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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760

Date : 20150717

Dossier : 35947

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Jason Rodgerson

Intimé

 

Traduction française officielle

 

Coram : Les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 56)

Le juge Moldaver (avec l’accord des juges Abella, Rothstein, Cromwell et Karakatsanis)

 

 

 

 


R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760

Sa Majesté la Reine                                                                                        Appelante

c.

Jason Rodgerson                                                                                                  Intimé

Répertorié : R. c. Rodgerson

2015 CSC 38

No du greffe : 35947.

2015 : 14 janvier; 2015 : 17 juillet.

Présents : Les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit criminel — Meurtre — Exposé au jury — Preuve — Comportement postérieur à l’infraction — Après avoir tué la victime, l’accusé a dissimulé son corps et nettoyé les lieux du décès — L’accusé a tenté d’échapper aux policiers et leur a menti — Directives du juge du procès au jury quant à l’utilisation qu’il pouvait faire du comportement de l’accusé postérieur à l’infraction dans son appréciation de l’intention requise pour commettre un meurtre — Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans ses directives au jury concernant la dissimulation et le nettoyage? — Dans l’affirmative, cette erreur, combinée aux directives erronées relatives au fait que l’accusé avait tenté d’échapper aux policiers et leur avait menti, était‑elle fatale? — Effet préjudiciable, sur le système de justice criminelle, des directives au jury longues et complexes.

                    R a été accusé du meurtre au premier degré de Y. Au procès, nul n’a contesté que R avait causé la mort de Y. En défense, R a invoqué principalement la légitime défense, mais il a aussi invoqué l’absence d’intention, la provocation et l’absence de preuve établissant le meurtre au premier degré. Il a témoigné que Y et lui ont eu des rapports sexuels consensuels, qu’ils ont eu ensuite une violente querelle et que Y l’a attaqué avec un couteau. Il s’en est suivi une altercation au terme de laquelle Y a trouvé la mort. R a maintenu qu’il n’avait pas l’intention de tuer ou de blesser grièvement Y. Il a plutôt expliqué n’avoir employé qu’une force modérée et que le décès de Y était accidentel. Pour réfuter la thèse de R concernant la force employée et la question de l’intention, l’avocat du ministère public s’est fondé sur l’analyse médicolégale des blessures subies par Y et sur les résultats de l’analyse des taches de sang trouvées à la résidence de R, ainsi que sur la preuve des efforts que R avait déployés après l’infraction pour dissimuler le corps de Y et nettoyer les lieux de son décès. Le ministère public a aussi présenté des éléments de preuve démontrant que R avait tenté d’échapper aux policiers et leur avait d’abord menti au sujet de la personne responsable du décès de Y.

                    Un jury a reconnu R coupable de meurtre au second degré. En appel de sa déclaration de culpabilité, R a maintenu que le juge du procès n’avait pas bien expliqué aux jurés les diverses façons dont ils pouvaient utiliser le comportement postérieur à l’infraction de R et les façons dont ils ne pouvaient pas l’utiliser. La Cour d’appel à la majorité a accepté cet argument et a ordonné la tenue d’un nouveau procès sur l’accusation de meurtre au second degré.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    Le ministère public admet que le juge du procès a commis une erreur en disant aux jurés qu’ils pouvaient, pour se prononcer sur la question de l’intention, prendre en compte le fait que R avait tenté d’échapper aux policiers et leur avait menti. Les directives relatives aux autres comportements de R postérieurs à l’infraction, soit la dissimulation du corps de Y et le nettoyage des lieux de son décès, sont au cœur du présent pourvoi.

                    Pour établir que R était coupable de meurtre plutôt que d’homicide involontaire coupable, le ministère public devait prouver qu’il avait l’intention de causer la mort de Y ou de lui infliger des lésions corporelles qu’il savait être de nature à causer la mort. La pierre angulaire de sa thèse résidait dans la nature et la gravité des blessures subies par Y ainsi que le degré de force requis pour les lui infliger. Le ministère public a plaidé que la preuve médicolégale révélait une altercation physique plus prolongée et violente que ce que R avait laissé entendre dans sa version des faits.

                    Il est relativement aisé de comprendre de quelle façon les efforts déployés par R pour dissimuler le corps et nettoyer les lieux pouvaient étayer l’inférence qu’il a agi de façon illégale. Toutefois, ces efforts pouvaient également permettre de conclure que R avait tenté de dissimuler le corps de Y et de nettoyer les lieux de son décès afin de dissimuler la nature et la gravité des blessures qu’elle avait subies, ainsi que le degré de force requis pour les infliger. Ces éléments auraient à leur tour pu être pertinents pour trancher la question de l’intention requise pour commettre un meurtre : plus les blessures étaient graves et plus la force requise pour les infliger était grande, plus il était possible d’en déduire qu’il avait l’intention de la tuer ou de lui causer des lésions corporelles qu’il savait être de nature à causer la mort.

                    Ce raisonnement par déduction était ténu et la pertinence de la preuve était faible. Le juge du procès aurait dû aider le jury en lui donnant des directives précises sur la façon d’utiliser ces éléments de preuve pour l’examen de la question de l’intention. Cependant, les sections des directives au jury concernant l’intention n’ont pas établi de lien entre, d’une part, les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage et, d’autre part, la nature et la gravité des blessures infligées à Y ainsi que la force requise pour les infliger. Les directives ont plutôt simplement répété l’existence de ces éléments de preuve et ont dit aux jurés qu’ils devaient en tenir compte au même titre que tous les autres éléments de preuve. Il s’agissait là d’une erreur de droit qui créait un risque que le jury déclare R coupable de meurtre en se fondant uniquement sur l’inférence plus générale que la dissimulation et le nettoyage indiquaient que R était conscient de sa culpabilité et qu’il voulait empêcher que l’on découvre qu’il avait causé illégalement la mort de quelqu’un.

                    Après que le jury eût écarté la légitime défense, la question de l’intention de R devenait la question cruciale au procès. En outre, la preuve du ministère public n’était pas accablante. En conséquence, la disposition réparatrice ne s’applique pas et R a droit à un nouveau procès pour meurtre au second degré.

                    Le ministère public et le juge dissident en Cour d’appel se sont dits préoccupés par le fait qu’exiger des directives plus précises sur les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage pourrait alimenter davantage la tendance vers des exposés au jury plus longs et plus complexes. Bien que ces préoccupations soient légitimes, quelques modestes modifications auraient produit un exposé sans erreurs de droit. Par ailleurs, un grand nombre des directives qui y figuraient auraient pu et auraient dû être supprimées. La longueur, les redites et la complexité de l’exposé au jury n’étaient pas justifiées.

                    Le juge du procès doit atteindre un équilibre délicat en rédigeant un exposé au jury qui est à la fois complet et compréhensible. Il va tout autant à l’encontre de ce rôle de donner des directives trop longues que de faire un exposé trop court. Les juges du procès ont entrepris de citer de longs passages de recueils de modèles de directives pour protéger leurs verdicts contre les appels. Mais les recueils de modèles de directives ne se transforment pas nécessairement en directives modèles. Ils sont là pour guider, non pour prescrire. Le défaut d’isoler les questions critiques dans une affaire et d’adapter les exposés à ces questions rend inévitablement les directives moins utiles au jury. L’objectif fondamental des directives au jury doit être d’éduquer et non de compliquer les choses.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345; R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72; R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433; R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523; R. c. Jack (1993), 88 Man. R. (2d) 93, conf. par [1994] 2 R.C.S. 310; R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314; R. c. Hebert, [1996] 2 R.C.S. 272; R. c. Mathisen, 2008 ONCA 747, 239 C.C.C. (3d) 63; R. c. Pintar (1996), 30 O.R. (3d) 483; R. c. Mack, 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3; R. c. McNeil (2006), 84 O.R. (3d) 125; R. c. Zebedee (2006), 81 O.R. (3d) 583.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 34(1)  [mod. 2012, c. 9, art. 2], (2) [idem], 35 [idem], 686(1)b)(iii).

