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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Barabash, 2015 CSC 29, [2015] 2 R.C.S. 522

Date : 20150522

Dossier : 35977, 36064

 

Entre :

Donald Jerry Barabash

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

Et entre :

Shane Gordon Rollison

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

- et -

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, Association canadienne des libertés civiles, Au-delà des frontières et Centre canadien de protection de l’enfance inc.

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 63)

La juge Karakatsanis (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Wagner, Gascon et Côté)

 

R. c. Barabash, 2015 CSC 29, [2015] 2 R.C.S. 522

 

Donald Jerry Barabash                                                                                   Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

- et -

Shane Gordon Rollison                                                                                   Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

Association canadienne des libertés civiles,

Au-delà des frontières et

Centre canadien de protection de l’enfance inc.                                      Intervenants

Répertorié : R. c. Barabash

2015 CSC 29

Nos du greffe : 35977, 36064.

2015 : 16 janvier; 2015 : 22 mai.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

                    Droit criminel — Pornographie juvénile — Moyens de défense — Exception relative à l’usage personnel — Accusations de pornographie juvénile — Accusés invoquant en défense que l’activité sexuelle était légale et consensuelle et les enregistrements étaient conservés pour l’usage personnel — Légalité de l’activité sexuelle contestée par le ministère public sur le fondement de l’exploitation des adolescentes — L’exception relative à l’usage personnel commande-t-elle un examen supplémentaire distinct de la question de l’exploitation, ou cette question est-elle prise en compte dans l’analyse de la légalité? — Pour décider d’acquitter les accusés, le juge du procès a-t-il bien interprété l’exception? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 163.1 .

                    Deux adolescentes de 14 ans se sont enfuies d’un centre de traitement. Elles sont allées habiter chez l’accusé B, âgé de 60 ans. L’autre accusé, R, âgé de 41 ans, se trouvait régulièrement chez B. Les adolescentes ont pris part — l’une avec l’autre et avec R — à des actes sexuels qui ont été enregistrés sur bandes vidéo et photographiés. Au moment de la création des bandes vidéo et des photos, un adolescent de 14 ans pouvait légalement consentir à un acte sexuel avec un adulte. B et R ont tous deux été accusés de production de pornographie juvénile, une infraction prévue au par. 163.1(2)  du Code criminel . B a en outre fait l’objet d’un chef d’accusation de possession de pornographie juvénile en application du par. 163.1(4). Les deux accusés ont été jugés dans le cadre d’un procès commun. Le juge du procès a estimé que tous les éléments des infractions avaient été établis. Les accusés ont toutefois invoqué en défense l’exception relative à l’usage personnel reconnue dans l’arrêt R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45. Le juge a conclu à l’omission du ministère public de prouver hors de tout doute raisonnable que l’exception ne s’appliquait pas. La Cour d’appel a accueilli les appels, inscrit des déclarations de culpabilité et renvoyé les dossiers pour détermination de la peine.

                    Arrêt : Les pourvois sont accueillis et un nouveau procès est ordonné.

                    L’exception relative à l’usage personnel reconnue dans l’arrêt Sharpe offre un moyen de défense opposable à une accusation de production ou de possession de pornographie juvénile fondée sur l’art. 163.1  du Code criminel . Pour que l’exception s’applique, le tribunal doit déterminer que l’activité sexuelle représentée dans les enregistrements est légale, que son enregistrement est aussi consensuel et que les enregistrements sont conservés exclusivement pour l’usage personnel. Dans l’arrêt Sharpe, la Cour ne prescrit pas un supplément d’analyse distinct au chapitre de l’exploitation. L’ajout d’une telle étape serait superflu, car l’exploitation est déjà prise en compte dans l’analyse de la légalité. L’article 153  du Code criminel  fait de l’exploitation sexuelle d’un adolescent un acte criminel. Ainsi, lorsque le ministère public invoque cet article pour contester la légalité de l’activité sexuelle représentée, le tribunal doit se demander si cette activité a eu lieu dans le contexte d’une relation d’exploitation. Dans l’affirmative, l’activité sexuelle n’est pas légale et l’exception relative à l’usage personnel ne s’applique pas.

                    Lorsque les conditions d’application de l’art. 153 sont réunies, le consentement de l’adolescent ne peut rendre l’activité sexuelle légale. Par conséquent, lorsque l’accusé invoque l’exception relative à l’usage personnel et que le ministère public cherche à contester la légalité de l’activité sexuelle en alléguant l’exploitation, le juge du procès doit s’attacher non seulement au consentement, mais aussi, de manière globale, à la nature de la relation entre l’adolescent et l’accusé, ainsi qu’aux circonstances qui l’entourent. Le paragraphe 153(1.2) fait état de manière non exhaustive d’éléments à partir desquels le juge peut déduire l’existence d’une relation où l’accusé exploite l’adolescent : « a) l’âge de l’adolescent; b) la différence d’âge entre la personne et l’adolescent; c) l’évolution de leur relation; [et] d) l’emprise ou l’influence de la personne sur l’adolescent ». Point n’est besoin que la personne accusée de production ou de possession de pornographie juvénile fasse l’objet d’une accusation distincte fondée sur le par. 153(1) pour que le juge se livre à pareil examen. La légalité de l’activité sexuelle est appréciée de façon indépendante dans le cadre de l’examen des moyens de défense.

                    Dans la présente affaire, le juge du procès ne s’est pas demandé si la relation entre les adolescentes et les accusés en était une d’exploitation au sens de l’art. 153 même si cette disposition s’appliquait alors aux adolescents âgés de 14 à 17 ans. Lorsqu’il s’est penché sur des éléments de preuve pertinents pour statuer sur l’exploitation, il l’a fait en vase clos, les examinant un à la fois. À titre d’exemple, il a relevé l’âge des adolescentes et la grande différence d’âge entre elles et les accusés, mais il a estimé qu’on ne pouvait y voir d’exploitation. Cependant, il n’a pas considéré la différence d’âge à la lumière d’autres aspects de la relation, tels l’impact des dépendances des adolescentes, leur besoin d’un toit ou leurs expériences passées et actuelles de vagabondage et de prostitution. En bref, il a omis d’examiner les éléments en cause à la lumière du contexte global ou de la question de savoir si, cumulativement, ces éléments donnaient lieu à une relation d’exploitation.

                    En d’autres termes, l’analyse du juge du procès s’est attachée surtout au caractère volontaire de l’activité sexuelle, plutôt qu’à la nature de la relation entre les parties. Bien que le caractère volontaire d’une activité sexuelle compte pour beaucoup dans sa légalité, il ne suffit pas. Le juge devait aussi examiner globalement la nature de la relation et les circonstances qui l’entouraient pour déterminer si l’activité sexuelle était légale ou non au regard de l’art. 153. Son omission de se demander si la relation sous-jacente entre les adolescentes et les accusés en était une d’exploitation constitue une erreur de droit. Cette erreur a eu une incidence significative sur l’acquittement des accusés et commande la tenue d’un nouveau procès.

