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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Canada (Procureur général) c. Thouin, 2017 CSC 46, [2017] 2 R.C.S. 184

Appel entendu : 24 mai 2017

Jugement rendu : 28 septembre 2017

Dossier : 36869

 

Entre :

Procureur général du Canada

Appelant

 

et

 

Daniel Thouin et Association pour la protection automobile

Intimés

 

Et entre :

Ultramar ltée, Groupe Pétrolier Olco ULC, Les Pétroles Irving inc., Alimentation Couche-Tard inc., Dépan-Escompte Couche-Tard inc., Couche-Tard inc., Les Pétroles Global inc., Les Pétroles Global (Québec) inc., Philippe Gosselin & Associés ltée, Céline Bonin et Claude Bédard

Appelants

 

et

 

Daniel Thouin et Association pour la protection automobile

Intimés

 

- et -

Procureure générale du Québec

Intervenante

 

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Wagner, Gascon, Brown et Rowe

 

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 44)

Les juges Gascon et Brown (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Wagner et Rowe)

 

 

 

 


Canada (Procureur général) c. Thouin, 2017 CSC 46, [2017] 2 R.C.S. 184

Procureur général du Canada                                                                          Appelant

c.

Daniel Thouin et

Association pour la protection automobile                                                         Intimés

‑ et ‑

Ultramar ltée, Groupe Pétrolier Olco ULC,

Les Pétroles Irving inc., Alimentation Couche‑Tard inc.,

Dépan‑Escompte Couche‑Tard inc., Couche‑Tard inc.,

Les Pétroles Global inc., Les Pétroles Global (Québec) inc.,

Philippe Gosselin & Associés ltée,

Céline Bonin et Claude Bédard                                                                     Appelants

c.

Daniel Thouin et

Association pour la protection automobile                                                         Intimés

et

Procureure générale du Québec                                                                Intervenante

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Thouin

2017 CSC 46

No du greffe : 36869.

2017 : 24 mai; 2017 : 28 septembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Wagner, Gascon, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Procédure civile — Preuve — Immunité — Recours collectif contre des pétrolières et détaillants ayant fait l’objet d’une enquête menée par le Bureau de la concurrence — Requête sollicitant l’autorisation d’interroger l’enquêteur‑chef du Bureau de la concurrence ainsi qu’une ordonnance enjoignant au procureur général du Canada de communiquer des éléments de preuve obtenus dans le cadre de l’enquête — Objection fondée sur l’immunité de l’État — L’enquêteur‑chef peut‑il être contraint à un interrogatoire préalable en vertu des règles de procédure civile québécoises lorsque ni l’État ni l’enquêteur‑chef ne sont parties au litige concerné? Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, c. C‑50, art. 27  Loi d’interprétation,  L.R.C. 1985, c. I-21, art. 17 .

                    Droit de la Couronne — Prérogatives — Immunité — Procédure civile — Assujettissement à un interrogatoire préalable — L’immunité de l’État en matière d’interrogatoire préalable reconnue par la common law a‑t‑elle été écartée par le législateur fédéral et, le cas échéant, dans quelle mesure? — Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, c. C‑50, art. 27  Loi d’interprétation,  L.R.C. 1985, c. I-21, art. 17 .

                    Les intimés ont entrepris un recours collectif contre les pétrolières et détaillants appelants par suite d’allégations de complot en vue de fixer les prix de l’essence à la pompe dans certaines régions du Québec, ces allégations ayant précédemment fait l’objet d’une enquête menée par le Bureau de la concurrence du Canada. Dans le cadre de leur recours collectif, les intimés ont sollicité l’autorisation d’interroger l’enquêteur‑chef du Bureau de la concurrence, ainsi qu’une ordonnance enjoignant au procureur général du Canada, en sa qualité de représentant légal du Bureau de la concurrence, de leur faire part de toutes les communications interceptées et de tous les documents que renferme le dossier d’enquête. Les appelants s’y opposent en invoquant l’immunité de common law en matière d’interrogatoire préalable au motif que ni l’État ni l’enquêteur‑chef ne sont parties au recours collectif.

                    La Cour supérieure accueille la requête des intimés et permet l’assignation de l’enquêteur‑chef pour un interrogatoire préalable à la seule fin d’obtenir des précisions concernant les éléments d’information dont ce dernier dispose sur les territoires visés par le recours collectif. Elle ordonne aussi, le cas échéant, la communication des enregistrements et documents pertinents se rapportant au litige visé. La Cour d’appel rejette l’appel et conclut qu’il n’est pas possible d’invoquer une immunité de l’État en l’espèce compte tenu de l’art. 27  de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif  (« LRCE  »), qui prévoit que « les instances suivent les règles de pratique et de procédure du tribunal saisi ». Selon la Cour d’appel, cette disposition énonce une règle générale applicable dans tout litige susceptible d’intéresser l’État, à titre de partie ou autrement.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli.

                    L’immunité de l’État, qui émane de la common law, ne peut être mise de côté que par le biais d’une expression claire et non équivoque du législateur. Le législateur, tant au palier fédéral qu’au palier provincial, a graduellement réduit cette immunité afin de rapprocher la situation juridique de l’État et de ses préposés de celle des autres justiciables canadiens, notamment en matière de responsabilité civile. Il revient aux tribunaux de donner un sens aux textes législatifs qui tempèrent la portée de cette immunité et d’en cerner l’étendue, le cas échéant.

