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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : H.M.B. Holdings Ltd. c. Antigua-et-Barbuda, 2021 CSC 44

 

 

Appel entendu : 20 avril 2021

Jugement rendu : 4 novembre 2021

Dossier : 39130

 

Entre :

H.M.B. Holdings Limited

Appelante

 

et

 

Attorney General of Antigua and Barbuda

Intimé

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe et Kasirer

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 51)

 

Le juge en chef Wagner (avec l’accord des juges Karakatsanis, Rowe et Kasirer)

Motifs concordants :

(par. 52 à 70)

La juge Côté

 

 

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

H.M.B. Holdings Limited                                                                              Appelante

c.

Attorney General of Antigua and Barbuda                                                      Intimé

Répertorié : H.M.B. Holdings Ltd. c. Antigua‑et‑Barbuda

2021 CSC 44

No du greffe : 39130.

2021 : 20 avril; 2021 : 4 novembre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe et Kasirer.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit international privé — Jugements étrangers — Exécution réciproque — Enregistrement — Exercice d’activités — Jugement étranger portant indemnisation du créancier en vertu du jugement pour l’expropriation d’un terrain par le débiteur en vertu du jugement — Obtention, par le créancier en vertu du jugement, d’un jugement par défaut en Colombie‑Britannique pour faire exécuter le jugement étranger — Requête présentée ensuite par le créancier en vertu du jugement pour faire enregistrer le jugement par défaut dans le ressort accordant la réciprocité qu’est l’Ontario — Requête rejetée au motif que le débiteur en vertu du jugement n’exerçait pas ses activités en Colombie‑Britannique — Le créancier en vertu du jugement est‑il empêché d’obtenir l’enregistrement du jugement par défaut en Ontario? — Loi sur l’exécution réciproque des jugements, L.R.O. 1990, c. R.5, al. 3b).

                    Antigua‑et‑Barbuda (« Antigua »), un pays constitué de plusieurs îles des Caraïbes, a exproprié une propriété appartenant à H.M.B. Holdings Limited (« HMB »), une société privée constituée en personne morale à Antigua. Des procédures judiciaires ont été engagées devant le Comité judiciaire du Conseil privé, et Antigua a été condamnée à dédommager HMB pour l’expropriation. Des années plus tard, HMB a intenté une action en common law en Colombie‑Britannique pour faire exécuter le jugement étranger dans cette province. Antigua n’a pas contesté l’action et, en conséquence, HMB a obtenu un jugement par défaut. HMB a par la suite introduit une requête en Ontario en vue de faire exécuter le jugement de la Colombie‑Britannique en demandant qu’il soit enregistré en vertu de la Loi sur l’exécution réciproque des jugements (« LERJ »). Le juge de première instance a conclu que les al. 3b) et 3g) de la LERJ lesquels disposent, à titre de conditions d’enregistrement, que le débiteur en vertu du jugement exerce ses activités dans le ressort du tribunal d’origine et que le débiteur en vertu du jugement ne dispose pas d’un moyen de défense valable contre le jugement initial interdisaient l’enregistrement. La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé à la majorité la conclusion du juge de première instance sur le seul fondement de l’al. 3b).

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Rowe et Kasirer : L’alinéa 3b) de la LERJ empêche effectivement HMB de faire enregistrer le jugement de la Colombie‑Britannique en Ontario. Les juridictions inférieures ont interprété la notion d’« exercice d’activités » que l’on retrouve à l’al. 3b) d’une façon souple et libérale conformément à la jurisprudence de la Cour. L’interprétation qu’elles ont faite de l’al. 3b) n’est entachée d’aucune erreur de droit, et la conclusion selon laquelle Antigua n’exerçait pas ses activités en Colombie‑Britannique ne comporte pas non plus d’erreur manifeste et déterminante. Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire de se demander si l’al. 3g) empêche lui aussi HMB de faire enregistrer le jugement de la Colombie‑Britannique en vertu de la LERJ.

                    La LERJ permet à une personne qui a obtenu un jugement dans un autre ressort (le « créancier en vertu du jugement ») de demander l’enregistrement du jugement en Ontario, et instaure une procédure permettant à la personne contre qui le jugement a été rendu (le « débiteur en vertu du jugement ») de s’opposer à son enregistrement. Le jugement enregistré en vertu de la LERJ a la même valeur qu’un jugement rendu par un tribunal ontarien. Bien qu’elle ne soit pas la seule voie de recours ouverte aux demandeurs, la LERJ constitue un moyen facile, économique et rapide de faire exécuter les jugements étrangers. Elle présente plusieurs avantages, comme l’enregistrement sans préavis au débiteur en vertu du jugement, et un court délai après la signification de l’avis d’enregistrement dans lequel le débiteur en vertu du jugement peut faire annuler l’enregistrement. Mais ce processus n’est pas sans conséquence : seuls les jugements provenant de ressorts accordant la réciprocité peuvent être enregistrés en vertu de la LERJ. De plus, la reconnaissance des jugements en vertu de la LERJ est assujettie à sept moyens de défense, qui sont énumérés à l’art. 3. Si l’un de ces moyens est établi, le jugement ne peut être enregistré.

                    Le moyen d’opposition à l’enregistrement prévu par l’al. 3b) oblige le débiteur en vertu du jugement à s’acquitter de deux fardeaux. Premièrement, le débiteur en vertu du jugement doit démontrer qu’il n’exerçait pas ses activités ni ne résidait ordinairement dans le ressort du tribunal d’origine. Deuxièmement, le débiteur en vertu du jugement doit également établir qu’il n’a pas comparu volontairement ni autrement reconnu la compétence du tribunal d’origine durant l’instance introduite par le créancier en vertu du jugement devant ce tribunal. Si le débiteur en vertu du jugement démontre au tribunal ontarien que ces deux conditions sont satisfaites, l’al. 3b) empêche alors l’enregistrement du jugement.

                    La LERJ ne définit pas la notion d’« exercice d’activités » pour l’application de l’al. 3b), mais ce concept existe depuis longtemps en common law. Du point de vue de l’interprétation des lois, lorsqu’ils sont utilisés dans une disposition législative, les termes et concepts empruntés à la common law sont présumés conserver le sens qu’ils ont en common law. En common law, le concept d’« exercice d’activités » fait partie des fondements traditionnels de la compétence des tribunaux, qui ne reconnaissent et font exécuter un jugement étranger que si le défendeur dans l’action initiale était présent à l’époque où l’action a été intentée dans l’État étranger où le jugement a été rendu ou s’il a reconnu d’une façon ou d’une autre la compétence du tribunal étranger. L’alinéa 3b) codifie les règles relatives aux fondements traditionnels de la compétence en common law à titre de condition préalable à l’enregistrement. La common law canadienne en matière de reconnaissance et d’exécution de jugements s’est toutefois développée au‑delà des fondements traditionnels de la compétence pour reconnaître le jugement du tribunal d’une province dans une autre province au motif qu’il existait un « lien réel et substantiel » avec la province où le jugement avait été rendu. Néanmoins, les fondements traditionnels de la compétence en common law que sont la présence et le consentement demeurent importants et, en l’espèce, ils sont essentiels pour comprendre l’al. 3b) de la LERJ.

                    Pour déterminer si un défendeur exploite une entreprise (exerce ses activités) dans une province, le tribunal doit vérifier s’il a une présence directe ou indirecte dans cette province et s’il s’y livre à des activités commerciales soutenues pendant un certain temps. La question de savoir si une société exploite une entreprise est une question de fait sur laquelle il faut se prononcer au regard de plusieurs indices. Ce concept exige une forme de présence effective, qu’elle soit directe ou indirecte. Une présence physique sous la forme de la tenue d’un bureau sera un facteur convaincant, mais une présence virtuelle qui ne correspond pas à une présence effective ne suffira pas. L’expression « exploitation d’une entreprise » servant à établir la compétence traditionnelle fondée sur la présence est une norme plus exigeante que l’« exploitation d’une entreprise » à titre de simple facteur de rattachement créant une présomption en ce qui concerne une déclaration de compétence. Malgré ces différences, les exigences relatives à l’« exploitation d’une entreprise » selon la norme de la déclaration de compétence doivent également s’appliquer pour déterminer la compétence traditionnelle fondée sur la présence. Dans les deux cas, une forme de présence tangible dans le ressort en question est requise, par exemple le fait d’y tenir un bureau.

                    La LERJ ne s’applique qu’au jugement ou à l’ordonnance d’un tribunal dans une instance civile portant condamnation au paiement d’une somme d’argent. Il reste à voir si un jugement dérivé — lequel exécute lui‑même un jugement émanant d’un État qui n’accorde pas la réciprocité — répond à la définition du terme « jugement » au par. 1(1) de la LERJ et peut donc être enregistré en vertu de cette loi.

                    La juge Côté : Il y a accord avec l’analyse des juges majoritaires fondée sur l’al. 3b) de la LERJ et le dispositif du présent arrêt. Il y a toutefois divergence d’opinions dans la mesure où les motifs de la majorité laissent entendre que la LERJ pourrait ne pas s’appliquer aux jugements dérivés. Le jugement qui est rendu à l’issue d’une action en common law et qui reconnaît un jugement étranger, comme celui de la Colombie‑Britannique en l’espèce, répond parfaitement à la définition large que le par. 1(1) de la LERJ donne du mot « jugement », pourvu que le jugement de reconnaissance ait été rendu dans un État accordant la réciprocité.

                    L’interprétation des lois consiste à dégager l’intention du législateur en examinant les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie et l’objet de cette loi. La LERJ renferme une disposition rédigée en termes clairs et simples qui définit les jugements auxquels elle s’applique. Aux termes du par. 1(1) de la LERJ, le mot « jugement » s’entend d’un jugement ou d’une ordonnance d’un tribunal dans une instance civile, portant condamnation au paiement d’une somme d’argent. Interprétée selon son sens ordinaire et grammatical, la définition du mot « jugement » englobe sans aucun doute les jugements de reconnaissance tels que celui de la Colombie‑Britannique. L’ajout par interprétation d’une exception au par. 1(1) s’appliquant aux jugements dérivés est contre‑intuitif, en plus de n’être justifié ni par le texte ni par les règles ordinaires d’interprétation des lois.