Jurisprudence

                    Arrêt appliqué : R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; arrêts mentionnés : R. c. Cockell, 2013 ABCA 112, 553 A.R. 91, autorisation d’appel refusée, [2013] 3 R.C.S. x; R. c. L.W. (2006), 208 O.A.C. 42; R. c. Pickton, 2010 CSC 32, [2010] 2 R.C.S. 198; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 2 b ) .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C-46, art. 150.1 , 151 , 152 , 153 , 155 , 160(3) , 163.1 , 173(2) , 265(3) , 271  à 273 , 273.1 , 686(4) b)(ii).

Loi sur la lutte contre les crimes violents, L.C. 2008, c. 6.

                    POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Berger, Watson et Slatter), 2014 ABCA 126, 572 A.R. 289, 98 Alta. L.R. (5th) 125, 10 C.R. (7th) 350, [2014] 8 W.W.R. 69, 310 C.C.C. (3d) 360, 306 C.R.R. (2d) 299, 609 W.A.C. 289, [2014] A.J. No. 322 (QL), 2014 CarswellAlta 489 (WL Can.), qui a annulé les acquittements prononcés par le juge Thomas, 2012 ABQB 99, 532 A.R. 364, 59 Alta. L.R. (5th) 369, 284 C.C.C. (3d) 62, [2012] 10 W.W.R. 104, [2012] A.J. No. 191 (QL), 2012 CarswellAlta 434 (WL Can.). Pourvois accueillis et nouveau procès ordonné.

                    Peter J. Royal, c.r., pour l’appelant Donald Jerry Barabash.

                    Diana C. Goldie et Thomas Slade, pour l’appelant Shane Gordon Rollison.

                    Jolaine Antonio et Julie Morgan, pour l’intimée.

                    Jeffrey G. Johnston, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Christine Bartlett-Hughes et Lisa Henderson, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Alexi N. Wood et Kate Southwell, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    David Matas et Monique St. Germain, pour les intervenants Au-delà des frontières et le Centre canadien de protection de l’enfance inc.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

[1]                              La juge Karakatsanis — Les pourvois s’intéressent à ce qu’il advient lorsque des adolescents prennent part à l’enregistrement d’activités sexuelles dans le cadre d’une relation susceptible d’être empreinte d’exploitation. Ils portent sur l’« exception relative à l’usage personnel » que la Cour a formulée dans l’arrêt R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, et qui offre un moyen de défense à une accusation de production ou de possession de pornographie juvénile fondée sur l’art. 163.1  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C-46 . L’exception s’applique à l’enregistrement visuel qui ne représente pas une activité sexuelle illégale, qui a été créé avec le consentement des personnes qui y figurent et que l’on conserve exclusivement pour l’usage personnel (Sharpe, par. 128).

[2]                              Dans la présente affaire, la Cour est appelée à clarifier les conditions d’application de l’exception et, en particulier, les situations où la notion d’exploitation entre en ligne de compte.

[3]                              J’estime que le critère de l’arrêt Sharpe exige du tribunal qu’il détermine que l’activité sexuelle représentée est légale, de sorte qu’elle n’a pas eu lieu dans le contexte d’une relation d’exploitation. Comme le juge du procès n’a pas examiné cette question précise, je suis d’avis d’accueillir les pourvois et d’ordonner un nouveau procès.

I.              Faits

[4]                              Au début de 2008, deux adolescentes de 14 ans, K et D, se sont enfuies d’un centre de traitement pour adolescents situé à High Prairie, en Alberta. Elles avaient toutes deux connu un parcours difficile — dépendance aux drogues, criminalité, problèmes familiaux et, dans le cas de K, prostitution. K s’est décrite comme une [traduction] « enfant de la rue » aux prises avec des problèmes récurrents de toxicomanie.

[5]                              Après avoir quitté le centre de traitement, K et D se sont rendues à Edmonton, où elles se sont installées chez l’appelant Donald Barabash, un trafiquant de drogue et ami du père de D, que cette dernière connaissait depuis environ un an. L’autre appelant, Shane Rollison, un ami de M. Barabash qui s’adonnait également au trafic de la drogue, s’y trouvait régulièrement. Au procès, K a dit de l’endroit qu’il s’agissait d’une [traduction] « fumerie de crack » typique que fréquentait une grande diversité de personnes pour vendre, acheter et consommer différentes drogues illégales.

[6]                              Pendant le séjour de K et de D chez M. Barabash (deux à trois semaines pour K, une pour D), elles ont participé, avec les appelants, à la création d’enregistrements et d’images fixes à l’aide d’une webcaméra, au sous-sol de la résidence. Dans les enregistrements et sur les images, K et D apparaissent nues et se livrent à une activité sexuelle explicite.

[7]                              La police a entrepris une enquête sur les appelants après avoir reçu des plaintes au sujet d’une photo affichée sur Nexopia, un site de réseautage social. La photographie représentait deux jeunes femmes, dont l’une avait les seins nus. Après qu’il eut été déterminé que K et D étaient les deux femmes représentées sur l’image, les policiers ont fouillé la résidence de M. Barabash et y ont trouvé un certain nombre d’enregistrements vidéo et d’images fixes qui, selon eux, constituaient de la pornographie juvénile. Les vidéos et les photos représentaient K et D en train de se livrer à diverses activités sexuelles explicites tant entre elles qu’avec M. Rollison. C’est généralement M. Barabash qui filmait ou prenait les photos, bien que K et D l’aient fait à l’occasion. Au moment où les enregistrements vidéo ont été réalisés et où les photos ont été prises, une personne de 14 ans pouvait consentir à des activités sexuelles avec un adulte. (Depuis, l’âge auquel un tel consentement peut être donné est passé à 16 ans.) K et D étaient toutes deux âgées de 14 ans à l’époque, alors que MM. Barabash et Rollison avaient respectivement 60 et 41 ans.

[8]                              Les appelants ont tous deux été accusés de production de pornographie juvénile, une infraction prévue au par. 163.1(2)  du Code criminel . M. Barabash a également fait l’objet, sur le fondement du par. 163.1(4), d’un chef d’accusation de possession de pornographie juvénile.

