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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Sipos, 2014 CSC 47, [2014] 2 R.C.S. 423

Date : 20140710

Dossier : 35310

 

Entre :

James Peter Sipos

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

- et -

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)

Intervenante

 

Traduction française officielle

 

Coram : Les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 51)

Le juge Cromwell (avec l’accord des juges LeBel, Abella, Rothstein, Moldaver, Karakatsanis et Wagner)

 

 

 

 


r. c. sipos, 2014 CSC 47, [2014] 2 R.C.S. 423

James Peter Sipos                                                                                            Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)                                                Intervenante

Répertorié : R. c. Sipos

2014 CSC 47

No du greffe : 35310.

2014 : 15 avril; 2014 : 10 juillet.

Présents : Les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit criminel — Appels — Délinquants dangereux — Cours — Pouvoirs réparateurs — Nouveaux éléments de preuve — Accusé déclaré délinquant dangereux par le juge du procès sans qu’il soit tenu compte de la possibilité d’une déclaration de délinquant à contrôler — Le juge du procès a-t-il commis une erreur de droit? — La Cour d’appel a-t-elle commis une erreur en appliquant ses pouvoirs réparateurs et en confirmant la déclaration de délinquant dangereux? — Quel rôle doivent jouer les nouveaux éléments de preuve dans le cadre de l’appel d’une déclaration de délinquant dangereux? — Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 753 , 759 .

                    En 1996, un jury a déclaré l’accusé coupable de multiples infractions de nature sexuelle et d’agressions physiques. En 1998, l’accusé a été déclaré délinquant dangereux et s’est vu infliger une peine de détention d’une durée indéterminée. Entre les prononcés de culpabilité et la décision sur le statut de délinquant dangereux, le Code criminel  a été modifié pour y ajouter la possibilité de déclarer un délinquant « délinquant à contrôler ». Le juge chargé de statuer sur la peine n’a pas tenu compte de cette possibilité avant de déclarer l’accusé délinquant dangereux. En 2012, la Cour d’appel a été saisie d’un appel relatif à la peine. L’accusé a déposé de nouveaux éléments de preuve, soit des renseignements concernant sa performance dans le cadre des programmes de traitement des délinquants sexuels qu’il avait suivis durant sa détention, ainsi qu’une évaluation du risque préparée en 2010. Un psychiatre a exprimé l’opinion que l’accusé satisfaisait toujours à la norme applicable pour être déclaré délinquant dangereux, mais aussi que, selon certains facteurs, il y avait une possibilité qu’il puisse être remis en liberté vers 2016, s’il faisait ensuite l’objet d’une surveillance de longue durée de 10 ans. La Cour d’appel a admis les nouveaux éléments de preuve et a conclu que le juge qui a prononcé la peine a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte des dispositions sur les délinquants à contrôler. Cependant, elle a exercé ses pouvoirs réparateurs et confirmé la déclaration de délinquant dangereux.

                    Arrêt : L’appel est rejeté.

                    Un délinquant peut interjeter appel d’une déclaration de délinquant dangereux sur toute question de droit ou de fait ou toute question mixte de droit et de fait. Le contrôle en appel porte sur les erreurs de droit et vise à déterminer si la déclaration de délinquant dangereux était raisonnable. Une cour d’appel peut exercer son pouvoir réparateur même en présence d’une erreur de droit s’il n’existe aucune possibilité raisonnable que le verdict eût été différent si l’erreur n’avait pas été commise. Dans le contexte de l’appel d’une déclaration de délinquant dangereux, c’est le test énoncé dans Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, qui régit l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve. L’introduction de nouveaux éléments de preuve portant sur des événements survenus entre le prononcé de la peine et l’appel met en présence des valeurs opposées. Il n’est pas possible de faire abstraction des changements, mais trancher régulièrement des appels de sentence sur le fondement d’événements survenus après le fait pourrait à la fois menacer l’intégrité du processus criminel — en compromettant son caractère définitif — et outrepasser les limites appropriées du contrôle en appel. Le processus d’appel doit répondre aux exigences de la justice tout en respectant les limites auxquelles doit être assujetti le contrôle en appel.

                    Les nouveaux éléments de preuve jouent généralement un rôle négligeable lorsqu’il s’agit de décider si le pouvoir réparateur devrait être exercé. La cour d’appel peut utiliser ce pouvoir pour rejeter l’appel interjeté à l’égard d’une déclaration de délinquant dangereux seulement s’il n’y a aucune possibilité raisonnable que le résultat eût été différent si l’erreur n’avait pas été commise. Cet exercice est nécessairement axé sur le dossier dont était saisi le juge ayant statué sur la peine, car il s’agit de déterminer ce que celui-ci aurait fait s’il avait appliqué les bons principes juridiques. La cour d’appel doit se demander si cette erreur de droit a pu entraîner l’exclusion d’éléments de preuve qui auraient dû être admis, ou pu par ailleurs influer sur l’état du dossier de preuve ou l’appréciation de celui-ci par le juge. Les nouveaux éléments de preuve qui satisfont au test de l’arrêt Palmer pourraient être admis, mais lorsque les nouveaux éléments de preuve n’ont rien à voir avec l’incidence possible de l’erreur de droit sur la peine, ils ne devraient pas être pris en considération.

                    En l’espèce, les nouveaux éléments de preuve n’ont rien à voir avec l’incidence de l’erreur de droit commise par le juge ayant prononcé la peine, dont la seule option réaliste consistait à déclarer l’appelant délinquant dangereux. Rien ne donne à penser que l’omission d’envisager la possibilité d’une déclaration de délinquant à contrôler a eu quelque incidence sur le dossier de preuve. L’élément central reste l’incidence possible de l’erreur sur la décision du juge chargé de déterminer la peine, et non pas les perspectives actuelles de contrôle du délinquant au sein de la collectivité.

                    Par contre, un délinquant peut interjeter appel d’une déclaration portant qu’il est un délinquant dangereux au motif que cette décision est déraisonnable. Les nouveaux éléments de preuve ont un rôle plus important à jouer lorsque la cour d’appel effectue un contrôle sur ce fondement. La cour d’appel peut examiner la peine au regard de l’ensemble du dossier, notamment de nouveaux éléments de preuve admissibles. Dans un appel interjeté à l’égard d’une déclaration de délinquant dangereux, les cours d’appel sont souvent saisies d’éléments de preuve relatifs aux efforts et aux perspectives de réadaptation du délinquant. Les cours d’appel adoptent généralement une approche très prudente lorsqu’elles sont appelées à intervenir sur le seul fondement d’éléments de preuve de cette nature. Cela dit, dans des cas exceptionnels où il convient de le faire et où la preuve est suffisamment convaincante, elles peuvent intervenir sur le fondement d’éléments de preuve relatifs à des événements survenus après le fait. Là encore, l’accent est mis sur l’incidence de la nouvelle preuve sur la procédure de détermination de la peine, eu égard à l’ensemble du dossier.

