamoter complètement ce recours ou à y participer plus activement et vigoureusement que ne le commande le bon sens.  Cette situation nuirait au caractère expéditif et à l’efficacité du régime administratif et compromettrait donc l’objet sous‑jacent à la création du tribunal : Burchill c. Yukon (Commissioner), 2002 YKCA 4 (CanLII), par. 28; Minott, p. 341; et Danyluk, par. 73.  Dans le contexte qui nous occupe, cela pourrait décourager des citoyens de déposer des plaintes pour inconduite policière.

[47]                          Ainsi, le libellé et l’objet du régime législatif définissent les attentes raisonnables des parties quant à la portée et à l’effet de l’instance administrative.  Ils définissent le rôle des parties dans le déroulement de l’instance et l’étendue de leur apport.  Lorsque le régime législatif prévoit des instances multiples dont les objets sont fort différents, l’application de la doctrine risque non seulement de bouleverser les attentes légitimes et raisonnables des parties, mais aussi de nuire à l’efficacité et aux objectifs d’intérêt général du régime administratif, en favorisant le formalisme et les lenteurs, voire en décourageant complètement l’exercice d’un recours administratif.

[48]                          Ces considérations sont également pertinentes pour évaluer un autre facteur énoncé dans Danyluk, à savoir les garanties procédurales applicables dans le cadre du processus administratif antérieur.  La décision d’une partie de se prévaloir ou non des garanties procédurales propres à l’instance antérieure ne saurait être examinée sans que le soient également ses attentes raisonnables quant aux enjeux ou les objets fondamentalement différents des deux types d’instances.  Il convient d’analyser les liens entre les considérations pertinentes à la lumière de l’ensemble.

                 (2)      Caractère équitable de l’opposition des conclusions issues de l’enquête disciplinaire à l’action civile en l’espèce

[49]                          En toute déférence, nous estimons que la Cour d’appel n’a pas axé son examen sur l’équité selon le deuxième sens que nous venons de décrire.  Nous ne trouvons rien à redire à ses conclusions selon lesquelles l’audience disciplinaire était équitable et M. Penner a participé utilement au processus.  Toutefois, bien qu’elle ait analysé en détail la procédure disciplinaire en soi pour en déterminer le caractère équitable, elle n’a pas analysé de manière exhaustive la question de savoir s’il serait équitable d’opposer le résultat de cette procédure aux demandes civiles de l’appelant, à la lumière de la nature et de la portée de cette instance antérieure ainsi que des attentes raisonnables des parties à cet égard.

                    a)        Loi établissant la procédure d’audience disciplinaire

[50]                          Comme l’a souligné la Cour d’appel, [traduction] « l’intention du législateur n’était pas de faire obstacle à [l’]action civile [de M. Penner] au seul motif qu’il a porté plainte en vertu de la [LSP] » : par. 42.  La LSP prévoit des dispositions établissant des privilèges, dont trois méritent d’être mentionnées.  Les documents préparés au cours du processus de plainte ne sont pas admissibles dans une instance civile : par. 69(9).  La personne qui exerce ses fonctions dans le cadre du processus de plainte ne peut être tenue de témoigner dans une instance civile relativement aux renseignements obtenus dans l’exercice de ses fonctions : par. 69(8).  Enfin, la personne qui participe à l’administration du processus de plainte doit tenir confidentiel tout renseignement obtenu au cours de ce processus, à quelques exceptions près : art. 80.  Ces dispositions prévoient expressément la possibilité d’instances parallèles relativement aux mêmes faits.

[51]                          En l’espèce, comme l’a reconnu la Cour d’appel, la loi ne vise pas à empêcher la tenue d’instances parallèles dans le cas d’une plainte du public.  Cela a une incidence sur les attentes raisonnables des parties ainsi que sur la nature et la portée de leur participation au processus.

[52]                          Le texte législatif ne comporte donc aucun élément susceptible de donner naissance à une attente raisonnable que l’audience disciplinaire serait concluante quant aux droits que M. Penner pourrait faire valoir contre les agents de police, le chef de police ou la commission de services policiers dans le cadre d’une action civile.

                    b)       Attentes raisonnables des parties : objets différents des deux types d’instances et autres considérations

[53]                          La Cour d’appel a reconnu que les objets visés par une procédure disciplinaire de la police et une action civile diffèrent et que ce fait militait contre l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[54]                          L’audience disciplinaire appartient au processus par lequel l’employeur décide de l’opportunité de mesures disciplinaires contre un agent de police.  En faisant du plaignant une partie à l’instance, la LSP favorise la transparence et la reddition de comptes dans l’intérêt du public.  Ce processus ne prévoit toutefois ni réparation ni dépens en faveur du plaignant.  En revanche, une action civile fournit une tribune permettant s’il y a lieu à la partie lésée d’être indemnisée.

[55]                          Outre le texte de loi, plusieurs faits appellent la même conclusion sur les attentes raisonnables des parties quant à l’incidence de l’audience disciplinaire sur l’action civile.

[56]                          Premièrement, M. Penner a déposé son recours civil en juillet 2003, soit environ un an avant que l’agent d’audience rende sa décision, le 28 juin 2004.  Dans Danyluk, l’action civile avait été intentée avant que la procédure administrative ne prenne fin.  Selon le juge Binnie, cette situation militait contre l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée parce que « les intimés savaient parfaitement, en droit et en fait, qu’ils devaient se défendre dans des procédures parallèles se chevauchant dans une certaine mesure » : par. 70.

[57]                          Deuxièmement, suivant l’opinion du juge Hermiston, dans la décision ontarienne la plus pertinente à l’époque en matière d’audience disciplinaire de la police et de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, Porter c. York (Regional Municipality) Police, [2001] O.J. No. 5970 (QL) (C.S.J.), l’acquittement d’un agent de police à l’issue d’une audience disciplinaire ne donne pas lieu à l’application de cette doctrine relativement aux mêmes questions invoquées dans une action civile intentée ultérieurement.