                    L’article 17  de la Loi d’interprétation sert de point de départ dans chaque cas où une immunité pourrait exister en faveur de l’État en confirmant que, sans dérogation claire à l’immunité, l’État en jouit toujours. Il faut donc déterminer si, en l’espèce, l’immunité de l’État en matière d’interrogatoire préalable reconnue par la common law a été écartée par le législateur, et le cas échéant, dans quelle mesure.

                    L’article  27  de la LRCE  soumet l’État aux « règles de pratique et de procédure du tribunal » de l’instance à laquelle l’État est partie. Cette disposition a pour effet d’écarter, dans ces cas, son immunité et de l’assujettir aux règles de la procédure civile, dont celles de l’interrogatoire préalable. Le législateur a fait un choix clair lorsqu’il a introduit l’art. 27  à la LRCE , soumettant ainsi l’État à de telles règles lorsqu’il est partie à un litige. Cependant, l’art. 27 ne dénote pas une intention claire et non équivoque du législateur de déroger à l’immunité de l’État relative à son assujettissement à un interrogatoire préalable lorsqu’il n’est pas partie au litige.

                    À la lumière du libellé de l’art. 27 et de l’ensemble des articles de la LRCE , de même que de son historique législatif, il est clair que l’art. 27 ne s’applique que lorsque l’État est partie au litige. L’expression « les instances » de l’art. 27 renvoie nécessairement aux dispositions de la même sous‑section de la LRCE  portant sur les « poursuites visant l’État », les « poursuites exercées contre lui » et les « procès instruits contre l’État ». Cette loi a évolué afin d’assujettir l’État à l’obligation de se soumettre à un interrogatoire préalable quand il est partie au litige, sans plus. En l’absence d’une intention claire et non équivoque du législateur, il n’appartient pas aux tribunaux d’écarter une règle reconnue de la common law en la matière. Comme, en l’espèce, ni l’État ni l’enquêteur‑chef ne sont parties au litige concerné, ce dernier peut invoquer l’immunité de l’État en matière d’interrogatoire préalable et ainsi refuser d’être assujetti à l’interrogatoire préalable recherché.

Jurisprudence

                    Arrêt rejeté : Temelini c. Ontario Provincial Police (Commissioner) (1999), 44 O.R. (3d) 609; arrêt examiné : Pétrolière Impériale c. Jacques, 2014 CSC 66, [2014] 3 R.C.S. 287; arrêts mentionnés : Canada Deposit Insurance Corp. c. Code (1988), 49 D.L.R. (4th) 57; Lizotte c. Aviva, Cie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52, [2016] 2 R.C.S. 521; Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, 2003 CSC 42, [2003] 2 R.C.S. 157; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3; Alberta Government Telephones c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 2 R.C.S. 225; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27.

Lois et règlements cités

Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25, art. 398 al. 1(3), 402.

Crown Proceedings Act, 1947 (R.‑U.), 10 & 11 Geo. 6, c. 44.

Loi d’interprétation , L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 17 .

Loi d’interprétation, S.R.C. 1970, c. I‑23, art. 16.

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif , L.R.C. 1985, c. C-50 , partie II, art. 23, 24, 25, 26, 27, 34.

Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952‑53, c. 30.

Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, c. C‑38, art. 14.

Loi sur les Cours fédérales , L.R.C. 1985, c. F‑7 .

Règlement sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (tribunaux provinciaux), DORS/91‑604, art. 7, 8.

Doctrine et autres documents cités

Brun, Henri, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet. Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.

Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. IV, 2e sess., 34e lég., 1er novembre 1989, p. 5415.

Côté, Pierre‑André, avec la collaboration de Stéphane Beaulac et Mathieu Devinat. Interprétation des lois, 4e éd., Montréal, Thémis, 2009.

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed., Toronto, Butterworths, 1983.

Hogg, Peter W., Patrick J. Monahan and Wade K. Wright. Liability of the Crown, 4th ed., Toronto, Carswell, 2011.

Horsman, Karen, and Gareth Morley, eds. Government Liability : Law and Practice, Aurora (Ont.), Cartwright Law Group, 2007 (loose‑leaf updated May 2017, release 25).

Pépin, Gilles, et Yves Ouellette. Principes de contentieux administratif, 2e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 1982.

Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6th ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2014.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Émond, Mainville et Parent), 2015 QCCA 2159, [2015] AZ‑51241727, [2015] J.Q. no 14822 (QL), 2015 CarswellQue 12468 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Godbout, 2015 QCCS 1432, [2015] AZ‑51166343, [2015] J.Q. no 2923 (QL), 2015 CarswellQue 3026 (WL Can.). Pourvoi accueilli.

                    Bernard Letarte et Pierre Salois, pour l’appelant le procureur général du Canada.

                    Louis P. Bélanger, Sidney Elbaz, Sylvain Lussier, Frédéric Plamondon, Louis‑Martin O’Neill, Pierre‑Luc Cloutier, Sébastien C. Caron, Michel C. Chabot et Guillaume Lavoie, pour les appelants Ultramar ltée, le Groupe Pétrolier Olco ULC, Les Pétroles Irving inc., Alimentation Couche‑Tard inc., Dépan‑Escompte Couche‑Tard inc., Couche‑Tard inc., Les Pétroles Global inc., Les Pétroles Global (Québec) inc., Philippe Gosselin & Associés ltée et Claude Bédard.