                    Sous de nombreuses réserves, les nouveaux éléments de preuve produits par l’accusé indiquent qu’il y avait une possibilité raisonnable de contrôle du risque au sein de la collectivité s’il était remis en liberté vers 2016 et était assujetti à une ordonnance de surveillance de longue durée de 10 ans. Cependant, examinés à la lumière de l’ensemble du dossier dont disposait le juge chargé de déterminer la peine, les nouveaux éléments de preuve sont loin d’établir que la déclaration de délinquant dangereux était déraisonnable. Il n’y a aucune possibilité raisonnable que le résultat de la procédure relative au statut de délinquant dangereux eût été différent si le juge chargé de prononcer la peine avait été saisi de ce complément d’information. La preuve n’établit pas que la déclaration de délinquant dangereux était déraisonnable et la présente cause n’est pas de celles qui justifient une intervention en appel.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : R. c. Johnson, 2003 CSC 46, [2003] 2 R.C.S. 357; R. c. Currie, [1997] 2 R.C.S. 260; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227; R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948; R. c. Lévesque, 2000 CSC 47, [2000] 2 R.C.S. 487; Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759; R. c. Angelillo, 2006 CSC 55, [2006] 2 R.C.S. 728; R. c. Hamilton (2004), 72 O.R. (3d) 1; R. c. Smith (2005), 376 A.R. 389; R. c. Riley (1996), 150 N.S.R. (2d) 390; R. c. Faid (1984), 52 A.R. 338; R. c. Jimmie, 2009 BCCA 215, 270 B.C.A.C. 301; R. c. Halliday, 2012 ONCA 351 (CanLII); R. c. N.A.S., 2007 MBCA 97, 220 Man. R. (2d) 43; R. c. Martin, 2012 QCCA 2223 (CanLII); R. c. Williamson, 2003 BCCA 673, 191 B.C.A.C. 208; R. c. Ferguson (2005), 207 O.A.C. 380; R. c. B.J.M., 2007 ONCA 221 (CanLII); R. c. T.L., 2008 ONCA 766 (CanLII); R. c. Mason (2001), 147 O.A.C. 388; R. c. Henry, 2002 BCCA 575, 174 B.C.A.C. 238; R. c. Armistead, 2003 BCCA 699, 192 B.C.A.C. 227.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C 46, art. 675(1) b), 683(1) , 687 , partie XXIV, 752, 753 [aj. 1997, ch. 17, art. 4], 753.1(1) [idem], 759(1), (3)a), (7).

Loi sur la lutte contre les crimes violents, L.C. 2008, ch. 6.

Doctrine et autres documents cités

Ruby, Clayton C., Gerald J. Chan and Nader R. Hasan.  Sentencing, 8th ed. Markham, Ont. : LexisNexis, 2012.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Watt et Pepall), 2012 ONCA 751, 298 O.A.C. 233, 297 C.C.C. (3d) 22, [2012] O.J. No. 5212 (QL), 2012 CarswellOnt 13907, qui a confirmé une décision du juge Lofchik relative à la détermination de la peine (1998), 54 O.T.C. 241, [1998] O.J. No. 985 (QL), 1998 CarswellOnt 1219.  Pourvoi rejeté.

                    Michael Dineen et Jonathan Dawe, pour l’appelant.

                    Roger A. Pinnock, pour l’intimée.

                    Nader R. Hasan et Gerald Chan, pour l’intervenante.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Le juge Cromwell —

I.              Introduction

[1]                              Le présent pourvoi porte sur deux questions connexes relatives au contrôle en appel d’une déclaration selon laquelle un délinquant est un délinquant dangereux. Tout d’abord, il s’agit de savoir si l’erreur de droit commise par le juge qui a déclaré M. Sipos, l’appelant, délinquant dangereux était « inoffensive », en ce sens qu’elle n’a pas eu d’incidence sur la décision finale. Ensuite, il s’agit de trancher la question connexe du rôle qu’il faut accorder en appel à de nouveaux éléments de preuve relatifs au traitement actuel du délinquant et à ses perspectives d’avenir. 

[2]                              La Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’une erreur de droit est inoffensive s’il n’existe pas de possibilité raisonnable que la décision du juge qui a prononcé la peine ait été différente s’il n’avait pas commis l’erreur en question. En présence de nouveaux éléments de preuve, cette norme s’applique comme si le juge qui a prononcé la peine y avait eu accès au moment où il a rendu cette décision. En appliquant cette approche, la Cour d’appel n’a pas fait droit à l’appel de M. Sipos. Elle a rejeté l’argument de ce dernier selon lequel l’appel devrait être accueilli si les nouveaux éléments de preuve soulèvent une possibilité raisonnable que l’issue d’une nouvelle procédure sur le statut de délinquant dangereux puisse être différente de celle de la première procédure.

[3]                              M. Sipos a interjeté appel devant la Cour sur autorisation. Il fait valoir que la Cour d’appel a eu tort de rejeter son appel compte tenu des nouveaux éléments de preuve qui suggèrent qu’il existe une possibilité raisonnable qu’une nouvelle procédure sur le statut de délinquant dangereux puisse aboutir à un résultat différent de celui auquel en est venu le juge lors de la première procédure. Il soutient en outre que la Cour d’appel a commis une erreur en statuant que le dossier, en l’espèce, satisfait à la norme exigeante à laquelle il faut satisfaire pour conclure que l’erreur de droit commise par le juge qui a prononcé la peine était inoffensive. Pour traiter au mieux des arguments de l’appelant, il convient, d’une part, de se pencher sur le rôle des nouveaux éléments de preuve lorsque la Cour d’appel est appelée à utiliser ses pouvoirs réparateurs dans le cadre de l’appel d’une déclaration de délinquant dangereux et, d’autre part, d’examiner si la Cour d’appel a commis une erreur dans l’utilisation de ces pouvoirs réparateurs en l’espèce.

[4]                              Je souscris à la conclusion de la Cour d’appel et je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Cela dit, comme je l’expliquerai, j’accorde un rôle quelque peu plus ténu qu’elle aux nouveaux éléments de preuve lorsqu’il s’agit de déterminer si l’erreur de droit commise par le juge qui a prononcé la peine est inoffensive.   