[58]                          Troisièmement, il se peut très bien qu’une personne dans la même situation que M. Penner estime improbable qu’une instance ne présentant pour elle ou lui aucun enjeu personnel ou financier puisse l’empêcher d’intenter une action civile pour réclamer des dommages‑intérêts considérables.

                 c)        Enjeu financier de l’audience disciplinaire

[59]                          Selon la Cour d’appel, l’absence d’enjeu financier de la procédure administrative ne règle pas habituellement en soi la question de savoir dans quel sens la cour saisie d’un recours civil devrait exercer son pouvoir discrétionnaire en matière de préclusion découlant d’une question déjà tranchée opposable à une telle action civile.  Or, la Cour d’appel n’en est pas restée là et a tenu les propos suivants au sujet de l’absence d’enjeu financier à l’audience disciplinaire :

                    [traduction]  Il s’agit d’une considération importante qui milite à l’encontre de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  Cependant, son poids est réduit en raison de l’avantage indirect que peut procurer l’instance disciplinaire à M. Penner.  Par exemple, si l’agent d’audience avait conclu que les deux agents de police n’avaient eu aucun motif raisonnable et probable d’arrêter M. Penner ou qu’ils avaient employé une force excessive à son encontre, de telles conclusions auraient probablement empêché les agents de soutenir le contraire dans le cadre de l’action civile de M. Penner.  En d’autres termes, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée joue dans les deux sens.  [par. 43]

[60]                          À notre avis, cette analyse est viciée.  On ne peut pas nécessairement dire que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée « joue dans les deux sens » en l’espèce.  Comme l’a reconnu la Cour d’appel, puisque la LSP exige que l’inconduite d’un agent de police soit « prouvée sur la foi de preuves claires et convaincantes » (par. 64(10)), il s’ensuit que la conclusion d’inconduite, selon la nature des constatations de fait, pourrait empêcher que la question de la responsabilité soit réexaminée dans le cadre d’une action civile, où s’appliquerait la prépondérance des probabilités, une norme de preuve moins exigeante.  Toutefois, il n’en va pas de même de l’acquittement.  Il ne faut pas déduire du fait que le poursuivant n’a pas prouvé les accusations sur la foi de « preuves claires et convaincantes » qu’elles n’auraient pu être établies selon la prépondérance des probabilités.  Compte tenu des normes de preuve différentes, le plaignant n’aurait aucun motif de croire que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquerait en cas d’acquittement des agents de police.  En effet, dans Porter, la cour a refusé d’appliquer cette doctrine à la suite d’un acquittement prononcé à l’issue d’une audience disciplinaire de la police parce que l’agent d’audience avait rendu sa décision sur le fondement d’une [traduction] « norme de preuve exigeante et que sa décision aurait pu se révéler différente si l’agent avait appliqué la norme moins exigeante que commande la procédure civile » : par. 11.  Par conséquent, les parties ne pouvaient pas raisonnablement envisager que l’acquittement des agents de police à l’issue de l’audience disciplinaire serait déterminant pour l’issue de l’action civile intentée par M. Penner.

[61]                          En tenant pour acquis que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée « joue dans les deux sens », la Cour d’appel a accordé un poids insuffisant au fait que l’audience disciplinaire ne présentait aucun enjeu financier pour M. Penner, et elle a eu tort de conclure que l’enjeu était plus important que ce qu’il aurait raisonnablement pu croire à l’époque.

                    d)       La préclusion découlant d’une question déjà tranchée risque de compromettre l’objet du régime administratif

[62]                          Une autre considération importante d’intérêt public mentionnée précédemment se soulève en l’espèce, à savoir le risque de complexité et de longueur accrues des instances administratives du fait qu’une importance excessive soit accordée à leur issue par l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  Certes, M. Penner aurait pu participer plus pleinement à l’audience qu’il ne l’a fait s’il avait retenu les services d’un avocat pour tenter d’obtenir une conclusion d’inconduite qui aurait profité à son action civile.  Or, suivre trop facilement un tel raisonnement risque de conduire à des résultats imprévus et non souhaitables.  Il se pourrait qu’ainsi le processus administratif se substitue à l’action civile intentée par M. Penner.  Si c’est non pas devant le tribunal, mais devant l’agent d’audience qu’une action en dommages‑intérêts se décide en fin de compte, les justiciables qui se trouvent dans la situation de M. Penner auront tout intérêt à monter un dossier très étoffé, ce qui irait à l’encontre du caractère expéditif de l’audience disciplinaire.

[63]                          Dans le contexte du présent pourvoi, cela signifierait également que les agents de police, pour qui l’audience présente un enjeu important, se verraient, dans les faits, obligés de comparaître devant deux poursuivants plutôt qu’un, vu la présence du conseiller juridique du plaignant.  Nous doutons que cette situation favorise l’efficacité de l’audience disciplinaire ou l’équité envers les agents de police dans le cadre de ce type d’audience.  Enfin, la situation présenterait un autre risque important, soit celui qu’un plaignant potentiel ne s’abstienne tout simplement de déposer une plainte pour ne pas compromettre son action civile.

                    e)        Le rôle du chef de police

[64]                          Suivant la procédure relative aux plaintes du public prévue dans la LSP de l’époque, le chef de police faisait mener une enquête sur toute plainte et déterminait si la tenue d’une audience était justifiée.  Il nommait l’enquêteur, le poursuivant et l’agent d’audience.

[65]                          Il a été reconnu que ces arrangements ne sont pas répréhensibles pour les besoins d’une audience disciplinaire (notamment dans Sharma).  Nous estimons toutefois que, pour évaluer s’il est équitable d’opposer l’issue du processus disciplinaire aux demandes civiles de M. Penner, il faut tenir compte du fait que cette décision a été rendue par le délégué du chef de police.  À notre avis, bien qu’il n’ait pas été présenté clairement à la Cour d’appel, ce point est important.

[66]                          En l’espèce, l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée contre le plaignant a fait en sorte que le chef de police a jugé sa propre affaire; la décision de son délégué a ainsi eu pour effet de soustraire le chef de police et son service de police à toute responsabilité civile.  À notre avis, appliquer la doctrine dans ce cas choque gravement les principes fondamentaux d’équité.

[67]                          Il importe de préciser que l’iniquité ne découle pas de l’exercice, par le chef de police, de ses fonctions prévues par la loi.  Les parties en conviennent et, compte tenu du cadre législatif, elles ne soulèvent aucune objection liée à l’équité quant au rôle du chef de police prévu par le cadre législatif, et sont d’accord pour dire que rien ne permet d’affirmer que celui‑ci a erré dans l’exercice des fonctions que lui confère la loi.  De plus, aucune iniquité flagrante ne ressortirait d’une conclusion d’inconduite policière, puisqu’il s’agirait d’une décision contraire aux intérêts du chef de police ou de la commission de services policiers.  L’iniquité qui nous intéresse se manifeste seulement lorsque la décision du chef de police (ou de son délégué) concluant à l’absence d’inconduite policière dans un contexte disciplinaire est utilisée à une fin tout à fait différente, soit pour le soustraire, par le jeu de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, à toute responsabilité civile relativement aux mêmes faits.