                    Argumentation écrite seulement par Louis Belleau et Luc Jobin, pour l’appelante Céline Bonin.

                    Guy Paquette, Claudia Lalancette, Pierre LaTraverse et Jasmine Jolin, pour les intimés.

                    Stéphane Rochette, pour l’intervenante.

                    Le jugement de la Cour a été rendu par

                    Les juges Gascon et Brown —

I.               Introduction

[1]                              L’immunité de l’État est bien ancrée dans notre droit. La Cour a reconnu que cette immunité, qui émane de la common law, ne peut être mise de côté que par le biais d’une expression claire et non équivoque du législateur. Au fil des ans, le législateur, tant au palier fédéral qu’au palier provincial, a graduellement réduit cette immunité afin de rapprocher la situation juridique de l’État et de ses préposés de celle des autres justiciables canadiens. C’est le cas entre autres en matière de responsabilité civile. Au bout du compte, il revient aux tribunaux de donner un sens aux textes législatifs qui tempèrent la portée de cette immunité et d’en cerner l’étendue, le cas échéant.

[2]                              La question qui se pose dans le présent pourvoi est celle de savoir si, aux termes de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif , L.R.C. 1985, c. C-50  (« LRCE  »), l’État fédéral (« État ») est assujetti à l’obligation de participer à un interrogatoire préalable dans un litige auquel il n’est pas partie. Plus précisément, nous devons déterminer si l’enquêteur-chef du Bureau de la concurrence du gouvernement fédéral (« enquêteur-chef ») peut être contraint à un interrogatoire préalable en vertu des règles de procédure civile qui prévalent au Québec dans une situation où ni l’État ni l’enquêteur-chef ne sont parties au litige concerné. Dans l’affirmative, nous devons subséquemment déterminer si, en ordonnant l’interrogatoire préalable de l’enquêteur-chef, la Cour supérieure et la Cour d’appel ont erré au regard des principes qui régissent la procédure civile au Québec, dont celui de la proportionnalité.

[3]                              Pour les raisons qui suivent, nous sommes d’avis que les cours inférieures ont erré dans leur interprétation de la LRCE . Les règles provinciales en matière d’interrogatoire préalable ne s’appliquent pas à l’État lorsqu’il n’est pas une partie au litige. Par conséquent, l’enquêteur-chef peut invoquer l’immunité de l’État en matière d’interrogatoire préalable et ainsi refuser d’être assujetti à l’interrogatoire préalable recherché ici. 

II.            Cadre factuel

[4]                              L’intimé Daniel Thouin est le membre désigné du recours collectif entrepris par l’intimée l’Association pour la protection automobile (« intimés ») contre les pétrolières et détaillants appelants. Le groupe au nom duquel il agit comprend diverses personnes qui auraient acheté de l’essence sur le territoire de 14 villes ou régions du Québec et qui auraient été victimes d’un complot de ces pétrolières et détaillants visant à en fixer le prix. Ce dossier procède en parallèle avec un autre recours collectif similaire visant d’autres villes ou régions, celui de MM. Simon Jacques et Marcel Lafontaine et l’Association pour la protection automobile.

[5]                              Dans les deux recours, les représentants demandent l’autorisation d’interroger l’enquêteur-chef, ainsi qu’une ordonnance enjoignant au procureur général du Canada (« PGC »), en sa qualité de représentant légal du Bureau de la concurrence, de leur faire part de toutes les communications interceptées et de tous les documents que renferme le dossier constitué par le Bureau dans le cadre de son enquête « Octane ». Cette enquête a été initiée par suite d’allégations de complot visant des pétrolières et des détaillants, dont les appelants, pour fixer les prix de l’essence. Au cours des 10 années qu’a duré lenquête « Octane », entreprise en 2004, le Bureau a enregistré plus de 220 000 communications privées.

III.          Décisions des instances inférieures

A.            Jugement de la Cour supérieure — 2015 QCCS 1432

[6]                              Le juge Godbout, saisi de la requête, permet l’assignation de l’enquêteur-chef pour un interrogatoire préalable à la seule fin d’obtenir des précisions sur les éléments d’information dont ce dernier dispose au sujet des territoires visés par le recours collectif et ordonne aussi, le cas échéant, la communication des enregistrements et documents pertinents se rapportant au litige visé.

[7]                              Le juge Godbout autorise l’assignation de l’enquêteur-chef malgré l’argument du PGC voulant que l’État bénéficie d’une immunité en vertu de la LRCE  puisqu’il n’est pas partie au litige. Le juge trace un parallèle entre la requête dont il est saisi dans le dossier de M. Thouin et celle dont il a été question devant notre Cour dans l’arrêt Pétrolière Impériale c. Jacques, 2014 CSC 66, [2014] 3 R.C.S. 287. Il se dit d’avis que, dans cet arrêt, notre Cour confirme qu’un juge peut ordonner à l’État de faire part aux demandeurs l’ensemble des communications interceptées au cours de l’enquête « Octane », et ce en vertu de l’art. 402 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25 (« C.p.c. »), alors en vigueur. Il retient que, tout comme sous l’art. 402 du C.p.c., qui était en jeu dans l’arrêt Jacques, l’immunité est écartée sous l’art. 398 al. 1(3) du C.p.c., qui porte sur l’interrogatoire préalable, puisque ces deux articles se retrouvent au même chapitre du C.p.c. intitulé « Des procédures spéciales d’administration de la preuve » (par. 19-20 (CanLII)).