Doctrine et autres documents cités

Granger, Christopher. The Criminal Jury Trial in Canada, 2nd ed., Scarborough (Ont.), Carswell, 1996.

Watt, David. Helping Jurors Understand, Toronto, Thomson Carswell, 2007.

Watt, David. Ontario Specimen Jury Instructions (Criminal), Toronto, Thomson Carswell, 2003.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Feldman et MacPherson), 2014 ONCA 366, 319 O.A.C. 254, 309 C.C.C. (3d) 535, [2014] O.J. No. 2232 (QL), 2014 CarswellOnt 5936 (WL Can.), qui a annulé la déclaration de culpabilité de meurtre au deuxième degré prononcée contre l’accusé et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

                    Megan Stephens, pour l’appelante.

                    Christopher Hicks et Kristin Bailey, pour l’intimé.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Le juge Moldaver  —

I.              Aperçu

[1]                              Jason Rodgerson a été accusé du meurtre au premier degré d’Amber Young. Il a été jugé par un tribunal composé d’un juge et d’un jury et il a été reconnu coupable de meurtre au second degré.

[2]                              Au procès, nul n’a contesté que M. Rodgerson avait causé la mort de Mme Young. Ce dernier a plutôt invoqué comme principal moyen de défense qu’il avait agi en légitime défense lorsqu’il l’a tuée. À titre subsidiaire, il a invoqué l’absence d’intention et la provocation dans le but de faire réduire l’accusation de meurtre à celle d’homicide involontaire coupable. Enfin, il a maintenu que suivant la preuve, le crime de meurtre au premier degré n’avait pas été établi.

[3]                              Dans le cadre de son allégation de légitime défense, M. Rodgerson a admis avoir employé la force contre Mme Young au moment de son décès. Il a toutefois maintenu que la force en question était modérée et qu’elle visait uniquement à le protéger contre la mort ou contre des lésions corporelles graves. En faisant usage de cette force, il n’avait pas l’intention de tuer ou de blesser grièvement Mme Young. Selon lui, le décès causé par le recours à la force était purement accidentel.

[4]                              Le ministère public a tenté de réfuter la thèse de M. Rodgerson suivant laquelle la force employée était modérée et ne visait pas à tuer ou à blesser grièvement Mme Young. À cette fin, l’avocat du ministère public s’est fondé en partie sur certains aspects du comportement de M. Rodgerson postérieur à l’infraction, notamment sur les efforts qu’il avait déployés pour dissimuler le corps de la victime dans la cour arrière de sa maison et pour nettoyer les lieux où elle était décédée.

[5]                              Le ministère public a également présenté au procès d’autres éléments de preuve au sujet du comportement de l’accusé après l’infraction. Plus précisément, le ministère public a présenté des éléments de preuve démontrant que M. Rodgerson avait tenté d’échapper aux policiers lorsque ceux-ci s’étaient présentés pour perquisitionner chez lui, et qu’il leur avait d’abord menti sur l’identité de la personne responsable de la mort de Mme Young. Les parties reconnaissent que ces éléments de preuve n’ont eu aucune incidence sur la question de l’intention de M. Rodgerson.

[6]                              Au procès, M. Rodgerson a plaidé que les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage des lieux n’avaient aucun rapport avec la question de son intention. Le juge du procès n’était pas de cet avis. Toutefois, dans son exposé au jury, le juge n’a pas expliqué le cadre limité et quelque peu nuancé à l’intérieur duquel les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage pouvaient être utilisés pour démontrer l’intention requise pour commettre un meurtre. Il n’a pas non plus précisé aux jurés que les autres agissements de M. Rodgerson après l’infraction — le fait qu’il avait tenté d’échapper aux policiers et de les induire en erreur — ne pouvaient servir à établir l’intention. Au lieu de limiter, comme il aurait dû le faire, l’utilisation de ces éléments de preuve de sorte qu’ils ne servent que pour écarter le moyen de la légitime défense et pour établir que Mme Young était décédée par suite d’un acte illégal, le juge du procès a aussi permis aux jurés d’en tenir compte pour se prononcer sur la question de l’intention. Par son verdict, le jury a de toute évidence estimé que M. Rodgerson avait l’intention requise pour commettre un meurtre.

[7]                              Dans le cadre de l’appel de sa déclaration de culpabilité devant la Cour d’appel de l’Ontario, M. Rodgerson a invoqué plusieurs moyens d’appel portant sur les directives données aux jurés. Il a notamment reproché au juge du procès de ne pas avoir bien expliqué aux jurés les diverses façons dont ils pouvaient utiliser le comportement postérieur à l’infraction de M. Rodgerson, et les façons dont ils ne pouvaient pas l’utiliser.

[8]                              Au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel, le juge Doherty a conclu que : (1) la preuve relative à la tentative de M. Rodgerson d’échapper aux policiers et aux mensonges faits aux policiers n’était pas pertinente pour déterminer s’il avait l’intention requise pour commettre un meurtre; (2) le juge du procès avait commis une erreur en disant au jury qu’il pouvait, dans son appréciation de l’intention, prendre en compte la preuve concernant la tentative de fuite et les mensonges de M. Rodgerson; (3) les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage des lieux par M. Rodgerson étaient pertinents pour se prononcer sur la question de l’intention, mais que le juge du procès n’avait pas donné de directives au jury sur la façon limitée dont ces éléments de preuve pouvaient être utilisés à cette fin; (4) la disposition réparatrice du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , le sousal. 686(1)b)(iii), ne s’appliquait pas (2014 ONCA 366, 319 O.A.C. 254). En conséquence, les juges majoritaires ont ordonné la tenue d’un nouveau procès.

[9]                              Le juge MacPherson, dissident, a convenu avec les juges majoritaires que le juge du procès avait commis une erreur dans ses directives au sujet de l’utilisation du fait que M. Rodgerson avait tenté d’échapper aux policiers et leur avait menti. Il a estimé que, prise isolément, cette erreur était mineure. Au sujet des éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage, il n’était pas d’accord avec la conclusion des juges majoritaires suivant laquelle des instructions plus précises étaient nécessaires. À son avis, la mise en garde générale que le juge du procès avait servie aux jurés dans ses directives au sujet des dangers que comportait la prise en compte des éléments de preuve relatifs au comportement postérieur à l’infraction était suffisante. Comme il n’avait décelé qu’une seule erreur mineure dans l’exposé au jury, le juge MacPherson aurait appliqué la disposition réparatrice et il aurait rejeté l’appel.

[10]                          La seule question en litige devant notre Cour est de savoir si les juges majoritaires ont eu raison de conclure que le juge du procès avait commis une erreur dans ses directives relatives à la dissimulation et au nettoyage et, dans l’affirmative, si cette erreur — combinée aux directives erronées relatives au fait que M. Rodgerson avait tenté d’échapper aux policiers et leur avait menti — était fatale. Je conclus que les juges majoritaires avaient raison sur les deux points et je confirmerais l’ordonnance relative à la tenue d’un nouveau procès. Toutefois, avant d’aborder ces questions, j’estime qu’il est nécessaire d’examiner les circonstances entourant le décès de Mme Young et de résumer les éléments de preuve pertinents présentés au procès de M. Rodgerson.