[68]                          À notre avis, si elle avait eu la possibilité d’examiner pleinement l’importance de ces points, la Cour d’appel aurait constaté qu’appliquer cette doctrine contre l’appelant dans les circonstances de l’espèce était fondamentalement inéquitable.

VI.    Conclusion

[69]                          La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sert à établir un équilibre entre le caractère définitif des décisions et l’économie des ressources d’une part, et d’autres considérations intéressant l’équité envers les parties d’autre part.  Il s’agit d’une doctrine souple qui permet au tribunal d’apprécier le caractère équitable d’une affaire donnée.  Nous ne voyons aucune raison de nous écarter de cette approche et de créer une règle d’intérêt public visant à empêcher l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans le contexte d’une plainte du public contre la police.

[70]                          Compte tenu du régime législatif et des objets et enjeux financiers fort différents des deux types d’instance, les parties ne pouvaient pas raisonnablement envisager que l’acquittement des agents de police à l’audience disciplinaire serait déterminant quant à l’issue de l’action civile intentée par M. Penner.  Il s’agit de considérations importantes dont la Cour d’appel n’a pas tenu compte lorsqu’elle a apprécié les autres facteurs tels que la participation de M. Penner à titre de partie et les garanties procédurales de l’instance administrative.  De plus, cette application de la préclusion a eu pour effet d’utiliser la décision rendue par le délégué du chef de police pour soustraire le chef de police à l’action civile.

[71]                          L’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée contre M. Penner pour bloquer son action civile en dommages-intérêts était fondamentalement inéquitable dans les circonstances de l’espèce.

VII.  Dispositif

[72]                          Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens en faveur de l’appelant dans toutes les cours.

                    Version française des motifs des juges LeBel, Abella et Rothstein rendus par

[73]                          Les juges LeBel et Abella (dissidents)Tout litige doit avoir une fin, et ce, dans l’intérêt des parties, du système de justice et de notre société.  Le caractère définitif des litiges est un principe fondamental qui garantit l’équité et l’efficacité du système de justice au Canada.  La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée vient appuyer ce principe.  Elle vise à protéger l’attente raisonnable des parties quant à leur capacité de se fier au résultat d’une décision rendue par un décideur habilité à trancher, peu importe que la décision ait été prise dans le contexte d’une procédure judiciaire ou d’une procédure administrative.  L’objet peut varier d’une instance à l’autre, tout comme les procédures applicables, mais le principe du caractère définitif des litiges doit être maintenu.

[74]                          Le présent pourvoi porte sur l’approche à adopter quant à l’application discrétionnaire de la doctrine de la préclusion lorsqu’une question a déjà été tranchée dans le contexte d’une procédure administrative intentée antérieurement au sujet de la conduite d’un policier. 

[75]                          La Cour s’est penchée sur cette question le plus récemment en 2011, dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422.  Ce précédent régit donc l’application de la doctrine en l’espèce.

[76]                          L’élément essentiel pertinent de ce jugement se retrouve dans la distance qu’il a prise par rapport à l’approche préconisée dans Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, où la Cour a énoncé un test différent quant à l’application discrétionnaire de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans le contexte des décisions administratives.  Ce faisant, Danyluk précisait que l’approche devait être fondée sur « l’équité » et a énuméré un certain nombre de facteurs à prendre en considération pour juger de l’« équité » appliquée.  Selon nous, ces facteurs ne peuvent plus jouer le même rôle, et on ne saurait continuer à leur accorder le même poids, compte tenu de la jurisprudence subséquente de la Cour, à commencer par Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.  En effet, la pertinence de ces facteurs a été considérablement limitée par la jurisprudence en question.  Par exemple, le facteur de la violation des règles de justice naturelle, dégagé à partir des différences de nature procédurale entre les cours et les tribunaux administratifs ainsi que de celle relative à l’expertise du décideur, porte principalement à des concepts écartés par la Cour dans Dunsmuir et dans Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160.  Quant aux facteurs relatifs au libellé et à l’objet du texte législatif, on y réfère désormais en parlant du mandat du tribunal (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471).

[77]                          L’approche que préconisent nos collègues est non seulement incompatible avec l’évolution récente du droit relatif au contrôle judiciaire, elle pose aussi des difficultés potentielles dans la branche de ce domaine du droit relative à l’équité procédurale.  Dans la mesure où un processus est jugé inéquitable, sur la base des principes de justice naturelle, la façon correcte de l’attaquer consisterait à le contester directement sur la base de ces principes.  De plus, la position de nos collègues ignore possiblement la capacité des législateurs de concevoir des processus administratifs et de définir la nature et les limites de l’équité procédurale en l’absence de considérations constitutionnelles.  Finalement, des problèmes importants d’accès à la justice tant civile que criminelle se posent pour le système de justice.  Soutenir que le modèle traditionnel de justice civile et criminelle constitue la norme par excellence à l’aune de laquelle il faut juger de l’équité de la justice administrative ne sert clairement pas les besoins actuels d’un point de vue de politique juridique.

[78]                          Les « principes jumeaux » qui sous‑tendent la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée — soit que [traduction] « tout litige doit avoir une fin et [. . .] que la même partie ne doit pas être harassée deux fois pour la même cause » (Carl Zeiss Stiftung c. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 (H.L.), p. 946) — constituent des principes fondamentaux qui visent avant tout l’atteinte de l’équité et la prévention de l’injustice en préservant le caractère définitif des litiges.  Cela demeure vrai, comme l’ont affirmé les juges majoritaires dans Figliola, tant à l’égard des cours de justice que des tribunaux administratifs.  L’approche préconisée par nos collègues mine ces principes et risque de transformer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée en une enquête dépourvue de tout encadrement sur l’« équité » et l’« injustice » de la procédure des tribunaux administratifs et ravive une approche que la Cour a refusé d’appliquer dans Figliola.

I.       Contexte factuel

[79]                          L’appelant, Wayne Penner, a déposé une plainte contre deux agents de police, dans laquelle il alléguait que ceux‑ci étaient coupables d’inconduite au sens de la Loi sur les services policiers, L.R.O. 1990, ch. P.15, et du Code of Conduct (Règl. de l’Ont. 123/98, partie V, ann.).  Il alléguait que les agents de police avaient effectué une arrestation illégale et avaient fait usage d’une force excessive tant lors de l’arrestation qu’au poste de police.  M. Penner a également intenté une action civile devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour que les mêmes agents de police soient condamnés à lui verser des dommages-intérêts pour arrestation illégale, recours à une force excessive, détention injustifiée et poursuite abusive.