B.            Arrêt de la Cour d’appel — 2015 QCCA 2159

[8]                              La Cour d’appel, sous la plume du juge Émond, est pour sa part d’avis que, dans Jacques, notre Cour ne s’est pas prononcée sur l’immunité de l’État en vertu de la LRCE ; cette question demeure donc non résolue. Cela étant, la Cour d’appel procède à sa propre interprétation de cette loi afin de déterminer si celle-ci écarte expressément l’immunité de l’État codifiée à l’art. 17  de la Loi d’interprétation , L.R.C. 1985, c. I-21 , permettant ainsi de l’assujettir aux règles de l’interrogatoire préalable prévues au C.p.c. même lorsqu’il n’est pas partie au litige.

[9]                              La Cour d’appel ne retient pas l’interprétation proposée par le PGC voulant que l’ensemble des dispositions de la partie II de la LRCE, y compris l’art. 27 qui prévoit que « les instances suivent les règles de pratique et de procédure du tribunal saisi », ne s’applique qu’aux litiges où l’État est poursuivi. Elle s’appuie en partie sur la règle d’uniformité d’expression (expressio unius est exclusio alterius) pour conclure que l’absence de termes clairs limitant expressément l’application de l’art. 27 aux seuls litiges où l’État est poursuivi milite en faveur de l’absence d’une immunité de l’État et de la possibilité de l’assujettir à un interrogatoire préalable en l’espèce. La cour est d’avis que l’art. 27 énonce une règle générale applicable dans tout litige susceptible d’intéresser l’État, à titre de partie ou autrement. Si le législateur avait voulu que la règle énoncée à l’art. 27 ne s’applique qu’aux litiges où l’État est une partie ou est poursuivi, il l’aurait précisé, comme il le fait ailleurs dans la LRCE .

[10]                          La Cour d’appel conclut que l’art. 27  de la LRCE  écarte donc l’immunité de l’État et que l’enquêteur-chef peut être interrogé au préalable conformément au C.p.c. même si l’État n’est pas partie au litige. La cour est aussi d’avis que le juge de première instance a adéquatement soupesé la question de la proportionnalité de l’interrogatoire préalable. Considérant le degré de déférence qui s’impose envers une décision de gestion d’instance, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’intervenir en appel.

IV.         Questions en litige

[11]                          Le PGC et les autres appelants, des pétrolières et des détaillants, soutiennent que la Cour d’appel a erré en concluant que l’art. 27  de la LRCE  permet d’assujettir l’État aux règles de procédure civile québécoises de telle sorte que l’enquêteur-chef puisse être interrogé au préalable sans que l’État ne soit partie au litige. La question centrale que soulève ce pourvoi est de savoir si le législateur a écarté de façon claire et non équivoque l’immunité de l’État dans un tel cas. Si nous répondons à cette question par l’affirmative, les appelants soutiennent par ailleurs que l’interrogatoire a été erronément autorisé, en contravention des principes du C.p.c. qui régissent la communication de la preuve, dont celui de la proportionnalité.

V.            Dispositions législatives pertinentes

[12]                          L’immunité de l’État est reconnue à l’art. 17  de la Loi d’interprétation , qui est libellé comme suit :

17 Sauf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet sur ses droits et prérogatives.

[13]                          Les intimés y opposent l’art. 27  de la LRCE . Selon eux, cette disposition permet d’assujettir l’État aux règles de pratique et de procédure des tribunaux du Québec en l’espèce, même s’il n’est pas partie au litige. C’est également l’interprétation qu’a adoptée la Cour d’appel. L’article 27  de la LRCE  édicte ce qui suit :

27 Sauf disposition contraire de la présente loi ou de ses règlements, les instances suivent les règles de pratique et de procédure du tribunal saisi.

[14]                          L’article 34  de la LRCE  est aussi pertinent au débat. Il permet au gouverneur en conseil de rédiger des règlements relatifs à la procédure applicable aux poursuites intéressant l’État :

34  Le gouverneur en conseil peut, par règlement :

 

a)   prescrire des règles de pratique et de procédure applicables lors des poursuites intéressant l’État, à titre de partie ou autrement, ainsi que fixer les tarifs d’honoraires et les dépens;

 

b)   établir des modèles ou formulaires relatifs à ces poursuites;

 

c)   régir la délivrance des certificats de jugements rendus contre l’État;

 

d)   appliquer aux poursuites intéressant l’État, à titre de partie ou autrement, toute règle de preuve applicable entre particuliers;

 

e)   d’une façon générale, prendre toute mesure nécessaire relativement aux poursuites intéressant l’État, à titre de partie ou autrement.

[15]                          L’article 7 du Règlement sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (tribunaux provinciaux), DORS/91-604 (« Règlement »), a aussi été invoqué par les parties au pourvoi :

7 Sous réserve des articles 37 à 39 de la Loi sur la preuve au Canada, lorsque les règles provinciales prévoient, pour une action entre une personne morale (autre qu’un organisme mandataire de l’État) et une autre personne, qu’un dirigeant ou un préposé de la personne morale peut être interrogé au préalable, un fonctionnaire ou un préposé de l’État ou de l’organisme mandataire de l’État, selon le cas, que le sous-procureur général ou le tribunal, par ordonnance, désigne à cette fin peut être interrogé au préalable dans le cadre d’une action, sous réserve des mêmes conditions et avec le même effet que s’il s’agissait de l’interrogatoire au préalable d’un dirigeant ou d’un préposé d’une personne morale.