                    La LERJ a pour objectif fondamental de prévoir un mécanisme pratique et peu coûteux pour l’enregistrement des jugements étrangers qui permet aux créanciers et aux tribunaux d’économiser du temps et des ressources. Ces avantages favorisent l’accès à la justice et sont particulièrement précieux pour les créanciers en vertu du jugement, qui connaissent moins le contexte juridique ontarien. Le principal avantage du mécanisme d’enregistrement instauré par la LERJ est qu’il inverse le fardeau du procès en permettant l’enregistrement, à moins que le débiteur n’obtienne gain de cause dans une action visant à l’annuler. La courtoisie entre les ressorts accordant la réciprocité est essentielle pour atteindre cet objectif. Le fait de s’appuyer sur la notion juridiquement inexistante de jugements dérivés n’aiderait guère les créanciers en vertu du jugement à se prévaloir du mécanisme accessible et pratique de la LERJ.

                    Cette interprétation satisfait à la norme de la certitude commerciale, et elle s’accorde avec la jurisprudence où la Cour reconnaît que les jugements de reconnaissance peuvent être enregistrés dans une autre province. Une mise en garde importante s’impose toutefois. Si la LERJ autorise l’enregistrement d’un jugement de reconnaissance, elle interdit l’enregistrement d’un jugement qui a lui‑même été enregistré, car celui‑ci ne porte pas condamnation au paiement d’une somme d’argent. Permettre l’enregistrement de jugements qui ont eux‑mêmes déjà été enregistrés allongerait indûment la liste des ressorts auxquels s’applique la LERJ en incluant tous les ressorts accordant la réciprocité aux ressorts désignés conformément à la loi.

Jurisprudence

Citée par le juge en chef Wagner

                    Arrêts examinés : Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572; Chevron Corp. c. Yaiguaje, 2015 CSC 42, [2015] 3 R.C.S. 69; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Adams c. Cape Industries Plc., [1990] 1 Ch. 433; arrêts mentionnés : Wilson c. Hull (1995), 128 D.L.R. (4th) 403; T.D.I. Hospitality Management Consultants Inc. c. Browne (1994), 117 D.L.R. (4th) 289; Impagination Inc. c. Baird (2001), 202 Nfld. & P.E.I.R. 300; Owen c. Rocketinfo Inc., 2008 BCCA 502, 86 B.C.L.R. (4th) 64; Strategic Technologies Pte Ltd. c. Procurement Bureau of the Republic of China Ministry of National Defence, [2020] EWCA Civ 1604, [2021] 2 W.L.R. 448; Vizcaya Partners Ltd. c. Picard, [2016] UKPC 5, [2016] 3 All E.R. 181.

Citée par la juge Côté

                    Arrêt appliqué : Chevron Corp. c. Yaiguaje, 2015 CSC 42, [2015] 3 R.C.S. 69; distinction d’avec l’arrêt : Owen c. Rocketinfo Inc., 2008 BCCA 502, 86 B.C.L.R. (4th) 64; arrêt désapprouvé: Strategic Technologies Pte Ltd. c. Procurement Bureau of the Republic of China Ministry of National Defence, [2020] EWCA Civ 1604, [2021] 2 W.L.R. 448; arrêts mentionnés : Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; C.M. Callow Inc. c. Zollinger, 2020 CSC 45; Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35, 2021 CSC 27; MédiaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23; Michel c. Graydon, 2020 CSC 24; Solehdin c. Stern Estate, 2014 BCCA 482, 364 B.C.A.C. 128; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416; Girsberger c. Kresz, [1999] 7 W.W.R. 761, conf. par [2000] 1 W.W.R. 101; Tracy (Litigation guardian of) c. Iranian Ministry of Information and Security, 2016 ONSC 3759, 400 D.L.R. (4th) 670, conf. par 2017 ONCA 549, 415 D.L.R. (4th) 314.

Lois et règlements cités

Administration of Justice Act, 1920 (R.‑U.), 10 & 11 Geo. 5, c. 81, art. 9(2)(b).

Land Acquisition Act (Atg.), 1958, c. 233.

Limitation Act, S.B.C. 2012, c. 13, art. 7.

Loi de 2002 sur la prescription des actions, L.O. 2002, c. 24, ann. B, art. 4.

Loi sur l’exécution réciproque de jugements, L.R.O. 1990, c. R.5, art. 1(1) « créancier en vertu du jugement », « débiteur en vertu du jugement », « jugement », « tribunal d’enregistrement », « tribunal d’origine », 2, 3, 4, 6, 7, 8.

Doctrine et autres documents cités

Conference of Commissioners on Uniformity of Legislation. Proceedings of the Seventh Annual Meeting of the Conference of Commissioners on Uniformity of Legislation in Canada, App. G, The Reciprocal Enforcement of Judgments Act, Ottawa, 1924.

Pitel, Stephen G. A., and Nicholas S. Rafferty. Conflict of Laws, 2nd ed., Toronto, Irwin Law, 2016.

Pitel, Stephen G. A., et al. Private International Law in Common Law Canada : Cases, Text and Materials, 4th ed., Toronto, Emond Montgomery, 2016.

Scalia, Antonin, and Bryan A. Garner. Reading Law : The Interpretation of Legal Texts, St. Paul, Thomson/West, 2012.

Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6th ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2014.

Walker, Janet. Castel & Walker : Canadian Conflict of Laws, 6th ed., Toronto, LexisNexis, 2005 (loose‑leaf updated August 2021, release 87).

Walker, Janet. Halsbury’s Laws of Canada — Conflict of Laws, 1st ed., Toronto, LexisNexis, 2020 Reissue.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Simmons, Pardu et Nordheimer), 2020 ONCA 12, 149 O.R. (3d) 440, 442 D.L.R. (4th) 241, 14 L.C.R. (2d) 177, 1 B.L.R. (6th) 232, [2020] O.J. No. 69 (QL), 2020 CarswellOnt 74 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Perell, 2019 ONSC 1445, 145 O.R. (3d) 515, 14 L.C.R. (2d) 150, [2019] O.J. No. 1133 (QL), 2019 CarswellOnt 3149 (WL Can.). Pourvoi rejeté.

                    Lincoln Caylor et Nina Butz, pour l’appelante.

                    Steve J. Tenai et Sanj Sood, pour l’intimé.

 

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Rowe et Kasirer rendu par

 

                    Le juge en chef —

I.               Introduction

[1]                              Dans le présent pourvoi, H.M.B. Holdings Limited (« H.M.B. ») sollicite, en vertu de la Loi sur l’exécution réciproque de jugements, L.R.O. 1990, c. R.5 (« LERJ »), de l’Ontario, une ordonnance portant enregistrement du jugement par défaut qu’elle a obtenu en Colombie‑Britannique contre Antigua‑et‑Barbuda (« Antigua ») en vue de faire exécuter un arrêt par lequel le Comité judiciaire du Conseil privé accordant une indemnité pour expropriation. Il s’agit d’un problème d’interprétation des lois et, plus particulièrement, d’interprétation et d’application des al. 3b) et 3g) de la LERJ. Si l’une ou l’autre de ces dispositions s’applique, H.M.B. ne peut faire enregistrer le jugement par défaut en vertu de la LERJ.

[2]                              Le juge de première instance a conclu que les deux dispositions en question interdisaient l’enregistrement en vertu de la loi. La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé à la majorité la conclusion du juge de première instance sur le seul fondement de l’al. 3b). Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec la Cour d’appel et j’arrive à la conclusion que le présent pourvoi doit être rejeté.

II.            Les faits

[3]                              En 2007, Antigua, un pays constitué de plusieurs îles des Caraïbes, a exproprié en vertu de sa Land Acquisition Act, 1958, c. 233, une propriété appartenant à H.M.B., une société privée constituée en personne morale à Antigua. Des procédures judiciaires ont été engagées et, en mai 2014, le Comité judiciaire du Conseil privé a condamné Antigua à dédommager H.M.B. pour l’expropriation (no 2013/0017 (« arrêt du Conseil privé »)).

[4]                              Plus de deux ans plus tard, en octobre 2016, H.M.B. a intenté une action en common law en Colombie‑Britannique pour faire exécuter l’arrêt du Conseil privé dans cette province. H.M.B. a intenté son action dans les délais prescrits par la Limitation Act, S.B.C. 2012, c. 13, de la Colombie‑Britannique, qui prévoit que l’action en common law visant à faire exécuter un jugement étranger dans cette province se prescrit par dix ans (art. 7). Il convient toutefois de noter que si H.M.B. avait intenté son action en common law en Ontario en vue de faire exécuter l’arrêt du Conseil privé, cette action aurait été prescrite suivant la Loi de 2002 sur la prescription des actions, L.O. 2002, c. 24, ann. B, qui prévoit un délai de prescription de deux ans (art. 4).

[5]                              Antigua n’a pas contesté l’action. En conséquence, en avril 2017, H.M.B. a obtenu de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique un jugement par défaut contre Antigua ordonnant l’exécution de l’arrêt du Conseil privé (no S169831 (« jugement de la Colombie‑Britannique »)). Un an plus tard, en mai 2018, H.M.B. a introduit une requête en Ontario en vue de faire exécuter le jugement de la Colombie‑Britannique en demandant qu’il soit enregistré en vertu de la LERJ. Cette loi prévoit un délai de prescription de six ans pour l’enregistrement des jugements, plus généreux que le délai de deux ans auquel est assujettie l’action en common law visant à faire exécuter un jugement étranger (art. 2; Loi de 2002 sur la prescription des actions, art. 4). Antigua s’est opposée à la requête.

[6]                              Au moment de l’action en justice intentée en Colombie‑Britannique, Antigua n’avait pas de présence physique dans la province. Elle n’avait pas de consulat, de délégation ou d’autres bureaux dans cette province. Elle n’avait pas non plus d’employés ou de mandataires dans la province et elle ne faisait pas de publicité destinée précisément aux résidents de la Colombie‑Britannique.

[7]                              Toutefois, dans le cadre de son programme de citoyenneté pour les investisseurs (« Citizenship by Investment Program » ou « CIP »), le gouvernement d’Antigua avait conclu des contrats avec quatre « représentants autorisés » qui avaient des entreprises, des établissements et des employés en Colombie‑Britannique. Le CIP vise à encourager les investissements dans les biens immobiliers, les entreprises et le Fonds de développement national d’Antigua (« National Development Fund ») en octroyant la citoyenneté aux investisseurs et à leurs familles en échange de ces investissements.