II.           Décisions des juridictions inférieures

A.           Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 2012 ABQB 99, 532 A.R. 364

[9]                              Les appelants ont subi un procès commun devant juge seul. Le juge Thomas conclut que le ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable que les deux appelants avaient produit de la pornographie juvénile contrairement au par. 163.1(2)  du Code criminel . Il estime également que le ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable que M. Barabash avait été en possession de pornographie juvénile, une infraction prévue au par. 163.1(4). Or, la question essentielle qui se posait était celle de savoir si l’exception relative à l’usage personnel reconnue par la Cour dans l’arrêt Sharpe pouvait ou non être opposée aux accusations.

[10]                          Le juge du procès se penche sur l’exception et conclut que, suivant l’arrêt Sharpe, trois conditions doivent être remplies pour qu’elle s’applique : (1) l’activité sexuelle doit être légale, (2) l’enregistrement doit avoir été réalisé avec le consentement des personnes qui y figurent et (3) l’enregistrement doit être conservé pour l’usage personnel. Il rejette la prétention du ministère public selon laquelle le matériel conservé pour l’usage personnel doit en outre posséder certains attributs liés à « l’épanouissement personnel et [à] la réalisation de soi » et ne doit pas faire en sorte que « des enfants soient exploités ou maltraités » (par. 163, citant Sharpe, par. 120 et 116). Le juge conclut que les trois conditions de l’arrêt Sharpe sont respectées eu égard aux faits de l’espèce, et il acquitte les accusés.

B.            Cour d’appel de l’Alberta, 2014 ABCA 126, 572 A.R. 289

[11]                          Le ministère public a interjeté appel des acquittements au motif que le juge du procès avait mal interprété l’exception relative à l’usage personnel. Se fondant sur l’arrêt R. c. Cockell, 2013 ABCA 112, 553 A.R. 91, autorisation d’appel refusée, [2013] 3 R.C.S. x, les juges majoritaires de la Cour d’appel lui donnent raison et accueillent les appels. Selon l’arrêt Cockell, une autre condition — indépendante — de l’applicabilité de l’exception veut qu’il n’y ait eu ni exploitation ni maltraitance lors de la création de l’enregistrement, et une autre encore, que les parties aient voulu que le matériel pornographique soit réservé à l’usage personnel de toutes les personnes ayant participé à sa création.

[12]                          Dans leur application de l’arrêt Cockell aux faits de l’espèce, les juges majoritaires concluent que l’opposabilité de l’exception exige que l’activité sexuelle soit exempte [traduction] « non seulement de tout crime prévu par le Code criminel , mais aussi d’exploitation ou de maltraitance d’enfants au sens où on l’entend généralement en droit », et que « la connaissance d’office pouvait permettre de conclure qu’il y avait bien plus qu’un “risque infime de préjudice” pour ces deux enfants aux parcours difficiles » (par. 36). Ainsi, selon les juges majoritaires, si l’on applique les bons principes de droit aux conclusions de fait du juge du procès, les appelants devaient forcément être reconnus coupables. Ils substituent donc des déclarations de culpabilité aux acquittements et renvoient l’affaire pour détermination de la peine.

[13]                          Le juge Berger, dissident, aurait rejeté les appels. Bien qu’il convienne avec les juges majoritaires que le juge du procès a commis une erreur, il diffère d’opinion sur le critère d’application de l’exception relative à l’usage personnel et conclut que l’exploitation est subsumée à bon droit sous l’analyse de la légalité. Autrement dit, il estime que, dans l’arrêt Sharpe, la Cour n’a pas créé une condition, indépendante et distincte, liée à l’exploitation de fait. Il conclut que, au vu des faits constatés en première instance, l’applicabilité de l’exception relative à l’usage personnel est établie.

III.        Analyse

A.           L’arrêt R. c. Sharpe et l’interdiction de la pornographie juvénile par le Code criminel 

[14]                          L’article 163.1  du Code criminel  établit un certain nombre d’interdictions relatives à la production, à la possession et à la distribution de pornographie juvénile, ainsi qu’à l’accès à cette dernière. La pornographie juvénile considérée en l’espèce est définie à l’al. 163.1(1)a) :

                           163.1 (1) Au présent article, « pornographie juvénile » s’entend, selon le cas :

a) de toute représentation photographique, filmée, vidéo ou autre, réalisée ou non par des moyens mécaniques ou électroniques :

(i) soit où figure une personne âgée de moins de dix-huit ans ou présentée comme telle et se livrant ou présentée comme se livrant à une activité sexuelle explicite,

(ii) soit dont la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, d’organes sexuels ou de la région anale d’une personne âgée de moins de dix-huit ans;

[15]                          Dans l’arrêt Sharpe, la juge en chef McLachlin conclut au nom des juges majoritaires que même si l’art. 163.1 viole le droit constitutionnel à la liberté d’expression que garantit l’al. 2 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés , cette violation est en grande partie justifiée au regard de l’article premier de la Charte  par l’objectif gouvernemental important de protéger les enfants contre un préjudice. Toutefois, selon la formation majoritaire, l’interdiction faite par le droit criminel n’établit pas, dans le cas de deux catégories de matériel conservé en privé, un juste équilibre entre la prévention du préjudice causé aux enfants et la protection de la liberté d’expression. Ces deux catégories sont (1) le matériel expressif créé personnellement et (2) l’enregistrement privé d’une activité sexuelle légale. Ce matériel privé fait intervenir des valeurs liées au développement de la pensée, de la croyance, de l’opinion et de l’expression sans susciter « aucune crainte raisonnée qu’un préjudice ne soit causé à des enfants » (par. 100).

[16]                          Pour remédier à ce vice constitutionnel, la Cour reconnaît deux exceptions qui offrent chacune un moyen de défense en cas d’accusation fondée sur le par. 163.1(2) (interdisant la production de pornographie juvénile) ou sur le par. 163.1(4) (interdisant sa possession). La première exception vise le matériel expressif créé et conservé par une seule personne, et elle protège « les formes d’expression profondément personnelle comme les journaux intimes et les dessins destinés à l’usage exclusif de leur auteur » (Sharpe, par. 128). La deuxième, appelée « exception relative à l’usage personnel », protège une catégorie restreinte d’enregistrements :

                    La seconde exception protège la possession par une personne d’enregistrements qu’elle a créés ou dans lesquels elle figure, mais seulement si ces enregistrements ne représentent pas une activité sexuelle illégale, si elle les conserve exclusivement pour son usage personnel et s’ils ont été créés avec le consentement des personnes qui y figurent. [Souligné dans l’original; ibid.]

Seule l’applicabilité de cette dernière exception est en cause en l’espèce.

