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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Vassell, 2016 CSC 26, [2016] 1 R.C.S. 625

Appel entendu : 20 mai 2016

Jugement rendu : 30 juin 2016

Dossier : 36792

 

Entre :

Shane Rayshawn Vassell

Appelant

 

et

 

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

Traduction française officielle

 

Coram : Les juges Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 12)

Le juge Moldaver (avec l’accord des juges Cromwell, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown)

 

 

 


R. c. Vassell, 2016 CSC 26, [2016] 1 R.C.S. 625

Shane Rayshawn Vassell                                                                                 Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

Répertorié : R. c. Vassell

2016 CSC 26

No du greffe : 36792.

2016 : 20 mai; 2016 : 30 juin.

Présents : Les juges Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Procès dans un délai raisonnable — Délai de trois ans jusqu’au procès — Y a‑t‑il eu violation du droit de l’accusé, garanti à l’art. 11b)  de la Charte canadienne des droits et libertés , d’être jugé dans un délai raisonnable?

                    V et six autres personnes ont été accusés de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic. Le ministère public a poursuivi conjointement les sept accusés, mais seul V a finalement dû subir un procès. Le délai jusqu’au procès s’est prolongé durant plus de trois ans. En raison de ce délai, V a demandé l’arrêt des procédures. Le juge du procès a rejeté sa demande et l’a reconnu coupable. La Cour d’appel à la majorité a rejeté son appel.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli, la déclaration de culpabilité est annulée et l’arrêt des procédures est ordonné.

                    Le droit de V d’être jugé dans un délai raisonnable garanti à l’al. 11 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  a été violé. Lorsqu’une violation de l’al. 11b) est soulevée, les tribunaux doivent prendre garde à ce que l’attention portée aux détails ne leur fasse pas perdre de vue l’ensemble de la situation. En l’espèce, V a attendu trois ans pour obtenir un procès de trois jours. Fait important, V n’est aucunement responsable du retard; il a plutôt pris des mesures proactives tout au long du processus pour que son procès ait lieu le plus tôt possible. En dépit de ses efforts, des retards importants ont été causés par ses coaccusés et par l’incapacité du système judiciaire d’offrir des dates de procès plus rapprochées. Dans ces circonstances, le ministère public se devait d’adopter une attitude plus proactive. Il a décidé de poursuivre conjointement les sept accusés, comme il en avait le droit. Mais, ce faisant, il devait rester vigilant pour s’assurer que les droits que l’al. 11b) reconnaît à ces accusés ne soient pas compromis. Le procès de V a été ajourné à deux reprises, et le ministère public et les intervenants du système n’ont pas pris, face à ces ajournements, les mesures proactives voulues pour éviter un délai déraisonnable.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3; R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771; R. c. Auclair, 2014 CSC 6, [2014] 1 R.C.S. 83; R. c. Schertzer, 2009 ONCA 742, 248 C.C.C. (3d) 270.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 9 , 10 b ) , 11 b ) , 24(2) .

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Watson, Rowbotham et O’Ferrall), 2015 ABCA 409, 29 Alta. L.R. (6th) 1, 609 A.R. 253, 656 W.A.C. 253, 331 C.C.C. (3d) 97, [2015] A.J. No. 1416 (QL), 2015 CarswellAlta 2344 (WL Can.), qui a confirmé des décisions du juge Marceau, 2014 ABQB 196, 587 A.R. 56, [2014] A.J. No. 386 (QL), 2014 CarswellAlta 590 (WL Can.), et 2014 ABQB 281, [2014] A.J. No. 505 (QL), 2014 CarswellAlta 772 (WL Can.). Pourvoi accueilli.

                    Graham Johnson, pour l’appelant.

                    Susanne Boucher et Jonathan Martin, pour l’intimée.


                    Version française du jugement de la Cour rendu par

[1]                              Le juge Moldaver — Il s’agit d’un appel interjeté de plein droit à l’encontre d’un jugement de la Cour d’appel de l’Alberta sur le fondement des motifs dissidents du juge O’Ferrall (2015 ABCA 409, 609 A.R. 253). Conformément à l’opinion exprimée par celui‑ci, M. Vassell affirme que son droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti à l’al. 11 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés  a été violé. Il demande à la Cour d’annuler sa déclaration de culpabilité pour possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic (2014 ABQB 281) et d’ordonner l’arrêt des procédures. À titre subsidiaire, il allègue une violation des droits qui lui sont garantis par l’art. 9 et l’al. 10 b )  de la Charte  et soutient que sa déclaration à la police aurait dû être écartée au procès conformément au par. 24(2). Dans cette éventualité, il sollicite la tenue d’un nouveau procès.