VI.         Analyse

A.            L’immunité de l’État

[16]                          L’immunité de l’État a évolué au fil du temps dans la législation et la jurisprudence anglaises et canadiennes. En common law, l’État pouvait jadis être poursuivi en responsabilité contractuelle ou dans le cadre d’une réclamation portant sur un droit de propriété (K. Horsman et G. Morley, dir., Government Liability : Law and Practice (feuilles mobiles), p. 1-40). Cependant, [traduction] « plusieurs prérogatives rendaient la poursuite au civil très onéreuse » (ibid.). En effet, l’État était autrefois soustrait à plusieurs obligations qui s’imposaient au justiciable ordinaire, dont, par exemple, l’assujettissement à un interrogatoire préalable ou la communication préalable de documents (ibid.).

[17]                          Ainsi, historiquement, en raison de son immunité, l’État échappait à l’obligation de se soumettre à un interrogatoire préalable lorsqu’il était partie au litige. C’était le cas même s’il pouvait l’exiger de la partie adverse et même s’il agissait en demande (Morley, p. 1-40; voir aussi P. W. Hogg, P. J. Monahan et W. K. Wright, Liability of the Crown (4e éd. 2011), p. 90). La jurisprudence canadienne antérieure aux dispositions législatives portant sur la responsabilité civile de l’État reconnaissait cette immunité particulière. À cet égard, dans Canada Deposit Insurance Corp. c. Code (1988), 49 D.L.R. (4th) 57, la Cour d’appel de l’Alberta explique cette immunité de la façon suivante :

[traduction] À mon sens, la règle voulant que l’État et ses préposés ne puissent être contraints à la communication préalable n’est pas le fruit de l’affirmation d’une prérogative de l’État, mais résulte plutôt d’un accident de l’histoire. Quoi qu’il en soit, je suis tenu par la jurisprudence d’exiger une disposition habilitante qui, interprétée strictement, permet de contraindre un préposé ou un dirigeant de l’État à communiquer des éléments au préalable. [p. 61]

[18]                          Si, grâce à cette immunité, l’État n’était alors pas assujetti aux interrogatoires préalables lorsqu’il était une partie au litige, il va de soi que, selon la common law, il n’y était certainement pas assujetti lorsqu’il n’était pas une partie au litige.

[19]                          Cela dit, il existe une présomption voulant que la common law demeure inchangée en l’absence d’une expression de volonté claire et non équivoque du législateur. Dans Lizotte c. Aviva, Cie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52, [2016] 2 R.C.S. 521, notre Cour résume la jurisprudence sur ce point et rappelle « que l’on doi[t] présumer qu’un législateur n’a pas l’intention de modifier les règles de common law existantes à moins d’une disposition claire à cet effet » (par. 56; voir aussi Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, 2003 CSC 42, [2003] 2 R.C.S. 157, par. 39; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1077;  et R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 504-505).

[20]                          À ce chapitre, l’art. 17  de la Loi d’interprétation sert aujourd’hui de point de départ dans chaque cas où une immunité pourrait exister en faveur de l’État. Il édicte ceci : « Sauf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet sur ses droits et prérogatives. » Bref, sans dérogation claire à l’immunité, l’État en jouit toujours. Dans Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, la Cour reconnaît que le point de départ de l’analyse en matière d’immunité est bel et bien cet art. 17 et, qu’en conséquence, lorsqu’une loi ne prévoit pas expressément qu’elle s’applique à l’État, « il reste [. . .] à déterminer si la Couronne est liée par déduction nécessaire » (p. 50).

[21]                          Une expression similaire à l’expression « [s]auf indication contraire » de l’art. 17 se retrouvait anciennement à l’art. 16 de la Loi d’interprétation, S.R.C. 1970, c. I-23. Ce dernier prévoyait que « sauf dans la mesure y mentionnée ou prévue », nul texte de loi ne pouvait lier l’État. Dans Oldman River et Alberta Government Telephones c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 2 R.C.S. 225, notre Cour a interprété cette expression et a conclu qu’afin de déroger à l’immunité de l’État, le législateur doit utiliser des termes exprès à moins qu’il ne puisse être déduit que la loi serait privée de tout effet si l’État n’était pas lié (voir aussi H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), par. IX.90).

[22]                          Sur la foi de ces enseignements, il faut donc déterminer si, en l’espèce, l’immunité de l’État en matière d’interrogatoire préalable reconnue par la common law a été écartée par le législateur, et le cas échéant, dans quelle mesure.

B.            Les limites à l’immunité de l’État en matière d’interrogatoire préalable

[23]                          C’est autour de 1950 que le législateur fédéral commence à limiter l’étendue de l’immunité de l’État que reconnaît la common law, en s’inspirant du Crown Proceedings Act, 1947 (R.-U.), 10 & 11 Geo. 6, c. 44, édicté au Royaume-Uni. En 1953, il adopte ainsi la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952-53, c. 30 (Morley, p. 1-41; Hogg, Monahan et Wright, p. 9), qui a pour effet d’élargir la responsabilité de l’État et ainsi rapprocher sa situation juridique de celle du justiciable ordinaire. Cette Loi sur la responsabilité de la Couronne est l’ancêtre de la LRCE  qui est au cœur de ce pourvoi. Aujourd’hui, en matière de procédure civile, l’immunité de l’État demeure au fédéral, mais uniquement dans les limites prévues à la LRCE et à la Loi sur les Cours fédérales , L.R.C. 1985, c. F-7 , dont le législateur reste libre de modifier la portée (Brun, Tremblay et Brouillet, par. IX.72 et IX.73). Il s’ensuit que l’État ne se retrouve pas dans une position juridique identique à celle du justiciable ordinaire puisqu’aux termes de la législation actuelle, il conserve toujours certains privilèges et immunités résiduels.