[17]                          De l’avis des juges majoritaires dans Sharpe, les enregistrements privés peuvent contribuer à l’épanouissement personnel, à la réalisation de soi ainsi qu’à l’exploration et à l’identité sexuelles de l’adolescent. Ils signalent que « deux adolescents pourraient faire grandir une relation d’amour et de respect en se servant de photos érotiques d’eux-mêmes se livrant à une activité sexuelle » (par. 109). Ils concluent donc que les effets néfastes de la criminalisation de ce matériel sur le droit à la liberté d’expression l’emportent sur les effets bénéfiques minimes qu’elle pourrait avoir sur la prévention du préjudice causé aux enfants (ibid.).

B.            Conditions d’application de l’exception relative à l’usage personnel

[18]                          Comme l’explique la Cour dans l’arrêt Sharpe, l’exception relative à l’usage personnel s’applique à trois conditions, et la preuve offerte doit permettre de conclure au respect de chacune d’elles : (1) l’enregistrement doit représenter une activité sexuelle légale, (2) les personnes qui y figurent doivent consentir à l’enregistrement et (3) l’enregistrement doit être conservé pour l’usage personnel.

[19]                          L’accusé doit établir la vraisemblance du respect de ces trois conditions pour que le moyen de défense soit soumis au jury (Sharpe, par. 116). Une fois qu’il s’est acquitté de sa charge de présentation, le ministère public doit s’acquitter de sa charge de persuasion pour réfuter hors de tout doute raisonnable le moyen de défense. Comme le respect des trois conditions est nécessaire à l’application du moyen de défense, le ministère public n’a qu’à réfuter le respect de l’une d’elles hors de tout doute raisonnable.

(1)           Légalité

[20]                          Premièrement, l’activité sexuelle enregistrée doit être légale. En d’autres termes, elle ne peut constituer un crime en soi. Le consentement des intéressés est une condition préalable à sa légalité. Un enfant de moins de 12 ans ne peut valablement consentir à une activité sexuelle. Au moment où les infractions auraient été commises en l’espèce, les circonstances dans lesquelles un adolescent de moins de 14 ans pouvait valablement consentir à une activité sexuelle étaient restreintes et dépendaient de l’âge des autres participants (Code criminel , par. 150.1(1)  et (2) ). Un adolescent de moins de 14 ans ne pouvait consentir à une activité sexuelle que si son partenaire était de moins de deux ans son aîné. En outre, il ne pouvait consentir à une activité sexuelle lorsque son partenaire était une personne en situation d’autorité ou de confiance, lorsque la relation était une relation de dépendance ou lorsqu’il s’agissait d’une relation d’exploitation (al. 150.1(2)c) et par. 150.1(3)). Ces conditions s’appliquaient — et s’appliquent toujours — de manière générale, y compris aux contacts sexuels et au fait d’inviter, d’inciter ou d’engager à des contacts sexuels, ainsi qu’à d’autres infractions d’ordre sexuel[1].

[21]                          L’adolescent âgé de 14 à 17 ans inclusivement pouvait alors consentir valablement à des actes sexuels avec un partenaire de n’importe quel âge. Cependant, comme pour les enfants plus jeunes, l’activité sexuelle était illégale lorsque la relation reposait sur l’exploitation, la dépendance, la confiance ou l’autorité (par. 153(1)). À n’importe quel âge, le consentement demeure non valable lorsqu’il est obtenu notamment par la fraude, la contrainte ou l’abus de pouvoir (Code criminel ,   par. 265(3)  et art. 273.1 ).

[22]                          En 2008, le législateur a modifié le Code criminel  pour faire passer l’âge du consentement de 14 à 16 ans (L.C. 2008, c. 6). Désormais, un adolescent âgé de 14 ou 15 ans ne peut consentir à un acte sexuel que si son partenaire a à peu près le même âge que lui ou que s’il est marié avec lui (par. 150.1(2.1)).

[23]                          Dans le contexte d’une poursuite pour pornographie juvénile, les conditions d’origine législative applicables au consentement des mineurs délimitent les circonstances dans lesquelles l’activité sexuelle en cause est légale. Elles circonscrivent par le fait même les circonstances dans lesquelles une personne accusée en vertu de l’art. 163.1 peut invoquer en défense l’exception relative à l’usage personnel. Par conséquent, sous réserve des exceptions expressément prévues dans le Code, le consentement d’une personne de moins de 14 ans (16 ans, désormais) n’est pas valide, et le moyen de défense ne peut être invoqué. L’exception relative à l’usage personnel n’est pas opposable non plus lorsque le ministère public établit hors de tout doute raisonnable que la relation entre les personnes en cause est empreinte d’exploitation, de dépendance, d’abus de pouvoir ou d’abus de confiance, d’où les infractions prévues au par. 153(1). Bien entendu, l’exception ne s’applique pas à l’acte qui constitue en soi une infraction, qu’il y ait ou non consentement, tel l’inceste (art. 155).

[24]                          En résumé, l’exception relative à l’usage personnel ne peut jamais être opposée à une accusation de pornographie juvénile lorsque les victimes sont des enfants âgés de moins de 12 ans. Pour ce qui concerne les adolescents de 12 ou de 13 ans, le Code criminel  circonscrit étroitement les circonstances dans lesquelles l’exception peut être invoquée. Ainsi, au moment où les infractions auraient été commises en l’espèce, l’exception relative à l’usage personnel ne pouvait être soulevée que lorsque l’adolescent qui avait pris part à l’activité sexuelle était âgé de 14 à 17 ans inclusivement; aujourd’hui, il doit s’agir d’un adolescent de 16 ou de 17 ans.

(2)           Consentement à l’enregistrement

[25]                          Deuxièmement, tous les participants doivent consentir à l’enregistrement de l’activité sexuelle légale. L’enregistrement peut en soi, surtout à l’ère numérique, créer un risque de préjudice tout à fait distinct par rapport à l’activité sexuelle représentée. La condition du consentement protège le droit individuel à la vie privée en faisant en sorte que seule l’expression sexuelle consensuelle bénéficie de l’exception à l’interdiction de produire de la pornographie juvénile ou d’en posséder.

(3)           Caractère privé

[26]                          Troisièmement, dans l’arrêt Sharpe, la Cour statue que « [l]’enregistrement doit être conservé strictement en privé par la personne qui l’a en sa possession et être destiné exclusivement à l’usage personnel de son auteur et des personnes qui y sont représentées » (par. 116; voir aussi par. 118). Dès qu’il y a atteinte à ce caractère privé, l’enregistrement cesse de bénéficier de l’exception relative à l’usage personnel. Cela fait en sorte que l’exception ne peut être invoquée dans une affaire comme R. c. L.W. (2006), 208 O.A.C. 42, où l’accusé avait distribué des images — créées de façon consensuelle — de lui-même et sa petite amie de 15 ans après leur rupture.