[8]                              Antigua engage des représentants autorisés pour faciliter la mise en relation avec des investisseurs potentiels, en échange de quoi ces représentants reçoivent une sorte de commission d’intermédiaire. Les représentants autorisés n’ont cependant pas le pouvoir d’examiner ou d’approuver les demandes présentées au titre du CIP. Ils se contentent d’aider les investisseurs éventuels en leur fournissant des informations sur le CIP et en remplissant des formulaires préliminaires à envoyer à des « mandataires autorisés » établis à Antigua.

[9]                              Les mandataires autorisés aident les demandeurs à obtenir des renseignements sur le processus de demande du CIP, perçoivent les droits exigés et transmettent les demandes complétées au Service de la citoyenneté pour les investisseurs (« Citizenship Investment Unit » ou « CIU »), l’organisme du gouvernement d’Antigua chargé d’administrer le CIP. Le CIU est l’autorité chargée de décider en dernier ressort de l’approbation ou du refus de la demande d’un investisseur. Les représentants autorisés ne sont pas en contact avec le CIU ou avec le gouvernement d’Antigua, et ils reçoivent leur commission d’intermédiaire par le truchement d’un mandataire autorisé si la demande est acceptée.

[10]                          Comme il est mentionné plus haut, au moment de l’action en justice intentée en Colombie‑Britannique, Antigua n’avait aucune présence physique dans la province pour l’une ou l’autre des fins visées par le CIP; elle ne traitait pas avec des investisseurs potentiels, ne passait pas de contrats avec eux, n’approuvait pas de demandes dans la province et ne faisait pas de publicité pour le CIP dans la province, se limitant à engager des représentants autorisés pour faire connaître le programme. Les quatre représentants autorisés étaient tous nommés pour une durée limitée pour l’application du CIP et exerçaient en Colombie‑Britannique d’autres activités non liées au programme, indépendamment des activités du gouvernement d’Antigua.

[11]                          En outre, le CIP ne ciblait pas expressément les résidents du Canada ou de la Colombie‑Britannique. Entre son lancement en octobre 2013 et le 30 juin 2018, seulement 9 demandes ont été présentées dans le cadre du CIP par des personnes nées au Canada, sur un total de 1 547 demandes provenant du monde entier.

III.         Dispositions législatives applicables

[12]                          Les dispositions suivantes de la LERJ sont pertinentes en l’espèce :

      Définitions

      1 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

      « créancier en vertu du jugement » La personne qui a obtenu le jugement. S’entend en outre des exécuteurs, administrateurs, successeurs et ayants droit de cette personne;

      « débiteur en vertu du jugement » La personne contre laquelle un jugement est rendu. S’entend en outre de la personne contre laquelle le jugement est exécutoire dans le lieu où il a été rendu;

      « jugement » Jugement ou ordonnance d’un tribunal dans une instance civile, portant condamnation au paiement d’une somme d’argent. S’entend en outre d’une sentence arbitrale qui, selon les lois de la province ou du territoire où elle a été rendue, est devenue exécutoire de la même manière qu’un jugement rendu par un tribunal de cette province ou de ce territoire;

      « tribunal d’enregistrement » Dans le cas d’un jugement, le tribunal auprès duquel celui‑ci a été enregistré en application de la présente loi;

      « tribunal d’origine » Dans le cas d’un jugement, le tribunal qui l’a rendu.

      Enregistrement d’un jugement

      2 (1) Lorsqu’un jugement a été rendu par le tribunal d’un État accordant la réciprocité, le créancier en vertu du jugement peut, dans les six ans de la date de ce dernier, s’adresser, par voie de requête, au tribunal de l’Ontario compétent pour connaître de l’objet du jugement, afin de faire enregistrer le jugement au greffe de ce tribunal. Le tribunal peut alors, sous réserve de la présente loi, ordonner l’enregistrement du jugement. La requête peut toutefois être présentée à la Cour supérieure de justice, quel que soit l’objet du jugement.

      Conditions de l’enregistrement

      3 Le tribunal d’enregistrement ne doit pas, aux termes de la présente loi, ordonner l’enregistrement d’un jugement s’il est démontré que :

     b) le débiteur en vertu du jugement, qui n’exerçait pas ses activités ni ne résidait ordinairement dans le ressort du tribunal d’origine, n’a pas comparu volontairement ni autrement reconnu, durant l’instance, la compétence de ce tribunal;

                   g) le débiteur en vertu du jugement pourrait opposer une défense valable si une action était intentée sur la base du jugement initial.

IV.         Historique des procédures judiciaires

A.           Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2019 ONSC 1445, 145 O.R. (3d) 515 (le juge Perell)

[13]                          H.M.B. a tenté de faire exécuter le jugement de la Colombie‑Britannique en Ontario en vertu de la LERJ. Antigua s’est opposée à la requête en invoquant les al. 3b) et 3g) de la LERJ. Le juge de première instance a retenu les arguments d’Antigua et rejeté la requête de H.M.B.

[14]                          Premièrement, le juge de première instance a conclu que l’al. 3b) de la LERJ empêchait l’enregistrement du jugement de la Colombie‑Britannique parce qu’Antigua « n’exerçait pas ses activités » (« carrying on business » dans la version anglaise de la LERJ) en Colombie‑Britannique. Selon l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572, « l’exploitation d’une entreprise » (« carrying on business ») exige une forme de présence effective — et non seulement virtuelle — dans le ressort en question. Or, Antigua n’avait aucune présence physique en Colombie‑Britannique, et elle ne se livrait pas non plus à des activités commerciales soutenues dans la province. De plus, le CIP n’était pas une activité commerciale. C’était un programme gouvernemental visant à recruter de nouveaux citoyens pour démarrer des entreprises à Antigua. Même en supposant que le CIP soit une activité commerciale, les quatre représentants autorisés qui se trouvaient en Colombie‑Britannique n’étaient pas des mandataires autorisés du gouvernement d’Antigua; ils exploitaient leurs propres entreprises de façon indépendante.

[15]                          Deuxièmement, et à titre subsidiaire, le juge de première instance a conclu que l’enregistrement du jugement de la Colombie‑Britannique était exclu par l’al. 3g) de la LERJ, qui interdit au tribunal d’enregistrer le jugement si « le débiteur en vertu du jugement pourrait opposer une défense valable si une action était intentée sur la base du jugement initial  ». Le juge de première instance a fait porter son analyse sur le sens du terme « jugement initial » que l’on trouve dans cette disposition. Il a conclu que, par « jugement initial », il fallait entendre la décision rendue sur le fond en première instance par le Conseil privé et non le jugement de la Colombie‑Britannique, qui dérivait d’un jugement rendu par un État n’accordant pas la réciprocité. Suivant le juge de première instance, interpréter le terme « jugement initial » de façon à englober un jugement de cette nature contournerait la politique générale du droit ontarien en matière de jugements étrangers rendus par des États n’accordant pas la réciprocité. Une telle interprétation permettrait d’utiliser un moyen indirect pour faire enregistrer en Ontario un jugement rendu par un tribunal étranger alors qu’il n’est pas permis de le faire directement. Le « jugement initial » était donc l’arrêt du Conseil privé et non le jugement de la Colombie‑Britannique, et, comme Antigua pouvait opposer une défense valable fondée sur la prescription si H.M.B. avait intenté une action directe pour faire exécuter l’arrêt du Conseil privé, l’al. 3g) empêchait l’enregistrement.

B.            Cour d’appel de l’Ontario, 2020 ONCA 12, 149 O.R. (3d) 440 (les juges Simmons et Pardu, le juge Nordheimer, dissident)

[16]                          En appel, H.M.B. a contesté la façon dont le juge de première instance a abordé les al. 3b) et 3g).

[17]                          La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé à la majorité l’analyse que le juge de première instance avait faite du concept d’« exer[cice] [d’]activités » à l’al. 3b) de la LERJ et rejeté l’appel pour ce motif. Elle a conclu que le juge de première instance n’avait pas commis d’erreur en résumant ou en appliquant le critère juridique permettant de déterminer en quoi consiste l’exercice d’activités, ajoutant que la conclusion de fait du juge selon laquelle Antigua n’exerçait pas ses activités en Colombie‑Britannique commandait la déférence. Rien ne justifiait donc l’intervention de la Cour d’appel sur ce point. La majorité a estimé que, comme cette conclusion suffisait pour rejeter l’appel, il n’était pas nécessaire de se pencher sur l’interprétation que le juge de première instance avait faite du terme « jugement initial » qui figure à l’al. 3g) de la LERJ.

[18]                          Le juge Nordheimer, dissident, aurait fait droit à l’appel de H.M.B. et aurait ordonné l’enregistrement du jugement de la Colombie‑Britannique. Il s’est dit d’avis que le juge de première instance avait commis une erreur en se fondant sur l’arrêt Van Breda, qui portait sur la compétence en première instance et ne s’appliquait pas à la reconnaissance et à l’exécution des jugements étrangers. La décision applicable était plutôt l’arrêt Chevron Corp. c. Yaiguaje, 2015 CSC 42, [2015] 3 R.C.S. 69, qui préconise une approche libérale en matière de reconnaissance et d’exécution de jugements étrangers. En conséquence, l’exigence relative à l’« exer[cice] [d’]activités » prévue à l’al. 3b) de la LERJ devait selon lui être interprétée comme établissant un critère très peu exigeant auquel Antigua satisfaisait aisément du fait des activités qu’elle exerçait en Colombie‑Britannique par le truchement du CIP. Le juge Nordheimer a conclu que le juge de première instance avait commis une erreur manifeste et déterminante en concluant différemment.

[19]                          En ce qui concerne l’al. 3g), le juge Nordheimer a conclu que le « jugement initial » dont il est question dans cette disposition s’entendait du jugement de la Colombie‑Britannique. Selon la définition prévue au par. 1(1) de la LERJ, le « tribunal d’origine » est « le tribunal qui [. . .] a rendu [le jugement] », ce qui, en l’espèce, s’entendait, selon le juge Nordheimer, de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, étant donné que le jugement dont on cherchait à obtenir l’enregistrement était le jugement de la Colombie‑Britannique. Sur le plan de l’interprétation des lois, la présomption d’uniformité d’expression donnait à penser que le terme « jugement initial » s’entendait aussi du jugement de la Colombie‑Britannique. Rien ne permettait de réfuter cette présomption en l’espèce. D’ailleurs, l’interprétation incohérente de ce terme par le juge de première instance allait à l’encontre de l’objet de la LERJ, qui est de faciliter l’exécution des jugements régulièrement rendus par des États accordant la réciprocité. Le juge Nordheimer a estimé que, comme Antigua n’avait pas de moyen de défense valable à faire valoir pour s’opposer au jugement de la Colombie‑Britannique, l’al. 3g) n’empêchait pas l’enregistrement de ce jugement, de sorte qu’il en aurait ordonné l’enregistrement.