II.           Contexte factuel

A.           Le décès de Mme Young

[11]                          Le 26 octobre 2008, M. Rodgerson et Mme Young se sont rencontrés pour la première fois dans un bar d’Oshawa, en Ontario. Ils avaient tous les deux bu plus tôt le même jour, et Mme Young avait aussi pris divers médicaments sur ordonnance. Ils ont parlé et bu ensemble au bar et Mme Young a donné à M. Rodgerson un comprimé d’ecstasy. Elle lui a dit qu’il valait cinq dollars. Après avoir quitté le bar, Mme Young a accompagné M. Rodgerson chez lui. Alors qu’ils étaient au salon, Mme Young a demandé à plusieurs reprises à M. Rodgerson de lui donner les cinq dollars qu’il lui devait.

[12]                          M. Rodgerson est la seule personne qui a été témoin du décès de Mme Young. Au procès, il a témoigné que lui et Mme Young avaient eu des rapports sexuels consensuels, d’abord dans le salon, puis dans sa chambre. Selon M. Rodgerson, peu après être passé à la chambre, il a perdu tout intérêt pour Mme Young et il lui a suggéré de retourner au bar ensemble. Mme Young a demandé de nouveau à M. Rodgerson l’argent qu’il lui devait, ce à quoi il lui a répondu : [traduction] « T’es quoi, toi? Une espèce de pute? » M. Rodgerson a expliqué que Mme Young a alors réagi en l’attaquant avec un couteau et qu’ils en sont venus aux coups. Cette altercation a atteint son paroxysme lorsqu’il a placé son avant‑bras sur le visage de Mme Young jusqu’à ce qu’elle semble perdre connaissance. Peu après, M. Rodgerson s’est lui aussi évanoui. Il affirme qu’il ignorait que Mme Young était morte jusqu’à ce qu’il se réveille le lendemain.

B.            Comportement de M. Rodgerson postérieur à l’infraction

[13]                          M. Rodgerson a fait beaucoup d’efforts pour dissimuler le corps de Mme Young et nettoyer les lieux de son décès. Il a acheté du javellisant, des gants de caoutchouc et des sacs à ordures, et il a creusé une tombe peu profonde dans la cour arrière de sa maison. Il a ensuite traîné le corps de Mme Young de la chambre jusqu’à la cour arrière. Il a retiré ses vêtements et ses bijoux, a déposé son corps dans la tombe, a versé du javellisant dans le trou et l’a rempli de terre. Il est ensuite retourné dans la maison et a retiré le matelas maculé de sang de la chambre. Il a découpé le tapis taché de sang et l’a jeté dans des sacs à ordures avec les chaussures de Mme Young et les vestiges de leurs ébats sexuels. Il a également brisé le téléphone cellulaire de Mme Young et en a retiré la pile. Enfin, il s’est servi du javellisant pour nettoyer le sang et les autres vestiges de leurs activités sexuelles et de leur altercation sur le tapis du salon, le plancher de la cuisine et les murs de la chambre.

[14]                          Quelques jours après la mort de Mme Young, le 29 octobre, des policiers ont exécuté un mandat de perquisition en se présentant à la résidence de M. Rodgerson. À l’arrivée des policiers, M. Rodgerson a tenté de s’enfuir, mais il a rapidement été attrapé et arrêté près des marches devant sa maison. Lors de son premier interrogatoire de la police, il a fait plusieurs fausses déclarations pour tenter de se disculper en laissant entendre que quelqu’un d’autre avait tué Mme Young.

C.            La preuve médicolégale

[15]                          Au procès, le ministère public s’est appuyé sur le témoignage de deux témoins experts clés : le docteur Michael Pollanen, le médecin légiste qui a procédé à l’autopsie de Mme Young, et M. David Sibley, l’analyste médicolégal qui a analysé la morphologie des traces de sang à la résidence de M. Rodgerson. Le ministère public a également fait témoigner la docteure Marie Elliot, une toxicologue judiciaire qui a analysé la teneur en drogue et en alcool du sang de Mme Young.

[16]                          Le docteur Pollanen a décrit les blessures constatées au visage et à la tête de Mme Young et notamment des ecchymoses, des écorchures, et des entailles à l’intérieur de ses lèvres. Même s’il ne pouvait déterminer avec certitude la cause du décès, il a expliqué que le type de blessures observées était compatible avec une mort par suffocation. M. Sibley a expliqué les résultats de son analyse des taches de sang, ce qui a permis de mieux comprendre la nature de l’altercation physique entre M. Rodgerson et Mme Young, ainsi que les efforts déployés par M. Rodgerson pour nettoyer les lieux après le décès.

III.        Analyse

A.           Pertinence de la dissimulation et du nettoyage après l’infraction pour déterminer l’intention de M. Rodgerson

[17]                          Le ministère public admet que le juge du procès a commis une erreur en disant aux jurés qu’ils pouvaient, pour se prononcer sur la question de l’intention, prendre en compte le fait que M. Rodgerson avait tenté d’échapper aux policiers et leur avait menti (m.a., par. 5). Ce sont les autres comportements de M. Rodgerson postérieurs à l’infraction — la dissimulation du corps de Mme Young et le nettoyage des lieux de son décès — qui sont au cœur du présent pourvoi.

[18]                          La Cour d’appel a rejeté à l’unanimité l’argument de M. Rodgerson suivant lequel les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage n’étaient pas pertinents pour établir l’intention requise pour commettre un meurtre. La Cour d’appel était toutefois divisée sur la question de savoir si le juge du procès avait donné aux jurés des directives suffisantes quant à la façon dont ils pouvaient utiliser ces éléments de preuve pour se prononcer sur la question de l’intention. Avant de déterminer si les juges majoritaires ont eu raison de conclure que l’insuffisance de directives constituait une erreur de droit, il est d’abord nécessaire de préciser, à titre préliminaire, la mesure dans laquelle les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage après l’infraction ont une valeur probante pour ce qui est de la question de l’intention de M. Rodgerson.

[19]                          Pour établir que M. Rodgerson était coupable de meurtre plutôt que d’homicide involontaire coupable, le ministère public devait prouver soit qu’il avait l’intention de causer la mort de Mme Young, soit qu’il avait l’intention de lui infliger des lésions corporelles qu’il savait être de nature à causer la mort. À cet égard, la nature et la gravité des blessures subies par Mme Young ainsi que le degré de force requis pour les lui infliger constituaient la pierre angulaire de la thèse du ministère public. Plus les blessures infligées par M. Rodgerson étaient graves et plus grande était la force requise pour les lui infliger, plus il était possible de conclure qu’il avait l’intention de tuer Mme Young ou de lui causer des blessures graves. Pour démontrer que la nature et la gravité des blessures ainsi que le degré de force employé permettaient de conclure à un meurtre, le ministère public a exposé en preuve le rapport d’autopsie du docteur Pollanen et l’analyse morphologique des taches de sang faite par M. Sibley.