[27]                          Même si la question ne se posait pas en l’espèce, le juge du procès et deux parties intervenantes se sont interrogés sur ce qu’il advient lorsqu’une personne exige qu’un enregistrement auquel elle a pris part et qui bénéficie de l’exception lui soit rendu ou soit détruit. Le juge conclut qu’une fois l’enregistrement créé, il demeure possible au participant d’exiger sa remise ou sa destruction, étant entendu que le pouvoir de chacun des participants de décider du sort de l’enregistrement constitue un élément dont la preuve est nécessaire pour qu’il s’agisse de matériel conservé en privé. À son avis, ce pouvoir disparaît [traduction] « lorsque les propriétaires du matériel destiné à l’usage personnel ne peuvent en exiger la remise ou la destruction » (par. 186; voir aussi par. 187 et 271-274).

[28]                          L’intervenant le procureur général de l’Ontario soutient que l’arrêt Sharpe exige implicitement que l’enfant ait soit un accès continu au matériel, soit un pouvoir de fait sur celui-ci, de sorte qu’il puisse détruire le matériel ou exiger qu’on le détruise s’il vient à regretter d’avoir pris part à sa création (mémoire, par. 20-25). L’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles fait valoir que la condition de la destination à l’usage personnel [traduction] « permet implicitement au propriétaire de l’enregistrement d’en exiger la destruction » (mémoire, par. 18).

[29]                          Dans l’arrêt Sharpe, la Cour ne fait pas mention d’un accès continu ou d’un droit à la remise ou à la destruction de l’enregistrement lorsqu’elle interprète largement la disposition en cause et formule l’exception de manière à établir un équilibre constitutionnel acceptable. La Cour y reconnaît une exception, mais seulement au bénéfice de l’enregistrement d’activités sexuelles légales qui est « créé en privé », « conservé strictement en privé » et « destiné [. . .] à l’usage personnel de son auteur et des personnes qui y sont représentées » (par. 76 et 116). Toutefois, l’exception ne dépend pas seulement du consentement à la création de l’enregistrement, mais aussi du caractère continu de sa possession. Dès lors, les notions de caractère privé et de pouvoir valent pour la création de l’enregistrement, son utilisation et sa possession continue.

[30]                          Le droit de l’adolescent qui a participé à l’enregistrement d’en exiger la remise ou la destruction peut fort bien découler implicitement de la mise en balance, dans l’arrêt Sharpe, du préjudice causé par la pornographie juvénile et des valeurs que sont l’épanouissement personnel et la réalisation de soi (par. 102-110). À mon sens, il appert de l’équilibre établi par la Cour dans cet arrêt entre le droit à la liberté d’expression et la prévention de l’infliction d’un préjudice aux enfants que l’adolescent qui prend part à un enregistrement d’ébats sexuels qui bénéficie de l’exception relative à l’usage personnel conserve le pouvoir d’exiger la remise de l’enregistrement ou sa destruction. Cette interprétation de l’exception est de nature à protéger l’adolescent susceptible de vivre de l’anxiété ou de la détresse en apprenant qu’un tiers est en possession du matériel et pourrait le partager illégalement. Elle permet de remédier aux situations où le risque de préjudice l’emporte sur la valeur expressive de l’enregistrement contrairement aux principes dégagés dans l’arrêt Sharpe. Cependant, puisque la question du droit à l’accès ou à la destruction ne se pose pas en l’espèce, je m’abstiens de me prononcer de manière définitive sur ce point.

C.            Quelle est l’incidence de l’exploitation sur l’applicabilité de l’exception relative à l’usage personnel?

[31]                          Dans la présente affaire, la Cour d’appel conclut que l’arrêt Sharpe prescrit une condition supplémentaire pour l’application de l’exception relative à l’usage personnel : l’absence d’exploitation de fait. Sauf le respect qui lui est dû, son interprétation de l’arrêt Sharpe est erronée. Bien qu’une allégation d’exploitation importe grandement lorsqu’il s’agit de déterminer si l’exception relative à l’usage personnel constitue un moyen de défense opposable à une accusation de pornographie juvénile, l’analyse de la Cour dans l’arrêt Sharpe en tient déjà compte. Comme je l’explique ci-après, il n’est pas nécessaire d’y ajouter une étape supplémentaire liée à l’exploitation.

[32]                          Le ministère public a fait valoir une version modifiée de cet argument en plaidoirie devant notre Cour. Ainsi, l’exploitation doit selon lui être examinée directement pour se prononcer sur le consentement à l’enregistrement. Comme je l’explique plus loin, ce pourrait être le cas dans une autre affaire, mais pas en l’espèce, et les règles de common law en matière de consentement n’ont pas été plaidées à fond devant les juridictions inférieures, ni développées dans les observations écrites adressées à la Cour.

(1)           L’exploitation rendrait illégale l’activité sexuelle consensuelle

[33]                          Rappelons que l’absence de consentement rend l’activité sexuelle illégale. Lorsqu’un accusé est poursuivi pour production ou possession de pornographie juvénile, l’absence de consentement l’empêche d’invoquer en défense l’exception relative à l’usage personnel. Cependant, même lorsque l’adolescent y consent, l’activité sexuelle peut quand même être illégale. Comme je l’indique précédemment, un enfant de moins de 12 ans ne peut jamais donner un consentement valable, et un adolescent âgé de 12 à 15 ans inclusivement ne peut aujourd’hui donner un tel consentement que si son partenaire a à peu près le même âge ou qu’il est marié avec lui.

[34]                          L’article 153 du Code porte sur l’exploitation sexuelle d’un adolescent de 16 ou de 17 ans. (Aujourd’hui, les adolescents de 14 et 15 ans bénéficient d’une protection semblable à l’al. 150.1(2.1)a).) Au moment où les infractions auraient été commises en l’espèce, l’art. 153 s’appliquait aux personnes âgées de 14 à 17 ans inclusivement et se serait donc appliqué à K et à D. Il criminalise un large éventail d’activités et de communications à caractère sexuel auxquelles donnent lieu certaines relations avec un adolescent :

                           153. (1) Commet une infraction toute personne qui est en situation d’autorité ou de confiance vis-à-vis d’un adolescent, à l’égard de laquelle l’adolescent est en situation de dépendance ou qui est dans une relation où elle exploite l’adolescent et qui, selon le cas :

a) à des fins d’ordre sexuel, touche, directement ou indirectement, avec une partie de son corps ou avec un objet, une partie du corps de l’adolescent;

b) à des fins d’ordre sexuel, invite, engage ou incite un adolescent à la toucher, à se toucher ou à toucher un tiers, directement ou indirectement, avec une partie du corps ou avec un objet.