[80]                          En 2004, la plainte de M. Penner, déposée en application de la Loi sur les services policiers, a donné lieu à une audience disciplinaire devant un agent d’audience, un surintendant à la retraite de la Police provinciale de l’Ontario, nommé par le chef de police.  L’audience s’est déroulée pendant plusieurs jours durant lesquels 13 témoins ont été appelés, des pièces ont été produites — notamment des enregistrements audio et vidéo des événements pertinents — et où chaque partie, y compris M. Penner, a pu présenter des observations sur des questions de droit.  À titre de plaignant, M. Penner pouvait retenir les services d’un avocat, mais il a choisi de se représenter lui‑même.  Il a participé activement à l’instance : il a livré un témoignage, a participé au contre‑interrogatoire et a présenté des observations écrites. 

[81]                          L’agent d’audience a motivé sa décision par écrit.  Il a rejeté la plainte de M. Penner et a déclaré les agents de police non coupables d’inconduite.  Il a rejeté la plus grande partie du témoignage de M. Penner, lui préférant les dépositions des autres témoins, ainsi que les enregistrements audio et vidéo des événements. 

[82]                          L’agent d’audience a tiré les conclusions de fait suivantes :

                     il n’a [traduction] « trouvé aucun élément de preuve démontrant que les agents ont fait usage d’une force inutile ou excessive à l’endroit de M. Penner » (d.a., p. 112 (nous soulignons)); 

                     il a conclu qu’« il n’y a aucune preuve claire, convaincante ou pertinente démontrant que M. Penner a été victime d’un usage excessif ou illégal de la force lorsqu’il a été placé sous garde au poste de police » (p. 114 (nous soulignons)); 

                     il était « convaincu que M. Penner a adopté un comportement qui s’est transformé en hostilité » et que, par conséquent, « le degré de force utilisé lors de l’arrestation de M. Penner était tout à fait justifié » (p. 115 (nous soulignons)). 

[83]                          Invoquant ces conclusions, M. Penner a interjeté appel à la Commission civile des services policiers de l’Ontario.  Celle‑ci a infirmé la décision de l’agent d’audience au motif que les agents de police n’étaient pas légalement autorisés à arrêter M. Penner dans une salle d’audience pendant qu’un juge de paix présidait la séance. 

[84]                          Les intimés ont alors demandé le contrôle judiciaire de la décision de la Commission devant la Cour divisionnaire de l’Ontario.  Cette dernière a conclu à l’unanimité que la décision de la Commission était déraisonnable et a rétabli la décision de l’agent d’audience (Parker c. Niagara Regional Police Service (2008), 232 O.A.C. 317).  Selon la Cour divisionnaire, les conclusions de fait tirées par l’agent d’audience étaient [traduction] « fondées amplement sur la preuve » et il n’y avait « aucune erreur manifeste, aucune omission de tenir compte d’éléments de preuve concluants ou pertinents, ni aucune indication qu’il a mal interprété la preuve ou qu’il en a tiré des conclusions erronées » (par. 28).  M. Penner n’a pas interjeté appel de la décision de la Cour divisionnaire devant la Cour d’appel de l’Ontario. 

[85]                          Au terme de la procédure de contrôle judiciaire, les intimés (les défendeurs à l’action civile) ont présenté une motion en vertu de la règle 21.01 des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, visant à faire rejeter l’action civile intentée par M. Penner pour arrestation illégale, recours à une force excessive, détention injustifiée et poursuite abusive, en invoquant contre toutes ces allégations la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  Le juge des motions a accueilli la motion présentée en vertu de la règle 21 et a radié ces allégations de la déclaration de M. Penner. 

[86]                          La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté l’appel de M. Penner (2010 ONCA 616, 102 O.R. (3d) 700).  Elle a convenu avec le juge des motions que les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée avaient été réunies et a conclu qu’elle n’avait aucune raison d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de refuser d’appliquer cette doctrine dans la présente affaire. 

[87]                          Dans son pourvoi devant la Cour, M. Penner ne conteste pas directement la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ont été réunies.  Son pourvoi porte plutôt sur la question de savoir si la Cour d’appel a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, et il fait valoir qu’elle aurait dû refuser de le faire.

II.      Analyse

A.      Le rôle de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée

[88]                          La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée vise à protéger le caractère définitif des litiges en empêchant la remise en cause de questions déjà tranchées lors d’une instance antérieure.  Elle constitue la réaction théorique aux [traduction] « principes jumeaux [. . .] selon lesquels tout litige doit avoir une fin et [. . .] la même partie ne doit pas être harassée deux fois pour la même cause » (Carl Zeiss Stiftung, p. 946; K. R. Handley, Spencer Bower and Handley : Res Judicata (4e éd. 2009), p. 4; Donald J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada (3e éd. 2010), p. 4‑7). 

[89]                          Ces principes jumeaux sont souvent définis en fonction de l’intérêt public quant à la sauvegarde du caractère définitif des litiges — que ceux‑ci donnent lieu à des recours civils, criminels ou administratifs — et en fonction des intérêts individuels quant à la protection des parties contre l’iniquité des poursuites répétitives (voir EnerNorth Industries Inc., Re, 2009 ONCA 536, 96 O.R. (3d) 1, par. 53; Handley, p. 4; Lange, p. 7).  Toutefois, il est clair que les deux principes ont pour objectif fondamental de protéger l’équité et l’intégrité du système de justice en empêchant les procédures répétitives.  En d’autres termes, ces principes ne sont pas concurrents, mais plutôt fondamentalement liés.  Comme l’a reconnu récemment la Cour dans Figliola, l’objectif ultime de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’est pas atteint simplement en établissant un équilibre entre l’équité et le caractère définitif des décisions, mais en cherchant à protéger « l’équité du caractère définitif du processus décisionnel et [à] éviter la remise en cause de questions déjà tranchées par un décideur ayant compétence pour en connaître » (par. 36 (nous soulignons)).

[90]                          Dans l’arrêt Tsaoussis (Litigation Guardian of) c. Baetz (1998), 41 O.R. (3d) 257 (C.A.), p. 264‑265,  autorisation de pourvoi refusée, [1999] 1 R.C.S. xiv, le juge Doherty a fortement souligné l’importance fondamentale que revêt le caractère définitif pour le système juridique et pour les parties :

                    [traduction] Le caractère définitif est une caractéristique importante de notre système de justice, à la fois pour les parties au litige et, sur le plan institutionnel, pour la collectivité en général.  Pour les parties, il est nécessaire sur le plan économique et psychologique.  Pour la collectivité, il limite en quelque sorte le fardeau économique qu’impose chaque litige au système et confère aux décisions rendues par le système l’autorité qu’elles ne pourraient espérer détenir si elles étaient assujetties à une réévaluation et à une variation constantes : J.I. Jacob, The Fabric of English Civil Justice, Hamlyn Lectures 1987, p. 23-24.