V.           Prétentions des parties

[20]                          H.M.B. soutient que l’interprétation de l’expression « exerçait [. . .] ses activités » à l’al. 3b) doit refléter l’approche « souple et libérale » en matière de reconnaissance et d’exécution des jugements étrangers énoncée dans l’arrêt Chevron. Les principes relatifs à l’établissement de la compétence ne s’appliquent pas, et le juge de première instance a commis une erreur en se fondant sur l’arrêt Van Breda. Le critère applicable est plutôt celui qui a été énoncé dans l’arrêt Wilson c. Hull (1995), 128 D.L.R. (4th) 403 (C.A. Alta.). Selon l’arrêt Wilson ou tout autre critère relatif à l’« exercice d’activités », les [traduction] « activités de promotion et de vente de la citoyenneté antiguaise » auxquelles se livrait Antigua en Colombie‑Britannique satisfaisaient à la norme relative à l’exercice d’activités (m.a., par. 27). En ce qui concerne l’al. 3g), H.M.B. fait valoir que, selon une interprétation cohérente des termes « initial » et « d’origine » que l’on trouve partout dans la loi, force est de conclure que le « jugement initial » est le jugement de la Colombie‑Britannique, contre lequel Antigua n’a aucun moyen de défense à faire valoir. En conséquence, ni l’al. 3b) ni l’al. 3g) de la LERJ n’empêche l’enregistrement du jugement.

[21]                          Antigua soutient que le juge de première instance a appliqué le bon critère pour déterminer s’il y avait « exer[cice] [d’]activités » au sens de l’al. 3b), critère qui trouve son origine dans les règles de common law relatives à l’établissement de la compétence fondée sur la présence dans le ressort. Elle ajoute que la conclusion du juge de première instance suivant laquelle Antigua n’exerçait pas ses activités en Colombie‑Britannique n’est entachée d’aucune erreur justifiant l’infirmation de sa décision. Pour ce qui est de l’al. 3g), Antigua affirme que le « jugement initial » est l’arrêt du Conseil privé, contre lequel elle peut faire valoir un moyen de défense valable fondé sur la prescription. De plus, conclure que le jugement dérivé rendu en Colombie‑Britannique est le « jugement initial » permettrait de se soustraire au délai de prescription prévu par la loi ontarienne pour l’enregistrement des jugements étrangers, permettant ainsi à H.M.B. de faire indirectement ce qu’elle ne peut pas faire directement. En conséquence, les al. 3b) et 3g) de la LERJ empêchent tous les deux l’enregistrement du jugement de la Colombie‑Britannique en vertu de la LERJ.

VI.         Questions en litige dans le présent pourvoi

a)      L’alinéa 3b) de la LERJ empêche‑t‑il H.M.B. de faire enregistrer le jugement de la Colombie‑Britannique en Ontario parce qu’Antigua « n’exerçait pas ses activités » en Colombie‑Britannique lorsque l’action a été intentée dans cette province?

b)      Dans la négative, l’al. 3g) de la LERJ empêche‑t‑il H.M.B. de faire enregistrer le jugement de la Colombie‑Britannique en Ontario parce qu’Antigua dispose d’un bon moyen de défense contre le jugement initial?

VII.      Analyse

[22]                          H.M.B. cherche à faire exécuter l’arrêt du Conseil privé en introduisant une requête pour faire enregistrer le jugement de la Colombie‑Britannique en vertu de la LERJ. Cette loi permet à une personne qui a obtenu un jugement dans un autre ressort (le « créancier en vertu du jugement ») de demander l’enregistrement du jugement en Ontario. Elle instaure une procédure permettant à la personne contre qui le jugement a été rendu (le « débiteur en vertu du jugement ») de s’opposer à son enregistrement. Le jugement enregistré en vertu de la LERJ a la même valeur qu’un jugement rendu par un tribunal ontarien (art. 4).

[23]                          La LERJ n’est pas la seule voie de recours ouverte à H.M.B. pour tenter de faire exécuter l’arrêt du Conseil privé en Ontario. H.M.B. pouvait aussi introduire une action distincte en common law en vue de faire exécuter cet arrêt[1]. Cependant, la LERJ offre un moyen facile, économique et rapide de faire exécuter les jugements étrangers (T.D.I. Hospitality Management Consultants Inc. c. Browne (1994), 117 D.L.R. (4th) 289 (C.A. Man.), p. 295; Wilson, p. 412‑413; Impagination Inc. c. Baird (2001), 202 Nfld. & P.E.I.R. 300 (C.S.T.‑N. Div. 1re inst.), par. 26‑27; S. G. A. Pitel et N. S. Rafferty, Conflict of Laws (2e éd. 2016), p. 201 et 203‑204; S. G. A. Pitel et autres, Private International Law in Common Law Canada : Cases, Text and Materials (4e éd. 2016), p. 481). Le moyen offert par la LERJ présente plusieurs avantages : un délai de six ans pour faire enregistrer le jugement à partir de la date à laquelle il a été rendu (par. 2(1)), la possibilité d’obtenir une ordonnance portant enregistrement sans préavis au débiteur en vertu du jugement (par. 2(2)), et un court délai d’un mois après la signification de l’avis d’enregistrement dans lequel le débiteur en vertu du jugement peut faire annuler l’enregistrement (art. 6). Mais ces avantages conférés par la loi ne sont pas sans conséquence. Seuls les jugements provenant de ressorts accordant la réciprocité peuvent être enregistrés en vertu de la LERJ. La Colombie‑Britannique est un ressort accordant la réciprocité au sens de la LERJ, mais pas Antigua. De plus, la reconnaissance des jugements en vertu de la LERJ est assujettie aux sept moyens de défense énumérés à l’art. 3. Si l’un de ces moyens est établi, le jugement ne peut être enregistré. Deux de ces moyens de défense sont en cause dans le présent pourvoi (celui prévu à l’al. 3b) et celui énoncé à l’al. 3g)).

A.           Question préliminaire

[24]                          Il convient tout d’abord de signaler que la LERJ ne s’applique qu’au « [j]ugement ou [à l’]ordonnance d’un tribunal dans une instance civile, portant condamnation au paiement d’une somme d’argent » (par. 1(1) « jugement » et 2(1)). Si le jugement en cause ne répond pas à la définition que la LERJ donne du mot « jugement » au par. 1(1), il ne peut être enregistré en vertu de la LERJ et il n’est pas nécessaire d’examiner les moyens de défense prévus à l’art. 3 pour s’opposer à l’enregistrement.

[25]                          Il reste à voir si le jugement dérivé rendu en Colombie‑Britannique — un jugement qui exécute lui‑même un jugement émanant d’un État qui n’accorde pas la réciprocité — répond à la définition du terme « jugement » dans la LERJ et s’il peut être enregistré en vertu de cette loi. D’une part, certains soutiennent que la définition de « jugement » exclut les jugements dérivés parce que ceux‑ci ne sont pas des jugements portant condamnation au paiement d’une somme d’argent, et parce que leur inclusion serait contraire à l’objet des lois relatives à l’exécution réciproque et au principe de réciprocité (voir, par exemple, Owen c. Rocketinfo Inc., 2008 BCCA 502, 86 B.C.L.R. (4th) 64, par. 20‑21; Strategic Technologies Pte Ltd. c. Procurement Bureau of the Republic of China Ministry of National Defence, [2020] EWCA Civ 1604, [2021] 2 W.L.R. 448, par. 54‑61). D’autre part, la remarque incidente de notre Cour dans l’arrêt Chevron porte à croire que la définition du mot « jugement » dans la LERJ englobe les jugements dérivés : « . . . selon la législation provinciale, un jugement en reconnaissance et en exécution rendu dans une province peut être susceptible d’“enregistrement” dans une autre province. . . » (par. 49).

[26]                          Dans le présent pourvoi, les deux parties acceptent, à l’instar des juridictions inférieures, que le jugement de la Colombie‑Britannique est un « jugement » qui relève de la LERJ, et la Cour n’a pas eu l’avantage d’entendre une argumentation complète sur la question. De plus, comme l’analyse que je fais plus loin le démontrera, si l’on tient pour acquis que le jugement de la Colombie‑Britannique répond à la définition de « jugement » dans la LERJ, il faut alors confirmer la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’al. 3b) fait obstacle à l’enregistrement du jugement de la Colombie‑Britannique. Il n’est donc pas nécessaire que je décide si les jugements dérivés peuvent être enregistrés en vertu de la LERJ, puisque le présent pourvoi doit de toute façon être rejeté. Les présents motifs tiennent donc pour acquis, sans trancher la question, que le jugement de la Colombie‑Britannique relève de la LERJ. Je remets à une autre occasion l’examen de la question de savoir si les jugements dérivés sont effectivement visés par la définition de « jugement » dans la LERJ.

B.            Est-ce qu’Antigua « exerçait ses activités » en Colombie‑Britannique au sens de l’al. 3b) de la LERJ?

[27]                          L’alinéa 3b) de la LERJ dispose :

                      3 Le tribunal d’enregistrement ne doit pas, aux termes de la présente loi, ordonner l’enregistrement d’un jugement s’il est démontré que :

                    . . .

       b)  le débiteur en vertu du jugement, qui n’exerçait pas ses activités ni ne  résidait ordinairement dans le ressort du tribunal d’origine, n’a pas comparu volontairement ni autrement reconnu, durant l’instance, la compétence de ce tribunal;

[28]                          L’alinéa 3b) oblige le débiteur en vertu du jugement qui cherche à faire valoir ce moyen de défense à s’acquitter de deux fardeaux. Premièrement, le débiteur en vertu du jugement doit démontrer qu’il n’exerçait pas ses activités ni ne résidait ordinairement dans le ressort du tribunal d’origine. Deuxièmement, le débiteur en vertu du jugement doit aussi établir qu’il n’a pas comparu volontairement ni autrement reconnu la compétence de ce tribunal durant l’instance introduite par le créancier en vertu du jugement devant ce tribunal. Si le débiteur en vertu du jugement démontre au tribunal ontarien que ces deux conditions sont satisfaites, l’al. 3b) empêche alors l’enregistrement du jugement.