[24]                          Dans cette perspective, l’on constate que l’art. 27  de la LRCE  soumet désormais l’État aux « règles de pratique et de procédure du tribunal » de l’instance à laquelle l’État est partie. Cette disposition a pour effet d’écarter, dans ces cas, son immunité et de l’assujettir aux règles de la procédure civile, dont celles de l’interrogatoire préalable. Le législateur a fait un choix clair lorsqu’il a introduit l’art. 27  à la LRCE , soumettant ainsi l’État à de telles règles lorsqu’il est partie à un litige.

[25]                          Les intimés prétendent que l’art. 27  de la LRCE  écarte l’immunité de l’État relative à l’application des règles de procédure provinciales même lorsque l’État n’est pas partie au litige. À l’instar du PGC et des autres appelants, nous sommes en désaccord avec les prétentions des intimés. L’article 27  de la LRCE  ne dénote pas une intention claire et non équivoque du législateur de déroger à l’immunité de l’État relative à son assujettissement à un interrogatoire préalable lorsqu’il n’est pas partie au litige. Notre raisonnement s’appuie sur les principes reconnus d’interprétation statutaire. 

C.            L’interprétation de la LRCE 

[26]                          La Cour a rappelé dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, qu’[traduction] « il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (par. 21, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; voir aussi Sullivan, p. 14). Cette méthode d’interprétation moderne milite ici en faveur de la position des appelants.

(1)           Le libellé de l’art. 27  de la LRCE 

[27]                          Les termes employés à l’art. 27  de la LRCE  sont clairs en ce qui concerne la possibilité d’assujettir l’État à un interrogatoire préalable lorsqu’il est partie au litige. Cependant, cette disposition est loin d’être non équivoque en ce qui concerne cette même possibilité lorsque l’État n’est pas partie au litige. Les intimés concèdent d’ailleurs ce point lors de l’audience devant la Cour (transcription, p. 125). Or, seule une formulation claire assujettissant l’État aux règles de procédure du tribunal saisi lorsqu’il est un tiers au litige aurait pu permettre d’ordonner l’interrogatoire préalable de l’enquêteur-chef dans le présent dossier. L’article 27 prévoit simplement que « les instances suivent les règles de pratique et de procédure du tribunal saisi ». De prime abord, cette disposition ne s’applique pas lorsque l’État n’est pas une partie. Le libellé de cette disposition ne fait pas état d’une intention limpide et explicite de lier l’État dans toutes les instances l’intéressant. Cela ressort avec acuité lorsque l’on interprète les termes de cette disposition dans le contexte global de la LRCE .

(2)           Le contexte et la structure de la LRCE et du Règlement

[28]                          En effet, à la lumière de l’ensemble des articles de la LRCE , il est clair que l’art. 27 ne s’applique que lorsque l’État est partie au litige. La section de la loi dans laquelle cette disposition figure ainsi que la structure de la LRCE  dans son entièreté militent en faveur de cette conclusion, et ce dans les deux langues officielles.

[29]                          L’article 27 se retrouve dans une section de la loi intitulée « Partie II : Contentieux administratif », et plus précisément dans une sous-section intitulée « Procédure ». Cette partie II, qui régit les instances en matière de contentieux administratif, établit les règles applicables étape par étape, traitant tour à tour des questions de compétence, de procédure, de dépens, d’exécution des jugements, d’intérêts, d’offres de paiement et de prescription. La doctrine enseigne que l’expression « contentieux administratif » désigne une instance à laquelle l’État est partie (G. Pépin et Y. Ouellette, Principes de contentieux administratif (2e éd. 1982), p. 1). 

[30]                          L’objet de la sous-section intitulée « Procédure » est tout aussi clair : établir les règles concernant non seulement l’introduction d’une instance contre l’État (art. 23), mais aussi les moyens de défense (art. 24) et la procédure applicable au cours de ces instances (art. 25 et 26). L’article 27 boucle la boucle sur les instances introduites contre l’État en identifiant les règles de pratique et de procédure qui s’appliqueront alors. Les articles 23 à 27, qui composent cette sous-section, établissent donc les règles relatives aux contentieux administratifs qui intéressent l’État à titre de partie. L’article 27 est le dernier de cette sous-section et il ne fait que préciser les règles applicables dans de tels contentieux. À la lecture des autres dispositions de cette sous-section, il est évident que l’art. 27 ne peut s’appliquer que lorsque l’État est une partie. Ce serait dénaturer l’art. 27 que d’omettre de l’examiner au regard de ces autres dispositions consacrées aux « poursuites visant l’État » (« proceedings against the Crown »).