                           Les parties et la collectivité ont besoin que les litiges aient un caractère définitif déterminé et discernable.  Les parties doivent pouvoir, à un certain point, savoir que la question a été tranchée et que leurs droits et obligations respectifs ont fait l’objet d’une décision définitive.  En l’absence d’une telle issue discernable, les parties ne peuvent pas avoir la certitude que la question a été tranchée définitivement; elles doivent supporter le fardeau économique et psychologique considérable d’instances de durée indéterminée où leurs droits et obligations respectifs sont réexaminés au fur et à mesure que les circonstances changent.

[91]                          En tant que type de chose jugée, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’apparente sur le plan conceptuel aux doctrines de la préclusion fondée sur la cause d’action, de la règle interdisant les contestations indirectes et de l’abus de procédure (Lange, p. 1‑4).  Tant individuellement que prises dans leur ensemble, ces doctrines deviennent fondamentales pour assurer le respect du principe du caractère définitif des jugements — elles ne sont [traduction] « pas de simple[s] règle[s] technique[s] », mais « se situ[ent] plutôt au cœur même du système de justice civile qui est voué à la recherche de la vérité [et] qui reconnaît aussi que la perfection est un objectif irréalisable et que le caractère définitif des décisions est nécessaire du point de vue pratique » (Revane c. Homersham, 2006 BCCA 8, 53 B.C.L.R. (4th) 76, par. 17).

B.      Le critère régissant la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée

[92]                          Le juge Dickson a énoncé dans Angle c. Ministre du Revenu National, [1975] 2 R.C.S. 248, les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée : (1) que la même question ait été décidée; (2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la fin de non‑recevoir soit finale; (3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la fin de non‑recevoir est soulevée (p. 254). 

[93]                          Toutefois, comme la Cour l’a reconnu dans Danyluk, les tribunaux conservent un pouvoir discrétionnaire résiduel d’appliquer ou non la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans un cas individuel.  Par conséquent, dans l’affaire mentionnée précédemment, la Cour a énoncé le test suivant à deux volets quant à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée :

                    Il s’agit, au cours de la première étape, de déterminer si le requérant [. . .] a établi l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité.  Dans l’affirmative, la cour doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée . . . [En italique dans l’original; références omises; par. 33.]

[94]                          Bien que formulée, au départ, dans le contexte d’une procédure judiciaire antérieure, la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est appliquée depuis longtemps aux décisions judiciaires ou quasi judiciaires prononcées par les commissions et les tribunaux administratifs.  En droit administratif, « l’objectif spécifique poursuivi consiste à assurer l’équilibre entre le respect de l’équité envers les parties et la protection du processus décisionnel administratif, dont l’intégrité serait compromise si on autorisait trop facilement les contestations indirectes ou l’engagement d’une nouvelle instance à l’égard de questions déjà tranchées » (Danyluk, par. 21).

[95]                          Selon les principes sous‑jacents à la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, l’équité envers les parties vise à empêcher le fardeau lié aux instances faisant double emploi — l’objectif de l’équité est associé au principe du caractère définitif.  En effet, dans Danyluk, le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour, s’est penché sur l’importance du caractère définitif des instances : 

                    Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause.  Une personne ne devrait être tracassée qu’une seule fois à l’égard d’une même cause d’action.  Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.  [par. 18] 

[96]                          Autrement dit, comme l’a indiqué le juge Binnie, « un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative » (par. 18).  C’est la thèse selon laquelle « la préclusion est une doctrine d’intérêt public qui tend à favoriser les intérêts de la justice » (par. 19) qui sous‑tend l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans ce contexte. 

[97]                          La Cour a réexaminé, dans Boucher c. Stelco Inc., 2005 CSC 64, [2005] 3 R.C.S. 279, l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’appliquer ou non la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans le contexte d’une procédure administrative antérieure.  La Cour a reconnu les objectifs différents des procédures concurrentes.  Néanmoins, dans cette affaire, la Cour a accordé un poids considérable à la stabilité et au caractère définitif des décisions ainsi qu’à l’importance de la déférence et d’autres recours appropriés en matière administrative, en tant que facteurs cruciaux pour déterminer s’il convient d’appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans un cas particulier : 

                        La situation dans laquelle pourrait se trouver l’intimée si ce n’était l’application des règles de la chose jugée ou de la préclusion illustre le danger d’une contestation incidente et du défaut d’exercer en temps utile les recours que connaît le système judiciaire canadien contre la décision d’un organisme administratif ou d’une cour de justice.  La stabilité et le caractère définitif des jugements constituent des objectifs fondamentaux et des conditions de l’efficacité de l’action judiciaire comme de l’effectivité des droits des intéressés.  [Nous soulignons; par. 35.] 

[98]                          Plus récemment, dans Figliola, la Cour s’est penchée sur l’application discrétionnaire de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et des doctrines connexes dans les procédures administratives.  Dans cette affaire, les juges majoritaires ont souligné l’importance du principe sous‑jacent du caractère définitif pour l’intégrité du système de justice, faisant remarquer que « ce ne sont pas tant des dogmes doctrinaux précis qui devraient guider [l’application discrétionnaire des doctrines telle la préclusion découlant d’une question déjà tranchée] que les objets de la disposition, qui sont d’assurer l’équité du caractère définitif du processus décisionnel et d’éviter la remise en cause de questions déjà tranchées . . . » (par. 36). 

[99]                          Dans Figliola, les juges majoritaires ont rejeté expressément l’approche voulant que l’équité et le caractère définitif des décisions soient des objectifs distincts.  Ils ont plutôt décidé que préserver le caractère définitif d’une décision administrative et empêcher les remises en cause protégeait mieux l’équité et l’intégrité du système de justice ainsi que les intérêts de la justice : 

                    La justice est accrue par la protection de l’attente des parties qu’elles ne soient pas sujettes à des instances supplémentaires, devant un forum différent, pour des questions qu’elles estimaient résolues définitivement.  Le magasinage de forum pour que l’issue d’un litige soit différente et meilleure peut être maquillé de nombreux qualificatifs attrayants, l’équité n’en fait toutefois pas partie.  [par. 36] 

[100]                      Cette approche respecte les principes bien établis sous‑jacents à la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et à celle de la chose jugée qui mettent en valeur et protègent le caractère définitif du litige. 