II.           Aperçu des faits et de l’historique judiciaire

A.           Historique judiciaire

[5]                              Le pourvoi a parcouru un chemin long et semé d’embûches avant d’aboutir ici. Cette situation est le résultat d’un ensemble de modifications législatives et d’évolutions jurisprudentielles, combinées à de très longs délais durant le processus d’appel. Par ces propos, je ne cherche pas à attribuer une faute à qui que ce soit, mais plutôt à souligner combien les circonstances de l’affaire dont nous sommes saisis sont inhabituelles. En 2012, la Cour d’appel s’est ainsi trouvée à statuer sur une déclaration selon laquelle l’appelant était un délinquant dangereux datant de 1998, quelque 14 ans plus tôt, et sur de nouveaux éléments de preuve créés en 2010, soit approximativement 12 ans après la fin des procédures qui se sont déroulées devant le juge chargé de statuer sur la peine.

[6]                              Le début de la portion la plus pertinente de l’histoire nous reporte à avril 1996. Le juge Lofchik, qui siégeait alors avec un jury, a déclaré M. Sipos coupable de multiples infractions de nature sexuelle et d’agressions physiques contre trois femmes, infractions qui ont été perpétrées du milieu des années 70 au milieu des années 80. Les déclarations de culpabilité concernaient des infractions de tentative de sodomie, d’attentat à la pudeur, de viol, d’agression sexuelle, d’agression causant des lésions corporelles et de voies de fait simples. M. Sipos avait aussi un lourd casier judiciaire, ayant été trouvé coupable d’autres infractions de violence à l’endroit de femmes entre la fin des années 70 et le milieu des années 80.

[7]                              Près de deux ans après avoir été déclaré coupable à son procès, soit en mars 1998, M. Sipos a été déclaré délinquant dangereux et s’est vu infliger une peine de détention d’une durée indéterminée ([1998] O.J. No. 985 (QL)).

[8]                              Entre les prononcés de culpabilité et la décision finale par laquelle l’accusé a été déclaré délinquant dangereux, il s’est écoulé deux ans. Dans l’intervalle, de nouvelles dispositions législatives, importantes pour la présente cause, ont été adoptées. Le Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46 , a été modifié pour y ajouter la possibilité de déclarer un délinquant « délinquant à contrôler » (L.C. 1997, ch. 17, art. 4). Ces nouvelles dispositions étaient en vigueur au moment où M. Sipos a été déclaré délinquant dangereux, mais le juge n’en a pas tenu compte pour rendre sa décision. Il existe de nombreuses différences tant sur le plan du fond que sur celui de la procédure entre les deux déclarations. La distinction principale entre ces deux régimes est cependant celle voulant que, pour conclure qu’un inculpé est un délinquant à contrôler, le juge doive être convaincu qu’il « existe une possibilité réelle que ce risque puisse être maîtrisé au sein de la collectivité » : al. 753.1(1)c).

[9]                              M. Sipos a interjeté appel des déclarations de culpabilité et de la peine, mais il a indiqué que l’appel concernant sa peine était conditionnel au succès au moins partiel de celui sur les déclarations de culpabilité. La Cour d’appel a rejeté ce premier appel et ne s’est pas penchée sur l’appel de la peine (2001 CanLII 8541). Ce jugement a été rendu en mai 2001, mais, comme il a été souligné, l’appel de M. Sipos sur la peine est resté pendant et n’a fait l’objet d’aucune décision.

[10]                          L’événement pertinent suivant a eu lieu environ cinq ans après la déclaration selon laquelle M. Sipos était un délinquant dangereux. En 2003, la Cour a rendu sa décision dans R. c. Johnson, 2003 CSC 46, [2003] 2 R.C.S. 357. Elle y a décidé que les procédures relatives aux délinquants dangereux qui se sont déroulées après l’entrée en vigueur des dispositions sur les délinquants à contrôler — autrement dit, dans les causes comme celle de M. Sipos —, les juges doivent examiner la possibilité de déclarer le délinquant « délinquant à contrôler » — ce qui peut donner lieu au prononcé d’une peine d’incarcération d’une durée déterminée suivie d’une longue période de vie supervisée dans la collectivité — avant de le déclarer délinquant dangereux et de lui infliger une peine d’une durée indéterminée. Ne pas le faire constitue une erreur de droit, souvent appelée l’« erreur Johnson ».

[11]                          Comme nous l’avons mentionné, en 1998, le juge n’a pas tenu compte des dispositions adoptées depuis peu portant sur les délinquants à contrôler. Or, avec le recul, vu la décision de 2003 dans Johnson, nous devons convenir qu’il a ainsi commis une erreur de droit. Compte tenu de cette erreur et d’autres considérations, la Cour d’appel a donné l’autorisation de rouvrir l’appel non tranché interjeté par M. Sipos quant à la peine qui lui avait été infligée (2008 ONCA 325, 235 O.A.C. 277). Il s’est toutefois écoulé plus de quatre ans avant que cela ne se fasse et l’appel n’a été rouvert qu’à la fin du mois d’avril 2008.

[12]                          Il y a eu un autre long délai : l’appel sur le fond n’a été entendu que plus de quatre ans plus tard, soit en août 2012 (2012 ONCA 751, 298 O.A.C. 233). Avec le consentement du ministère public, M. Sipos a déposé de nouveaux éléments de preuve durant les procédures d’appel, soit des renseignements concernant sa performance dans le cadre des programmes de traitement des délinquants sexuels qu’il avait suivis durant sa détention, ainsi qu’une évaluation du risque préparée par le Dr Jeff McMaster en 2010. 

[13]                          C’est ainsi que la Cour d’appel en est venue à se pencher, en 2012, sur une décision ayant déclaré un délinquant « délinquant dangereux » rendue quelque 14 ans plus tôt et qu’elle a dû se pencher, à cette fin, sur des éléments de preuve créés en 2010, soit environ 12 ans après la déclaration en question.

B.            Jugement de la Cour d’appel

[14]                          La Cour d’appel a conclu que, à la lumière de la décision dans Johnson, ne pas avoir tenu compte de l’option d’une déclaration comme délinquant à contrôler avant de désigner M. Sipos délinquant dangereux avait manifestement constitué une erreur de droit. Toutefois, la Cour d’appel a souligné que cette erreur n’entraînait pas automatiquement la tenue d’une nouvelle audience sur le statut de délinquant dangereux. En effet, le tribunal d’appel dispose plutôt d’un pouvoir réparateur : il peut rejeter l’appel s’il est convaincu qu’il n’existe aucune possibilité raisonnable que la peine ait été différente si l’erreur de droit n’avait pas été commise (voir Johnson, par. 47-50).