[20]                          Il est relativement aisé de comprendre de quelle façon les efforts déployés par M. Rodgerson pour dissimuler le corps et nettoyer les lieux pouvaient étayer l’inférence qu’il a agi de façon illégale. Le jury aurait raisonnablement pu conclure qu’il tentait de dissimuler les preuves d’un crime qu’il avait commis — soit celui d’avoir causé illégalement la mort de Mme Young. Toutefois, ces efforts pouvaient également permettre de conclure aussi que M. Rodgerson tentait non seulement de cacher le fait qu’un crime avait été commis, mais aussi de cacher la gravité de ce crime. En d’autres mots, le jury aurait raisonnablement pu conclure que M. Rodgerson cherchait à dissimuler le corps de Mme Young et à nettoyer les lieux de son décès afin de dissimuler la nature et la gravité des blessures subies par Mme Young et le degré de force requis pour les lui infliger. Comme indiqué précédemment, plus les blessures infligées étaient graves et plus grande était la force requise pour les infliger, plus il était possible de conclure qu’il avait l’intention de tuer Mme Young ou de lui causer des lésions corporelles qu’il savait de nature à causer la mort. Ce n’est pas la seule conclusion qui pouvait se dégager de la dissimulation et du nettoyage, mais c’est une conclusion que le jury pouvait tirer.

[21]                          À cet égard, la dissimulation et le nettoyage postérieurs à l’infraction constituent simplement certains des éléments de preuve dont le jury pouvait tenir compte — en plus du témoignage du docteur Pollanen et de M. Sibley — pour décider de la nature et de la gravité des blessures et du degré de force requis pour les infliger. Bien que la signification de la preuve médicolégale ait été vigoureusement contestée au procès, l’interprétation qu’en a donnée le ministère public était qu’elle révélait une altercation physique plus prolongée et violente que ce que M. Rodgerson avait laissé entendre dans sa version des faits. Il était loisible au jury de considérer que la dissimulation et le nettoyage postérieurs à l’infraction constituaient des éléments de preuve qui tendaient à confirmer cette interprétation.

[22]                          Sur ce point, j’en arrive à la même conclusion que la Cour d’appel. Le juge Doherty a résumé comme suit le raisonnement par déduction nécessaire :

                        [traduction] Avant que le comportement postérieur à l’infraction relatif à la dissimulation du corps et au nettoyage des lieux de l’homicide puisse aider le ministère public à établir l’état d’esprit de l’appelant, le jury devait en premier lieu être convaincu qu’il y avait eu un échange de coups prolongé et sanglant au cours duquel l’appelant avait frappé Mme Young à la tête ou au visage à plusieurs reprises ou, du moins, plus de deux fois. Le jury ne pouvait venir à cette conclusion qu’après avoir examiné attentivement les interprétations opposées de la preuve médicolégale qui lui avait était soumise. En second lieu, le jury devait être convaincu que l’appelant avait adopté ce comportement postérieur à l’infraction afin de détruire des éléments de preuve qui révéleraient une altercation et des actes de violence beaucoup plus intenses que ceux qu’il avait admis dans son témoignage. [Je souligne; par. 76.]

[23]                          Je ne suis pas en désaccord avec cette description des différentes inférences requises pour que les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage puissent servir dans l’examen de la question de l’intention. Je crains toutefois que ce paragraphe puisse être mal interprété de façon à laisser entendre que, sur cette question, il n’aurait absolument pas été permis au jury de tenir compte des éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage s’il n’est pas d’abord convaincu, en se fondant sur d’autres éléments de preuve, que l’altercation entre M. Rodgerson et Mme Young revêtait une forme particulière. Je n’attribue pas une telle interprétation au juge Doherty, mais je tiens à éviter toute confusion à ce propos. À mon avis, une telle approche compliquerait inutilement l’analyse déjà complexe à laquelle le jury doit se livrer. De plus, elle constituerait une exigence injustifiée, du fait qu’elle obligerait à compartimenter la preuve de façon artificielle avant que le jury puisse l’examiner. La jurisprudence déconseille ce type de cloisonnement de la preuve : voir R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345. Le jury avait le droit de tenir compte simultanément et comme un tout de la preuve médicolégale et de la preuve de la dissimulation et du nettoyage postérieurs à l’infraction pour déterminer la nature et la gravité des blessures subies par Mme Young et le degré de force requis pour les lui infliger.

B.            Le juge du procès n’a pas donné de directives adéquates au jury sur l’utilisation de la preuve relative à la dissimulation et au nettoyage postérieurs à l’infraction pour évaluer l’intention de M. Rodgerson

[24]                          Je suis d’accord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel pour affirmer que le juge du procès a commis une erreur dans ses directives aux jurés en ne leur donnant pas d’indications suffisantes sur la façon dont ils pouvaient se servir de la preuve relative à la dissimulation et au nettoyage pour se prononcer sur la question de l’intention.

(1)          Les directives du juge du procès relatives au comportement postérieur à l’infraction

[25]                          Dans ses longues directives aux jurés, le juge du procès a mentionné à plusieurs reprises les mesures prises par M. Rodgerson pour dissimuler le corps et nettoyer les lieux. Il a d’abord donné des « directives générales » sur le comportement postérieur à l’infraction, dans lesquelles il a donné un aperçu général des diverses utilisations permises de ce type de preuve, et il a mis le jury en garde contre les dangers que comporte habituellement une preuve de ce genre. En particulier, comme le juge MacPherson l’a fait observer dans ses motifs, les directives que le juge du procès a données aux jurés étaient conformes à la mise en garde qui s’impose telle que formulée par notre Cour dans les arrêts R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72 (« White 1998 »), et R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433 (« White 2011 »). Le juge du procès a déclaré ce qui suit :

                    [traduction]

 

                    3. . . . je tiens à vous mettre en garde contre un danger potentiel en ce qui a trait au comportement postérieur à l’infraction. La valeur probante du comportement postérieur à l’infraction peut sembler plus grande qu’elle ne l’est en réalité et il peut, de par sa nature même, être moins fiable qu’il ne le semble, ou être compatible avec d’autres explications moins évidentes que celles avancées par l’avocat du ministère public. Vous devez examiner avec prudence la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction et tenir compte de la mise en garde que je vous ai faite. Je vous demande également de réserver votre jugement final au sujet [. . .] du comportement postérieur à l’infraction de Jason Rodgerson jusqu’à ce que tous les éléments de preuve aient été examinés au cours de vos délibérations.

                    4. Ce qu’une personne a dit ou fait après qu’une infraction a été commise peut indiquer qu’elle a agi ou parlé d’une façon qui, suivant la logique et l’expérience humaine, est compatible avec la conduite d’une personne qui a commis l’infraction et incompatible avec la conduite d’une personne qui ne l’a pas commise. Par contre, il peut exister d’autres explications relativement à ce que Jason Rodgerson a dit ou a fait par la suite, de sorte que ce comportement n’est pas utile pour décider s’il a agi de façon illégale ou s’il avait ou non l’intention de tuer Amber Young. [En italique dans l’original; d.a., vol. IX, p. 63.]

[26]                          Du début à la fin de son exposé, le juge du procès est constamment revenu sur les éléments de preuve portant sur la dissimulation et le nettoyage pour donner des directives aux jurés sur les éléments constitutifs des infractions pertinentes et sur les moyens de défense de M. Rodgerson. Chaque fois, il a donné le même type d’instructions générales. Il n’a fait aucune distinction entre le fait d’utiliser les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage pour évaluer si la mort de Mme Young résultait d’un acte illégal et le fait d’utiliser ces mêmes éléments de preuve pour déterminer l’intention de M. Rodgerson. Chaque fois, il a simplement expliqué aux jurés que [traduction] « [l]à encore, vous devez tenir compte du comportement postérieur à l’infraction que je vous ai déjà mentionné » ou dit quelque chose en ce sens (d.a., vol. IX, p. 119). À quelques reprises, le juge du procès a offert un bref résumé factuel des éléments de preuve pertinents, alors qu’à d’autres moments, il ne l’a pas fait. Il n’a toutefois jamais aidé le jury à comprendre de quelle manière il pouvait utiliser les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage pour décider si M. Rodgerson possédait l’intention requise pour commettre un meurtre. Il n’a pas expliqué non plus comment le raisonnement par déduction était différent sur cette question par rapport à celle de savoir si M. Rodgerson avait agi de façon illégale.