[29]                          Dans le présent pourvoi, les parties conviennent qu’Antigua ne réside pas ordinairement en Colombie‑Britannique et qu’elle n’a pas comparu volontairement ni autrement reconnu la compétence de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique au cours de l’instance que H.M.B. a introduite dans cette province. En conséquence, la seule question que soulève l’application de l’al. 3b) en l’espèce est celle de savoir si Antigua « exerçait [. . .] ses activités » en Colombie‑Britannique.

(1)          Interprétation de la notion d’« exercice d’activités »

[30]                          La LERJ ne définit pas la notion d’« exercice d’activités », mais ce concept existe depuis longtemps en common law. Du point de vue de l’interprétation des lois, lorsqu’ils sont utilisés dans une disposition législative, les termes et concepts empruntés à la common law sont présumés conserver le sens qu’ils ont en common law (R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), § 17.14).

[31]                          En common law, le concept d’« exercice d’activités » fait partie des fondements traditionnels de la compétence des tribunaux. Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, selon les fondements traditionnels de la compétence des tribunaux en common law, un jugement étranger ne peut être reconnu et exécuté au Canada que si le défendeur dans l’action initiale était présent à l’époque où l’action a été intentée dans l’État étranger où le jugement a été rendu ou s’il a reconnu d’une façon ou d’une autre la compétence du tribunal étranger (p. 1092; voir également Chevron, par. 29; Pitel et Rafferty, p. 164 et 168). Dans ce contexte, une société est considérée comme étant « présente » dans un ressort s’il est démontré qu’elle y « exploitait une entreprise » au moment de l’action (Chevron, par. 85; Pitel et Rafferty, p. 170; J. Walker, Castel & Walker : Canadian Conflict of Laws (6e éd. (feuilles mobiles)), p. 14‑24).

[32]                          La common law canadienne en matière de reconnaissance et d’exécution de jugements s’est développée au‑delà des fondements traditionnels de la compétence. Notamment, dans l’arrêt Morguard lui‑même, la Cour a statué que le jugement du tribunal d’une province pouvait être reconnu dans une autre province au motif qu’il existait un « lien réel et substantiel » avec la province où le jugement avait été rendu, plutôt qu’en application des fondements traditionnels de la compétence. Néanmoins, les fondements traditionnels de la compétence en common law que sont la présence et le consentement demeurent importants et, en l’espèce, ils sont essentiels pour comprendre l’al. 3b) de la LERJ.

[33]                          L’adoption de la LERJ remonte à 1929. Elle s’inspire d’une loi type approuvée par la Conférence des commissaires sur l’uniformité des lois au Canada en 1924, qui était elle‑même fondée sur l’Administration of Justice Act, 1920, 10 & 11 Geo. 5, c. 81, du Royaume‑Uni (voir Proceedings of the Seventh Annual Meeting of the Conference of Commissioners on Uniformity of Legislation in Canada, ann. G, The Reciprocal Enforcement of Judgments Act (1924)). L’alinéa 3b), qui n’a pas été modifié depuis 1929, est presque identique à l’al. 9(2)(b) de la loi du Royaume‑Uni.

[34]                          L’alinéa 3b) a codifié les règles relatives aux fondements traditionnels de la compétence en common law à titre de condition préalable à l’enregistrement. Dans l’arrêt Morguard, la Cour a reconnu le lien qui existe entre les fondements traditionnels de la compétence et l’équivalent britanno‑colombien de l’al. 3b) (p. 1111). La doctrine accepte elle aussi l’existence d’un lien entre les fondements traditionnels de la compétence et l’al. 3b) (Pitel et autres, p. 481). De même, la jurisprudence anglaise reconnaît que l’Administration of Justice Act, 1920 est [traduction] « fondée sur la common law et doit être interprétée conformément à la common law » et que la disposition équivalente à l’al. 3b) reflète les principes de common law en matière de compétence (Vizcaya Partners Ltd. c. Picard, [2016] UKPC 5, [2016] 3 All E.R. 181, par. 5 et 8). En outre, la codification des règles relatives aux fondements traditionnels de la compétence en common law à l’al. 3b) se dégage du libellé de cette disposition. L’alinéa 3b) traite clairement de la compétence fondée sur la présence en mentionnant l’exercice d’activités et la résidence, et elle traite de la compétence fondée sur le consentement en parlant de comparution volontaire et de reconnaissance de la compétence du tribunal.

[35]                          En conséquence, contrairement à ce que prétend l’appelante, les principes relatifs à l’établissement de la compétence sont utiles pour interpréter l’al. 3b) de la LERJ. En particulier, la jurisprudence sur les fondements traditionnels de la compétence codifiés à l’al. 3b) est directement applicable pour nous aider à interpréter et à appliquer cette disposition. L’arrêt Chevron est utile en l’espèce dans la mesure où il clarifie les fondements traditionnels de la compétence. Je passe maintenant à l’examen de cette jurisprudence et du sens de la notion d’« exercice d’activités ».

[36]                          Avant l’arrêt Chevron, les tribunaux s’appuyaient généralement sur la jurisprudence anglaise, et en particulier sur la décision de la Cour d’appel anglaise dans Adams c. Cape Industries Plc., [1990] 1 Ch. 433, pour interpréter le sens de la notion d’« exercice d’activités ». Dans l’arrêt Adams, le lord juge Slade, qui s’exprimait au nom d’une cour unanime, a déclaré que les tribunaux anglais sont susceptibles de considérer qu’une société étrangère est présente dans le ressort des tribunaux de l’État étranger seulement si l’une ou l’autre des conditions suivantes est respectée : (1) l’entreprise a établi et maintenu à ses propres frais, que ce soit en tant que propriétaire ou locataire, son propre lieu d’affaires fixe dans l’autre pays et, pour une période plus que minimale, a exercé ses propres activités dans cet établissement ou à partir de celui‑ci par l’intermédiaire de ses employés ou de ses mandataires; (2) un représentant de la société étrangère a, pour une période plus que minimale, exercé des activités de la société dans l’autre pays dans un lieu d’affaires fixe ou à partir de celui‑ci (p. 530). Dans un cas comme dans l’autre, la présence de la société étrangère ne peut être établie que si l’on peut dire que les activités ont été exercées au lieu d’affaires fixe ou à partir de celui‑ci.

[37]                          Dans les cas mettant en cause un représentant, la question de savoir si celui‑ci a exploité l’entreprise de la société étrangère ou s’est contenté d’exploiter sa propre entreprise nécessitera un examen des fonctions qu’il a exercées et de tous les aspects de sa relation avec la société étrangère (p. 530). En particulier, les questions suivantes sont utiles pour déterminer si le représentant a exercé des activités de la société étrangère :

a)      Le lieu d’affaires fixe à partir duquel le représentant se livre à ses activités a‑t‑il été acquis à l’origine dans le but de lui permettre d’agir pour le compte de la société étrangère?

b)      La société étrangère rembourse-t-elle directement au représentant le coût de ses locaux au lieu d’affaires fixe, ainsi que le coût de son personnel?

c)      Quelles autres contributions, s’il en est, la société étrangère fait‑elle au titre du financement des activités exercées par le représentant?

d)      Le représentant est‑il rémunéré en fonction des opérations réalisées (p. ex., au moyen de commissions), par voie de paiements fixes réguliers ou d’une autre manière?

e)      Quel degré de contrôle la société étrangère exerce‑t‑elle sur les activités menées par le représentant?

f)       Le représentant réserve‑t‑il une partie de ses locaux et une partie de son personnel à l’exercice d’activités liées à la société étrangère?

g)      Le représentant affiche-t-il le nom de la société étrangère à ses locaux ou sur sa papeterie et, dans l’affirmative, le fait-il d’une manière propre à indiquer qu’il est un représentant de la société étrangère?

h)      Quelles opérations, s’il en est, le représentant effectue‑t‑il exclusivement pour son propre compte?

i)       Le représentant conclut‑il des contrats avec des clients ou d’autres tiers au nom de la société étrangère ou d’une autre manière liant cette dernière?

j)       Dans l’affirmative, le représentant a-t-il besoin d’une autorisation préalable précise avant de lier la société étrangère par voie d’obligations contractuelles (p. 530‑531)?

Le lord juge Slade a ajouté que même cette liste de questions n’est pas exhaustive et que la réponse à l’une d’entre elles n’est pas nécessairement concluante relativement à la question de savoir si un représentant exerce des activités liées à une société étrangère dans un ressort donné (p. 531).

[38]                          Dans l’arrêt Chevron, notre Cour a suivi la démarche établie dans l’arrêt Adams et expliqué comment l’on devait interpréter au Canada l’expression « exploitation d’une entreprise », dans le cadre du fondement traditionnel de la compétence qu’est la présence en common law. Le juge Gascon, qui s’exprimait au nom de la Cour, a écrit ce qui suit :

                        Pour prouver la compétence traditionnelle, fondée sur la présence, à l’égard d’une société défenderesse de l’extérieur de la province, il faut démontrer que cette défenderesse exploitait une entreprise dans le ressort au moment de l’action. La question de savoir si une société « exploite une entreprise » dans la province est une question de fait. Dans Wilson, dans le cadre de l’enregistrement, prévu par la loi, d’un jugement étranger, la Cour d’appel de l’Alberta devait déterminer si une société exploitait une entreprise dans le ressort du tribunal. Elle a conclu que pour ce faire, le tribunal doit se demander si cette société a [traduction] « une présence directe ou indirecte dans l’État du tribunal qui s’attribue compétence, et si elle se livre à des activités commerciales soutenues pendant un certain temps ». Ces facteurs sont et ont toujours été des indices convaincants de la présence d’une société; comme le démontrent les décisions citées dans Adams c. Cape Industries Plc., [1990] 1 Ch. 433 [Ch. Div.], p. 467‑468, le juge Scott, la common law considère invariablement que la tenue de locaux commerciaux constitue un facteur convaincant de compétence. Le juge LeBel l’a reconnu dans Van Breda lorsqu’il a conclu que « [l]’exploitation d’une entreprise exige une forme de présence effective — et non seulement virtuelle — dans le ressort en question, par exemple le fait d’y tenir un bureau ». [Je souligne; références omises; par. 85.]