C.      La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et les décisions administratives

[101]                      La confirmation récente par la Cour, dans Figliola, du principe du caractère définitif sous‑jacent à la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est essentielle pour assurer le respect des principes sous‑jacents de notre approche moderne du droit administratif.  L’approche préconisée par nos collègues en ne sauvegardant pas le caractère définitif des décisions sape aussi gravement ces principes.  Lorsqu’on applique la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, il n’existe aucune raison de traiter la procédure administrative différemment de la procédure judiciaire au nom de l’« équité ».  Agir ainsi minerait l’ensemble du système de droit administratif.

[102]                      Dans Rasanen c. Rosemount Instruments Ltd. (1994), 17 O.R. (3d) 267 (C.A.), la Cour a décrit de la manière qui suit la raison d’être des tribunaux administratifs :

                    [traduction] [Les tribunaux administratifs] ont été expressément créés à titre d’organismes indépendants comme solution de rechange au processus judiciaire et notamment à sa panoplie de procédures.  Conçus pour être plus légers, plus accessibles, moins formels et plus expéditifs, ces organismes décisionnels impartiaux devaient trancher les litiges dans leur domaine de spécialisation plus rapidement et plus facilement, mais de manière tout aussi efficace et crédible . . .

                        . . . La méthode de règlement des litiges devant ces tribunaux peut sembler peu orthodoxe aux personnes habituées à la salle d’audience, mais bien qu’elle soit peu connue des connaisseurs des principes judiciaires, elle constitue tout autant une forme et une tribune de justice pour ses usagers.  [En italique dans l’original; p. 279‑280.]

[103]                      Lorsqu’on applique la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans le contexte du droit administratif, il est inadmissible d’invoquer les différences entre le processus et les procédures judiciaires et ceux utilisés par l’organisme administratif pour écarter le principe du caractère définitif des décisions.  On ne saurait non plus invoquer les objectifs différents visés par la procédure des tribunaux administratifs.  Autrement, toute question substantive de droit pourrait être réexaminée dans le cadre d’instances civiles ultérieures ou concurrentes, car on peut dire presque dans tous les cas que ces procédures ont des objectifs différents.  L’application discrétionnaire de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée en droit administratif reconnaît que toute la panoplie de mesures de protection et de procédures ne se retrouve peut‑être pas dans le cadre d’une procédure administrative.  Cependant, ni l’absence de telles mesures ni les objectifs différents d’un processus administratif ne suffisent en eux‑mêmes pour justifier l’exercice par le tribunal de son pouvoir discrétionnaire.  En d’autres termes, la partie requérante ne peut chercher à [traduction] « s’appuyer sur des préoccupations touchant à l’équité en général qui surgissent chaque fois que la conclusion invoquée est tirée par un tribunal dont les procédures sont sommaires et dont les fonctions sont plus restreintes que celles des cours de justice » (Schweneke c. Ontario (2000), 47 O.R. (3d) 97 (C.A.), par. 41).

[104]                      Dans Figliola, les juges majoritaires font constamment référence conjointement aux décisions des tribunaux et des cours de justice lorsqu’ils discutent des principes applicables — y compris l’exercice du pouvoir discrétionnaire — et ils ne font jamais de distinction entre celles-ci.  L’idée que ce pouvoir discrétionnaire devrait être plus étendu lorsqu’il est question de tribunaux administratifs n’est évoquée que dans la dissidence (par. 61).

[105]                      Les objectifs stratégiques sous‑jacents à la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée — éviter les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives — sont renforcés si l’on admet que les décisions administratives sont exécutoires dans des circonstances appropriées.  Comme l’a reconnu la Cour dans Figliola,

                    [l]e respect du caractère définitif d’une décision [. . .] administrative renforce l’équité et l’intégrité des tribunaux [. . .] administratifs ainsi que de l’administration de la justice; à l’opposé, la remise en cause de questions déjà tranchées par un forum compétent peut miner la confiance envers l’équité et l’intégrité du système en créant de l’incohérence et en suscitant des recours faisant inutilement double emploi (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 38 et 51).  [par. 34]

[106]                      En outre, le principe du caractère définitif des décisions qui sous‑tend la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est directement lié au principe de la déférence en droit administratif.  L’application de cette doctrine reconnaît que « les parties devaient pouvoir être assurées du caractère définitif des décisions administratives, en particulier, parce que ces régimes visent à faciliter le règlement rapide des différends » (Figliola, par. 27).  Elle reconnaît aussi le principe de déférence qui sous‑tend la jurisprudence de la Cour en matière de contrôle judiciaire ainsi que l’importance et la valeur accordées aux décisions administratives (voir, par exemple, Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 11).  Elle donne aussi effet au principe selon lequel l’existence d’un autre recours approprié oblige les parties de se prévaloir du mécanisme approprié de contrôle judiciaire ou d’appel pour contester la validité ou le bien‑fondé d’une décision administrative, en les empêchant de contourner ces processus pour rechercher un résultat différent devant un nouveau forum.  En l’espèce, il est difficile de concilier le vaste exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel de ne pas appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée avec l’importance de la déférence envers les décisions administratives qui est à la base de la jurisprudence de la Cour en matière de contrôle judiciaire.  Ce faisant, nos collègues nient ainsi la valeur et l’importance des décisions des tribunaux administratifs, que la Cour a tout particulièrement soulignée à maintes reprises.

[107]                      Les cours ne devraient pas se servir de leur pouvoir discrétionnaire résiduel de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée pour imposer un modèle particulier de décision, à l’encontre du principe de déférence qui est au cœur du droit administratif.  Lorsque le législateur confère à un tribunal le pouvoir nécessaire de prendre une décision et que la décision en question est de nature judiciaire ou quasi judiciaire, on contreviendrait au principe de déférence.  En effet, on élargirait la portée du pouvoir discrétionnaire des cours de justice d’une manière qui, dans la plupart des cas, permettrait à la partie perdante de contourner le contrôle judiciaire et de s’adresser plutôt à une cour de justice pour qu’elle se prononce une nouvelle fois sur le fond de l’affaire.  Comme l’a écrit la Cour d’appel de l’Ontario dans Schweneke, une application trop large du pouvoir discrétionnaire dans le contexte administratif aurait pour effet [traduction] d’« écarter complètement la règle qui permet l’application de la doctrine aux conclusions tirées par les tribunaux dont les procédures, quoique de nature judiciaire, sont moins élaborées que celles applicables dans le cadre d’un litige civil » (par. 39). 