[31]                          En français, l’expression « les instances » de l’art. 27 renvoie donc nécessairement, selon nous, aux dispositions de la même sous-section portant sur les « poursuites exercées contre lui » (art. 24 et 25) et les « procès instruits contre l’État » (art. 26). C’est aussi clairement le cas dans la version anglaise de la LRCE , où les expressions « in which proceedings are taken » et « those proceedings » de l’art. 27 doivent nécessairement référer aux « proceedings against the Crown » (art. 23, 24, 25 et 26).

[32]                          Enfin, l’art. 34, dans la sous-section intitulée « Règlements », prévoit uniquement un mécanisme par lequel il est possible de déroger à l’immunité de l’État. Il ne permet pas à lui seul de soutenir que l’art. 27 s’applique lorsque l’État n’est pas partie au litige. Encore faut-il avoir prévu une dérogation expresse à l’immunité. Les termes « à titre de partie ou autrement » prévus à l’art. 34 auraient pu être utilisés à l’art. 27 afin d’écarter l’immunité de l’État lorsqu’il est partie au litige ou lorsqu’il est impliqué « autrement ». Or, ce n’est pas le cas.

[33]                          Par ailleurs, malgré l’adoption du Règlement qu’invoquent les parties et dont les dispositions pertinentes sont reproduites précédemment, nous convenons avec les appelants que l’art. 7 de ce règlement ne peut trouver application que lorsque l’État est partie au litige. En effet, cet article ne fait qu’assimiler l’État à une personne morale et s’applique « lorsque les règles provinciales prévoient, pour une action entre une personne morale (autre qu’un organisme mandataire de l’État) et une autre personne, qu’un dirigeant ou un préposé de la personne morale peut être interrogé au préalable ». À la face même de son libellé, il ne s’agit pas d’une règle de pratique applicable lors de poursuites intéressant l’État autrement qu’à titre de partie. Cette disposition ne permet pas de tirer une conclusion différente de celle à laquelle nous mènent les principes d’interprétation de l’art. 27  de la LRCE .  

(3)           L’historique législatif

[34]                          L’historique législatif ainsi que les travaux préparatoires étayent aussi la thèse du PGC et des autres appelants dans le présent pourvoi. L’historique législatif de la LRCE  est important en l’espèce puisque la question devant nous porte sur l’immunité de l’État et on ne peut y déroger qu’au moyen d’un texte clair. Les travaux préparatoires sont eux aussi importants pour bien cerner l’intention du législateur lors de la modification de la disposition visée en l’espèce (P.-A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), par. 1576-1595, et Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), par. 35).

[35]                          L’historique législatif révèle que l’art. 14 de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, c. C-38, est l’ancêtre de l’actuel art. 27  de la LRCE . À ce chapitre, les extraits des travaux préparatoires ayant mené à la refonte de la LRCE  s’avèrent fort utiles. On y retrouve entre autres ceci : 

Le Parlement profita de la réforme pour préciser quelles règles de procédure seraient applicables aux litiges impliquant la Couronne devant ces tribunaux provinciaux. À cet égard, le ministre de la Justice Doug Lewis déclarait ce qui suit devant la Chambre des communes :

. . .

Sixièmement, suite au rôle accru des cours provinciales en matière de procédure intéressant la Couronne, il devient nécessaire qu’une loi énonce les règles générales de preuve et de procédure applicables aux instances auxquelles la Couronne est partie. [Souligné dans l’original.]

(Voir m.a., par. 50, citant Débats de la Chambre des communes, vol. IV, 2e sess., 34e lég., 1er novembre 1989, p. 5415.)

[36]                          Ces propos confirment l’intention qui se dégage de la LRCE . Cette loi a évolué afin d’assujettir l’État à l’obligation de se soumettre à un interrogatoire préalable quand il est partie au litige, sans plus.

[37]                          Aussi, tant le fait que le législateur n’ait pas prévu un assujettissement clair à l’interrogatoire préalable dans le cas où l’État n’est pas partie au litige que l’historique législatif et les travaux préparatoires relatifs à l’art. 27  de la LRCE  militent en faveur de la reconnaissance d’une immunité résiduelle dans ce cas.

[38]                          Il convient de souligner que les auteurs Hogg, Monahan et Wright partagent ce point de vue. Ils sont d’avis que l’immunité de l’État en matière d’interrogatoire préalable existe toujours lorsque l’État n’est pas partie au litige : 

     [traduction] Au Canada, la loi britannique a inspiré la Uniform Model Act de 1950, laquelle a à son tour inspiré les lois provinciales sur les instances intéressant l’État. Chaque province contraint désormais l’État à la communication préalable. Le législateur fédéral leur a emboîté le pas.

 

. . .

 

     Ces mesures législatives n’ont pas totalement écarté l’immunité de l’État en matière de communication préalable. [. . .] Le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande, la plupart des législateurs australiens, le législateur fédéral canadien et la Colombie-Britannique prévoient que l’État peut être soumis à la communication préalable dès lors qu’il est « partie » au litige. Or, même dans ces ressorts, l’État échappe à la communication préalable s’il n’est pas constitué partie. [Notes en bas de page omises; p. 91-92.]