[15]                          Mettant de côté dans un premier temps les nouveaux éléments de preuve, la Cour d’appel a conclu qu’il n’existait aucune possibilité raisonnable de ce type, soulignant au passage que M. Sipos ne prétendait pas le contraire. Dans des motifs très étoffés, le juge qui a statué sur la peine a conclu que la preuve portée à sa connaissance ne permettait pas d’étayer le point de vue selon lequel, à un moment déterminé dans le futur, le risque que pose M. Sipos pour la société pourrait être réduit à un niveau acceptable s’il était autorisé à vivre dans la collectivité. Cette analyse l’aurait inévitablement mené à rejeter la possibilité de déclarer M. Sipos délinquant à contrôler pour les mêmes motifs qu’il a rejetés celle de prononcer une peine d’une durée déterminée : motifs du juge qui a statué sur la peine, par. 199-207; motifs de la Cour d’appel, par. 29.

[16]                          La Cour d’appel avait ensuite à déterminer comment elle devait utiliser les nouveaux éléments de preuve pour décider s’il convenait d’exercer son pouvoir réparateur. Ces nouveaux éléments de preuve suggèrent qu’il existe maintenant une possibilité que le risque que pose M. Sipos puisse être maîtrisé au sein de la collectivité, à compter de 2016, s’il faisait l’objet d’une surveillance adéquate. La Cour d’appel a jugé que, bien qu’il faille tenir compte des nouveaux éléments de preuve, le contrôle en appel est fondamentalement un exercice de correction d’erreurs qui jette un regard rétrospectif sur la décision portée en appel, de manière à décider si le tribunal d’instance inférieure a commis une erreur suceptible de révision lorsqu’il a rendu la décision qui fait l’objet du contrôle. La Cour d’appel a conclu que la possibilité qu’une décision différente puisse être rendue si une nouvelle audience était tenue aujourd’hui sur le statut de délinquant dangereux était sans pertinence. En appel, la question qui devait être tranchée était celle de savoir si, eu égard à la preuve dont était saisi le juge qui a prononcé la peine et aux nouveaux éléments de preuve admis en appel, il existait une possibilité raisonnable que l’issue de l’audience sur le statut de délinquant dangereux ait pu être différente si le juge avait tenu compte des dispositions sur les délinquants à contrôler.

[17]                          La Cour d’appel a répondu à cette question par la négative. Elle a souligné que le rapport du Dr McMaster déposé comme nouvel élément de preuve consignait son évaluation, en date de 2010, et portait sur la question de savoir si M. Sipos satisfaisait au test pour être déclaré délinquant à contrôler. Or, même selon le [traduction] « scénario “le plus optimiste” » du Dr McMaster, la possible remise de M. Sipos dans la collectivité n’était, en 1998, pas envisageable avant au moins environ 18 ans (par. 34). Après avoir examiné le rapport conjointement avec le reste de la preuve dont disposait le juge chargé de statuer sur la peine, la Cour d’appel a conclu que l’évaluation du risque du Dr McMaster ne soulevait aucun doute quant à la conclusion du juge selon laquelle, en 1998, il était approprié d’infliger une peine de détention d’une durée indéterminée.

III.        Analyse

[18]                          Avant d’examiner en détail les deux questions en litige, il est utile de les replacer dans le contexte légal approprié. Cela suppose qu’il faille, au préalable, mener un bref examen de la différence entre le statut de délinquant à contrôler et celui de délinquant dangereux, de la décision de la Cour dans Johnson, de la nature du contrôle en appel et des pouvoirs d’une cour d’appel dans des instances sur le statut de délinquant dangereux.

A.           Le cadre législatif

(1)         Les deux régimes

[19]                          Les dispositions de la partie XXIV du Code criminel  sur les délinquants dangereux et les délinquants à contrôler créent deux exemples de sanctions préventives. Même si elles n’entrent en jeu qu’une fois que le délinquant a été déclaré coupable d’infractions d’une certaine gravité, elles visent surtout à imposer des mesures spéciales au délinquant de manière à parer le risque élevé de récidives. Un délinquant dangereux peut être condamné à une peine d’emprisonnement d’une durée indéterminée; il s’agit de la forme extrême et la plus manifeste de détention préventive. Un délinquant à contrôler peut, pour sa part, être condamné pour l’infraction qu’il a commise et, en plus, faire l’objet d’une ordonnance enjoignant qu’il soit soumis à une surveillance de longue durée, d’une période maximale de 10 ans. Cette sanction préventive est limitée dans le temps et conçue en fonction d’une surveillance dans la collectivité.  

[20]                          Aux fins du présent appel, l’al. 753(1)b) est la disposition pertinente en ce qui a trait à la déclaration selon laquelle M. Sipos est un délinquant dangereux. Pour qu’une telle déclaration soit prononcée, l’infraction commise doit constituer « des sévices graves à la personne ». Ce type d’infractions comprend celles qui supposent l’emploi ou la tentative d’emploi de la violence pour lesquelles le délinquant est passible d’une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans ainsi qu’un certain nombre d’infractions de nature sexuelle : art. 752. Il ne fait aucun doute que les infractions pour lesquelles M. Sipos a été déclaré coupable sont du nombre. Les autres éléments exigés pour qu’il y ait déclaration sont à la fois rétrospectifs et prospectifs. Il faut que le délinquant ait démontré dans le passé son incapacité « à contrôler ses impulsions sexuelles » et qu’il « laisse prévoir que vraisemblablement il causera à l’avenir de ce fait des sévices ou autres maux à d’autres personnes » : al. 753(1)b).

[21]                          Les dispositions sur les délinquants à contrôler permettent à la cour d’infliger une peine pour l’infraction dont le délinquant a été déclaré coupable et d’ordonner que ce dernier soit soumis à une surveillance de longue durée pour une période maximale de 10 ans : par. 753.1(3). Avant de rendre une ordonnance déclarant que le délinquant est un délinquant à contrôler, le tribunal doit être convaincu qu’il y a lieu de lui infliger une peine minimale d’emprisonnement de deux ans pour l’infraction dont il a été déclaré coupable, qu’il présente un risque élevé de récidive et qu’il existe une possibilité réelle que ce risque puisse être maîtrisé au sein de la collectivité : par. 753.1(1).