(2)          La nécessité de directives plus précises

[27]                          Le jury avait le droit de tenir compte des éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage pour examiner l’allégation de légitime défense de M. Rodgerson et la question de savoir s’il avait causé illégalement la mort de Mme Young. Il avait également le droit de tenir compte de ces éléments de preuve pour déterminer si M. Rodgerson avait l’intention requise pour commettre un meurtre. En ce qui concerne la légitime défense et le fait de causer illégalement la mort, la pertinence des éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage et la nature des conclusions qu’on pouvait en tirer relevaient du simple bon sens. La dissimulation du corps et le nettoyage des lieux où Mme Young était décédée pouvaient être considérés comme des éléments de preuve tendant à démontrer que M. Rodgerson savait qu’il avait causé illégalement la mort de Mme Young et qu’il tentait de camoufler le meurtre. Toutefois, lorsque le jury est passé à la question de l’intention requise pour commettre un meurtre, ce simple raisonnement par déduction devenait tout à fait inutile. La pertinence limitée de ce comportement postérieur à l’infraction, en rapport avec la question de l’intention, reposait plutôt sur l’inférence plus étroite suivante : le jury pouvait raisonnablement conclure que M. Rodgerson avait dissimulé le corps de Mme Young et nettoyé les lieux de son décès afin de dissimuler la nature et la gravité de ses blessures et le degré de force requis pour les infliger.

[28]                          Dans les sections des directives au jury concernant la question de l’intention, le juge du procès n’a pas établi de lien entre, d’une part, les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage et, d’autre part, la nature et la gravité des blessures infligées à Mme Young ainsi que la force requise pour les infliger. Dans ses directives, il a plutôt simplement répété l’existence des éléments de preuve et a dit aux jurés qu’ils devaient en tenir compte au même titre que tous les éléments de preuve présentés au procès. Il s’agissait là d’une erreur de droit. Ayant d’abord utilisé d’une manière qui tombe sous le sens les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage en se fondant sur des inférences claires et faciles à tirer, les jurés risquaient de continuer à se fonder sur la preuve de la même manière pour se prononcer sur la question de l’intention. Le défaut d’expliquer au jury l’utilisation plus restreinte qu’il devait faire de ces éléments de preuve créait un risque que le jury déclare M. Rodgerson coupable de meurtre en se fondant uniquement sur l’inférence plus générale qui avait été antérieurement jugée suffisante, soit que la dissimulation et le nettoyage indiquaient que M. Rodgerson était conscient de sa culpabilité et qu’il voulait empêcher que l’on découvre qu’il avait causé illégalement la mort de quelqu’un.

[29]                          Le jury avait besoin de directives plus précises. Il n’était pas nécessaire qu’elles soient longues ou complexes. Après avoir d’abord expliqué au jury le lien factuel qui existait entre, d’une part, les efforts de M. Rodgerson pour dissimuler le corps et nettoyer les lieux et, d’autre part, le fait qu’il avait ainsi réussi à dissimuler les blessures infligées à Mme Young et les taches de sang sur les lieux, il suffisait que le juge du procès ajoute quelques phrases selon le modèle suivant :

La nature et la gravité des blessures ainsi que le degré de force requis pour les infliger sont des facteurs que vous pouvez prendre en compte pour apprécier l’intention de M. Rodgerson au moment où il a causé le décès de Mme Young. À cet égard, vous pouvez tenir compte des éléments de preuve relatifs aux efforts de dissimulation et de nettoyage de M. Rodgerson pour déterminer s’il avait l’intention de tuer Mme Young ou de lui causer des lésions corporelles graves qu’il savait de nature à causer la mort. Sur cette question, vous devrez examiner ces éléments de preuve d’une manière différente de celle que je vous ai indiquée précédemment. Vous pouvez conclure que M. Rodgerson a tenté de dissimuler le corps de Mme Young et de nettoyer le lieu de son décès afin de dissimuler la nature et la gravité des blessures subies par Mme Young et le degré de force requis pour les lui infliger. Vous pouvez tirer ou non cette conclusion — vous en déciderez — mais, si vous tirez cette conclusion, vous pouvez tenir compte de ces éléments de preuve ainsi que de tous les autres éléments de preuve pertinents pour déterminer si M. Rodgerson avait l’intention requise pour commettre un meurtre.

[30]                          Lorsqu’il élabore son exposé à l’intention du jury, le juge du procès a l’obligation générale d’informer le jury des éléments de preuve pertinents et de l’aider à établir les liens nécessaires entre ces éléments de preuve et les questions dont le jury doit tenir compte pour parvenir à un verdict. L’abondance des détails requis varie en fonction du contexte. Ainsi que le juge Bastarache l’a déclaré au nom des juges majoritaires de notre Cour dans l’arrêt R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523 :

                        L’étendue de la récapitulation de la preuve [traduction] « variera en fonction des cas, et le critère à appliquer est celui de l’équité. L’accusé a droit à un procès équitable et à une défense pleine et entière. Dans la mesure où l’exposé présente la preuve d’une façon qui permette au jury de bien comprendre les questions à trancher et la défense soumise, il est adéquat » . . . [par. 57]

(Citant C. Granger, The Criminal Jury Trial in Canada (2e éd. 1996), p. 249.)

[31]                          Je ne prétends pas que la preuve relative à la dissimulation et au nettoyage présentée en l’espèce était de nature technique ou particulièrement complexe. Toutefois, sa pertinence à l’égard de la question de l’intention était plus qu’une simple question de bon sens, et des directives plus précises étaient nécessaires pour présenter de façon compréhensible la preuve et les conclusions que le jury pouvait en tirer. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Daley, « l’obligation du juge du procès [. . .] “consiste à expliquer les éléments de preuve déterminants ainsi que les règles de droit et à les rattacher aux questions fondamentales en des termes simples et intelligibles” » (par. 57 (je souligne), citant l’arrêt R. c. Jack (1993), 88 Man. R. (2d) 93 (C.A.), par. 39, conf. par [1994] 2 R.C.S. 310). L’omission du juge du procès de le faire en l’espèce constitue une erreur de droit.

(3)          L’obligation de donner des directives plus précises est conforme à la jurisprudence de notre Cour sur le comportement postérieur à l’infraction

[32]                          Le juge MacPherson, dissident, n’a décelé aucune erreur dans les instructions données par le juge du procès au sujet de la dissimulation et du nettoyage postérieurs à l’infraction. Il a conclu que les directives données au jury étaient conformes aux exigences en matière de directives relatives au comportement postérieur à l’infraction établies dans les arrêts White 1998 et White 2011.

[33]                          Ces deux arrêts concernent l’obligation du juge du procès de mettre le jury en garde contre les dangers que présente le comportement postérieur à l’infraction en général. Je suis d’accord avec le juge MacPherson pour dire que, dans le cas qui nous occupe, les directives données au jury contenaient une mise en garde suffisante contre ces dangers. En toute déférence, je ne partage cependant pas son avis que cette conclusion tranche le sort du présent pourvoi.