[2]                              Pour des motifs qui concordent largement avec ceux exposés par le juge O’Ferrall, j’estime que l’argument de M. Vassell fondé sur l’al. 11 b )  de la Charte  doit être retenu. En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité de M. Vassell et d’ordonner l’arrêt des procédures. En conséquence, il ne m’apparaît pas nécessaire d’examiner les arguments de M. Vassell fondés sur l’art. 9 et l’al. 10b).

[3]                              Pour ce qui est de la question relative à l’al. 11b), lorsqu’une violation de cette disposition est soulevée, les tribunaux doivent prendre garde à ce que l’attention portée aux détails ne leur fasse pas perdre de vue l’ensemble de la situation (R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3, par. 18). En l’espèce, la situation est claire comme de l’eau de roche. À toutes les occasions possibles, M. Vassell a tenté de mener l’affaire à procès. Mais, en fin de compte, comme l’a fait remarquer le juge O’Ferrall, il [traduction] « a attendu trois ans pour obtenir un procès de trois jours » (par. 54). Eu égard à l’ensemble de la situation en l’espèce — c’est-à-dire le délai global dans un cas d’une complexité modérée —, je suis convaincu que le délai était déraisonnable.

[4]                              Comme l’a conclu le juge du procès, une bonne partie du retard est imputable aux six coaccusés de M. Vassell et à leurs avocats (2014 ABQB 196, 587 A.R. 56), mais il faut en tenir compte afin d’établir s’il y a bien eu atteinte au droit de M. Vassell d’être jugé dans un délai raisonnable. Comme la Cour a déclaré dans l’arrêt R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, p. 800, « l’examen d’un délai déraisonnable doit tenir compte de toutes les raisons du délai afin de tenter de délimiter ce qui est vraiment raisonnable relativement à l’affaire dont le tribunal est saisi » (souligné dans l’original).

[5]                              En l’espèce, le ministère public a décidé de poursuivre conjointement les sept accusés, comme il en avait le droit. Mais, ce faisant, il devait rester vigilant pour s’assurer que les droits reconnus aux accusés par l’al. 11b) ne soient pas compromis (voir, p. ex., R. c. Auclair, 2014 CSC 6, [2014] 1 R.C.S. 83, et R. c. Schertzer, 2009 ONCA 742, 248 C.C.C. (3d) 270, par. 146).

[6]                              Dans bien des cas, il faut accepter que les délais attribuables au fait de poursuivre plusieurs coaccusés sont une réalité de la vie, et ils doivent être pris en considération lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui constitue un délai raisonnable pour être jugé. Mais, en l’espèce, il est apparu clairement dès le départ que le délai causé par les différents coaccusés a non seulement fait obstacle à la progression du dossier du ministère public, mais a aussi empêché M. Vassell d’être jugé rapidement, comme il le souhaitait. Fait important, il ne s’agit pas d’un cas où non seulement M. Vassell n’est aucunement responsable du retard, mais d’une situation où celui‑ci a pris des mesures proactives tout au long du processus, du début à la fin, pour que son procès ait lieu le plus tôt possible. À cet égard, son avocat a examiné sans tarder la preuve communiquée, a fait pression pour obtenir la tenue d’une conférence préparatoire ou la gestion de l’instance, a collaboré avec le ministère public afin de simplifier les questions en litige, a accepté d’admettre un rapport d’expert, a porté à l’attention du ministère public et de la cour les problèmes concernant l’al. 11b), et a toujours demandé que l’on fixe des dates rapprochées.

[7]                              Dans ces circonstances, j’estime que le ministère public se devait d’adopter une attitude plus proactive. Lorsqu’il s’acquitte de son obligation de traduire des accusés en justice dans un délai raisonnable, le ministère public ne peut fermer les yeux sur la situation d’un accusé qui a fait tout ce qu’il pouvait pour faire avancer le dossier, mais qui se retrouve tenu en otage par ses coaccusés et l’incapacité du système judiciaire d’offrir des dates de procès plus rapprochées. C’est malheureusement ce qui s’est produit en l’espèce. En dernière analyse, M. Vassell a fini par être le seul, parmi les sept coaccusés d’origine, à subir un procès. Pour reprendre les propos du juge O’Ferrall, il « a attendu trois ans pour obtenir un procès de trois jours ». Cette situation est inacceptable et a eu pour effet de priver M. Vassell de son droit d’être jugé dans un délai raisonnable.