[39]                          Il convient de noter que l’expression « exploitation d’une entreprise » est apparue dans l’arrêt Van Breda comme un facteur de rattachement créant une présomption dans le contexte d’une déclaration de compétence des tribunaux en matière de responsabilité civile délictuelle. Bien que, dans l’arrêt Chevron, notre Cour ait cité l’arrêt Van Breda pour cerner le sens de cette expression dans le contexte de la compétence traditionnelle fondée sur la présence, il est important de se rappeler que la compétence traditionnelle fondée sur la présence est une source de compétence suffisante et indépendante qui s’applique parallèlement à la déclaration de compétence dont il est question dans l’arrêt Van Breda (par. 79). Si l’expression « exploitation d’une entreprise » avait le même sens dans les deux contextes, il y aurait chevauchement entre ces deux critères (voir Pitel et Rafferty, p. 94). Si une personne morale défenderesse exploitait une entreprise dans un ressort où le demandeur pourrait se contenter de lui signifier la demande in juris et établir la compétence traditionnelle fondée sur la présence, on ne voit pas pourquoi ce demandeur essaierait de démontrer qu’il « exploite une entreprise » en tant que simple facteur de rattachement créant une présomption permettant au tribunal de se déclarer compétent. On peut en déduire que l’expression « exploitation d’une entreprise » qui, dans l’arrêt Van Breda, n’était considérée que comme un simple facteur de rattachement créant une présomption en ce qui concerne une déclaration de compétence, est peut‑être une norme moins exigeante que celle de l’« exploitation d’une entreprise » lorsqu’il s’agit d’établir la compétence traditionnelle fondée sur la présence.

[40]                          Je n’ai pas besoin de décider ici si l’expression « exploitation d’une entreprise » qui figure dans l’arrêt Van Breda a le même sens que celui que lui attribue la jurisprudence sur la compétence traditionnelle fondée sur la présence. Cependant, on peut affirmer sans risque de se tromper que, si la norme énoncée dans l’arrêt Van Breda est différente, elle est moins exigeante. Quoi qu’il en soit, les exigences fixées dans l’arrêt Van Breda en ce qui concerne l’« exploitation d’une entreprise » doivent également s’appliquer pour déterminer la compétence traditionnelle fondée sur la présence. C’est ce que notre Cour a reconnu dans l’arrêt Chevron, en reprenant les propos du juge LeBel selon lesquels « [l]’exploitation d’une entreprise exige une forme de présence effective — et non seulement virtuelle — dans le ressort en question, par exemple le fait d’y tenir un bureau », pour expliquer ce qu’il faut entendre par « exploitation d’une entreprise » pour les besoins de la compétence fondée sur la présence.

[41]                          L’arrêt Chevron propose donc une définition claire de la notion d’« exploitation d’une entreprise » dans le cadre de la compétence traditionnelle fondée sur la présence en common law. Pour les motifs que j’ai déjà exposés, cette définition est utile pour interpréter l’al. 3b) de la LERJ. En résumé, pour déterminer si un défendeur exploite une entreprise dans un ressort, le tribunal doit vérifier s’il a une présence directe ou indirecte dans ce ressort et s’il s’y livre à des activités commerciales soutenues pendant un certain temps. La question de savoir si une société « exploite une entreprise » est une question de fait et, pour déterminer si la société répond à cette définition, le tribunal doit tenir compte des 10 indices susmentionnés qui figurent dans l’arrêt Adams. Ce concept exige une forme de présence effective, qu’elle soit directe ou indirecte. Une présence physique sous la forme de la tenue d’un bureau sera un facteur convaincant et une présence virtuelle qui ne correspond pas à une présence effective ne suffira pas.

[42]                          Je ne suis donc pas convaincu par l’argument de H.M.B. selon lequel les juridictions inférieures ont commis une erreur en n’interprétant pas la notion d’« exercice d’activités » d’une façon « souple et libérale » conformément à l’arrêt Chevron. Cet arrêt confirme lui‑même le critère de l’exploitation d’une entreprise pour les besoins de la compétence traditionnelle fondée sur la présence. L’alinéa 3b) de la LERJ évoque la signification de cette expression aux mêmes fins. En conséquence, la démarche « souple et libérale » proposée dans l’arrêt Chevron ne modifie pas le critère relatif à la notion d’« exercice d’activités » énoncé à l’al. 3b), tel qu’il est énoncé dans l’arrêt Chevron lui‑même.

[43]                          Je vais maintenant examiner les motifs du juge de première instance à la lumière de cette définition du concept d’« exercice d’activités » que l’on trouve à l’al. 3b) de la LERJ.

(2)          Application

[44]                          À mon avis, l’interprétation que le juge de première instance a faite de l’al. 3b) de la LERJ n’est entachée d’aucune erreur de droit, et son analyse de la question de savoir si Antigua exerçait ses activités en Colombie‑Britannique ne comporte pas non plus d’erreur manifeste et déterminante.

[45]                          Sur le droit, le juge de première instance a correctement énoncé le critère de l’« exer[cice] [d’]activités » au sens de la LERJ que notre Cour a décrit en détail dans l’arrêt Chevron. Le juge a statué que la question de savoir si une partie exerce ses activités dans une province est une question de fait. Pour qu’on puisse considérer qu’elle exerce ses activités dans une province, cette partie [traduction] « doit avoir une présence significative dans la province et cette présence doit se traduire par des activités commerciales soutenues pendant un certain temps » (par. 50). De plus, pour être considérée comme exerçant ses activités dans un ressort, cette partie doit [traduction] « être présente effectivement — et non seulement virtuellement — dans le ressort » (par. 51). Ces deux énoncés reflètent fidèlement le critère établi par notre Cour dans l’arrêt Chevron. Bien que le juge de première instance cite la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Van Breda, il reprend l’extrait de l’arrêt Van Breda que notre Cour a cité et approuvé dans l’arrêt Chevron au sujet du critère de l’exercice d’activités appliqué pour établir la compétence traditionnelle fondée sur la présence. Comme nous l’avons vu, si la norme de l’« exploitation d’une entreprise » énoncée dans l’arrêt Van Breda pour la déclaration de compétence est différente de la norme de l’« exploitation d’une entreprise » proposée dans l’arrêt Chevron en ce qui a trait à la compétence fondée sur la présence, le critère de l’arrêt Van Breda est moins exigeant. Le juge de première instance n’a donc pas commis d’erreur en considérant que les exigences énoncées dans l’arrêt Van Breda étaient applicables à l’« exer[cice] [d’]activités » au sens de l’al. 3b) de la LERJ.

[46]                          H.M.B. soutient que le juge de première instance a commis une erreur en n’appliquant pas le critère « plus large » de l’arrêt Wilson. Mais c’est à juste titre que le juge de première instance a cité l’arrêt Chevron. Dans l’arrêt Chevron, la Cour citait l’arrêt Wilson afin d’expliquer le sens de l’expression « exploitation d’une entreprise » pour les besoins de la compétence fondée sur la présence. Je ne vois donc aucune différence significative entre le critère que le juge de première instance a appliqué et le critère que, selon H.M.B., il aurait dû appliquer. Je fais par ailleurs observer que, dans l’arrêt Wilson, la Cour d’appel de l’Alberta avait conclu que l’achat de remorques en Idaho en vue de leur revente en Alberta ne constituait pas l’exploitation d’une entreprise en Idaho parce que le débiteur en vertu du jugement : (1) n’avait [traduction] « aucune présence physique en Idaho, c’est‑à‑dire qu’il n’y avait pas de bureau, d’usine ou d’autres locaux commerciaux »; (2) « n’employait pas de vendeurs, de mandataires ou d’autres représentants ou employés en Idaho »; (3) « n’avait pas de relations commerciales avec d’autres résidents de l’Idaho »; et (4) « n’annonçait pas ses produits ni ne cherchait à les vendre en Idaho » (p. 407‑408). À mon avis, il ne s’agit pas d’un critère sensiblement différent ou moins exigeant que celui que le juge de première instance a formulé et appliqué en l’espèce. Je ne décèle donc aucune erreur de droit dans l’énoncé par le juge de première instance du critère légal de l’« exercice d’activités ».

[47]                          En ce qui concerne l’application de la loi, la conclusion de fait du juge de première instance suivant laquelle Antigua n’exerçait pas ses activités en Colombie‑Britannique commande la déférence et ne peut être modifiée que si elle comporte une erreur manifeste et déterminante. Or, je ne vois aucune erreur manifeste et déterminante dans l’analyse que le juge de première instance a faite de la question de savoir si Antigua exerçait ses activités dans cette province.

[48]                          Pour conclure qu’Antigua n’exerçait pas ses activités en Colombie‑Britannique, le juge de première instance a tiré les cinq grandes conclusions de fait suivantes : (1) Antigua n’avait pas de présence physique en Colombie‑Britannique; (2) Antigua ne se livrait pas à des activités commerciales soutenues en Colombie‑Britannique; (3) les quatre représentants autorisés n’étaient pas des mandataires ou des mandataires autorisés du gouvernement d’Antigua; (4) les quatre représentants autorisés exploitaient leur propre entreprise indépendamment des activités du gouvernement antiguais; et (5) le CIP ne ciblait pas particulièrement la Colombie‑Britannique ou le Canada; depuis le lancement de ce programme, 1 547 demandes avaient été présentées, mais seulement 9 d’entre elles provenaient de personnes nées au Canada (par. 52 et 54).

[49]                          Ces cinq conclusions de fait sont toutes étayées par la preuve au dossier et ne sont entachées d’aucune erreur. Elles sont des facteurs que le juge de première instance a soupesés pour en arriver à sa conclusion qu’Antigua n’exerçait pas ses activités en Colombie‑Britannique. Comme l’ont conclu les juges majoritaires de la Cour d’appel, le juge de première instance a clairement tenu compte d’un certain nombre de circonstances factuelles avant d’arriver à sa conclusion et, à défaut d’erreur manifeste et déterminante, il faut faire preuve de déférence à l’égard de cette conclusion. Je suis d’avis de confirmer la conclusion du juge de première instance pour ce motif, sans me prononcer sur la question de savoir si le fait d’offrir la citoyenneté en échange d’un investissement constitue une activité « commerciale ». Étant donné les autres conclusions de fait tirées par le juge de première instance en l’espèce, il n’est pas nécessaire d’examiner cette question et je suis d’avis de m’en abstenir.

[50]                          En conséquence, l’al. 3b) de la LERJ empêche H.M.B. de faire enregistrer le jugement de la Colombie‑Britannique en Ontario en vertu de cette loi. Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire de se demander si l’al. 3g) empêche lui aussi H.M.B. de faire enregistrer le jugement de la Colombie‑Britannique en vertu de la LERJ et je suis d’avis de m’abstenir de me prononcer sur cette question.