[108]                      Ces réflexions nous amènent à examiner la manière dont il convient d’appliquer en l’espèce les principes énoncés dans l’arrêt Figliola.

D.      Application

[109]                      Les arguments présentés par M. Penner dans le cadre de l’appel portent pour l’essentiel que les procédures disciplinaires de la police ne possédaient pas [traduction] « les caractéristiques d’un procès civil ordinaire ».  Plus particulièrement, il plaide que ses droits de participation à titre de plaignant étaient limités, que le régime législatif n’est pas compatible avec l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, que l’agent d’audience ne jouissait pas d’une véritable indépendance et que la norme de preuve dans le cadre des procédures disciplinaires était plus élevée qu’en matière civile.  Pour ces motifs, soutient‑il, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et refuser, en l’espèce, d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[110]                      Les arguments de M. Penner sont totalement incompatibles avec la jurisprudence antérieure de la Cour et avec l’approche concernant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée formulée récemment par notre Cour dans Figliola.  L’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel de la Cour de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devrait obéir à un souci d’équité et préserver le caractère définitif d’un litige.  Il ne devrait pas être exercé de manière à imposer un modèle particulier de décision, à miner l’intégrité des tribunaux administratifs, et à refuser à leurs décisions la déférence qu’elles commandent selon la jurisprudence de la Cour.  En appliquant ces principes en l’espèce, nous constatons qu’il n’y a pas lieu d’exercer notre pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.   

[111]                      L’audience disciplinaire menée par l’agent d’audience est conçue pour établir un processus décisionnel indépendant, équitable, responsable et exécutoire.  Elle s’est déroulée conformément aux exigences de la loi et aux principes de l’équité procédurale : voir la Loi sur les services policiers, par. 64(7) à (10) et art. 69; Loi sur l’exercice des compétences légales, L.R.O. 1990, ch. S.22.  L’agent d’audience a examiné des témoignages sous serment et des observations écrites.  À titre de partie à l’instance, M. Penner a eu la possibilité de présenter des éléments de preuve, de contre‑interroger les témoins et de présenter des observations.  Il avait le choix de retenir les services d’un avocat.  Il pouvait demander le contrôle judiciaire de la procédure en vertu du droit d’appel prévu par la loi — droit que M. Penner a exercé en l’espèce et qui, en fin de compte, a mené au contrôle de la décision de l’agent d’audience par la Cour divisionnaire. 

[112]                      Par conséquent, l’agent d’audience a rendu sa décision dans des circonstances où M. Penner connaissait le fardeau de preuve qui lui incombait, il a pleinement eu la possibilité d’établir cette preuve et il a été débouté.  S’il avait eu gain de cause, la décision de l’agent d’audience aurait lié tout autant les parties. 

[113]                      Or, la contrepartie que procure la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée porte directement sur l’argument de M. Penner selon lequel l’instance avait un objet différent et que, parce que l’audience disciplinaire ne lui permettait pas de réclamer des dommages‑intérêts, il devrait être autorisé à intenter une action civile.  Comme l’a conclu la Cour d’appel, la différence entre les objets des deux instances n’est pas un facteur déterminant en l’espèce, puisque M. Penner a eu la possibilité de tirer un avantage financier indirect dans le cadre de l’audience disciplinaire.  Si l’agent d’audience avait conclu à l’inconduite des agents de police, l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée aurait été utile au plaignant dans le cadre d’une action civile subséquente en dommages‑intérêts.  Pour l’essentiel, dans un tel cas de figure, le plaignant serait libéré de l’obligation d’établir le préjudice et l’instance civile se poursuivrait directement par l’évaluation des dommages‑intérêts.  Autrement dit, comme l’a indiqué la Cour d’appel en l’espèce, [traduction] « la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est applicable dans les deux sens » (par. 43).

[114]                      M. Penner se fonde aussi sur des dispositions particulières de la Loi sur les services policiers, qui, d’après lui, sont incompatibles avec l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée puisqu’elles prévoient expressément des instances civiles parallèles.  Il invoque notamment les par. 69(8), 69(9) et l’art. 80 (maintenant les par. 83(7), 83(8) et l’art. 95), qui portent sur le privilège prévu par la loi et la confidentialité.  Cet argument n’est pas convaincant.  Les dispositions en question de la Loi sur les services policiers visent à garantir l’intégrité du processus disciplinaire.  Elles ne donnent pas à entendre que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne peut pas être appliquée pour prononcer l’irrecevabilité d’instances civiles.  Comme le fait observer l’auteur Lange, lorsque le législateur a l’intention d’empêcher l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée à une décision administrative, il doit exprimer clairement dans la loi son intention à cet égard (p. 122). 

[115]                      Même lorsque le libellé de la loi prévoit expressément des droits ou des recours civils connexes, les tribunaux ont appliqué la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  Par exemple, dans Wong c. Shell Canada Ltd. (1995), 174 A.R. 287, autorisation de pourvoi refusée, [1996] 3 R.C.S. xiv, la Cour d’appel de l’Alberta a examiné la question de savoir si l’al. 9(1)(a) du Employment Standards Code, S.A. 1988, ch. E‑10.2, empêchait l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Selon l’alinéa 9(1)(a), [traduction] « [l]a présente loi n’a pas pour effet de porter atteinte aux recours civils que l’employé peut exercer contre son employeur ».  L’employé faisait valoir que le par. 9(1) du Code visait à protéger une action civile, sans égard au fait qu’il avait demandé une réparation en vertu du Code et obtenu une décision définitive.  La Cour d’appel a rejeté cette interprétation :

                            [traduction]  Bien que l’al. 9(1)(a) ne vise pas à supprimer de droits reconnus par la common law, et qu’il cherche en fait à les préserver, son libellé ne fait pas obstacle à l’application par les tribunaux de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.  Le législateur donne à l’employé le choix du tribunal à qui il va s’adresser.  L’employé peut intenter une action ou exercer les recours prévus dans le Code.  La loi ne prévoit pas la possibilité que l’employeur exerce les deux recours à l’égard de la même plainte.  [par. 14]

(Voir également Rasanen.)

[116]                      Dans le même ordre d’idées, les dispositions — qui prévoient des instances civiles — invoquées par M. Penner en l’espèce n’empêchent pas expressément l’application par un tribunal de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. 