[35]                          Dès lors, l’exception relative à l’usage personnel ne peut être invoquée lorsque le ministère public prouve hors de tout doute raisonnable que les actes sexuels représentés (même s’ils sont consensuels) sont survenus dans le cadre de l’une ou l’autre des relations que vise la disposition. Et lorsque les conditions de perpétration de l’infraction sont réunies, le consentement de l’adolescent ne peut rendre l’activité sexuelle légale.

[36]                          Lorsque l’accusé invoque l’exception relative à l’usage personnel et que le ministère public cherche à contester la légalité de l’activité sexuelle en alléguant l’exploitation, le juge du procès doit s’attacher non seulement au consentement, mais aussi, de manière globale, à la nature de la relation entre l’adolescent et l’accusé, ainsi qu’aux circonstances qui l’entourent. Le paragraphe 153(1.2) fait état de manière non exhaustive d’éléments à partir desquels le juge du procès peut déduire l’existence d’une relation où l’accusé exploite l’adolescent :

a) l’âge de l’adolescent;

 

b) la différence d’âge entre la personne et l’adolescent;

 

c) l’évolution de leur relation;

 

d) l’emprise ou l’influence de la personne sur l’adolescent.

Point n’est besoin que la personne accusée de production ou de possession de pornographie juvénile fasse l’objet d’une accusation distincte fondée sur le par. 153(1) pour que le juge se livre à pareil examen. La légalité de l’activité sexuelle est appréciée de façon indépendante dans le cadre de l’examen des moyens de défense.

(2)           Une autre condition distincte veut-elle que le juge conclue à l’absence d’exploitation?

[37]                          Les parties conviennent que l’exploitation doit d’abord être exclue pour que l’activité sexuelle enregistrée soit jugée légale. Cependant, tout au long de l’instance, le ministère public a fait valoir que, selon l’arrêt Sharpe, aux trois conditions d’application de l’exception relative à l’usage personnel énoncées précédemment s’ajoute l’obligation de se demander s’il y a eu exploitation de fait. Le juge du procès a rejeté la thèse et estimé que l’arrêt Sharpe ne permet pas de conclure à cette exigence supplémentaire.

[38]                          En Cour d’appel, les juges majoritaires et le juge dissident diffèrent d’opinion quant à savoir si ce supplément d’analyse s’impose ou non. Les premiers concluent que l’exception ne peut être invoquée que lorsque l’absence d’exploitation ou de maltraitance est établie, indépendamment de la légalité des actes et du consentement à leur enregistrement. La Cour d’appel fonde sa conclusion sur le par. 116 de l’arrêt Sharpe, où la Cour dit que l’activité sexuelle « ne doit pas être illégale, ce qui a pour effet de garantir que toutes les parties ont consenti et d’empêcher que des enfants soient exploités ou maltraités ».

[39]                          Dans la mesure où ils s’appuient sur le par. 116 de l’arrêt Sharpe pour prétendre que l’absence d’exploitation de fait constitue une condition supplémentaire de l’applicabilité de l’exception relative à l’usage personnel, les juges majoritaires de la Cour d’appel interprètent mal l’arrêt. Le résumé de la Cour portant sur l’exception et figurant au par. 128 de l’arrêt Sharpe ne fait pas état d’une telle exigence distincte. Voici l’extrait pertinent du par. 116 :

                           La seconde catégorie protégerait la représentation d’une personne par elle-même, comme la photo qu’un enfant ou un adolescent a prise de lui-même seul, qu’il conserve strictement en privé et qui est destinée à son seul usage personnel. Elle irait jusqu’à protéger l’enregistrement d’une activité sexuelle légale, pourvu que certaines conditions soient remplies. La personne qui a en sa possession l’enregistrement doit avoir enregistré personnellement l’activité sexuelle en question ou y avoir participé. Cette activité ne doit pas être illégale, ce qui a pour effet de garantir que toutes les parties ont consenti et d’empêcher que des enfants soient exploités ou maltraités. Il faut aussi que toutes les parties aient consenti à la création de l’enregistrement. L’enregistrement doit être conservé strictement en privé par la personne qui l’a en sa possession et être destiné exclusivement à l’usage personnel de son auteur et des personnes qui y sont représentées. [Je souligne.]

[40]                          Il appert du par. 116 que l’absence d’exploitation s’inscrit nettement dans l’analyse de la légalité, laquelle constitue l’une des trois conditions de l’opposabilité du moyen de défense.

[41]                          L’absence d’exploitation demeure néanmoins un élément important de l’analyse. En fait, lorsqu’il existe des indices d’exploitation, le ministère public les invoquera vraisemblablement afin de prouver hors de tout doute raisonnable que l’activité était illégale au regard de l’art. 153.

[42]                          Saisi d’une telle preuve, le juge du procès doit être conscient de la mise en garde contenue à l’art. 153, à savoir que le consentement d’un adolescent est sujet à caution. Suivant une interprétation et une application correctes de la notion, l’existence ou l’inexistence de quelque exploitation est établie à partir d’un examen de la relation entre le plaignant et l’accusé et du contexte global de leurs interactions.

[43]                          Pour autant, l’absence d’« exploitation de fait », indépendamment de l’une ou l’autre des trois conditions énoncées dans Sharpe, ne constitue pas une condition distincte de l’applicabilité de l’exception relative à l’usage personnel. Je conviens avec les appelants de la redondance de l’étape supplémentaire proposée. La Cour ne l’exige pas dans l’arrêt Sharpe et elle ne s’impose pas non plus pour mettre l’exception hors de portée de ceux qui exploitent des adolescents. L’examen de la légalité de l’activité sexuelle représentée permet déjà de se pencher sérieusement sur la présence ou l’absence d’exploitation.

(3)           Faut-il considérer l’exploitation en liaison avec le consentement à l’enregistrement?

[44]                          Dans sa plaidoirie devant la Cour, le ministère public a modifié la thèse qu’il avait défendue devant les tribunaux inférieurs. Selon lui, il faut en outre aborder la question de l’exploitation au moment de déterminer si le plaignant a consenti ou non à l’enregistrement. Autrement dit, le tribunal devrait se demander si l’exploitation a pu influencer de quelque manière le consentement de l’adolescent à l’enregistrement, et ce, indépendamment du consentement à l’activité sexuelle représentée. Le Code criminel  tient pour nul le consentement à une activité sexuelle en cas, par exemple, d’incapacité, de contrainte ou d’abus de pouvoir, mais cette protection ne vaut pas à l’égard du consentement à l’enregistrement.