VIII.   Dispositif

[51]                          Le présent pourvoi est donc rejeté avec dépens.

 

Version française des motifs rendus par

 

                    La juge Côté —

[52]                         Je souscris à l’analyse du juge en chef fondée sur l’al. 3b) de la Loi sur l’exécution réciproque de jugements, L.R.O. 1990, c. R.5 (« LERJ »), et au dispositif du présent arrêt. Je suis également d’avis qu’il n’est pas nécessaire d’établir le sens du terme « jugement initial » à l’al. 3g). Je diverge toutefois d’opinion dans la mesure où ses motifs laissent entendre que la LERJ pourrait ne pas s’appliquer à ce qu’il appelle « les jugements dérivés ». À mon avis, le jugement qui est rendu à l’issue d’une action en common law et qui reconnaît un jugement étranger (« jugement de reconnaissance »), comme le jugement de la Colombie‑Britannique en l’espèce (C.S., no S169831, 7 avril 2017 (« jugement de la C.‑B. »)), répond parfaitement à la définition large que le par. 1(1) de la LERJ donne du mot « jugement », pourvu que le jugement de reconnaissance ait été rendu dans un État accordant la réciprocité.

[53]                         Selon mon collègue, il convient d’attendre une autre occasion pour trancher cette question, parce que la Cour « n’a pas eu l’avantage d’entendre une argumentation complète sur la question » (par. 26). Avec égards, je ne partage pas son point de vue. Des observations orales et écrites ont été formulées au sujet de la possibilité d’enregistrer un « jugement dérivé », bien que cette question ait été plaidée principalement au regard de l’al. 3g) de la LERJ plutôt qu’à titre de question préliminaire. En fait, les expressions « jugements dérivés » et [traduction] « jugements par ricochet » (comme Antigua les appelle) ont été employées en l’espèce comme une figure de style dans le seul but de faire comprendre que ces jugements permettent de contourner l’économie de la LERJ. En somme, la possibilité que les « jugements dérivés » soient enregistrés en vertu de la LERJ a toujours été au cœur du débat dans la présente affaire.

[54]                         Mais il ne faut pas s’étonner que les parties n’aient pas « pleinement débattu » de cette matière à titre de question préliminaire distincte, puisque notre Cour a expressément confirmé la possibilité d’enregistrer un jugement de reconnaissance. En effet, il y a à peine six ans, une formation de sept juges de notre Cour a reconnu à l’unanimité que, « selon la législation provinciale, un jugement en reconnaissance et en exécution rendu dans une province peut être susceptible d’“enregistrement” dans une autre province, ce qui offre un certain avantage aux demandeurs qui ont déjà obtenu un jugement en reconnaissance et en exécution » (Chevron Corp. c. Yaiguaje, 2015 CSC 42, [2015] 3 R.C.S. 69, par. 49). Se dissocier de cette affirmation non équivoque créerait une incertitude juridique aussi importante qu’inutile.

[55]                         Ces dernières années, notre Cour a souligné à maintes reprises l’importance d’éliminer les obstacles qui entravent l’accès à la justice (Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, par. 1; C.M. Callow Inc. c. Zollinger, 2020 CSC 45, par. 170; Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35, 2021 CSC 27, par. 126). L’accès à la justice commence par le respect de « la confiance que le lecteur doit pouvoir mettre dans le libellé du texte interprété à la lumière de son juste contexte » (MédiaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23, par. 38, citant P.‑A. Côté, en collaboration avec S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), p. 507). Cela permet d’éviter les litiges inutiles, de favoriser les règlements et de garantir que la justice ne devienne pas une affaire de divination. Bien que la loi ne soit pas toujours claire, on ne devrait pas chercher des moyens de l’obscurcir en dissociant le texte du sens des dispositions.

[56]                         La présente affaire, par exemple, concerne une loi conçue pour aider les créanciers qui ont obtenu un jugement dans une province ou un territoire autre que l’Ontario à recouvrer leur créance en Ontario, sans devoir intenter un nouveau procès. La LERJ prévoit un mécanisme pratique et peu coûteux pour l’enregistrement des jugements étrangers qui permet aux créanciers et aux tribunaux d’économiser du temps et des ressources. Ces avantages sont particulièrement précieux pour les créanciers en vertu du jugement, qui connaissent moins le contexte juridique ontarien. La LERJ renferme une disposition rédigée en termes clairs et simples qui définit les jugements auxquels elle s’applique. L’ajout par interprétation d’une exception au par. 1(1) s’appliquant aux jugements « dérivés » ou « par ricochet » serait contre‑intuitif, en plus de n’être justifié ni par le texte ni par les règles ordinaires d’interprétation des lois. Le fait de s’appuyer sur la notion juridiquement inexistante de jugements « dérivés » ou « par ricochet » n’aide donc guère les créanciers en vertu du jugement à se prévaloir de ce mécanisme accessible et pratique de la LERJ.

[57]                         La question de savoir si la LERJ s’applique ou non aux « jugements dérivés » participe exclusivement de l’interprétation des lois. Comme notre Cour l’a déclaré, « l’interprétation des lois consiste à dégager l’intention du législateur en examinant les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie et l’objet de cette loi » (Michel c. Graydon, 2020 CSC 24, par. 21; MédiaQMI, par. 37). Le nœud du débat concerne la définition large du mot « jugement » au par. 1(1) :

      Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

      « jugement » Jugement ou ordonnance d’un tribunal dans une instance civile, portant condamnation au paiement d’une somme d’argent. S’entend en outre d’une sentence arbitrale qui, selon les lois de la province ou du territoire où elle a été rendue, est devenue exécutoire de la même manière qu’un jugement rendu par un tribunal de cette province ou de ce territoire.

[58]                         Si un jugement de reconnaissance tel que le jugement de la C.‑B. est visé par la définition de « jugement », il est alors possible de le faire enregistrer en vertu de la LERJ, pourvu que toutes les exigences de la loi soient satisfaites (ce qui, comme je l’ai dit, n’est pas le cas en l’espèce). Interprétée selon son sens ordinaire et grammatical, la définition du mot « jugement » englobe sans aucun doute le jugement de la C.‑B. Premièrement, il s’agit d’un « [j]ugement ou [d’une] ordonnance d’un tribunal », en l’occurrence la Cour suprême de la Colombie‑Britannique. Deuxièmement, l’action en common law intentée par H.M.B. Holdings Limited pour faire reconnaître et exécuter l’arrêt du Conseil privé, no 2013/0017, 27 mai 2014, constituait une « instance civile ». Troisièmement, Antigua a été condamnée à payer une « somme d’argent ». Incidemment, je note que dans l’arrêt Solehdin c. Stern Estate, 2014 BCCA 482, 364 B.C.A.C. 128, la cour a également statué que le jugement de reconnaissance faisant suite à une action en common law pouvait être qualifié de [traduction] « jugement […] ou ordonnance d’un tribunal dans une instance civile […] portant condamnation au paiement d’une somme d’argent » (par. 13 et 27, citant l’Enforcement of Canadian Judgments and Decrees Act, S.B.C. 2003, c. 29, par. 1(1) « jugement canadien »). C’est manifestement ce qui ressort d’une simple lecture du jugement de la C.‑B. :

      [traduction]

      LA COUR :

1.   CONDAMNE le défendeur, The Attorney General of Antigua and Barbuda, à payer à la demanderesse la somme de 28 765 975,41 $CDN, représentant le montant principal impayé;

2.   CONDAMNE le défendeur, The Attorney General of Antigua and Barbuda, à payer à la demanderesse la somme de 1 475 337,19 $CDN, représentant les intérêts sur le montant principal impayé au taux annuel de 4 % du 24 décembre 2015 au 6 avril 2017, conformément à l’ordonnance du Conseil privé rendue le 27 mai 2014;

3.   DÉCLARE que la demanderesse a droit, en vertu de la Court Order Interest Act de la Colombie‑Britannique, aux intérêts postérieurs au jugement sur le montant principal impayé entre le 7 avril 2017 et la date du paiement intégral.

      (d.a., vol. II, p. 54‑55)

[59]                         Le contexte législatif ne met nullement en doute cette conclusion. Au contraire, je constate que la LERJ utilise systématiquement le terme « jugement » dans le sens que lui donne la définition qu’on trouve au par. 1(1). Il n’y a toutefois qu’une seule occurrence du terme « jugement initial » (à l’al. 3g)). Selon la présomption d’uniformité d’expression, cette différence d’ordre terminologique indique la présence d’une différence sémantique (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 81). Au mieux, l’ajout de l’épithète « initial » à l’al. 3g) implique qu’un jugement intermédiaire comme un jugement de reconnaissance répond à la définition de « jugement » dans la LERJ. Au pire, la différence est insignifiante. Dans un cas comme dans l’autre, l’al. 3g) ne peut que renforcer mon interprétation, et non l’affaiblir. De plus, je constate que l’art. 8 reconnaît expressément au créancier en vertu du jugement le droit d’intenter une action en common law en vue de faire reconnaître et exécuter un jugement étranger. Comme la législature était consciente de cette possibilité, elle aurait pu exclure de la vaste portée de cette définition le jugement qui résulte de cette action. Or, elle ne l’a pas fait. En somme, aucun indice contextuel ne permet de douter que la LERJ s’applique au jugement de la C.‑B. et à d’autres jugements de reconnaissance.

[60]                         Une mise en garde importante s’impose toutefois. Si la LERJ autorise l’enregistrement d’un jugement de reconnaissance, elle interdit l’enregistrement d’un jugement qui a lui‑même été enregistré. Cette interdiction s’explique par le fait que, dans ce dernier cas, le jugement ne porte pas condamnation au paiement d’une somme d’argent (Owen c. Rocketinfo Inc., 2008 BCCA 502, 86 B.C.L.R. (4th) 64, par. 13‑14; voir aussi Solehdin, par. 20). Sous le régime de la LERJ, le tribunal d’enregistrement ne fait que convertir le jugement étranger portant condamnation au paiement d’une somme d’argent en un jugement local en ordonnant son enregistrement (art. 2 et 4). L’ordonnance d’enregistrement n’est rien de plus qu’une ordonnance portant enregistrement d’un jugement; elle n’est pas une ordonnance portant condamnation au paiement d’une somme d’argent. En revanche, le jugement de reconnaissance ne transforme pas le jugement étranger portant condamnation à une somme d’argent en un jugement local. Le tribunal d’exécution considère que le jugement étranger atteste une dette, s’assure que cette dette est exigible, puis rend un jugement qui porte condamnation au paiement d’une somme d’argent (Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612, par. 11; Chevron, par. 43).