[8]                              En examinant brièvement les détails de l’affaire, j’estime que deux ajournements du procès de M. Vassell — imputables au ministère public — ont eu pour effet de prolonger le délai au‑delà des limites du raisonnable.

[9]                              L’affaire a été ajournée une première fois en février 2013, parce que le représentant du ministère public devait assister à des funérailles. L’acte d’accusation ne visait plus alors que M. Vassell et deux coaccusés, et le procès devait durer une semaine au lieu des deux semaines prévues à l’origine. Bien que, dans ce ressort, le temps d’attente avant la tenue d’un procès d’une semaine était normalement de six à huit mois, le système a permis qu’on lui offre une seconde date assez rapprochée, soit en juin 2013, ce qui représentait une période d’attente de quatre mois. Dans son plaidoyer devant la Cour, l’avocat de M. Vassell a déclaré que lui‑même et l’avocat d’un des deux coaccusés étaient disponibles en juin, mais que l’avocat de l’autre coaccusé ne l’était pas. Par conséquent, le procès a été reporté au mois de septembre 2013.

[10]                          Les funérailles constituaient un événement inévitable, que personne ne pouvait prévoir et dont nul ne saurait être tenu responsable. Cependant, on ne peut faire complètement abstraction du retard qui en a résulté. En particulier, le report additionnel de trois mois causé par la non‑disponibilité du coaccusé en juin devrait être attribué au ministère public, qui, dans les circonstances, aurait dû se montrer plus proactif afin de s’assurer que le dossier avance rapidement. Par exemple, sachant que M. Vassell souhaitait hâter la tenue du procès et qu’il attendait déjà depuis près de deux ans, le ministère public aurait pu décider de tenir son procès séparément en juin. À mon avis, la disjonction des procédures constituait, à cette étape, une solution à la fois viable et raisonnable.

[11]                          Comme l’a concédé à juste titre le ministère public, le deuxième ajournement est clairement imputable au ministère public et au système. À la deuxième date fixée pour le procès, en septembre 2013, le ministère public a annoncé son intention de produire une preuve d’expert additionnelle qu’il n’avait pas communiquée. À ce stade, M. Vassell restait le seul accusé, l’arrêt des procédures ayant été ordonné à l’égard de ses deux derniers coaccusés. Son procès devait durer seulement trois jours, et son avocat était disponible en novembre. Pourtant, M. Vassell a dû attendre encore sept mois avant la troisième date du procès, car le tribunal ne pouvait instruire l’affaire avant avril 2014. Malgré la préoccupation évidente relativement à l’al. 11b) — et sachant que M. Vassell n’avait eu de cesse de demander que son procès ait lieu rapidement — il semble que le ministère public et le système judiciaire n’aient rien fait pour qu’il obtienne des dates de procès plus rapprochées. De fait, le système judiciaire a mis presque deux fois plus de temps à offrir à M. Vassell une troisième date de procès qu’il en avait mis à lui offrir la seconde date, pour laquelle un procès plus long était prévu. Et, comme si ce n’était pas assez, le ministère public n’a finalement pas utilisé sa nouvelle preuve d’expert.

[12]                         Malgré tous les efforts déployés par M. Vassell, la tenue de son procès s’est enlisée en raison d’une série d’incidents qui échappaient à son contrôle et dont il n’était pas responsable. Le ministère public était tenu d’agir de manière plus proactive au regard des efforts soutenus de M. Vassell pour être jugé rapidement, et le système n’était pas assez souple pour qu’on lui offre des dates de procès plus rapprochées à la suite du deuxième ajournement de son procès. Compte tenu de la durée globale du délai et des raisons qui l’expliquent, il y a eu violation du droit que l’al. 11b) garantit à M. Vassell. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité de M. Vassell et d’ordonner l’arrêt des procédures.

                    Pourvoi accueilli.

                    Procureurs de l’appelant : Dawson Duckett Shaigec & Garcia, Edmonton.

                    Procureur de l’intimée : Service des poursuites pénales du Canada, Yellowknife.

 

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