[45]                          Le ministère public fonde sa prétention sur la portée limitée qu’il prête à l’art. 153, lequel pourrait ne pas s’appliquer lorsqu’il n’y a aucun contact sexuel ou que personne n’invite, n’engage ou n’incite un adolescent à des contacts sexuels. Le seul exemple qu’il a pu donner est le cas d’un adolescent de 16 ou de 17 ans qui poserait nu dans le cadre d’une relation d’exploitation, une situation susceptible d’échapper à l’application de l’art. 153[2]. Selon le ministère public, seul un supplément d’analyse du consentement à l’enregistrement, axé sur l’exploitation, pourrait faire en sorte que l’enregistrement qui déborde le cadre de l’art. 153 tombe néanmoins sous le coup de la loi.

[46]                          Or, l’exemple n’étaye le point de vue du ministère public que lorsque l’objet de l’enregistrement ne comporte pas de contacts sexuels ou d’incitation à des contacts sexuels qui tomberaient sous le coup de l’art. 153. Comme le procureur général de l’Ontario le fait valoir en l’espèce, il est fort possible que l’art. 153 s’applique au cas d’un adolescent qui pose nu comme dans l’exemple avancé. Le libellé de cette disposition est général et vise toute personne qui incite un adolescent à des contacts sexuels, que l’adolescent soit appelé à toucher l’accusé ou un tiers, ou à se toucher lui-même. Il est difficile de dire si la situation où la personne dominante prend une photo de la personne dominée dans le contexte d’une relation d’exploitation sans qu’il n’y ait incitation à des contacts sexuels est susceptible de se présenter souvent. Dans un tel cas, le consentement à l’activité sexuelle et le consentement à l’enregistrement s’entremêlent souvent, de sorte que l’art. 153 s’applique.

[47]                          Cependant, le consentement d’un adolescent à l’enregistrement ne tient pas nécessairement à un simple oui ou non. Lorsqu’aucune activité sexuelle sous-jacente n’est susceptible de tomber sous le coup des dispositions du Code criminel  relatives à l’exploitation sexuelle, l’existence d’une relation d’exploitation pourrait se révéler pertinente pour l’application des règles de la common law au consentement à l’enregistrement.

[48]                          Or, nous ne sommes pas appelés en l’espèce à décider si une relation d’exploitation peut vicier le consentement à l’enregistrement. Les cas où l’analyse de la légalité ne tiendra pas compte de l’exploitation seront vraisemblablement peu nombreux, et la Cour n’est pas saisie de l’un d’eux en l’espèce. Ni les tribunaux inférieurs, ni le ministère public dans son mémoire ne font clairement état de la mesure dans laquelle une relation d’exploitation peut, en common law, vicier le consentement de manière générale. Je crois qu’il vaudra mieux que la Cour se prononce sur les principes de common law applicables au consentement dans une affaire ultérieure où le dossier et les arguments seront suffisamment étoffés, car la décision pourrait avoir de grandes répercussions.

[49]                          En bref, toute forme d’exploitation présente dans la relation entre K et D et les appelants en l’espèce est dûment prise en compte dans l’analyse relative à la légalité pour ce qui concerne l’application de l’art. 153  du Code criminel .

(4)           L’existence d’avantages mutuels constitue-t-elle une condition d’applicabilité de l’exception relative à l’usage personnel?

[50]                          Le ministère public soutient que l’arrêt Sharpe exige en outre l’existence d’[traduction] « avantages mutuels » pour toutes les personnes représentées dans l’enregistrement (transcription, p. 53). Il invoque à l’appui la reconnaissance par la Cour de l’importance que l’enregistrement d’une activité sexuelle peut avoir pour « l’épanouissement personnel, la réalisation de soi ainsi que l’exploration et l’identité sexuelles de l’adolescent » (par. 109). À son avis, de telles valeurs expressives ne peuvent exister que si toutes les personnes représentées, y compris les mineurs, tirent un avantage avéré de l’enregistrement. Il tient cette exigence pour un rempart nécessaire contre l’exploitation.

[51]                          La Cour d’appel de l’Alberta lui donne raison et conclut que, [traduction] « [p]our pouvoir invoquer la défense relative à l’usage personnel, il faut prouver que les parties ont voulu que le matériel pornographique soit réservé à l’usage personnel [du plaignant] et de l’appelant, ce qu’on appelle parfois des avantages mutuels » (par. 13, citant Cockell, par. 36).

[52]                          Je ne peux souscrire à cette interprétation de l’arrêt Sharpe, où la Cour n’affirme pas que l’existence d’avantages mutuels constitue une condition, indépendante, de l’applicabilité de l’exception relative à l’usage personnel. Elle dit plutôt que le matériel en cause doit être « destiné exclusivement à l’usage personnel de son auteur et des personnes qui y sont représentées » (par. 116). À mon avis, ce passage ne permet pas de conclure que l’existence d’« avantages mutuels » constitue une condition de l’applicabilité de l’exception. Il établit simplement que l’usage personnel s’entend uniquement de l’usage par l’auteur du matériel et les personnes qui sont représentées, personne d’autre. Il appartient donc aux personnes consentantes de déterminer les avantages possibles. L’ajout de l’existence d’« avantages mutuels » aux conditions d’application de l’exception relative à l’usage personnel compliquerait inutilement la démarche et ne présenterait guère d’avantages.

[53]                          Pour conclure, l’exception relative à l’usage personnel reconnue dans l’arrêt Sharpe ne s’applique que si les conditions suivantes sont respectées : (1) l’activité sexuelle est légale, (2) tous les participants ont consenti à l’enregistrement et (3) l’enregistrement est créé et conservé strictement pour l’usage personnel des personnes en cause. On ne peut se prononcer sur la légalité de l’activité sexuelle enregistrée en la considérant isolément. Lorsque le ministère public invoque l’art. 153 pour contester la légalité de l’activité sexuelle représentée, le tribunal doit également se demander si celle-ci a eu lieu dans le contexte d’une relation d’exploitation. Dans l’affirmative, l’activité sexuelle n’est pas légale et l’exception relative à l’usage personnel ne s’applique pas.

IV.        Application à l’espèce

[54]                          Le juge du procès conclut que l’activité sexuelle considérée est légale. Ce faisant, il se fonde sur un aveu apparent du ministère public sur ce point. L’aveu est intervenu lorsque le ministère public a fait valoir — tant au procès qu’en appel — un cadre juridique erroné pour l’analyse que commande l’exception relative à l’usage personnel. Le juge n’est certes pas lié par un aveu sur une question de droit lorsque cet aveu est infondé (R. c. Pickton, 2010 CSC 32, [2010] 2 R.C.S. 198, par. 27; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686, par. 62-64; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, par. 45). Cependant, même si la position du ministère public était erronée en droit, le fait que l’éventualité d’une exploitation a été invoquée au procès (quoiqu’à titre d’élément distinct du critère de l’arrêt Sharpe) l’emporte sur tout préjudice susceptible d’avoir été causé aux appelants par cette position juridique erronée. Autrement dit, malgré sa formulation du critère juridique applicable en l’espèce, le ministère public estimait clairement que l’exception relative à l’usage personnel ne s’appliquait pas à cause de la relation d’exploitation qui existait entre les deux appelants et K et D. Pour déterminer si l’exception pouvait être opposée en défense, le juge du procès était donc tenu de se demander s’il y avait bel et bien exploitation au sens de l’art. 153.