[34]                          L’erreur de droit que comportent les directives au jury réside dans le fait qu’elles n’ont pas aidé le jury à comprendre la pertinence limitée et quelque peu nuancée des éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage en ce qui concerne la question de l’intention de commettre un meurtre. Cette erreur n’a rien à voir avec la mise en garde qui doit être formulée au sujet des dangers que présente le comportement postérieur à l’infraction en général. Les arrêts White 1998 et White 2011 ne peuvent être invoqués pour dissocier les directives données au jury sur le comportement postérieur à l’infraction des contestations fondées sur d’autres motifs. Ils ne contribuent nullement à circonscrire le besoin de formuler des instructions spécifiques lorsque la pertinence des éléments de preuve sur une question particulière n’est pas évidente et que le jury pourrait être naturellement porté à faire fausse route. Il est donc nécessaire, mais pas toujours suffisant, de bien mettre en garde le jury conformément aux arrêts White 1998 et White 2011.

(4)          Les « lacunes » des directives données au jury n’ont pas été comblées par la plaidoirie finale du ministère public

[35]                          Le ministère public affirme que les observations finales qu’il a présentées au procès [traduction] « auraient précisément comblé les “lacunes” des directives au jury qui préoccupaient les juges majoritaires de la Cour d’appel » (m.a., par. 62). Ainsi que les juges majoritaires de notre Cour l’ont déclaré dans l’arrêt Daley, « l’exposé au jury ne constitue pas une étape isolée; il s’inscrit dans le déroulement général du procès » et, en conséquence, « [l]’examen en appel de l’exposé au jury portera aussi sur les plaidoiries des avocats qui pourraient en combler les lacunes » (par. 58). Toutefois, vu l’ensemble des faits de la présente affaire, je ne suis pas convaincu que l’exposé final du ministère public était suffisant pour combler les lacunes de l’exposé du juge au jury.

[36]                          Dans son plaidoyer final, le ministère public a fait plusieurs déclarations qui présentaient une certaine utilité pour expliquer au jury en quoi les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage avaient trait à la question de l’intention. Toutefois, ces déclarations étaient disséminées un peu partout dans un long plaidoyer final et bon nombre d’entre elles étaient vagues et indirectes. Mais surtout, à l’instar du juge du procès, le ministère public n’a jamais frappé juste. La plaidoirie finale du ministère public ne renfermait aucune description claire et simple de la façon dont le jury pouvait utiliser les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage pour examiner la question de l’intention de M. Rodgerson. On ne trouve pas dans ces observations d’explication limpide de la conclusion qui pouvait être tirée, soit que, selon le juge Doherty, M. Rodgerson avait tenté de dissimuler le corps de Mme Young et de nettoyer les lieux où elle était décédée [traduction] « parce que les blessures infligées au corps et le sang sur les lieux révéleraient une agression compatible uniquement avec une intention d’infliger des lésions corporelles de nature à causer la mort » (par. 68). Par conséquent, les observations finales ne suffisaient pas pour combler les lacunes et corriger l’erreur de droit que comportait l’exposé du juge au jury.

[37]                          Je tiens également à faire observer, en ce qui concerne les directives relatives au fait que M. Rodgerson a tenté d’échapper aux policiers et leur a menti, que l’erreur de droit consistait en une directive erronée et non en une absence de directives. Le juge du procès a expliqué aux jurés qu’ils pouvaient utiliser les éléments de preuve en question pour en inférer que M. Rodgerson avait l’intention requise pour commettre un meurtre, alors qu’une telle inférence n’était pas possible. L’erreur n’avait rien à voir avec une lacune de l’exposé et pour cette raison, le principe visant à combler les lacunes dont il est question dans l’arrêt Daley ne pouvait s’appliquer.

C.            La disposition réparatrice ne s’applique pas

[38]                          L’exposé au jury comportait deux erreurs de droit. En premier lieu, nul ne conteste que le juge du procès a commis une erreur en donnant pour directive au jury de tenir compte, pour se prononcer sur la question de l’intention, du fait que M. Rodgerson avait tenté d’échapper aux policiers et leur avait menti. En second lieu, le juge du procès a commis une erreur dans ses directives au jury en ce qui concerne les efforts de dissimulation et de nettoyage qu’a faits M. Rodgerson.

[39]                          Le ministère public soutient que, malgré ces erreurs, la disposition réparatrice devrait s’appliquer. Je souscris à l’analyse du juge Doherty sur ce point. Ainsi qu’il l’a fait observer, dès lors que le jury avait écarté la légitime défense, la question de l’intention de M. Rodgerson devenait [traduction]  « la question cruciale au procès » et les deux erreurs en question « portaient directement sur l’examen de cette question par le jury » (par. 79). De plus, la preuve du ministère public n’était pas accablante. La disposition réparatrice ne s’applique pas, et M. Rodgerson a droit à un nouveau procès pour meurtre au second degré.

D.           L’exposé au jury dans son ensemble

[40]                          Dans son opinion dissidente, le juge MacPherson s’est dit préoccupé par le fait d’exiger des directives plus précises sur les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage, en partie parce qu’il ne souhaitait pas alimenter davantage la tendance vers des exposés au jury plus longs et plus complexes. À son avis,

                    [traduction] les juridictions d’appel devraient se garder d’allonger les directives aux jurys [. . .] Selon un thème récurrent dans le discours actuel de la magistrature et du barreau, les directives aux jurys sont de nos jours moins utiles aux jurés qu’elles ne l’étaient par le passé. C’est parce que ces directives sont maintenant, surtout dans la plupart des procès pour meurtre, exceptionnellement longues et complexes, ce qui permet de douter de la compréhension et de l’aisance des jurés. [par. 103]

Dans son mémoire, l’avocate du ministère public, Mme Stephens, reprend cette opinion en faisant observer que [traduction] « [c]et exposé était déjà incroyablement long et complexe » (par. 71). Citant les arrêts Daley, par. 56, et R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 13, le ministère public souligne qu’« [i]l est souhaitable que l’exposé au jury soit concis » et que « le rôle du juge du procès est “de clarifier et de simplifier » (par. 41).

[41]                          Bien que je ne partage pas cette opinion quant à la façon de trancher le présent pourvoi, je partage ces préoccupations au sujet de la prolifération des exposés aux jurys longs et inutilement complexes. En l’espèce, l’exposé au jury excède 200 pages et sa présentation a nécessité une journée complète d’audience. J’en suis venu à la conclusion que le juge du procès a commis une erreur en n’aidant pas suffisamment le jury à comprendre de quelle manière il devait utiliser les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage postérieurs à l’infraction pour trancher la question de l’intention. J’écarte catégoriquement toutefois toute idée qu’un exposé au jury encore plus long était nécessaire en l’espèce.

[42]                          Je tiens d’entrée de jeu à faire observer qu’un exposé au jury peut « prêt[er] inutilement à confusion à un point tel qu’il constitu[e] une erreur de droit » (R. c. Hebert, [1996] 2 R.C.S. 272, p. 277). De toute évidence, il est non seulement souhaitable, mais également nécessaire sur le plan juridique, de freiner l’extension sans réserve des directives aux jurys. M. Rodgerson ne prétend pas que, dans le cas qui nous occupe, l’exposé au jury était à ce point complexe et confus pour répondre au critère de l’arrêt Hebert. Toutefois, après avoir examiné l’exposé en entier, je me sens contraint de formuler quelques observations sur les conséquences néfastes que les exposés au jury de plus en plus longs et complexes ont sur notre système de justice criminelle. Ce faisant, je n’ai nullement l’intention de manquer de respect envers le juge du procès, qui a de toute évidence consacré beaucoup de temps et d’énergie à la rédaction des directives en question.