[61]                         De plus, la distinction que je fais entre un jugement qui a lui‑même été enregistré et un jugement de reconnaissance est conforme à l’économie de la LERJ. Permettre l’enregistrement de jugements qui ont eux‑mêmes déjà été enregistrés priverait le lieutenant‑gouverneur du pouvoir d’ordonner que la LERJ s’applique à la province ou au territoire accordant la réciprocité au titre de l’art. 7. Cela créerait une faille dans le régime et ferait échec au principe de réciprocité à la base de cette disposition. S’ils pouvaient passer d’un ressort à l’autre et enchaîner les enregistrements en se prévalant des lois sur l’exécution réciproque, les créanciers pourraient faire enregistrer des jugements rendus dans des États qui n’accordent pas la réciprocité par un moyen indirect, ce que la LERJ leur interdit de faire directement (Owen, par. 21). En d’autres termes, cela allongerait la liste des ressorts auxquels s’applique la LERJ en incluant tous les ressorts accordant la réciprocité aux ressorts désignés par le lieutenant‑gouverneur (par exemple, tous les ressorts déclarés être des ressorts accordant la réciprocité par la Colombie‑Britannique deviendraient indirectement des États accordant la réciprocité à l’Ontario).

[62]                         En comparaison, le lieutenant‑gouverneur n’est pas privé de son pouvoir lorsqu’un créancier enregistre un jugement de reconnaissance qui a été rendu dans un ressort accordant la réciprocité. Bien qu’un tel jugement ne tranche pas le fond du litige, cela n’a aucune pertinence au regard de la vaste portée de la LERJ. Ce jugement résulte tout de même de la procédure de vérification du tribunal d’une province ou d’un territoire que le lieutenant‑gouverneur considère déjà comme accordant la réciprocité, et son enregistrement ne donne donc pas lieu à l’allongement de la liste. De plus, le fait de permettre l’enregistrement d’un jugement de reconnaissance n’empêche pas les exigences énoncées à l’art. 3 de jouer un rôle utile. Je suis donc convaincue que l’interprétation voulant que la définition du mot « jugement » englobe les jugements de reconnaissance s’harmonise avec l’économie de la LERJ.

[63]                         L’enregistrement des jugements de reconnaissance favorise la réalisation de l’objet de la LERJ, lequel consiste à offrir aux créanciers en vertu de jugements rendus dans d’autres provinces et territoires un mécanisme permettant l’exécution du jugement de façon plus rapide et plus pratique que les voies de reconnaissance et d’exécution reconnues en common law (Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, p. 1111; Chevron, par. 71; J. Walker, Halsbury’s Laws of Canada — Conflict of Laws (1re éd., réédition 2020), HCF‑96; S. G. A. Pitel et N. S. Rafferty, Conflict of Laws (2e éd. 2016), p. 201). Le principal avantage de ce mécanisme est qu’il inverse le fardeau du procès en permettant l’enregistrement, à moins que le débiteur n’obtienne gain de cause dans une action visant à l’annuler (J. Walker, Castel & Walker : Canadian Conflict of Laws (6e éd. (feuilles mobiles)), § 14.24; Pitel et Rafferty, p. 202). La courtoisie entre les ressorts accordant la réciprocité est essentielle pour atteindre cet objectif. D’ailleurs, la plupart des lois équivalentes à la LERJ qui ont été adoptées dans d’autres provinces et territoires s’inspirent du modèle proposé par la Conférence pour l’uniformisation des lois au Canada, et la plupart des provinces et territoires de common law pratiquent la réciprocité (Proceedings of the Seventh Annual Meeting of the Conference of Commissioners on Uniformity of Legislation in Canada, ann. G, The Reciprocal Enforcement of Judgments Act (1924)). La LERJ ne pourrait pas s’appliquer comme prévu sans pareils déférence et respect à l’égard des actes judiciaires légitimes émanant de ces autres ressorts. L’absence de courtoisie entraverait la circulation transfrontalière des richesses et des personnes et contrecarrerait la poursuite du bien commun (voir Morguard, p. 1095‑1096; Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416, par. 20‑21; Chevron, par. 52).

[64]                         À mon avis, les objectifs poursuivis par la LERJ ne sont nullement compromis lorsque le tribunal d’enregistrement s’en remet à la décision du tribunal accordant la réciprocité de reconnaître l’existence d’une créance. Je ne peux concevoir aucune raison juridique ou politique valable pour exiger que le tribunal d’exécution réévalue le travail effectué par le tribunal d’un État accordant la réciprocité. Au contraire, la déférence favorise à la fois la commodité et la certitude commerciale. Une fois qu’un jugement de reconnaissance a été rendu dans un ressort accordant la réciprocité, le créancier en vertu du jugement est dispensé d’avoir à intenter une série d’actions en common law dans les divers ressorts où les biens de son débiteur « peuvent se trouver ou sont susceptibles de se retrouver un jour » (Chevron, par. 68). Cela permet d’économiser les ressources judiciaires partout au pays, d’éviter le risque de jugements de reconnaissance contradictoires dans différentes provinces ou différents territoires et d’assurer une force exécutoire maximale à la créance.

[65]                         Après avoir examiné la définition du mot « jugement » dans son contexte global et en harmonie avec l’économie et les objets de la LERJ, j’estime que le jugement de reconnaissance rendu dans un ressort accordant la réciprocité peut être enregistré en vertu de la LERJ, à condition que toutes les exigences de la loi soient respectées. Mon interprétation satisfait à la norme de la certitude commerciale énoncée dans l’arrêt Chevron, laquelle exige que « [les] règles [. . .] de reconnaissance et d’exécution des jugements étrangers » soient « claires, libérales et simples » (par. 68). Elle est par ailleurs conforme à la reconnaissance récente par notre Cour, dans l’arrêt Chevron, de la possibilité que le jugement de reconnaissance rendu dans une province soit enregistré dans une autre province (par. 49).

[66]                         Mon collègue le juge en chef s’appuie sur les arrêts Owen et Strategic Technologies Pte Ltd. c. Procurement Bureau of the Republic of China Ministry of National Defence, [2020] EWCA Civ 1604, [2021] 2 W.L.R. 448, pour remettre en question le bien‑fondé de l’affirmation faite dans l’arrêt Chevron. On peut établir une distinction entre l’affaire Owen et la présente espèce, car elle porte sur un jugement ayant lui‑même été enregistré et non sur un jugement de reconnaissance. Bien que l’arrêt Strategic Technologies soit plus pertinent, je ne trouve pas son raisonnement convaincant.

[67]                         Tout d’abord, l’arrêt Strategic Technologies se fonde à tort sur l’arrêt Owen sans tenir compte de la jurisprudence canadienne pertinente. La même cour que celle ayant tranché l’affaire Owen a établi une distinction avec son précédent dans l’affaire Solehdin en limitant l’application aux jugements ayant eux‑mêmes déjà été enregistrés par le biais d’un mécanisme de dépôt de documents (par. 18‑21). Par ailleurs, l’affirmation faite au par. 49 de l’arrêt Chevron brille par son absence. L’arrêt Strategic Technologies ignore également d’autres décisions canadiennes dans lesquelles un jugement de reconnaissance a été enregistré (par ex., Girsberger c. Kresz, [1999] 7 W.W.R. 761 (B.R. Man.), conf. par [2000] 1 W.W.R. 101 (C.A.); Tracy (Litigation guardian of) c. Iranian Ministry of Information and Security, 2016 ONSC 3759, 400 D.L.R. (4th) 670, par. 177, conf. par 2017 ONCA 549, 415 D.L.R. (4th) 314, par. 121‑129).

[68]                         Ensuite, l’arrêt Strategic Technologies n’est pas conforme aux principes canadiens d’interprétation des lois. Au lieu de chercher à harmoniser le texte, l’économie et l’objet de la loi, la cour saisie de l’affaire Strategic Technologies a balayé du revers de la main la définition large donné au terme « jugement » dans la loi applicable et s’est indûment concentrée sur l’opportunité d’appliquer des exigences légales semblables à celles énoncées à l’art. 3 de la LERJ à un jugement de première instance plutôt qu’à un [traduction] « jugement sur un jugement » (par. 58‑59). La cour a reconnu que la loi pouvait justifier une interprétation supposant l’existence d’une juridiction de reconnaissance intermédiaire, mais elle s’est empressée d’écarter cette interprétation au motif qu’il était [traduction] « peu probable que le législateur ait eu à l’esprit la possibilité de faire exécuter un jugement sur un jugement » (par. 58). Avec égards, conjecturer quant à l’opinion que la législature aurait pu avoir dans le passé à propos d’une situation qu’elle n’a peut‑être pas envisagée ne relève pas de l’interprétation législative, mais s’apparente plutôt à une tentative de [traduction] « voyager dans le temps par télépathie et de légiférer en collaboration » (A. Scalia et B. A. Garner, Reading Law : The Interpretation of Legal Texts (2012), p. 350). Et, comme notre Cour l’a récemment rappelé, « [l]a Constitution n’envisage qu’un seul système pour faire les lois » (MédiaQMI, par. 20, citant G. Fauteux, Le livre du magistrat (1980), p. 125).

[69]                         En somme, j’estime que le libellé du par. 1(1) de la LERJ parle de lui‑même. Rien ne justifie de s’écarter de la tradition d’appeler les choses par leur nom. Un jugement de reconnaissance tel que le jugement de la C.‑B. peut être enregistré parce que c’est un « jugement ». Si la législature voit les choses autrement, libre à elle de modifier sa loi. En attendant, les principes d’interprétation des lois rendent cette conclusion inéluctable.

[70]                         Malgré cette conclusion, pour les raisons évoquées par mon collègue, l’al. 3b) de la LERJ interdit l’enregistrement du jugement de la Colombie‑Britannique en Ontario dans les circonstances de l’espèce. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

 

                    Pourvoi rejeté avec dépens.

                    Procureurs de l’appelante : Bennett Jones, Toronto.

                    Procureurs de l’intimé : Aird & Berlis, Toronto.



[1] En fait, H.M.B. a effectivement aussi introduit une action en common law pour faire exécuter le jugement de la Colombie-Britannique, mais cette instance n’est pas en litige devant notre Cour (H.M.B. Holdings Ltd. c. Attorney General of Antigua and Barbuda, 2021 ONSC 2307).

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