[55]                          Il ressort de ses conclusions que le juge du procès ne s’est pas demandé si la relation générale en était une d’exploitation au sens de l’art. 153. Lorsqu’il se penche sur des éléments de preuve pertinents pour statuer sur l’exploitation, il le fait en vase clos, les examinant un à la fois. À titre d’exemple, il relève l’âge des plaignantes et la grande différence d’âge entre elles et les appelants, mais il conclut que ces éléments ne permettent pas de conclure à une [traduction] « forme intrinsèque d’exploitation ou d’abus » (par. 226). Cependant, il ne considère pas l’écart à la lumière d’autres aspects de la relation, tels l’impact des dépendances des plaignantes, leur besoin d’un toit ou leurs expériences passées et actuelles de vagabondage et de prostitution. En bref, il omet d’examiner les éléments en cause à la lumière du contexte global ou de la question de savoir si, cumulativement, ces éléments donnent lieu à une relation d’exploitation.

[56]                          L’analyse du juge du procès s’attache surtout au caractère volontaire de la participation à certaines activités, plutôt qu’à la nature de la relation entre les parties. Bien que le caractère volontaire d’une activité sexuelle compte pour beaucoup dans sa légalité, il ne suffit pas. Le juge devait aussi examiner globalement la nature de la relation et les circonstances qui l’entouraient pour déterminer si l’activité sexuelle était légale ou non au regard de l’art. 153. Son omission de se demander si la relation sous-jacente entre les plaignantes et les appelants en est une d’exploitation constitue une erreur de droit.

[57]                          En conséquence, même si la Cour d’appel a commis une erreur de droit dans sa démarche, j’estime que le juge du procès a eu tort de ne pas se demander si l’activité sexuelle était légale ou non au regard de l’art. 153 du Code. Vu ses conclusions de fait, je ne suis toutefois pas convaincue que MM. Barabash et Rollison auraient été déclarés coupables n’eût été l’erreur de droit (Code criminel , sous-al. 686(4) b)(ii)). Je suis donc d’avis de ne pas confirmer les déclarations de culpabilité de la Cour d’appel, d’autant plus que l’erreur résulte en partie de l’aveu erroné du ministère public au procès.

[58]                          Il y a lieu de rétablir les acquittements à moins que le ministère public n’établisse que l’erreur de droit du juge du procès a eu une incidence significative sur ceux-ci (R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14; R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, p. 374). Les appelants estiment que, indépendamment de cette erreur de droit, les conclusions de fait du juge du procès l’auraient nécessairement amené à conclure à l’absence d’exploitation en l’espèce, de sorte que les acquittements doivent être rétablis. Soit dit en tout respect, je ne suis pas d’accord.

[59]                          À titre d’exemple, le juge conclut que K et D ont pu être intoxiquées par la drogue ou l’alcool lorsque se sont déroulées les activités sexuelles enregistrées, mais qu’elles ont néanmoins été conscientes de leur nudité, des activités sexuelles auxquelles elles se sont livrées et de l’enregistrement de celles-ci, et y ont consenti. Selon lui, les plaignantes n’ont fait l’objet d’aucune contrainte et elles n’ont pas fourni de services sexuels ou posé nues contre de la drogue. Au contraire, elles ont [traduction] « initi[é] et dirig[é] bon nombre des activités », ainsi que « consenti et participé de leur plein gré à la production des enregistrements » (par. 100).

[60]                          Le juge reconnaît par ailleurs que K a cru qu’elle avait plus de chances de partager de la drogue si elle se livrait à des activités sexuelles avec MM. Barabash et Rollison. Il renvoie en effet au témoignage de K selon lequel, malgré [traduction] « l’absence d’un accord d’échange explicite », « [l]e fait de se livrer à des activités sexuelles avec MM. Barabash et Rollison » lui permettait d’obtenir et de consommer de la drogue (par. 37). K a également affirmé qu’elle avait pu se livrer aux activités sexuelles dans l’intention d’obtenir de la drogue. Le juge n’examine toutefois pas l’incidence de cette conclusion sur la question de savoir si la relation entre les plaignantes et les appelants était une relation d’exploitation. Il ne se demande pas non plus si la volonté des plaignantes de participer à des activités sexuelles était influencée par le fait qu’elles dépendaient de M. Barabash pour se loger ou obtenir de la drogue. Essentiellement, le juge du procès omet de se demander dans quelle mesure les appelants ― deux hommes plus âgés ― ont pu exercer un pouvoir sur deux fugueuses vulnérables et profondément perturbées.

[61]                          En conséquence, les conclusions de fait tirées en première instance ne permettent pas de bien établir, comme l’exige l’art. 153, si les appelants ont été en situation de confiance ou d’autorité à l’égard des plaignantes, si ces dernières ont été en situation de dépendance vis-à-vis d’eux ou si K et D ont été exploitées dans le cadre de la relation.

[62]                          Je suis donc convaincue que l’erreur du juge du procès a eu une incidence significative sur les acquittements. L’omission de bien se demander si l’activité sexuelle était légale ou non au regard de l’art. 153 dans le cadre de l’analyse relative à l’exception relative à l’usage personnel commande la tenue d’un nouveau procès.

V.           Réparation

[63]                          Je suis d’avis d’accueillir les pourvois et d’ordonner un nouveau procès.

                    Pourvois accueillis et nouveau procès ordonné.

                    Procureurs de l’appelant Donald Jerry Barabash : Royal Teskey, Edmonton.

                    Procureurs de l’appelant Shane Gordon Rollison : Legal Aid Alberta, Edmonton; Supreme Advocacy, Ottawa.

                    Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Alberta, Calgary.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Davis, Toronto.

                    Procureurs des intervenants Au-delà des frontières et le Centre canadien de protection de l’enfance inc. : David Matas, Winnipeg; Centre canadien de protection de l’enfance inc., Winnipeg.



[1] Ces conditions du consentement s’appliquaient aux infractions suivantes : art. 151 (contacts sexuels); art. 152 (incitation à des contacts sexuels); par. 160(3) (bestialité en présence d’un enfant ou incitation de celui-ci); par. 173(2) (exhibitionnisme); art. 271 à 273 (agression sexuelle).

[2] Il en irait de même pour l’application de l’art. 152, qui porte sur l’incitation de jeunes de moins de 16 ans à des contacts sexuels.

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