[43]                          Les faits essentiels entourant le décès de Mme Young n’ont pas été contestés au procès. Le témoignage dans lequel M. Rodgerson a invoqué la légitime défense et la thèse contraire du ministère public étaient tous les deux clairs et facilement compréhensibles. Avec égards, la longueur, les redites et la complexité de l’exposé au jury n’étaient pas justifiées. Le produit final compliqué découlait d’un ensemble de décisions prises par le ministère public, l’avocat de la défense et le juge du procès. Chacun de ces acteurs, tant dans la présente affaire que dans le système judiciaire en général, est responsable de veiller à ce que les directives au jury soient aussi claires et compréhensibles que possible. Un exposé mécanique, répétitif et générique a peu de valeur et nuit souvent à la compréhension du jury. En fait, il peut se traduire et se traduit par des directives pour ainsi dire inutiles. Les exposés aux jurés devraient être soigneusement adaptés de manière à être axés sur les principaux éléments de preuve et les questions essentielles qui sont pertinents eu égard au contexte particulier de l’affaire.

(1)          Le rôle du ministère public

[44]                          Un facteur important qui a contribué aux directives longues et alambiquées données aux jurés en l’espèce est la décision que l’avocat du ministère public au procès (et non Mme Stephens) a prise de porter des accusations de meurtre au premier degré. Mme Stephens admet que le chef d’accusation de meurtre au premier degré [traduction] « reposait entièrement sur des preuves circonstancielles » (transcription, p. 8). J’irais plus loin en disant que les éléments de preuve à l’appui d’une accusation de meurtre au premier degré étaient extrêmement faibles et relevaient davantage de la spéculation que de déductions pouvant raisonnablement être tirées des preuves circonstancielles. Pour dire les choses simplement, j’ai du mal à voir comment la preuve pouvait satisfaire au critère préliminaire de la possibilité raisonnable d’obtenir une déclaration de culpabilité. La décision de porter des accusations de meurtre au premier degré obligeait le juge du procès à formuler des directives sur chacune des quatre thèses relatives au meurtre au premier degré par imputation avancées par le ministère public, à savoir que M. Rodgerson avait causé intentionnellement la mort de Mme Young dans l’une ou l’autre des situations suivantes : (1) une agression sexuelle; (2) une séquestration; (3) une tentative d’agression sexuelle; (4) une tentative de séquestration. De ce fait, l’exposé au jury a été augmenté de près de 40 pages.

[45]                          En l’espèce, le jury n’a pas reconnu M. Rodgerson coupable de meurtre au premier degré, mais plutôt de l’infraction moindre et incluse de meurtre au second degré. Par conséquent, lors d’un nouveau procès, seule l’accusation de meurtre au second degré sera soumise au jury, ce qui diminuera la complexité des directives au jury. Les mêmes préoccupations reviendront toutefois à l’avenir dans d’autres affaires. Certes, il est loisible au ministère public d’intenter des poursuites lorsque la preuve permettrait à un jury raisonnable de déclarer l’accusé coupable. Toutefois, une sorte d’analyse de rentabilité servirait également le système de justice. Lorsque les autres accusations ou les accusations plus sévères sont d’importance secondaire et que la poursuite relative à ces accusations nécessiterait un procès et des directives au jury beaucoup plus complexes, le ministère public devrait sérieusement se demander si l’intérêt public serait mieux servi en décidant dès le départ de ne pas intenter de poursuites relativement aux accusations d’importance secondaire, ou en décidant de ne pas y donner suite lorsque la preuve au procès est complète.

[46]                          Bien que le juge du procès doive agir avec prudence, je ne vois aucun inconvénient à ce qu’il interroge l’avocat du ministère public au sujet de l’efficacité de porter une ou des accusations plus graves dans des circonstances où la preuve excède à peine le seuil du verdict imposé. Mis à part le fait qu’elle augmente la longueur et la complexité de l’exposé au jury et qu’elle alourdit le fardeau imposé au jury lors de ses délibérations, la décision de porter des accusations pour une infraction plus grave risque de détourner l’attention du jury de la ou des questions cruciales dont l’issue de l’affaire dépend réellement.

(2)          Le rôle de l’avocat de la défense

[47]                          La thèse développée par la défense au procès était relativement simple. M. Rodgerson, qui témoignait pour sa propre défense, a affirmé que Mme Young l’avait attaqué inopinément avec un couteau et que, craignant pour sa vie, il avait recouru à la force physique uniquement pour se protéger. Il a poursuivi en disant que Mme Young était morte au cours de leur altercation mais qu’il n’avait pas eu l’intention de causer sa mort. Ce simple récit a donné lieu à des directives au jury sur la défense de l’accident attribuable à un « acte involontaire » et sur les trois moyens de légitime défense prévus aux par. 34(1)  et 34(2)  et à l’art. 35  du Code criminel  dans leur rédaction alors en vigueur (modifiés par L.C. 2012, c. 9, art. 2). Près du quart de l’exposé au jury a été consacré aux instructions sur ces quatre sujets, dont trois étaient inutiles et n’ont servi qu’à compliquer l’exposé.

[48]                          Tout d’abord, rien ne justifiait le juge de donner des directives sur la défense de l’accident attribuable à un « acte involontaire ». Bien que M. Rodgerson ait expliqué dans son témoignage que la mort de Mme Young était accidentelle, cet accident mettait en cause la mens rea — soit l’allégation de M. Rodgerson suivant laquelle il n’avait pas l’intention de causer la mort de Mme Young. Dans son plaidoyer pour le compte de M. Rodgerson, M. Hicks, qui n’était pas l’avocat de M. Rodgerson au procès, a reconnu que rien ne justifiait des directives sur un accident attribuable à un « acte involontaire », ajoutant qu’aucune directive à cet égard ne serait demandée si l’ordonnance concernant la tenue d’un nouveau procès était confirmée (transcription, p. 53)[1].  M. Hicks a également reconnu qu’à lui seul, le par. 34(2) aurait englobé le moyen de la légitime défense invoqué par M. Rodgerson dans son témoignage (p. 53‑54). Le paragraphe 34(2) aurait pu être invoqué si M. Rodgerson avait causé accidentellement la mort de Mme Young, ou s’il l’avait tuée intentionnellement : voir R. c. Pintar (1996), 30 O.R. (3d) 483 (C.A.), p. 497. M. Rodgerson n’a retiré aucun avantage du fait que deux autres formes de la légitime défense ont été soumises au jury. Ces directives ne pouvaient que compliquer l’exposé et confondre le jury (Pintar, p. 497).

[49]                          Même s’il cherche évidemment à défendre son client par tous les moyens licites et éthiques possibles, l’avocat de la défense a l’obligation d’aider le juge du procès à élaborer un exposé qui donne au jury des directives claires et compréhensibles sur les moyens de défense que comporte effectivement la thèse de la défense. Si l’avocat de la défense au procès avait agi en ce sens, l’exposé aurait été plus court d’une cinquantaine de pages.