(2)         Johnson et l’« erreur Johnson »

[22]                          Les deux régimes doivent être examinés conjointement. La version de l’art. 753 qui était en vigueur au moment où le juge chargé de prononcer la peine a rendu sa décision était la même que celle qui a été interprétée par la Cour dans Johnson. La Cour y avait conclu que le juge qui est convaincu que les dispositions applicables aux délinquants à contrôler permettent d’abaisser à un niveau acceptable le risque pour la vie, la sécurité ou le bien-être physique ou mental de qui que ce soit « ne peut à bon droit déclarer qu’un délinquant est un délinquant dangereux et lui infliger de ce fait une peine de détention d’une durée indéterminée, même lorsque sont réunies toutes les conditions légales pour le faire » : Johnson, par. 40.  Le fait de ne pas examiner ces options constitue ce qu’on a appelé l’« erreur Johnson ». Les parties ne contestent pas que le juge qui a prononcé la peine a commis une telle erreur en l’espèce et elles n’ont pas laissé entendre que les modifications législatives de 2008 (L.C. 2008, ch. 6) changeaient quoi que ce soit à cette conclusion dans la présente affaire.

(3)         Appel interjeté par le délinquant dangereux

[23]                          Le délinquant déclaré délinquant dangereux peut interjeter appel à la cour d’appel sur toute question de droit ou de fait ou toute question mixte de droit et de fait : par. 759(1). La cour d’appel a le pouvoir légal de rejeter l’appel ou d’y faire droit. Si elle admet l’appel, elle peut soit déclarer que le délinquant n’est pas un délinquant dangereux ou un délinquant à contrôler, ou rendre une ordonnance qu’aurait pu rendre le tribunal de première instance, soit ordonner la tenue d’une nouvelle audience : al. 759(3)a). On ne prévoit pas expressément le contrôle en appel de l’opportunité de la déclaration. Selon la Cour, le contrôle en appel porte sur les erreurs de droit et vise à déterminer si la déclaration de délinquant dangereux était raisonnable : R. c. Currie, [1997] 2 R.C.S. 260, par. 33.

[24]                          Conformément à cette conception large du pouvoir de contrôle en appel de la sentence, la Cour dans Johnson a interprété le pouvoir de rejeter l’appel comme comportant celui de le faire même en présence d’une erreur de droit, dans la mesure où l’erreur n’a donné lieu à aucun tort important ni à aucune erreur judiciaire grave. La Cour a toutefois souligné que cela « arrivera rarement, sinon jamais » : par. 50. Pour que le tribunal puisse exercer ce pouvoir réparateur, le ministère public doit établir « l’absence d’une possibilité raisonnable que le verdict eût été différent si l’erreur de droit n’avait pas été commise » : par. 49. 

[25]                          Il convient ici de bien différencier le contrôle en appel d’une déclaration de délinquant dangereux de ce que j’appellerai l’appel « normal » d’une sentence. Dans les procédures sur acte d’accusation, le délinquant peut interjeter appel de la sentence rendue par le tribunal de première instance à moins qu’elle ne soit de celles que fixe la loi : al. 675(1)b). La cour saisie de l’appel doit « consid[érer] [. . .] la justesse de la sentence » et peut « d’après la preuve, le cas échéant, qu’elle croit utile d’exiger ou de recevoir », modifier la sentence ou rejeter l’appel : par. 687(1). Cela permet le contrôle en appel d’une erreur de principe et de la question de savoir si la peine n’est manifestement pas indiquée ou est manifestement erronée. Il s’agit là d’une norme de contrôle commandant une très grande déférence. Comme l’a affirmé le juge en chef Lamer dans R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 90 :

                         . . . sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une cour d’appel ne devrait intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle n’est manifestement pas indiquée. 

(Voir aussi R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227, par. 45-50; R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948, par. 14-17.)

[26]                          La Cour, dans Currie, a conclu que le contrôle en appel d’une déclaration de délinquant dangereux est un peu plus vigoureux. Toutefois, cela n’exige pas de la cour saisie de l’appel qu’elle pose un regard entièrement neuf sur la déclaration (ou, comme le disent les avocats, qu’elle procède à un examen de novo). Elle doit plutôt faire preuve d’une certaine retenue envers les conclusions du juge qui a statué sur la peine : Currie, par. 33.

[27]                          La cour saisie d’un appel « normal » de sentence  — par opposition à l’appel interjeté à l’égard d’une déclaration de délinquant dangereux — ne dispose d’aucun pouvoir réparateur, et n’est pas, selon la position prédominante, autorisée à renvoyer l’affaire au juge du procès pour que celui ci tienne une nouvelle audience de détermination de la peine. Dans un appel normal de sentence, le rôle de la cour d’appel consiste à juger de la légalité et de la justesse de la peine infligée au procès. Si la cour d’appel conclut que son intervention est justifiée, elle inflige une peine juste dans ce qui équivaut à une nouvelle audience de détermination de la peine : Code criminel , art. 687 .

(4)         Nouveaux éléments de preuve lors d’un appel de sentence

[28]                          Dans les appels de sentences infligées à l’égard de la perpétration d’actes criminels, la cour peut examiner « la preuve, le cas échéant, qu’elle croit utile d’exiger ou de recevoir » : par. 687(1). Il n’existe pas de disposition analogue pour les appels relatifs aux déclarations de délinquant dangereux. Cependant, dans de tels cas, la cour d’appel peut admettre une nouvelle preuve lorsqu’il est dans l’intérêt de la justice de le faire : par. 759(7) et 683(1). 

[29]                          La Cour a établi dans R. c. Lévesque, 2000 CSC 47, [2000] 2 R.C.S. 487, que, bien que les sources et les genres de preuves soient assouplis lorsque l’appel concerne la sentence, l’admissibilité d’une nouvelle preuve est régie par le test bien connu de l’arrêt Palmer.  Cet arrêt, comme on le sait, énonce quatre critères portant sur la diligence raisonnable, la pertinence, la crédibilité et l’incidence sur le résultat : Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, p. 775. On ne devrait généralement pas admettre un nouvel élément de preuve qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être obtenu en première instance — ce critère n’étant toutefois pas appliqué de manière stricte dans les affaires criminelles lorsqu’il serait contraire à l’intérêt de la justice de le faire. La preuve doit être pertinente, en ce sens qu’elle doit porter sur une question potentiellement décisive et qu’on peut raisonnablement y ajouter foi. Enfin, la preuve doit être telle que, si on l’accepte, on puisse raisonnablement penser que, considérée avec les éléments produits en première instance, elle aurait influé sur le résultat. Comme l’a expliqué la juge Charron dans R. c. Angelillo, 2006 CSC 55, [2006] 2 R.C.S. 728, par. 15 :

                         Conformément aux trois derniers critères de l’arrêt Palmer, une cour d’appel ne peut donc admettre que des éléments de preuve qui sont pertinents, plausibles et dont on peut raisonnablement penser qu’ils auraient influé sur le résultat s’ils avaient été produits en première instance avec les autres éléments de preuve. [Je souligne.]