(4)           La jurisprudence des cours d’appel

[39]                          Nous notons qu’en l’espèce, la Cour d’appel s’est appuyée sur l’arrêt Temelini c. Ontario Provincial Police (Commissioner) (1999), 44 O.R. (3d) 609, pour conclure que l’art. 27  de la LRCE  écarte l’immunité de l’État et que la règle qu’on y énonce est applicable dans tout litige susceptible d’intéresser l’État, à titre de partie ou autrement (décision de la C.A., par. 56-57 (CanLII)). Elle a examiné les autres décisions qui reprennent les propos de la Cour d’appel de l’Ontario dans cette affaire avant d’appliquer son raisonnement au présent dossier. Avec égards, l’interprétation de la Cour d’appel de l’Ontario dans Temelini est à notre avis erronée. Peu importe la tendance moderne qui cherche à réduire l’immunité de l’État (décision de la C.A., par. 54), l’interprétation de la LRCE  ne mène pas à la conclusion que le législateur a écarté l’immunité de l’État lorsqu’il n’est pas partie au litige. Les arrêts rendus en l’espèce et dans Temelini s’appuient sur la présomption d’uniformité d’expression (décision de la C.A., par. 53 et 56). Selon notre interprétation de la LRCE , cette présomption d’uniformité d’expression ne saurait à elle seule suggérer que le législateur ait modifié la common law, sans s’accompagner de l’expression claire de sa volonté en ce sens.

[40]                          Nous en concluons que l’État jouit toujours de l’immunité de common law relative aux interrogatoires préalables lorsqu’il n’est pas partie au litige.

D.            L’arrêt Jacques ne tranche pas la question en l’espèce

[41]                          En terminant, nous précisons que la Cour d’appel a eu raison de conclure que, dans l’arrêt Jacques, notre Cour n’a pas tranché la question de l’immunité de l’État en vertu de la LRCE  que soulève le présent dossier (décision de la C.A., par. 17). L’arrêt Jacques tranche plutôt la question de savoir si une partie à un recours civil peut demander que lui soient communiqués des enregistrements de conversations privées interceptées par l’État dans le cadre d’une enquête pénale. La Cour y examine les art. 29  et 36  de la Loi sur la concurrence , L.R.C. 1985, c. C-34 , ainsi que l’art. 193  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C-46 , et statue que ces articles n’empêchent pas la communication des enregistrements. Elle ne se prononce pas sur l’immunité de l’État en vertu de la LRCE .

[42]                          Néanmoins, nous rappelons que l’arrêt Jacques confirme que sur d’autres aspects de la procédure civile, l’immunité est écartée même là où l’État n’est pas partie au litige. Comme en convient le PGC en l’espèce, c’est le cas en matière de communication de documents puisque l’art. 8 du Règlement soumet l’État, comme s’il était un justiciable ordinaire, aux demandes de communication préalable telles que celles prévues à l’art. 402 du C.p.c. : c’est une telle demande qui était au cœur du pourvoi dans l’arrêt Jacques. Comme en convient aussi le PGC devant nous, l’immunité est aussi écartée lorsque l’État est assigné pour témoigner au procès; tant la jurisprudence (Canada Deposit Insurance Corp.) que la doctrine (Hogg, Monahan et Wright, p. 92) le reconnaissent. Bien sûr, l’assujettissement de l’État aux règles de procédure civile provinciales dans chacune de ces situations n’échappe pas aux réserves que posent entre autres la règle de la proportionnalité et l’interdiction de procéder à des recherches à l’aveuglette. Toutefois, puisque la démarche des intimés dans le présent dossier ne concerne ni l’une ni l’autre de ces situations, il n’y a pas lieu de se prononcer sur cet autre aspect du débat qui oppose les parties en l’occurrence.

VII.       Conclusion

[43]                          L’article 27  de la LRCE  ne constitue pas une dérogation claire et non équivoque à l’immunité que la common law reconnaît à l’État en matière d’interrogatoire préalable dans les litiges auxquels celui-ci n’est pas partie. En conséquence, en raison de cette immunité, l’État ne pouvait être assujetti ici à un interrogatoire préalable en vertu des règles de procédures civiles qui prévalent au Québec. En l’absence d’une intention claire et non équivoque du législateur, il n’appartient pas aux tribunaux d’écarter une règle reconnue de la common law en la matière. L’enquêteur-chef peut invoquer l’immunité de l’État en matière d’interrogatoire préalable et ainsi refuser d’être assujetti à l’interrogatoire préalable recherché en l’espèce.

[44]                          Nous sommes donc d’avis d’accueillir l’appel, d’infirmer les décisions des cours inférieures et de rejeter la requête des intimés visant à interroger au préalable l’enquêteur-chef, avec dépens en faveur des appelants dans toutes les cours.

                    Pourvoi accueilli avec dépens dans toutes les cours.

                    Procureur de l’appelant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

                    Procureurs des appelants Ultramar ltée, le Groupe Pétrolier Olco ULC, Les Pétroles Irving inc., Alimentation Couche‑Tard inc., Dépan‑Escompte Couche‑Tard inc., Couche‑Tard inc., Les Pétroles Global inc., Les Pétroles Global (Québec) inc., Philippe Gosselin & Associés ltée, Céline Bonin et Claude Bédard : Stikeman Elliott, Montréal; McMillan, Montréal; Osler, Hoskin & Harcourt, Montréal; Davies Ward Phillips & Vineberg, Montréal; LCM Avocats inc., Montréal; Gravel Bernier Vaillancourt, Québec; Tremblay Bois Mignault Lemay, Sainte‑Foy, Québec.

                    Procureurs des intimés : Bernier Beaudry inc., Québec; Paquette Gadler inc., Montréal; LaTraverse Avocats inc., Montréal.

                    Procureure de l’intervenante : Procureure générale du Québec, Québec.

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