(3)          Le rôle du juge du procès

[50]                          Bien que l’avocat du ministère public et l’avocat de la défense aient chacun un rôle à jouer, c’est le juge du procès qui a le rôle le plus crucial et le plus ardu lorsqu’il s’agit de formuler des directives à l’intention du jury. Le juge du procès doit atteindre un équilibre délicat en rédigeant un exposé au jury qui est à la fois complet et compréhensible. Reconnaissant la difficulté inhérente à cette tâche, notre Cour a « maintes fois fait sienne » la démarche fonctionnelle dans l’examen des directives au jury (R. c. Mack, 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3, par. 49). Cette démarche fonctionnelle vise à « nous assurer que le critère que nous utilisons pour évaluer la justesse des directives du juge du procès au jury ne devienne pas trop exigeant », afin de diminuer « la multiplication des exposés interminables au cours desquels les juges citent souvent de longs extraits des décisions rendues en appel dans le simple but de protéger les verdicts contre les appels » (Jacquard, par. 1). Selon la démarche fonctionnelle, le rôle du juge du procès est « de clarifier et de simplifier » (ibid., par. 13). Il va tout autant à l’encontre de ce rôle de donner des directives trop longues que de faire un exposé trop court.

[51]                          Plus de 15 ans plus tard, les préoccupations soulevées dans l’arrêt Jacquard sont toujours d’actualité. Toutefois, au lieu de citer de larges extraits des décisions rendues en appel, les juges du procès ont entrepris de citer de longs passages de recueils de modèles de directives pour protéger leurs verdicts contre les appels. Il s’en est suivi un recours excessif à la reproduction mécanique d’extraits de directives modèles au jury. Mais les recueils de modèles de directives ne se transforment pas nécessairement en directives modèles. Ils sont un outil, non le produit final. Ils sont là pour guider, non pour prescrire. À mon avis, le défaut d’isoler les questions critiques dans une affaire et d’adapter les exposés à ces questions rend inévitablement les directives moins utiles au jury et les rend inutilement plus longues et plus complexes.

[52]                          Les tribunaux ont souligné à plusieurs reprises que l’exposé du jury doit [traduction] « être adapté aux faits de l’espèce » (R. c. McNeil (2006), 84 O.R. (3d) 125 (C.A.), par. 21). Bien que « [l]es modèles de directives visent à proposer un point de départ au juge du procès », ils devront fréquemment être modifiés pour présenter aux jurés « les principes juridiques applicables sous une forme qui facilite leur application en fonction des circonstances spécifiques de l’espèce » (ibid.). Les juges du procès doivent [traduction] « séparer le bon grain de l’ivraie » lorsqu’ils déterminent les moyens de défense applicables, et ils doivent procéder à une « sélection attentive et circonspecte [. . .] pour éviter toute directive juridique inutile, inopportune ou non pertinente qui pourrait détourner l’attention du jury » des principales questions en litige dans le procès (Pintar, p. 494).

[53]                          Ce principe a été retenu dans l’ouvrage Helping Jurors Understand (2007), p. 82, publié par nul autre que le juge Watt de la Cour d’appel de l’Ontario (alors juge de la Cour supérieure de justice), qui a également écrit pour les procès criminels l’ouvrage Ontario Specimen Jury Instructions (Criminal) (2003) :

                        [traduction] Un modèle offre un exemple. Une directive modèle offre un exemple d’une directive sur un sujet donné. Les directives modèles ne donnent pas d’instructions légalement exactes pour chaque situation qu’elles sont censées viser et elles ne prétendent pas le faire. Il n’existe pas de directives au jury universelles. Tout au plus, les modèles de directives offrent‑ils des éléments de base permettant de formuler des instructions finales ou autres. Les particularités de chaque affaire détermineront la nature et l’ampleur des modifications requises pour assurer l’exactitude juridique. [En italique dans l’original.]

[54]                          En l’espèce, quelques modestes modifications auraient produit un exposé sans erreurs de droit. Par ailleurs, un grand nombre des directives qui y figuraient auraient pu et auraient dû être supprimées. Si, dans le cadre du nouveau procès de M. Rodgerson, des éléments de preuve essentiellement semblables sont présentés et que la position des parties relativement à ces éléments de preuve demeure la même, j’estime qu’un exposé au jury beaucoup plus simple suffirait. Il serait avantageux pour M. Rodgerson que le jury examine attentivement la preuve et les arguments qui constituent le fondement de sa défense, et qu’il ne se laisse pas distraire par des heures de directives générales répétitives qui ne font que créer de la confusion. Le ministère public bénéficierait également d’un exposé simplifié, expurgé de tout élément inutile susceptible de dissimuler des motifs d’appel d’une déclaration de culpabilité. Je ne veux pas paraître naïf et je reconnais qu’une méthode qui assure que « tout le monde sort gagnant » est plus facile à proposer qu’à réaliser. Néanmoins, je demeure fermement convaincu que [traduction] « le bon sens et le droit ne sont pas nécessairement incompatibles » et que l’objectif fondamental des directives au jury doit être « d’éduquer et non de compliquer les choses » (R. c. Zebedee (2006), 81 O.R. (3d) 583 (C.A.), par. 82).

IV.        Conclusion

[55]                          Il était loisible au jury de conclure que M. Rodgerson avait tenté de dissimuler le corps de Mme Young et de nettoyer les lieux de son décès afin de dissimuler la nature et la gravité des blessures qu’elle avait subies, ainsi que le degré de force requis pour les infliger. Ces éléments auraient à leur tour pu être pertinents pour trancher la question de savoir si M. Rodgerson avait l’intention requise pour commettre un meurtre : plus les blessures étaient graves et plus la force requise pour les infliger était grande, plus il était possible d’en déduire que M. Rodgerson avait l’intention de tuer Mme Young ou de lui causer des lésions corporelles qu’il savait être de nature à causer la mort.

[56]                          Ce raisonnement par déduction était ténu et la pertinence de la preuve était faible. Le juge du procès aurait dû aider le jury en lui donnant des directives précises sur la façon d’établir un lien entre, d’une part, les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage et, d’autre part, la question de l’intention. Son défaut de le faire constitue une erreur de droit qui, combinée aux directives erronées qu’il a données au sujet du fait que M. Rodgerson avait tenté d’échapper aux policiers et leur avait menti, était suffisamment grave pour que la disposition réparatrice ne puisse s’appliquer. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi formé par le ministère public et de confirmer le jugement par lequel la Cour d’appel a ordonné la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au second degré.

                    Pourvoi rejeté.

                    Procureur de l’appelante : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intimé : Hicks Adams, Toronto.

 



[1]   Au cours de la conférence préalable à l’exposé du juge au jury, l’avocat de la défense a invoqué l’arrêt R. c. Mathisen, 2008 ONCA 747, 239 C.C.C. (3d) 63, pour appuyer sa demande de directives sur la défense d’accident attribuable à un « acte involontaire ». Le juge du procès a exprimé son scepticisme quant à l’apparence de vraisemblance de ce moyen de défense au vu du dossier, mais a accepté de formuler des directives en ce sens parce que l’avocat du ministère public ne s’était pas opposé à cette demande. À mon avis, les faits de la présente affaire sur cette question offrent peu de ressemblance avec ceux de l’affaire Mathisen. En contre-interrogatoire, M. Rodgerson a expliqué qu’il avait exercé une pression sur le visage de Mme Young avec son bras en utilisant le degré de force qu’il avait jugé nécessaire pour l’empêcher de le poignarder. Dans son plaidoyer final au jury, l’avocat de la défense a répété que M. Rodgerson [traduction] « appuyait sur son visage aussi fort qu[’il] le pouvai[t] » (d.a., vol. VIII, p. 153). Selon le dossier et les arguments en question, rien ne permettait de donner des directives au jury sur la défense de l’accident attribuable à un « acte involontaire ».

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