[30]                          L’introduction de nouveaux éléments de preuve portant sur des événements survenus entre le prononcé de la peine et l’appel peut soulever des problèmes complexes mettant clairement en évidence des valeurs opposées. D’une part, nous devons reconnaître, pour reprendre les termes du juge Doherty dans R. c. Hamilton (2004), 72 O.R. (3d) 1, par. 166, que [traduction] « [l]es appels prennent un certain temps. La vie continue. Les choses changent. La Cour d’appel ne peut faire abstraction de ces réalités humaines lorsqu’elle est appelée à infliger une peine bien après le fait. » Cependant, nous devons également tenir compte des limites institutionnelles des cours d’appel et de la valeur importante du caractère définitif des décisions. Trancher régulièrement des appels de sentence sur le fondement d’événements survenus après le fait pourrait à la fois menacer l’intégrité du processus criminel — en compromettant son caractère définitif — et outrepasser les limites appropriées du contrôle en appel : Lévesque, par. 20; R. c. Smith (2005), 376 A.R. 389 (C.A.), par. 21-25.

[31]                          Vu la diversité presque infinie des situations susceptibles de survenir, il n’est ni souhaitable ni possible de formuler des règles absolues ou détaillées quant aux types d’éléments de preuve relatifs à des événements survenus après le fait qui devraient ou ne devraient pas être pris en considération dans tous les cas. La jurisprudence abondante des cours d’appel ne saurait être réduite à un ensemble ordonné de règles, mais montre plutôt qu’elles ont essayé de mettre en balance des valeurs parfois opposées à la lumière de circonstances particulières et très variées : voir, p. ex., R. c. Riley (1996) 150 N.S.R. (2d) 390 (C.A.); R. c. Faid (1984), 52 A.R. 338 (C.A.); R. c. Jimmie, 2009 BCCA 215, 270 B.C.A.C. 301; R. c. Halliday, 2012 ONCA 351 (CanLII); et, de façon générale, C. C. Ruby, G. J. Chan et N. R. Hasan, Sentencing (8e éd. 2012), §§ 4.49 et suiv.; R. c. N.A.S., 2007 MBCA 97, 220 Man. R. (2d) 43; R. c. Martin, 2012 QCCA 2223 (CanLII). Sur le plan des principes, l’approche énoncée dans Lévesque et Angelillo établit un équilibre entre ces valeurs opposées et, lorsqu’on l’applique judicieusement aux circonstances particulières soumises aux tribunaux, elle est suffisamment souple pour faire en sorte que le processus d’appel réponde aux exigences de la justice tout en respectant les limites auxquelles doit être assujetti le contrôle en appel.

[32]                          En tenant compte de ce cadre juridique, je reviens maintenant aux questions soulevées par M. Sipos dans le présent pourvoi.

B.            La Cour d’appel a-t-elle commis une erreur dans l’utilisation de ses pouvoirs réparateurs?

[33]                          L’appelant soutient essentiellement que la Cour d’appel a commis une erreur lorsqu’elle a limité l’application de son pouvoir réparateur en se demandant s’il y avait une possibilité raisonnable que l’audience initiale eût abouti à un résultat différent si l’erreur de droit n’avait pas été commise. L’appelant fait valoir que la Cour d’appel aurait plutôt dû suivre la pratique — selon lui habituelle en matière d’appels de sentence — consistant à se demander ce qui constituerait une peine juste au moment de l’appel : m.a., par. 16-17. Ce point de vue est, à mon humble avis, fondamentalement vicié.

[34]                          Selon moi, l’argument de l’appelant confond le contrôle en appel d’une erreur de droit et celui portant sur le caractère raisonnable d’une déclaration de délinquant dangereux. L’examen de la question de savoir si le pouvoir réparateur devrait être exercé fait partie du contrôle en appel d’une erreur de droit. Il faut alors essentiellement se demander quel effet, s’il en est, cette erreur a eu sur l’issue du procès. Les nouveaux éléments de preuve jouent généralement un rôle négligeable à cet égard. Cependant, l’examen du caractère raisonnable de la déclaration de délinquant dangereux constitue une forme plus poussée de contrôle en appel et les nouveaux éléments de preuve qui satisfont à ce critère de l’arrêt Palmer peuvent jouer un rôle plus important dans un tel contexte.

(1)         Pouvoir réparateur et nouveaux éléments de preuve

[35]                          La cour d’appel peut utiliser son pouvoir réparateur pour rejeter l’appel interjeté à l’égard d’une déclaration de délinquant dangereux même s’il y a eu une erreur de droit en première instance. Ce pouvoir ne peut être utilisé que si cette erreur était « inoffensive », en ce sens qu’il n’y a aucune possibilité raisonnable que le résultat eût été différent si l’erreur n’avait pas été commise. Une erreur de droit n’exige donc pas nécessairement un réexamen de la sentence. La cour d’appel doit se demander si l’erreur a eu une incidence sur le résultat. Un lourd fardeau incombe toutefois au ministère public, soit celui d’établir qu’il n’y a aucune possibilité raisonnable que le résultat eût été différent si l’erreur n’avait pas été commise. 

[36]                          Cet exercice est nécessairement axé sur le dossier dont était saisi le juge ayant prononcé la sentence, car il s’agit de déterminer ce que celui-ci aurait fait s’il avait appliqué les bons principes juridiques. Bien entendu, la cour d’appel doit également se demander si cette erreur de droit a pu entraîner l’exclusion d’éléments de preuve qui auraient dû être admis, ou pu par ailleurs influer sur l’état du dossier de preuve ou l’appréciation de celui-ci par le juge : voir, p. ex., R. c. Williamson, 2003 BCCA 673, 191 B.C.A.C. 208; R. c. Ferguson (2005), 207 O.A.C. 380; R. c. B.J.M., 2007 ONCA 221 (CanLII). Dans de tels cas, les nouveaux éléments de preuve qui satisfont aux critères de l’arrêt Palmer pourraient être admis pour que la cour d’appel puisse dûment évaluer l’incidence de l’erreur sur le résultat. Mais, règle générale, les nouveaux éléments de preuve proposés qui n’ont rien à voir avec l’incidence possible de l’erreur de droit sur la décision rendue par le juge chargé de déterminer la peine ne devraient pas être pris en considération en lien avec l’utilisation du pouvoir réparateur. Il s’agit simplement d’une application du deuxième critère de l’arrêt Palmer selon lequel la preuve doit être pertinente, en ce sens qu’elle doit porter sur une question décisive ou potentiellement décisive relativement à la peine. Une preuve qui n’est aucunement liée à l’erreur de droit commise par le juge ayant prononcé la peine n’est pas pertinente quant à savoir si le pouvoir réparateur devrait ou non être utilisé.