[117]                      Qui plus est, interpréter ces dispositions de façon à empêcher l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée contredirait les objectifs de la Loi sur les services policiers, qui vise à rehausser la confiance du public dans la prestation de services policiers, notamment le traitement des plaintes.  Empêcher les tribunaux d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans le contexte d’une procédure disciplinaire irait à l’encontre de cet objectif — les décisions ne seraient pas définitives ou ne lieraient pas les parties, elles pourraient être remises en cause et donner lieu à des résultats contradictoires.  Un résultat semblable minerait la confiance du public dans le processus de traitement des plaintes et, de façon plus générale, dans l’intégrité du processus décisionnel administratif. 

[118]                      M. Penner conteste en outre la question de l’indépendance de l’agent d’audience en l’espèce.  Plus particulièrement, M. Penner soutient que, puisque la Loi sur les services policiers exige que le chef de police nomme l’enquêteur, le poursuivant et l’agent d’audience pour traiter la plainte, le processus d’audience disciplinaire est privé d’un arbitre indépendant et impartial.  M. Penner a soulevé de nouveau cette question dans son pourvoi devant la Cour. 

[119]                      La méthode de nomination de l’arbitre ne devrait pas justifier l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire de refuser d’appliquer en l’espèce la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. 

[120]                      En 2004, le gouvernement de l’Ontario a demandé à l’honorable Patrick J. LeSage, c.r., de rédiger un rapport sur le processus de traitement des plaintes régi par la Loi sur les services policiers (voir l’honorable Patrick J. LeSage, Rapport sur le système ontarien de traitement des plaintes concernant la police (2005))Le rapport LeSage, publié en 2005, contient de nombreuses recommandations concernant l’enquête sur les plaintes concernant la police et l’audition de ces plaintes.  Dans son rapport, LeSage a expressément rejeté les préoccupations relatives à l’indépendance des enquêteurs et des arbitres dans le cadre du processus de traitement des plaintes :

                    D’autres intervenants préconisent l’instauration d’un processus indépendant d’audience en cas de plainte du public.  Les poursuites et le processus décisionnel seraient tout à fait indépendants.  Je reconnais que l’on réclame une indépendance accrue du processus d’audience.  Les arguments en sa faveur sont d’ailleurs convaincants.  Il faut éviter les conflits d’intérêts; c’est pourquoi la responsabilité des audiences ne devrait pas être confiée intégralement à des membres du corps de police, qui ont des rapports quotidiens.  Ce problème touche particulièrement les petits corps de police, qui devraient faire appel à des poursuivants et à des agents enquêteurs de l’extérieur.  La loi actuelle aborde déjà cette situation en permettant aux chefs de police de désigner des poursuivants et des agents enquêteurs qui ne font pas partie du corps de police.  [Nous soulignons; p. 84-85.]

[121]                      Bref, le rapport LeSage a confirmé le mode de nomination des enquêteurs et des arbitres prévu par la Loi sur les services policiers.  En fait, selon l’auteur du rapport, le système de nomination même que M. Penner cherche à contester dans le présent pourvoi avait déjà bien répondu aux préoccupations quant aux conflits d’intérêts et à l’indépendance du processus décisionnel.  

[122]                      Quoi qu’il en soit, le chef de police n’a joué aucun rôle dans les événements à l’origine des plaintes en l’espèce.  Il a désigné un poursuivant de l’extérieur et un arbitre indépendant, soit un surintendant à la retraite d’un autre corps de police.  L’impartialité de l’agent d’audience à l’audience disciplinaire ou dans le cadre de l’une ou l’autre des procédures tenues devant les instances inférieures n’a pas été contestée.  Rien dans la preuve n’indique que le chef de police a entravé de quelque manière que ce soit le travail de l’arbitre.  Nous devons ajouter que des modes de nomination similaires sont plutôt fréquents en droit du travail, ainsi que dans d’autres domaines du droit, et ne sont pas considérés comme un obstacle à l’indépendance du processus décisionnel.  Le mandat de longue durée n’est pas le seul critère ou la seule condition de l’indépendance du processus décisionnel.

[123]                      Enfin, M. Penner soutient qu’il ne convient pas d’appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée en l’espèce puisque le fardeau de la preuve est différent dans le cadre des instances civiles.  La norme de preuve prévue par la Loi sur les services policiers exige que l’inconduite d’un agent de police soit « prouvée sur la foi de preuves claires et convaincantes » (par. 64(10); maintenant par. 84(1)).  Il s’agit d’une norme plus élevée que la norme de la prépondérance des probabilités qui est requise en matière civile. 

[124]                      M. Penner invoque la décision Porter c. York (Regional Municipality) Police, [2001] O.J. No. 5970 (QL), où la Cour supérieure de justice de l’Ontario a affirmé que, parce que la décision de l’agent d’audience [traduction] « reposait sur une norme de preuve élevée et qu’elle aurait pu être différente si elle avait été rendue en fonction d’une norme civile moins exigeante » (par. 11), la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne devait pas empêcher une action civile subséquente.

[125]                      Toutefois, contrairement à la situation qui a mené à la décision Porter, la norme de preuve n’a pas eu d’incidence sur la décision de l’agent d’audience en l’espèce.  Celui‑ci a tiré des conclusions de fait claires à l’encontre de M. Penner.  Les conclusions de l’agent d’audience sont non équivoques : il n’a constaté [traduction] « aucun [. . .] élément de preuve » qui étaye les allégations de M. Penner (d.a., p. 114 (nous soulignons)).  Lors du contrôle judiciaire, la Cour divisionnaire a conclu que les conclusions de fait n’étaient pas entachées d’erreur et qu’elles étaient [traduction] « fondées amplement sur la preuve » (par. 28).  Le fardeau de la preuve n’est donc pas pertinent en l’espèce — il n’existe tout simplement aucun élément de preuve qui étaye les allégations de M. Penner quelque soit la norme de preuve. 

[126]                      Nous ne voyons aucune raison de permettre à M. Penner de contourner les conclusions claires de l’agent d’audience et d’imposer aux parties une instance faisant double emploi qui, en l’espèce, conduirait forcément au même résultat. 

[127]                      Par conséquent, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens devant toutes les cours.

                    Pourvoi accueilli avec dépens devant toutes les cours, les juges LeBel, Abella et Rothstein sont dissidents.

                    Procureurs de l’appelant : Falconer Charney, Toronto.

                    Procureurs des intimés : Blaney McMurtry, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Alliance urbaine sur les relations interraciales : Stevensons, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : Holmes & King, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des policiers : Paliare, Roland, Rosenberg, Rothstein, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Dewart Gleason, Toronto.

 

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