[37]                          À cet égard, je ne suis pas d’accord avec la Cour d’appel. Selon elle, la preuve relative aux perspectives actuelles de réadaptation du délinquant a un rôle à jouer en ce qui concerne l’application de la disposition réparatrice. À mon avis, ce n’est pas le cas lorsqu’il n’y a aucun lien entre les nouveaux éléments de preuve et l’erreur de droit.

[38]                          En l’espèce, les nouveaux éléments de preuve n’ont rien à voir avec l’incidence de l’erreur de droit commise par le juge ayant prononcé la peine. Il n’est pas contesté qu’eu égard au dossier dont disposait celui-ci, la seule option réaliste consistait à déclarer l’appelant délinquant dangereux. Rien ne donne à penser que le fait que le juge n’a pas envisagé la possibilité d’une déclaration portant que l’appelant est un délinquant à contrôler a eu quelque incidence sur le dossier de preuve dont il disposait ou qu’il aurait pu évaluer la preuve différemment s’il avait envisagé cette option.

[39]                          L’argument de l’appelant se résume à ceci : toute erreur de droit commise par le juge chargé de prononcer la peine oblige la cour d’appel à ordonner la tenue d’une nouvelle audience s’il existe une possibilité raisonnable qu’une sentence différente soit maintenant rendue. À mon avis, cette approche comporte deux lacunes. Premièrement, elle perd complètement de vue ce qui doit demeurer l’élément central de l’exercice du pouvoir réparateur, à savoir l’incidence possible de l’erreur sur la décision du juge chargé de déterminer la peine, et non pas les perspectives actuelles de contrôle du délinquant au sein de la collectivité. Deuxièmement, en perdant de vue cet élément, on crée dans les faits un critère très peu exigeant pour l’obtention d’une nouvelle audience de détermination de la peine. À mon humble avis, cela modifierait du tout au tout le cadre juridique applicable. La cour d’appel n’évaluerait plus l’incidence possible de l’erreur de droit sur le résultat auquel est arrivé le juge ayant prononcé la peine, mais utiliserait plutôt cette erreur pour déclencher un examen complet de l’opportunité actuelle de la décision rendue par le juge. En bref, toute erreur de droit — même si elle n’avait aucune incidence possible sur la décision rendue — exigerait la tenue d’une nouvelle audience, à moins que le même résultat ne soit presque inévitablement le même aujourd’hui. Adopter une telle approche transformerait le contrôle en appel des erreurs de droit en détermination par étapes de la peine.

[40]                          La question soumise à la cour d’appel n’est pas, comme le soutient l’appelant, de savoir ce que pourrait être l’issue du procès aujourd’hui. Il s’agit plutôt de déterminer si la décision rendue aurait été la même, n’eût été l’erreur : m.i., par. 51.  J’abonde dans le sens du juge Doherty, s’exprimant au nom de la Cour d’appel en l’espèce, lorsqu’il déclare que, suivant l’approche que propose l’appelant,

                    [traduction] [celui-ci] ne prétend pas avoir été condamné à tort à une peine de détention pour une période indéterminée en raison d’une erreur de droit commise par le juge du procès, mais soutient plutôt que cette erreur lui donne droit à une réévaluation de son statut au moment de l’appel.

. . .

                        . . . Lorsque la prétention véritable du délinquant est qu’il s’est amélioré au point d’avoir droit à une réévaluation de son statut, un appel de la décision initiale ne constitue pas le mécanisme auquel celui-ci doit recourir pour obtenir cette nouvelle évaluation. [par. 20 et 23]

C.            La déclaration de délinquant dangereux devrait elle néanmoins être annulée?

[41]                          Comme je l’ai expliqué, la Cour d’appel a interprété trop largement le rôle joué par les nouveaux éléments de preuve en ce qui concerne l’exercice de son pouvoir réparateur. À mon avis, les nouveaux éléments de preuve n’ont aucun rôle à jouer à cet égard en l’espèce. Il ne reste alors qu’à déterminer si la déclaration de délinquant dangereux devrait être annulée parce qu’elle serait déraisonnable. C’est sous cet angle, à mon avis, qu’il convient de se demander si la Cour d’appel a commis une erreur dans sa conclusion finale selon laquelle l’appel devait être rejeté. À mon avis, elle n’a pas commis d’erreur.

[42]                          Le délinquant peut interjeter appel d’une déclaration portant qu’il est un délinquant dangereux au motif que cette décision est déraisonnable : Currie. Les nouveaux éléments de preuve ont donc peut être un rôle plus important à jouer lorsque la cour d’appel effectue un contrôle sur ce fondement que lorsqu’elle est appelée à se demander si une erreur de droit est ou non inoffensive. Bien que les nouveaux éléments de preuve doivent satisfaire aux critères de l’arrêt Palmer, la cour d’appel peut examiner la peine au regard de l’ensemble du dossier, notamment de tout nouvel élément de preuve admissible. Le fardeau de la preuve incombe toutefois au délinquant lors d’un contrôle effectué sur ce fondement.

[43]                          Dans un appel interjeté à l’égard d’une déclaration de délinquant dangereux, la cour d’appel est souvent saisie longtemps après le prononcé de la sentence initiale — comme nous le sommes en l’espèce — d’éléments de preuve relatifs aux efforts et aux perspectives de réadaptation du délinquant. Bien que le test des arrêts Lévesque et Angelillo établisse le cadre juridique applicable à l’admission de ce type d’éléments de preuve, les cours d’appel adoptent généralement une approche très prudente lorsqu’elles sont appelées à intervenir sur le seul fondement d’éléments de preuve de cette nature : voir, p. ex., R. c. T.L., 2008 ONCA 766 (CanLII); R. c. Mason (2001), 147 O.A.C. 388; Halliday; R. c. Henry, 2002 BCCA 575, 174 B.C.A.C. 238; Jimmie. Les cours d’appel ont également reconnu que, dans certains cas où la preuve est suffisamment convaincante, elles peuvent intervenir sur le fondement d’éléments de preuve relatifs à des événements survenus après le fait : voir, p. ex., Halliday, par. 17; R. c. Armistead, 2003 BCCA 699, 192 B.C.A.C. 227. Toutefois, les éléments de preuve relatifs aux efforts et aux perspectives de réadaptation du délinquant après le prononcé de la sentence ne satisferont au critère des arrêts Lévesque et Angelillo que dans des cas exceptionnels. Ces faits nouveaux relèvent en général des autorités correctionnelles dans l’administration de la peine d’emprisonnement d’une durée indéterminée infligée au délinquant.

[44]                          Bien que les nouveaux éléments de preuve puissent avoir un rôle plus important à jouer dans ce contexte, l’examen demeure dans une certaine mesure rétrospectif. L’accent est mis sur l’incidence de la nouvelle preuve sur la procédure de détermination de la peine, eu égard à l’ensemble du dossier.

[45]                          M. Sipos souligne que, selon ce qui ressort essentiellement des motifs du juge chargé de déterminer la peine, celui-ci [traduction] « n’était pas convaincu, au vu du dossier soumis, qu’[il] serait un jour apte à être remis en liberté, même si une très longue peine de détention d’une durée déterminée lui était infligée » : m.a., par. 38 (souligné dans l’original). Il reprend la conclusion du juge selon laquelle il n’y avait « aucune preuve tangible [. . .] étayant la probabilité d’une guérison » pendant la durée d’une peine d’incarcération pour une période déterminée : ibid., citant les motifs du juge ayant statué sur la peine, par. 200. Le juge s’est appuyé à cet égard sur la conclusion selon laquelle l’appelant avait refusé la pharmacothérapie et sur celle portant que les commentaires positifs quant à ses perspectives de réadaptation n’étaient que des « îlots d’optimisme dans un océan de comportements pathologiques » : motifs du juge ayant statué sur la peine, par. 201. Or, selon M. Sipos, les nouveaux éléments de preuve produits par le Dr McMaster illustrent que l’évaluation effectuée au moment de l’audience initiale de détermination de la peine était indûment pessimiste.

[46]                          Comme la thèse de l’appelant repose sur le rapport du Dr McMaster, il convient d’en résumer les éléments et les conclusions clés. En 2010, le Dr McMaster a produit un rapport exhaustif sur l’état psychiatrique de M. Sipos. On lui a demandé [traduction] « si M. Sipos présent[ait] un risque élevé de récidive [en 2010] et s’il y a[vait] une possibilité raisonnable que ce risque puisse être maîtrisé au sein de la collectivité ». Le Dr McMaster a conclu que M. Sipos « satisfai[sait] toujours à la norme applicable pour être déclaré délinquant dangereux (D.D.) ».

[47]                          Le Dr McMaster a souligné que selon certains facteurs, qu’il avait examinés en détail, M. Sipos [traduction] « était maintenant apte à être progressivement remis en liberté et réinséré dans la collectivité ». Ces facteurs comprenaient « son âge plus avancé, le succès de son traitement dans les groupes de délinquants sexuels et autres, le succès de son traitement à l’aide de médicaments destinés à réduire la pulsion sexuelle, et ses plans en vue de faciliter son adaptation à la vie dans la collectivité ». Le Dr McMaster a toutefois souligné qu’il n’était « pas clair » que la réussite de M. Sipos dans les groupes de délinquants sexuels et la diminution du risque qu’il posait se traduiraient « concrètement » par une absence de récidive, et qu’une réinsertion dans la collectivité devait donc se faire « lentement et progressivement » par la mise en place « d’une surveillance serrée et d’une structure étroitement coordonnée ». D’un point de vue psychiatrique, M. Sipos ne présenterait pas, selon lui, un risque maîtrisable au sein de la collectivité avant d’avoir atteint approximativement l’âge de 60 ans et d’avoir été assujetti — « par mesure de précaution » — à une période de surveillance de longue durée de 10 ans. Autrement dit, le Dr McMaster était d’avis qu’il y avait une possibilité raisonnable de contrôle du risque au sein de la collectivité si M. Sipos était remis en liberté vers 2016 et était assujetti à l’ordonnance maximale de surveillance de longue durée de 10 ans. Cette opinion comportait de nombreuses réserves en ce qui a trait notamment aux questions de savoir si le vieillissement de M. Sipos réduirait effectivement le risque, s’il continuerait de prendre ses médicaments destinés à réduire sa pulsion sexuelle, si sa motivation à suivre un traitement diminuerait en cas de remise en liberté dans la collectivité et s’il était possible d’assurer une supervision adéquate dans la collectivité.

[48]                          Cette preuve montre que M. Sipos a fait des progrès louables au cours des dernières années, progrès qui n’avaient pas été prévus au moment de la détermination de sa peine en 1998. Cependant, examiné à la lumière de l’ensemble du dossier dont disposait le juge chargé de déterminer la peine, le rapport du Dr McMaster est loin d’établir que la déclaration de délinquant dangereux était déraisonnable. Je conviens avec le juge Doherty de la Cour d’appel qu’il n’y a aucune possibilité raisonnable que le résultat eût été différent si le juge chargé de prononcer la peine avait été saisi de ce complément d’information. La preuve est donc également insuffisante pour établir que la décision rendue par le juge ayant prononcé la peine était déraisonnable, même si celui ci avait pu prendre connaissance du rapport du Dr McMaster. Comme le souligne le juge Doherty :

                         [traduction]  Je ne crois pas que l’évaluation du risque menée par le Dr McMaster permette de douter de la conclusion du juge de première instance selon laquelle une peine d’incarcération d’une durée indéterminée constituait la sentence appropriée en 1998. Malgré l’évolution positive du traitement, le Dr McMaster considérait néanmoins que l’appelant ne devrait pas pouvoir être libéré dans la collectivité avant environ six ans. Nous savons maintenant, avec le recul, et si l’on accepte l’opinion du Dr McMaster que, dans le « meilleur des cas », l’appelant devait, en 1998, passer au moins 18 ans en détention avant de pouvoir potentiellement être libéré dans la collectivité. [Je souligne; par. 34.]

[49]                          Je ne suis pas convaincu non plus que l’appel fait partie des cas exceptionnels où les nouveaux éléments de preuve sont suffisamment convaincants pour justifier une intervention. 

[50]                          À mon avis, la Cour d’appel a eu raison de confirmer en l’espèce la déclaration de délinquant dangereux.

IV.        Dispositif

[51]                          Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

                    Pourvoi rejeté.

                    Procureurs de l’appelant : Dawe & Dineen, Toronto.

                    Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante : Ruby Shiller Chan Hasan, Toronto.

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